Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 24-30).


CHAPITRE IV

En mer


Bien loin de me guérir de mes goûts nautiques, le péril auquel je venais d’échapper ne fit qu’augmenter la passion que j’avais toujours eue pour la mer.

Ma reconnaissance pour le jeune homme qui m’avait sauvé devint bientôt une affection profonde. Henry n’était pas seulement courageux, mais aussi bon qu’il était brave ; et je n’ai pas besoin de vous dire que je l’aimais de tout mon cœur. Du reste, il semblait bien me le rendre ; car il agissait à mon égard comme si les rôles avaient été changés, et que ce fût moi qui l’eusse arraché à la mort. Que de peines il se donna pour me rendre bon nageur, et pour m’enseigner à faire usage d’une rame ! si bien qu’en très-peu de temps j’appris à m’en servir, et que je ramais beaucoup mieux que pas un enfant de mon âge. Mes progrès furent si rapides que bientôt je pus manier les deux rames, et faire avancer ma barque sans le secours de personne. J’étais fier de ce haut fait ; et jugez de mon orgueil lorsque, honoré de la confiance du maître, j’allais prendre son bateau dans une petite anse où il était amarré, afin de le conduire à quelque point de la côte, où Henry m’attendait. Il arriva bien qu’en passant près du rivage ou d’un sloop immobile, j’entendais certaines voix ironiques se récrier sur ma présomption apparente : « Un beau gaillard pour manier une paire de rames ! Ohé ! vous autres, regardez-moi ce bambin qui tette encore sa mère, et qui se mêle de conduire un bateau ! » Et les rires se joignaient aux railleries. Que me faisaient ces insultes ? Au lieu de me mortifier, elles doublaient mon ardeur, et je montrais qu’en dépit de ma petitesse, je pouvais conduire ma barque, non-seulement dans la direction voulue, mais encore aussi vite que la plupart de ceux qui avaient deux fois ma taille.

Au bout de quelque temps, personne, excepté les étrangers, ne pensa plus à se moquer de mon audace ; chacun dans le village connaissait mon adresse, et, malgré mon peu d’années, on me parlait avec respect. Quelquefois ils m’appelaient en riant le petit marin ou le jeune matelot ; mais c’était avec bienveillance, et ils finirent par me baptiser du nom de petit Loup de mer, qui prévalut sur tous les autres.

Ma famille avait d’ailleurs l’intention de me faire entrer dans la marine : je devais accompagner mon père dans son prochain voyage, et, toujours habillé en matelot, mon costume était irréprochable ; vareuse de drap bleu, large pantalon du même, cravate de soie noire et collet rabattu. C’était sans doute à la manière dont je portais cet uniforme que j’avais dû mon dernier sobriquet. J’aimais ce nom de petit Loup de mer, qui flattait mon amour-propre ; il me plaisait d’autant plus que c’était Henry Blou qui me l’avait donné le premier.

À cette époque, Henry Blou commençait à prospérer : il avait deux embarcations dont il était propriétaire. La plus grande, qu’il appelait sa yole[1], lui servait lorsqu’il avait trois ou quatre personnes à conduire. Il venait d’acheter l’autre, qui était beaucoup plus petite, et ne la prenait que lorsqu’il n’avait qu’un passager. Dans la saison des bains, où il y a chaque jour des parties de plaisir, la yole était continuellement en réquisition, et le petit canot restait dans la crique où il était amarré. J’avais alors la permission d’en user librement, et de le manœuvrer tout seul, ou d’emmener un camarade si la chose me plaisait. Je ne manquais pas d’en profiter, ainsi que vous le pensez bien. Dès que je sortais de l’école, je me rendais à l’endroit où se trouvait le petit canot, et je me promenais dans le port, que je parcourais dans tous les sens. Il était rare que je n’eusse pas un compagnon ; la plupart de mes camarades partageaient mes goûts maritimes, et plus d’un parmi eux m’enviait le privilége d’être le maître d’un bateau.

Nous étions néanmoins assez sages pour ne sortir que lorsque la mer était calme ; Henry me l’avait bien recommandé ; nos excursions d’ailleurs ne s’étendaient pas au dehors de la baie, et je poussais même la prudence jusqu’à ne pas m’éloigner de la côte, de peur que notre esquif ne fût saisi par un coup de vent qui l’aurait mis en danger.

