Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 308-312).


CHAPITRE LV

Joie de pouvoir se tenir debout


On se rappelle que, lors de ma première expédition dans les caisses d’étoffe, je m’étais assuré de la nature des ballots qui les entouraient ; on se rappelle également que s’il y avait de la toile à côté de la première caisse, c’était un autre colis d’étoffe qui se trouvait au-dessus d’elle. Je l’avais ouvert, il ne me restait plus qu’à en ôter le drap pour avoir un étage de franchi ; et si l’on considère le temps et la peine que m’évitait cette avance, on comprendra que j’avais lieu de m’en féliciter.

Me voilà donc à tirer l’étoffe, ainsi que j’avais fait la première fois ; j’y allais de tout mon cœur, mais la besogne était rude ; ces maudites pièces de drap n’étaient pas moins serrées que les autres, et il était bien difficile de les arracher de leur place. Je finis cependant par y réussir, et, les poussant devant moi, je les conduisis dans ma cabine, où je les plaçai au fond de l’ancienne pipe de liqueur. Ne croyez pas que je les y jetai négligemment ; je les rangeai au contraire avec la plus grande précision ; je remplis tous les coins, toutes les fissures, tous les trous, si bien que les rats n’auraient pas pu s’y loger.

Toutefois, ce n’est pas contre eux que je prenais ces précautions ; ils pouvaient aller où bon leur semblerait, je n’avais plus à les craindre. J’en entendais bien encore quelques-uns rôder dans le voisinage ; mais la razzia que j’avais faite leur avait inspiré une terreur salutaire. Les cris effroyables des dix que j’avais étouffés avaient retenti dans toute la cale, et averti les survivants de ne plus s’aventurer dans l’endroit périlleux où leurs camarades trouvaient la mort.

Ce n’était donc pas avec la pensée de me fortifier contre l’ennemi que je me calfeutrais si bien, c’était simplement pour économiser l’espace ; car, ainsi que je vous le disais, la crainte d’en manquer était maintenant ma plus vive inquiétude.

Grâce à ma patience, jointe à l’activité que j’avais mise dans cette opération, la caisse était vide, et toute l’étoffe qu’elle avait renfermée se trouvait maintenant logée dans ma case, où elle tenait le moins de place possible.

Ce résultat satisfaisant augmentait mon courage, et me donnait une bonne humeur que je n’avais pas eue depuis un mois. L’esprit léger, le corps alerte, je grimpai dans la nouvelle caisse vide. Plaçant en travers l’une des planches qu’il m’avait fallu déclouer, j’en fis un banc, et m’y reposai, les jambes pendantes, les bras à l’aise. J’avais assez de place pour me redresser, et je ne puis vous dire la satisfaction que je ressentais à me tenir droit et à relever la tête. Confiné depuis bientôt cinq semaines dans une cellule d’un mètre d’élévation, moi qui avais trente centimètres de plus, j’étais resté accroupi, les genoux à la hauteur du menton ; et, pour aller d’un endroit à l’autre, il avait fallu me courber, malgré la fatigue que j’en éprouvais.

Tout cela est peu de chose dans les premiers instants ; mais à la longue c’est excessivement pénible ; aussi était-ce pour moi un grand luxe de pouvoir étendre les jambes et de ne plus avoir à me baisser. Mieux que cela, je pouvais me tenir debout : les deux caisses communiquaient entre elles et présentaient une élévation d’au moins deux mètres ; j’avais donc au-dessus de la tête un espace considérable ; mon plafond était même si élevé que je ne parvenais pas à le toucher du bout du doigt.

J’en profitai aussitôt pour mettre pied à terre, et la jouissance que j’éprouvai à me redresser me fit sentir immédiatement que c’était l’attitude que je devais prendre. Contrairement à l’usage, elle me donnait le repos, tandis qu’en m’asseyant je ressentais une fatigue qui allait jusqu’à la douleur. Cela vous paraît singulier ; mais cette bizarrerie apparente n’avait rien que de naturel ; j’étais resté si longtemps assis, j’avais passé tant d’heures replié sur moi-même, que j’aspirais à reprendre cette fière attitude qui est particulière à l’homme, et qui le distingue du reste de la création. En un mot, je me trouvais si bien d’être debout que j’y restai pendant une demi-heure, peut-être davantage, sans penser à faire le moindre mouvement.

Pendant ce temps-là, je réfléchissais de nouveau à la direction que j’allais prendre ; fallait-il percer le couvercle de la caisse que je venais de désemplir, ou la paroi qui était rapprochée de l’écoutille ? En d’autres termes, laquelle devais-je suivre de la ligne horizontale ou de la ligne verticale ? Il y avait des avantages et des inconvénients des deux côtés ; restait à peser les motifs qui militaient en faveur de ces voies différentes, et à choisir entre elles ; mais ce choix était difficile, et d’une telle importance que je fus longtemps à me décider pour l’une ou pour l’autre de ces deux directions.