À bout portant/Un patriote

Éditions du Devoir (p. 89-92).


Un Patriote

« Si Untel eût vécu en 37, me disait Laplume, il serait mort au bout d’une corde de chanvre, tellement il est patriote ». »

Ce début m’intéressa. J’avais plus d’une fois, il est vrai, entendu prononcer le nom d’Untel, mais j’étais loin de me douter qu’il fût bâti de chair à se faire pendre pour l’amour de son pays ; aussi je levai les épaules avec un air d’incrédulité.

— Ah ! reprit-il, tu ne me parais pas bien convaincu. C’est parce que tu ne connais pas assez Untel.

— J’avoue…

— Pourtant sa renommée court le monde. C’est un personnage que l’on voit un peu partout, tous les jours, enfin c’est une célébrité.

— Mais qu’a-t-il donc fait de si extraordinaire ?

— Ton ignorance est pitoyable. Tu ne sais donc pas qu’Untel, est l’inventeur de la machine carbofrigorifique pour le rajeunissement des éponges usagées ?

— J’ignorais. Cependant permets-moi de te dire que je ne comprends pas bien le rapprochement entre le patriotisme d’Untel et les éponges.

— Écoute un instant. J’ai dit : si Untel eût vécu en 37. Comme nous sommes en 1911, son civisme ne peut se manifester de la même manière.

— C’est juste.

— Donc, autre époque, autres mœurs.

— Oui, mais les éponges ?

— Tu vas voir. Avec sa machine carbofrigorique, Untel a fait une fortune colossale, gigantesque. Grâce aux éponges rajeunies, il peut aujourd’hui dépenser des sommes folles à l’achat d’une foule de choses, et il en profite.

— Le veinard !

— Il encourage, en faisant circuler son argent, les industries nationales et fait vivre ainsi des milliers de commis, de fabricants, de marchands, d’agents, et que sais-je ?

— C’est très noble.

— Jamais tu ne verras sur lui ou chez lui, dans sa somptueuse demeure, le moindre objet de fabrication étrangère. Tout, depuis l’humble et modeste bouton de faux-col jusqu’au luxueux et opulent paletot fourré, porte la marque : « Made in Canada ».

— Voilà au moins une étiquette qui n’est pas du terroir.

Qu’importe le mot, pourvu qu’on aie l’article ? Encourager son pays, voilà le vrai patriotisme ou je ne m’y connais pas.

Je ne répliquai point, car je songeais en rougissant in petto — si l’on peut dire — que je manquais moi-même de patriotisme : mes chaussures avaient été faites avec la peau d’un veau américain et mes chemises étaient empesées à l’empois chinois. Mon ami, heureusement, ne s’aperçut de rien et il continua :

— Tiens, dit-il, veux-tu des exemples entre mille. Déshabillons un peu Untel, ou plutôt habillons-le.

Je fis un geste d’acquiescement.

— Sais-tu où il achète ses habits ? Chez le fashionable tailleur Moses Rosenbloom. Son chapeau, son beau huit reflets des grandes circonstances, vient de chez le chapelier du Boulevard, Abraham Cohen. Tout son mobilier sort des grands magasins Jacob Ruttenberg and Son. Tiens, pas plus tard qu’hier, je le vis faire l’emplette d’un magnifique collier pour sa femme, chez les bijoutiers de renom Salomon Aronson.

— Mais, m’exclamai-je ébahi, sont-ce là des Canadiens ?

— Parfaitement. Ce sont nos compatriotes, des citoyens on ne peut plus du pays, par droit de naturalisation. Naturellement.

— Ah ! c’est trop fort ! Tu veux te payer ma tête. Ton Untel est un… Iscariote !

— Je te reconnais bien à cette explosion. Vous êtes tous les mêmes avec vos « cris de race ».