Cependant, à mesure que j’acquérais plus d’habitude, je devenais moins timide. Je me sentais chaque jour plus à l’aise ; et, voguant en pleine eau, j’allai sans y penser à plus d’un mille du rivage. Henry m’aperçut, et me répéta sur tous les tons qu’il fallait être prudent. J’écoutai ses paroles avec la ferme intention de lui obéir ; mais j’eus le malheur de l’entendre, quelques instants après, dire à quelqu’un :

« Un brave enfant ! n’est-ce pas, Bob ? Il est sorti de la bonne souche, et sera un fameux marin, s’il vit assez pour cela. »

Cette remarque me fit penser que mon audace n’avait pas déplu à mon patron, et sa recommandation de ne pas quitter le rivage n’eut plus d’effet sur moi.

Je ne tardai pas à lui désobéir, et vous allez voir que cela faillit me coûter la vie.

Mais laissez-moi vous parler du malheur qui, à cette époque, vint changer mon existence.

Je vous ai dit que mon père était patron d’un vaisseau marchand qui faisait le commerce avec les îles d’Amérique. Il était si peu à la maison que c’est tout au plus si je me le rappelle ; je ne me souviens que de l’ensemble de son visage : une belle et et bonne figure, au teint bronzé par la tempête, mais pleine de franchise et d’enjouement.

Ma mère avait sans doute pour lui une affection bien vive, puisqu’à dater du jour où elle apprit sa mort, elle ne cessa de décliner, et mourut quelques semaines après, tout heureuse d’aller rejoindre son mari dans l’autre monde.

J’étais donc orphelin, sans fortune, sans asile. Mon père, en se donnant beaucoup de peine, gagnait bien juste de quoi subvenir aux dépenses de la famille, et, malgré son rude travail, ne laissait pas la moindre épargne. Que serait devenue ma mère ? Combien de fois, au milieu des regrets que je donnais à sa mémoire, n’ai-je pas remercié la Providence de l’avoir rappelée de cette terre, où elle n’avait plus qu’à souffrir ! Il fallait tant d’années avant que je pusse lui être utile et pourvoir à ses besoins !

Mais pour moi, qui restais seul et pauvre, la mort de mon père devait avoir les plus sérieuses conséquences. Je trouvai bien un gîte ; hélas ! qu’il était différent de l’intérieur auquel on m’avait habitué ! Il fallut aller chez mon oncle. C’était le frère de ma mère, et cependant il n’avait rien des sentiments de sa sœur. D’un caractère morose, il était brutal, grossier dans ses habitudes, et me traita comme le dernier de ses domestiques, dont je partageai le travail.

Malgré mon âge et le besoin que j’avais de m’instruire, on ne m’envoya plus à l’école. Mon oncle était cultivateur, et me trouva bientôt de la besogne ; tant et si bien qu’à soigner les moutons, à conduire les chevaux, à courir après les cochons et les vaches, à faire mille autres choses de cette espèce, j’étais occupé depuis le lever du soleil jusqu’à la fin du jour. Par bonheur, on se reposait le dimanche : non pas que mon oncle fût religieux le moins du monde, mais personne dans la paroisse ne travaillait le jour du sabbat ; c’était la coutume, et il fallait bien se soumettre à la loi générale ; sans cela, on aurait travaillé le dimanche à la ferme, tout comme à l’ordinaire.

Mon oncle, ayant fort peu de religion, ne m’envoyait pas à l’église, et j’étais libre d’employer le jour du Seigneur suivant mon bon plaisir. Vous pensez bien que je ne m’amusais pas à rester dans les champs ; la mer, qui s’étendait à l’horizon, avait bien plus d’attrait pour moi que les nids d’oiseaux, les haies et les fossés ; et dès que je pouvais m’échapper, j’allais rejoindre Henry Blou. Il m’emmenait dans sa yole, ou je m’emparais du petit canot, dont les rames étaient disposées pour moi.

Ma mère avait eu soin de m’apprendre qu’il était mal de passer le jour du Seigneur dans la dissipation ; mais l’exemple que j’avais chez mon oncle changea bientôt mes idées sur cette matière, et j’en vins à trouver que la dimanche ne différait des autres jours que par le plaisir dont il était rempli.

Toutefois, l’un de ces dimanches fut loin d’être agréable ; je ne crois pas même avoir passé dans toute ma vie une journée aussi pénible, et où la mort m’ait approché de plus près.

  1. Embarcation légère, allant à la voile et avec des avirons, et qui dans la marine de l’État sert généralement aux officiers supérieurs.