Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 359-364).


CHAPITRE LXV

Dénoûment


Lorsque j’eus repris connaissance, je me trouvais sur le pont ; la foule se pressait autour de moi, et dans quelque direction que je pusse regarder, mes yeux ne rencontraient que des figures humaines ! des traits rudes, mais où je ne voyais pas de sévérité : au contraire, je n’y trouvais qu’attendrissement et sympathie.

Tous les matelots m’entouraient ; l’un d’eux, penché au-dessus de mon visage, m’humectait les lèvres, et me bassinait les tempes avec un linge mouillé. Je le reconnus immédiatement : c’était Waters, celui qui m’avait donné son couteau ; il ne se doutait guère alors du service qu’il me rendait ; moi-même je n’en avais pas l’idée.

« Waters, me reconnaissez-vous ? lui dis-je.

— Mille sabords ! s’écria-t-il, je veux être pendu si ce n’est pas le petit qui est venu nous trouver la surveille d’embarquer !

— Ce petit épissoir qui voulait être marin ? cria la foule avec ensemble.

— Lui-même, pour le sûr.

— Oui, répliquai-je : c’est bien moi. »

Une autre volée de phrases exclamatives suivit cette déclaration, puis il y eut un instant de silence.

« Où est le capitaine ? demandai-je.

— Tu veux lui parler ? me dit Waters, à qui je m’étais adressé ; le voilà justement, » ajouta le bon matelot en étendant le bras pour écarter la foule.

Je jetai les yeux du côté où le cercle s’était ouvert, et j’aperçus le monsieur, dont le costume m’avait déjà fait reconnaître le grade. Il était devant la porte de sa cabine à peu de distance de l’endroit où je me trouvais moi-même. Sa figure était sérieuse, mais elle ne m’effraya pas, il me sembla qu’il se laisserait toucher.

J’eus encore un instant d’hésitation ; puis, appelant tout mon courage à mon aide, je me dirigeai vers le capitaine en chancelant, et m’agenouillai devant lui.

« Oh ! monsieur ! m’écriai-je, vous ne pourrez jamais me pardonner. »

Il me fut impossible de trouver autre chose à dire, et, les yeux baissés, j’attendis ma sentence.

« Allons, mon enfant, dit une voix pleine de douceur, relève-toi, et viens dans ma cabine. »

Une main avait pris la mienne et soutenait mes pas chancelants ; celui qui me donnait cet appui, c’était le capitaine en personne. Il n’était pas probable qu’il voulût ensuite me faire jeter aux requins ; était-il possible que tout cela finit par un entier pardon ? Mais il ne savait pas les dégâts que j’avais commis.

En entrant dans la chambre mes regards tombèrent sur un miroir ; je ne me serais pas reconnu ; j’étais tout blanc, comme si on m’eût passé à la chaux ; toutefois je me rappelai la farine ; quant à ma figure, elle était aussi blanche que mes habits, et décharnée comme la face d’un squelette. L’absence de lumière et d’espace, les privations et les tortures morales avaient fait de grands ravages dans ma chair.

Le capitaine me fit asseoir, appela son intendant, et dit à celui-ci de me donner un verre de porto. Il garda le silence tant que je n’eus pas fini de boire ; lorsque j’eus avalé ma dernière goutte, il prit la parole, en tournant vers moi une figure qui n’avait rien de sévère, et me dit qu’il fallait tout lui raconter.

C’était une longue histoire ; cependant je ne lui cachai ni les motifs qui m’avaient poussé à fuir de chez mon oncle, ni les dommages que j’avais causés à la cargaison. Il en connaissait une partie, car plus d’un matelot avait déjà visité ma cellule, et fait le rapport de ce qu’il avait trouvé.

Lorsque j’eus terminé mon récit, avec tous ses détails, je fis au capitaine la proposition de le servir pour acquitter ma dette, et j’attendis sa réponse avec un serrement de cœur ; mais mon inquiétude fut bientôt dissipée.

« Bravo garçon ! dit le capitaine en se levant, tu es digne d’entrer dans la marine ; et par la mémoire de ton noble père, que j’ai connu, tu seras marin, je te le promets. Waters : ajouta-t-il en s’adressant au matelot qui attendait à la porte, emmène ce garçon-là, fais-lui donner un gréement neuf ; dès qu’il aura recouvré toute sa force, veille à ce qu’on lui apprenne le nom et le maniement des cordages. »

Waters veilla soigneusement à mon éducation maritime, et je demeurai sous ses ordres jusqu’au jour où, de simple apprenti, je fus couché sur le livre de bord en qualité de marin.

Mais je ne devais pas en rester là : « Excelsior » était toujours ma devise, et avec l’assistance du généreux capitaine, je ne tardai pas à devenir contre-maître, puis second, puis premier lieutenant, et je finis par commander à mon tour.

Avec les années, ma position devenant toujours meilleure, je fus capitaine de mon propre navire.

C’était l’ambition de toute ma vie ; dès lors, j’avais la liberté de choisir ma route, de labourer l’Océan dans tous les sens, et de commercer avec la partie du monde qui m’attirait vers ses côtes.

L’un des premiers voyages que je fis à cette époque fut celui du Pérou ; et je n’oubliai pas d’emporter une caisse de modes pour les Européennes de Callao et de Lima. Elle arriva saine et sauve, et nul doute que son contenu n’ait enchanté les belles créoles qu’il était destiné à ravir.

Les chapeaux écrasés étaient payés depuis longtemps, ainsi que l’eau-de-vie répandue, et les dommages causés aux pièces de drap et de velours. Après tout, la somme que j’eus à débourser ne fut pas très-considérable ; les propriétaires des marchandises, qui tous étaient des hommes généreux, prenant en considération les circonstances où les dégâts avaient été commis, se montrèrent faciles avec le capitaine, qui à son tour me fit des conditions très-douces. Quelques années suffirent pour régler tous mes comptes, ou, dans la langue des matelots, pour brasser carrément les vergues.

J’ai longtemps navigué depuis lors ; mais quand après quelques opérations fructueuses, et beaucoup d’ordre, je me suis trouvé de quoi vivre pour le reste de mes jours, j’ai commencé à me fatiguer de la tempête et à soupirer après une existence plus calme. Ce désir devint de plus en plus fort ; et finissant par ne pas pouvoir lui résister, je résolus de terminer la lutte, et de jeter l’ancre une dernière fois à la côte.

Pour réaliser ce dessein, je vendis mon brick, tout ce qui concernait la mer ; et je revins me fixer dans ce village ; c’est ici que je suis né, c’est ici que je veux mourir.

Au revoir, enfants ; et que Dieu vous garde et vous protége.

FIN