Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 64-70).


CHAPITRE X

Escalade


Ma vie n’était pas seulement en danger, la mort était presque certaine ; l’espérance que j’avais eue d’être sauvé était détruite ; la marée serait de retour avant le soir, dans quelques heures elle submergerait l’îlot, tout serait fini pour moi. On ne s’apercevrait de mon absence qu’après la fin du jour, et il serait trop tard : la marée n’attend pas.

Un profond désespoir s’était emparé de mon âme, qu’il paralysait complétement. Je ne pouvais plus penser, je ne distinguais plus rien de ce qui m’environnait. Mes yeux étaient attachés sur la mer, et je regardais machinalement les vagues. De temps à autre la conscience se réveillait à demi, je tournais la tête, je cherchais à découvrir quelque voile se dirigeant de mon côté ; mais rien n’interrompait la monotonie des flots, si ce n’est parfois un goëland qui revenait planer autour du récif, comme s’il avait été surpris de me voir à pareille place, et qu’il se fût demandé si je n’allais pas bientôt partir.

Tout à coup mes yeux rencontrèrent le poteau dont l’examen avait causé ma stupeur, et cette fois en le voyant j’eus un rayon d’espoir. Je pouvais encore me sauver en grimpant à son sommet, et en m’installant sur la futaille jusqu’à la marée descendante. La mer n’arrivait pas à la moitié de ce poteau, et je n’aurais plus rien à craindre dès que je serais perché sur la barrique.

Toute la question était d’y arriver ; la chose me paraissait facile. Je grimpais bien à un arbre, pourquoi n’aurais-je pas escaladé le support de mon tonneau ? Je passerais sur ma futaille une assez mauvaise nuit ; mais je serais à l’abri de tout péril, et le lendemain matin, je me trouverais encore de ce monde, où je rirais de ma frayeur.

Ranimé par cette espérance, je m’approchai du poteau avec l’intention d’y grimper ; ce n’est pas que je voulusse m’établir à mon poste ; il serait bien temps de le faire quand l’îlot serait inondé ; mais je voulais être sûr de pouvoir accomplir mon escalade, au moment où il n’y aurait plus moyen de la différer.

C’était beaucoup moins facile que je ne l’avais cru d’abord, surtout pour commencer ; la partie inférieure du poteau était enduite, jusqu’à deux mètres au moins, de cette espèce de glu marine dont les rochers étaient couverts, et cet enduit le rendait aussi glissant que les mâts de cocagne que j’avais vus à la fête de notre village.

Il me fallut échouer plusieurs fois avant de réussir à dépasser la ligne blanche ; le reste fut plus aisé, et je ne tardai pas à être au bout du poteau. Arrivé là, je me félicitai d’être parvenu à mon but, et j’étendis la main pour saisir le bord de la futaille. Quelle amère déception !

J’avais le bras trop court pour atteindre l’extrémité du tonneau ; le bout de mes doigts n’arrivait qu’au ventre de la barrique, où je n’avais aucune prise, et il m’était impossible de gravir jusqu’au faîte.

Je ne pouvais pas davantage garder ma position ; mes forces ne tardèrent pas à s’épuiser, et l’instant d’après j’avais glissé malgré moi jusqu’en bas du poteau.

Mes nouvelles tentatives ne furent pas plus heureuses ; j’avais beau étendre les bras, étirer les jambes, faire mille et un efforts pour me hisser plus haut, je n’arrivais toujours qu’au milieu de la futaille ; et comme le poteau n’offrait pas la moindre saillie, je me retrouvais sur le rocher plus vite que je ne voulais.

Malgré cela, je ne cédai point au désespoir ; l’approche du péril tenait au contraire mon esprit en éveil ; et conservant tout mon sang-froid, je me mis à chercher ce qu’il y avait de mieux à faire.

Si j’avais eu seulement un couteau, j’aurais pu entailler la pièce de bois, et poser les pieds sur les crans que j’y aurais faits ; mais je n’avais pas même un canif, et à moins de ronger le poteau avec mes dents, il fallait renoncer à l’entamer. Vous voyez que ma position était critique.

