Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 174-180).


CHAPITRE XXVIII

Rations


Rien ne me causait plus d’inquiétude ; j’étais d’une tranquillité parfaite. L’expectative d’être enfermé pendant six mois aurait été fort pénible en toute autre circonstance ; mais après la crainte de la mort, crainte bien plus effroyable, dont j’étais délivré, mon emprisonnement ne me paraissait plus rien, et je résolus de le supporter avec une entière résignation.

J’avais six mois à passer dans mon cachot ; il n’était pas probable que j’en sortisse avant la fin de ce terme. Six mois ! c’est bien long pour un captif, bien long à passer, même dans une chambre où pénètre la lumière, où l’on trouve un lit, un bon feu, où l’on mange des repas bien préparés, où l’on voit chaque jour quelque figure humaine, où l’on entend sans cesse le bruit des pas, le son des paroles, où soi-même on a l’occasion d’échanger quelques mots avec l’individu qui vous garde.

Mais six mois dans un espace où je ne pouvais ni me redresser ni m’allonger entièrement, sans feu, sans matelas ni hamac, dans l’obscurité la plus profonde, respirant un air fétide, couché sur la planche, ne vivant que de pain sec et d’eau claire, triste régime, suffisant bien juste à l’homme pour l’empêcher de mourir ; six mois sans la plus légère distraction, n’entendant rien que les craquements continuels du vaisseau et la plainte monotone des vagues, ou leurs grondements furieux, six mois d’une pareille existence n’offraient certes point une perspective agréable.

Cependant, je n’en fus pas attristé. Je me sentais trop heureux de ne pas mourir pour me préoccuper du genre de vie qui m’attendait. Ce n’est que plus tard que je devais me fatiguer de cette odieuse réclusion.

J’étais maintenant tout à ma joie et à la confiance qu’elle m’inspirait. Non pas que cette quiétude allât jusqu’à me faire oublier d’être prévoyant ; j’en revenais toujours à la question des vivres : il était nécessaire de connaître ce que j’avais en magasin ; j’en savais la nature, mais non la quantité, et je repris mes calculs, afin d’être certain que mes provisions dureraient jusqu’au bout du voyage.

Il m’avait semblé d’abord qu’une pareille caisse de biscuits était inépuisable, et que ma futaille ne pouvait pas tarir ; mais après un instant de réflexion, j’eus des doutes à cet égard. Il suffit d’une quantité d’eau imperceptible pour emplir une citerne, lorsque cette eau coule sans cesse. Le contraire n’est pas moins vrai : la citerne se vide par une perte continue, quelque légère que soit cette déperdition constante. Et six mois, c’est bien long ! cela fait presque deux cents jours.

Plus j’y pensais, plus je sentais s’ébranler ma confiance. Pourquoi ne pas mettre un terme à mon incertitude ? me dis-je : mieux vaut savoir à quoi s’en tenir. Si j’ai assez, plus de tourment ; si, au contraire, je suis menacé de la disette, je prendrai la seule mesure que la prudence indique, et me rationnerai dès aujourd’hui pour ne pas être pris plus tard au dépourvu.

Quand je me rappelle le passé, je suis surpris de la raison que j’avais alors pour mon âge. On ne sait pas jusqu’où peut arriver la prévoyance d’un enfant, lorsqu’il est en face d’un péril qui éveille l’instinct de conservation, et qui fait appel à toutes ses facultés.

Je pris six mois pour base de mes calculs, c’est-à-dire une période de cent quatre-vingt-trois jours ; je ne fis pas même abstraction du temps qui s’était écoulé (à peu près une semaine) depuis que le navire était sorti du port. Cela devait suffire, et au delà, pour que le vaisseau fût arrivé au Pérou ; mais en étais-je bien sûr ?

On compte six mois pour faire la route que nous avions à franchir ; était-ce la durée moyenne du voyage ou le terme le plus long qui lui fût assigné ? Cela pouvait être celui d’une traversée rapide. J’étais, à cet égard, d’une ignorance complète.

Nous pouvions avoir un calme plat dans la région des tropiques, des tempêtes dans le voisinage du cap Horn, où les vents sont pleins de violence et de caprices ; une foule d’obstacles pouvaient retarder la marche du navire et prolonger le voyage bien au delà des six mois.

