Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 295-301).


CHAPITRE LII

À l’affût


Tout en passant ma ficelle j’avais mûri mon plan. Avant que le piége fût terminé, la manière de m’en servir était arrêtée dans mon esprit.

Je débarrassai d’abord ma cabine de toute l’étoffe qui l’encombrait ; la chose était praticable, depuis qu’en vidant la pipe d’eau-de-vie je m’en étais fait une armoire. J’examinai ensuite avec soin toutes les issues de ma case ; je remis des tampons neufs où les anciens me parurent mauvais, j’augmentai l’épaisseur de ceux qui étaient insuffisants, et ne laissai d’autre ouverture que celle du passage qui se trouvait entre les deux futailles, passage que les rats avaient l’habitude de suivre pour arriver chez moi.

Ce fut à l’entrée de ce défilé que je posai la bouche de mon sac, dont l’écartement fut maintenu au moyen de petits bâtons, coupés de la longueur nécessaire.

M’agenouillant alors à côté de mon piége, et tenant à la main les cordons qui devaient le fermer aussitôt qu’il serait rempli, j’attendis mes rats avec confiance.

J’étais bien sûr qu’ils allaient accourir, j’avais placé dans mon sac de quoi les attirer ; mon appât consistait en quelques miettes de biscuit, la dernière bouchée qui me restât ; j’avais tout risqué sur cette chance suprême. Que les rats vinssent à m’échapper, il ne me restait plus rien, absolument rien pour vivre.

Les rats viendraient, j’en avais la certitude ; mais seraient-ils assez nombreux pour que la chasse fût bonne ? S’ils allaient venir l’un après l’autre, si le premier se sauvait en emportant l’appât ! Dans cette crainte j’avais écrasé mon biscuit, afin que les mangeurs fussent obligés de rester dans le sac, et ne pussent pas s’enfuir avec le morceau qu’ils auraient pris.

Le sort me favorisa ; je n’étais pas à genoux depuis cinq minutes, que j’entendis le piétinement des rats et le quic-quic de leur voix aiguë.

L’instant d’après, je sentis le piége s’ébranler entre mes doigts, ce qui annonçait l’arrivée des victimes ; les secousses devinrent plus violentes ; la foule se pressait dans mon sac pour partager le festin ; les convives se heurtaient, se bousculaient pour passer l’un devant l’autre, et se querellaient bruyamment.

C’était le moment d’agir ; le sac était plein ; j’en serrai la coulisse et rebouchai bien le passage.

Aucun des rats qui étaient dans le piége n’avait pu s’échapper. Sans perdre de temps, j’écartai l’étoffe qui tapissait ma cabine, je posai mon sac par terre, à un endroit où le chêne était parfaitement uni, puis, appliquant sur le sac un morceau de l’une des caisses défoncées, je me mis à genou sur cette planche, et y pesai de tout mon poids et de toute ma force.

Pendant quelques minutes le sac m’opposa une vive résistance ; les rats, mordant, criant et se débattant, se démenaient avec furie et vigueur. Je ne m’arrêtai pas à ces démonstrations, et continuai de frapper et de presser jusqu’à ce que toute cette masse grouillante fût immobile et silencieuse.

Je me hasardai alors à prendre le sac et à en examiner le contenu. J’avais lieu d’être satisfait ; la prise était bonne ; le nombre des rats paraissait considérable, et chacun d’eux était mort ; je le pensai du moins, car le piége ne tressaillait même pas.

Malgré cela je n’y fourrai la main qu’avec une extrême précaution, et ne retirai mes rats que l’un après l’autre, ayant soin de refermer le sac à chaque fois. J’en avais dix.

« Ah ! ah ! m’écriai-je en apostrophant les morts, Je vous tiens donc, odieuses bêtes ! Vous expiez les tourments que vous m’avez fait souffrir ; c’est de bonne guerre ; si tous n’aviez pas engagé la lutte, vous seriez encore sains et saufs dans vos galeries ; je n’aurais pas songé à vous détruire ; mais en me réduisant à la famine, vous m’avez contraint d’en venir à cette extrémité. »

Tout en faisant ce discours, je dépouillais l’un de mes rats, avec l’intention de le manger immédiatement.

Bien loin de ressentir du dégoût pour le repas que j’allais faire, j’éprouvais la satisfaction que vous avez eue cent fois en face d’un bon dîner, qui chatouillait votre appétit.

J’avais tellement faim, que je pris à peine le temps d’écorcher la bête ; et cinq minutes après j’avais avalé mon rat : la chair et les os, tout y avait passé.

Si vous êtes curieux d’en savoir le goût, je vous dirai qu’il n’a rien de désagréable ; et que ce mets primitif me parut aussi bon qu’une aile de volaille ou qu’une tranche de gigot. C’était mon premier plat de viande depuis que je me trouvais à bord, c’est-à-dire depuis un mois ; et cette circonstance, jointe au jeûne prolongé qu’il m’avait fallu subir, ajoutait certainement à la qualité du gibier. Toujours est-il qu’au moment en question, il me sembla qu’il n’existait rien d’aussi parfait ; et je n’étais plus étonné d’avoir lu quelque part que les Lapons et d’autres peuples mangeaient des rats.