À celle qui est trop gaie (Lettre à Madame Sabatier)

À celle qui est trop gaie (Lettre à Madame Sabatier)
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Texte établi par Jacques Crépet, Éditions Louis Conard (Jacques Lambert, libraire-éditeur)Correspondance générale, tome premier : 1833-1856 (p. 181-182).

À UNE FEMME TROP GAIE [1].

Ta tête, ton geste et ton air
Sont beaux comme un beau paÿsage,
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu froles
Est éclairé par la santé,
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes[2]
Jettent dans l’âme des poëtes
L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te bais autant que je t’aime.

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon agonie,
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein.


Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les splendeurs de ta personne
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, délicieuse douceur,
A travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles
T’infuser mon sang, ô ma Sœur,


  1. On a reconnu A celle qui est trop gaie, une des six « pièces condamnées » en 1857, qui seront reprises dans les Epaves. Nous la donnons ici dans le texte du manuscrit, en en conservant les particularités orthographiques.
  2. Faut-il voir là un trait épigrammatique ? On pourrait le croire, car certaines audaces vestimentaires de la belle Apollonie firent presque scandale.