À Travers la Mandchourie - Notes de voyage

À Travers la Mandchourie - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 132-162).
Á TRAVERS LA MANDCHOURIE[1]

NOTES DE VOYAGE


I. — DE LA FRONTIÈRE SIBÉRIENNE A LA STATION DE MOUKDEN


Suis-je réellement en territoire chinois ? La Mandchourie appartient-elle encore à l’Empire Jaune ? Depuis que j’ai passé la frontière, voici bientôt deux jours, je n’ai pas remarqué le moindre changement. Tout est resté russe autour de moi. Notre train est conduit par des soldats moscovites. Aux stations, les chefs de gare sont des officiers ; les maisons d’alentour abritent des Cosaques. La ligne est tout du long gardée par des hommes armés et, si j’en crois les derniers rapports, la sécurité publique est encore très peu garantie. Il ne se passe guère de jours où quelque crime ne soit commis et les escarmouches sont fréquentes entre maraudeurs mandchous et troupes russes. Le chemin de fer lui-même est sans cesse menacé, les remblais sont démolis, les rails enlevés. On a pourvu notre train d’une escorte armée pour le défendre en cas de besoin.

Le chemin de fer de l’Est-Chinois (comme on l’appelle, pour qu’il ait quelque chose de chinois, au moins dans le nom) est une entreprise entièrement russe et nul n’ignore que son but tout stratégique est de relier Port-Arthur avec Moscou et Pétersbourg. Je m’en aperçois bien, à mesure que j’avance le long de la ligne. Elle est construite entièrement par des troupes russes et des ingénieurs militaires, sous la direction d’officiers. Pour l’instant, elle est loin d’être achevée et je n’en suis ainsi que mieux à même d’examiner l’intéressant travail en cours. Il est mené à grande allure : des milliers de coolies s’agitent sous les ordres des Cosaques. Le sable est voiture dans des brouettes ; des traverses sont déchargées, des rails rivés, le tout en même temps par différentes équipes. Le système de construction est le même qu’adopta avec tant de succès pour le Transcaspien le général Annenkoff.

J’ai tout le temps d’y concentrer mon attention, car il n’y a rien d’autre à voir. Nous traversons la bordure nord-est du désert de Gobi, et, si jamais désert mérita son nom, c’est bien celui-là. Le Sahara a le charme des tropiques ; le désert d’Arabie a la beauté d’un ciel sans nuages ; le désert de Bikanir doit aux teintes d’or du soleil indien un certain prestige ; mais le désert de Gobi est une terre de parfaite désolation. Un ciel de plomb pèse sur une étendue de poussière grise — de la cendre plutôt, — et quand le vent la soulève en tourbillons, elle obscurcit à la fois la terre et le ciel et ensevelit tout sous son lugubre linceul. Pas un village en vue, pas même une habitation solitaire ; les seuls êtres vivans de ces régions semblent être les troupes russes et les légions de coolies travaillant sous leurs ordres.

Avant d’aller plus loin, je dois expliquer que je voyage en train de marchandises. La ligne, comme je l’ai dit plus haut, n’est pas terminée ; les stations ne sont pas construites ; chefs de gare et employés vivent dans des abris ou campemens provisoires. Il n’y a pas de guichets ouverts et on ne délivre pas de billets. Des trains, chargés de matériaux de construction, vont et viennent dans les deux sens, transportant quelquefois des ouvriers ou des gens en rapport avec l’entreprise. Il a fallu une permission spéciale des autorités pour que je puisse prendre cette voie. J’étais largement préparé à en voir de rudes, et les administrateurs ne m’avaient pas dissimulé que rien n’était encore installé pour la commodité des voyageurs. On ne me promettait même pas de pouvoir atteindre Port-Arthur sans interruption, car quelques-uns des ponts provisoires avaient été enlevés par les pluies d’automne, et les remblais, d’ici et de là, entraînés par les inondations. Mais on avait mis à ma disposition très aimablement, un wagon spécial pour toute la durée de mon voyage à travers la Mandchourie ; et ce wagon devint mon domicile régulier pendant plusieurs semaines.