C’est avec cette appréhension que je procédai à mon enquête. Il était bien simple de savoir quelles étaient mes ressources nutritives ; je n’avais qu’à compter mes biscuits. J’en connaissais le volume, et deux par jours pouvaient me suffire, bien qu’il n’y eût pas de quoi engraisser sous ce régime. À la rigueur, un par jour m’aurait soutenu, et je me promis de les épargner le plus possible. Je n’aurais pas même eu besoin de les sortir pour les compter : la caisse, autant que je pouvais en juger, était de quatre-vingt-dix centimètres de long, soixante de large, et en avait trente de profondeur. Chacun des biscuits, épais d’environ deux centimètres, en avait quinze en diamètre, ce qui aurait donné trente-deux douzaines de ces biscuits pour faire le contenu de la caisse.

Mais ce n’était pas une peine, au contraire, c’était un jeu que de les compter un à un. Je les tirai de la boîte pour les y ranger de nouveau, et je trouvai en fin de compte les trente-deux douzaines, moins huit, dont je connaissais l’emploi.

Ces trente-deux douzaines me donnaient trois cent quatre-vingt-quatre biscuits ; ôtez les huit que j’avais mangés, il en restait encore trois cent soixante-seize, qui, divisés par deux pour chaque ration quotidienne, ne dureraient pas moins de cent quatre-vingt-huit jours. C’était un peu plus de six mois ; mais dans la crainte où j’étais que le voyage ne durât plus longtemps, il me parut nécessaire de diminuer la ration que je m’étais allouée d’abord.

Toutefois s’il y avait une autre caisse de biscuits derrière celle que j’avais ouverte, cela m’assurerait contre toutes les chances de disette ; je me ferais des rations plus copieuses, et serais plus tranquille pour l’avenir. Qu’y avait-il à cela d’impossible ? Au contraire, la chose était probable. Je savais que, dans l’arrimage d’un navire, on ne se préoccupe pas de la nature des objets qu’on place, mais de leur forme et de leur volume ; d’où il résulte que les choses les plus disparates sont juxtaposées, d’après la dimension de la caisse, de la barrique ou du ballot qui les renferme. Il était donc possible de rencontrer deux caisses de biscuits à côté l’une de l’autre.

Mais comment le savoir ? Je ne pouvais pas faire le tour de celle que je venais de vider ; j’ai dit plus haut qu’elle fermait complétement l’ouverture par laquelle je m’étais introduit. Me faufiler par-dessus était impraticable, et je ne pouvais pas davantage me glisser par-dessous.

« Ah ! m’écriai-je, sous l’inspiration d’une idée subite, je vais passer à travers. »

Ce n’était pas extrêmement difficile : la planche que j’avais arrachée, et qui appartenait au couvercle, laissait une ouverture assez grande pour y fourrer mon corps. Je pouvais donc gagner l’intérieur de la caisse, en percer le fond avec mon couteau, et, par ce nouveau trou, m’assurer de ce qu’il y avait derrière.

Immédiatement je fus à la besogne : j’élargis un peu l’entrée du colis, de manière à y travailler plus à l’aise, et j’attaquai la planche qui était en face de moi. Le sapin dont elle était composée m’offrait peu de résistance ; toutefois, je n’avançai pas, et j’eus une autre idée. Je venais de découvrir que le fond était simplement fixé aux parois avec des pointes, et qu’avec un marteau, ou un maillet, il serait facile de l’en déclouer. Je n’avais ni marteau ni mailloche, mais des talons qui pouvaient m’en servir. Je me plaçai horizontalement, saisis de chaque main l’un des montants de la caisse, et donnai de si vigoureux coups de pied, que bientôt l’une des planches du fond se détacha et alla se heurter contre un objet pesant qui l’empêcha d’aller plus loin.

Je me retournai bien vite pour examiner mon succès. Les pointes étaient arrachées, mais la planche se tenait toujours debout, et ne permettait pas de sentir ce qui se trouvait derrière elle.

Après beaucoup d’efforts, je réussis néanmoins à la pousser un peu de côté, puis à la faire descendre, et j’obtins un vide assez grand pour y passer la main.

C’était une caisse que rencontrèrent mes doigts, une caisse d’emballage pareille à celle que j’avais brisée ; mais rien ne m’en faisait pressentir le contenu. Je renouvelai mes efforts, et finis par mettre le fond détaché dans une position horizontale, de manière qu’il ne me fît plus obstacle. Il y avait à peine cinq centimètres d’une caisse à l’autre, et, reprenant mon couteau, j’attaquai le nouveau colis avec une ardeur qui ne tarda pas à y pratiquer une brèche.

Hélas ! quelle déception ! Je trouvai une matière laineuse, des couvertures ou du drap tellement comprimé, qu’il offrait à la main la résistance d’un morceau de bois ; mais de biscuits, pas un atome. Je n’avais plus qu’à me contenter de la première caisse, et à diminuer mes rations pour conserver la chance de ne pas mourir de faim.