Alphonse Lemerre (p. 93-96).

III

LE LIVRE DES BLASPHÈMES


Cette lubricité qui s’appelle la Femme,
Et cette lâcheté qui s’appelle l’Amant.

Maurice Rollinat.



I

LA VIPÈRE


 
J’ai dans le fond du cœur une vipère, dont
L’horrible dent me mord sans trêve ni pardon,
Élargissant, creusant et rouvrant la blessure,
Plus forte à chaque instant et toujours à mesure
Buvant le sang le plus glorieux de mon cœur.
Et maintenant cet être affreux est mon vainqueur.
Je me souviens. Étant jeune, un soir de décembre,
Je vis cette vipère horrible dans ma chambre
Qui me considérait avec ses grands yeux creux
Et promenait sur tous mes membres douloureux

L’appesantissement terrible de sa gloire.
Je la revois toujours depuis dans ma mémoire,
Qui se traîne au milieu de la nuit sur mes draps,
En déroulant ses os jusqu’autour de mes bras.

C’est sans doute une nuit que je dormais ; ma bouche
S’est entr’ouverte ; alors la vipère farouche
S’est glissée à travers mes lèvres jusqu’au fond
De mon cœur. Et ce sont ses rampements qui font
Maintenant les plus froids battements de mon âme
Si douloureux et si pleins de la nuit infâme,
Qu’ils m’arrachent parfois d’effrayantes clameurs
De désespoir, et que j’en pleure, et que j’en meurs !
Mais si tristes aussi quelquefois qu’il me semble
Entendre en eux chanter tous les rêves ensemble
Et toutes les chansons du monde aérien.

Cette vipère, c’est l’amour. Je le sais bien.