Pour donner une idée de ma maison roulante, je puis dire que si l’extérieur en était modeste, l’intérieur était confortablement aménagé. Il se composait d’une chambre à coucher, un cabinet de travail, un corridor, un cabinet de toilette et un petit balcon ; il y avait en outre une cuisine et de quoi loger un domestique. Le balcon fut ma retraite favorite ; j’y ai passé bien des heures tranquilles, lisant et écrivant, tandis que toujours je voyais cette lugubre contrée se dérouler dans sa monotone immensité. Parfois mon wagon était détaché et on me laissait quelques jours près d’endroits intéressans ; puis je roulais de nouveau derrière des plates-formes chargées de briques, d’acier et de toutes sortes de machines. Ma voiture était ma maison et mon château fort. Oui, château fort ; elle en eut bien souvent l’air, immobile aux stations, tandis qu’en voyant une sentinelle ou une patrouille surgir du campement voisin ou descendre d’un autre fourgon, j’eusse été en peine de dire s’ils me gardaient de l’ennemi ou tenaient l’œil sur moi.

Par intervalles, je vois des gares en construction ; quelques-unes sont même couvertes. Les bâtimens eux-mêmes sont modestes, sans jamais plus d’un étage, avec un toit de tuiles noires. Ils imitent à l’extérieur les maisons chinoises, et leurs poutres se recourbent dans le style des pagodes. Mais quoique inachevés, ils semblent plutôt avoir tout un passé fatigué derrière eux qu’un brillant avenir en avant. C’est toujours Je même aspect lugubre alentour : il n’y a ni cultures, ni jardins, et le quai consiste généralement en un marécage ou une nappe de boue ; quelquefois, lorsqu’on a visé au confortable, il y a des pierres, de distance en distance, ou une planche, pour aider le voyageur à traverser. Quant aux restaurans, qui sont si richement fournis sur tout le transsibérien et quelquefois même ont des prétentions au luxe, on ne trouve, à travers la Mandchourie, que les choses de première nécessité. Parfois une pièce est aménagée avec une table de bois et un banc grossier ; et un cuisinier amateur, qui a tout l’air de débuter dans la profession, vous sert un énorme plat de soupe aux choux ou le kasha national, fait de sarrasin ; il est vrai qu’aux embranchemens, où le commerce est plus actif, vous pouvez en revanche trouver du piroshki, le mets favori des Russes. Si primitifs que soient les restaurans, — et ils consistent parfois en une tente et une vieille caisse renversée d’huile de kérosène, qui servent de cuisine, de salle à manger et de dressoir en même temps — ils sont toujours très recherchés. D’après le même principe que pour la construction du chemin de fer, les chefs russes emploient comme garçons de cuisine des Chinois qu’ils font travailler.

Tandis que je parcourais ainsi la Mandchourie du nord, j’eus tout loisir de me faire une idée très complète de la région. Au point de vue géographique, elle est formée, pour presque la moitié, d’un plateau stérile ; plus loin, vers le sud, elle devient boisée, et autour des villes la terre est assez bien cultivée. La capitale de la Mandchourie septentrionale est Tsi-tsi-kar ; le Gouverneur de la province y a sa résidence et c’est le centre de cette partie du pays. Mais la ville est très primitive et reste bien loin des deux autres villes principales, Kirin et Moukden. Elle est habitée par une population mixte de Mandchous, de Mongols et de Bouriates. Elle n’est pas sans un certain trafic, qui porte sur les produits bruts et particulièrement les peaux de toutes sortes. Depuis des temps très reculés, les caravanes en font un lieu de passage sur leur route des provinces du sud à la province septentrionale de l’Amour, et elles s’y arrêtent. Les chariots qu’elles emploient aujourd’hui encore sont très primitifs, et j’en ai vu qui étaient tirés par seize ou dix-huit vigoureux poneys de Mongolie, quelquefois même par des bœufs. Je m’amuse de l’étrange disposition des harnais, qui est un inextricable fouillis de lanières et de cordes. Comment a-t-on pu arranger cela ? C’est un problème que seule la patience chinoise a pu résoudre.