J’en étais là, quand une idée lumineuse me traversa l’esprit. Pourquoi ne ferais-je pas un tas de pierres à côté du poteau ? Je pourrais l’élever jusqu’à la ligne blanche, monter dessus et m’y trouver sain et sauf. Quelques fragments de roche avaient été placés autour du signal pour en consolider la base ; il ne me restait plus qu’à poser des galets sur cette première assise pour me bâtir un cairn[1], dont la plate-forme me servirait de refuge.

Ravi de ce nouvel expédient, je ne perdis pas une seconde, et je me mis en devoir d’exécuter mon projet. Les pierres détachées étaient nombreuses autour de moi, et je pensais qu’en moins d’un quart d’heure j’aurais terminé mon édifice. Mais à peine à la besogne, je m’aperçus de la difficulté de mon entreprise, et je vis qu’elle me demanderait plus de temps que je ne l’avais supposé. Les pierres étaient glissantes, elles m’échappaient des mains ; les unes étaient trop lourdes, les autres, que je croyais libres, étaient à demi enterrées dans le sable d’où je ne pouvais les arracher.

Je n’en travaillai pas moins avec ardeur, appelant à mon aide toute l’énergie dont j’étais susceptible. Avec le temps j’étais bien sûr de réussir ; mais aurais-je celui de terminer mon entreprise ? c’était là toute la question.

La marée montait lentement, mais avec certitude. Le flot s’avançait d’une manière incessante : je le voyais venir, léchant l’écueil, l’inondant de plus en plus, et il ne devait s’arrêter qu’après avoir passé au-dessus de ma tête.

En vain j’essayai d’aller plus vite ; je pouvais à peine me soutenir, j’étais tombé vingt fois ; mes genoux, écorchés par les pierres, étaient sanglants, mais je ne songeais pas à mes blessures ; il s’agissait de perdre ou de conserver la vie, et dans cette lutte avec la mort, j’oubliais la douleur.

Ma pile s’élevait à la hauteur de mon front avant que la marée eût couvert la surface de l’écueil ; mais ce n’était pas assez ; il fallait, pour qu’elle atteignît la ligne d’étiage, qu’elle eût encore plus de cinquante centimètres, et je poursuivis mon travail avec une ferveur que rien ne décourageait.

Malheureusement plus la besogne avançait, plus elle était difficile, j’avais employé toutes les pierres qui se trouvaient près du poteau ; il fallait aller beaucoup plus loin pour s’en procurer d’autres ; cela me prenait du temps, occasionnait de nouvelles chutes, qui me retardaient encore ; puis j’avais bien plus de peine à me décharger de mes pierres, à présent que ma pyramide était aussi haute que moi ; la pose de chacune d’elles exigeait plusieurs minutes, et quand j’avais réussi à mettre mon galet à sa place, il arrivait souvent qu’il perdait l’équilibre, et roulait jusqu’en bas, en menaçant de m’écraser.

Après deux heures de travail, j’arrivai au terme de mon ouvrage ; non pas que je l’eusse fini ; mais la marée venait l’interrompre ; la marée, qui après avoir atteint le niveau du récif, en avait immédiatement couvert toute la surface.

Il était cependant impossible de renoncer à ma dernière chance de salut ; j’avais de l’eau jusqu’aux genoux, il me fallait plonger pour détacher les pierres que je portais à ma pile. L’écume salée me fouettait le visage, de grandes lames s’élevaient au-dessus de ma tête, et m’enveloppaient tout entier ; mais je travaillais toujours.

La mer devint si profonde et si violente que je perdis pied sur le roc, et c’est moitié à gué, moitié à la nage, que je transportai mon dernier galet ; dès qu’il fut à sa place, je me hissai bien vite sur la pile que je venais d’ériger, et me serrant contre le poteau que j’embrassai avec force, je regardai, en tremblant, la marée qui continuait à grandir.

  1. Cairn, tas de pierres que les peuples du Nord élèvent sur la tombe de leurs chefs.