J’ai tout loisir aussi d’étudier les coutumes locales et les mœurs populaires. Dans toute cette région déserte, où les Européens n’ont jamais pénétré avant la construction du chemin de fer, il n’est rien qui ne soit resté dans un état primitif. Les gens vivent partie de l’agriculture et partie de la pêche et de la chasse. Ils habitent dans de très pauvres maisons, que nous appellerions des huttes, bâties de briques et de boue séchée, où ils s’entassent avec leur bétail et les autres animaux domestiques. Ils se livrent avec passion à l’élevage des chevaux, et je traverse de vastes haras. Les troupeaux aussi sont nombreux ; mais l’animal que l’on rencontre le plus fréquemment est le porc. Ceux de ce pays sont très différens des nôtres ; noirs, avec un long poil maigre, ils ressemblent beaucoup à des sangliers. Ils fourmillent dans chaque cour, fouissant et faisant des trous dans le sol et donnant à l’entourage de chaque maison mandchoue, l’aspect le plus déplaisant et le plus sale. Il y a pas mal de volaille, — oies, canards et poules, — partageant la demeure de la famille. Chaque entrée est gardée par des chiens à demi sauvages, qui ressemblent à autant de loups et certainement ne sont pas moins féroces. J’ai failli plus d’une fois être dévoré ; et comme il ne faut pas songer à se défendre, mes poches sont toujours pleines de biscuits. Un logis mandchou, au résumé, est comme une foire aux bestiaux ou une arche de Noé, et le genre de vie est antédiluvien lui aussi. En général, l’existence de ce peuple est bien au-dessous du niveau chinois. Son aspect est beaucoup plus sauvage, d’abord ; ses occupations sont tout extérieures ; et les vieilles doctrines confucéennes n’ont jamais pénétré si loin. Il a toujours mené une vie plus physique qu’intellectuelle, où les batailles ont tenu plus de place que la pensée, et aujourd’hui encore presque toute l’armée impériale est composée de Mandchous.

J’avance lentement. Le voyage se poursuit ainsi pendant des jours, coupé de haltes prolongées, que je mets à profit pour des excursions dans l’intérieur : chars à bœufs, poneys mongols, montures cosaques, j’use de tout, supportant beaucoup de fatigues, mais trouvant ainsi d’extraordinaires occasions de me familiariser avec le pays et les gens. J’arrive enfin à Kharbine, ville fameuse, qui est l’embranchement où se réunissent les trois lignes du chemin de fer de Mandchourie : celle de Vladivostock, celle de Port-Arthur et celle de Sibérie.

Des nombreuses villes où je mis pied à terre, aucune ne m’a jamais présenté un plus morne, un plus désolant aspect. C’est par une sombre et froide après-midi d’automne ; la pluie tombe en nappes et l’eau ne semble pas seulement descendre du ciel, mais aussi filtrer du sol. La rivière a débordé et tout le pays est inondé. La moitié de l’endroit est sous l’eau ; la station du chemin de fer elle-même semble une île au centre d’un marais. Les quelques voyageurs pour Vladivostock et moi-même sommes portés à des d’homme dans la salle d’attente, qui a l’air d’un lieu de refuge. Il y a une foule mêlée de moujiks et de Cosaques, de Chinois et de Mandchous, tout leur bagage entassé autour d’eux : literie, ustensiles de cuisine, paquets de toutes sortes et de toutes dimensions attachés ensemble. Cette espèce de grange sert aussi de buffet. Autour de la grande table, une douzaine d’officiers sont en train de dîner ; et, comme un ironique rappel du luxe occidental, un vaste candélabre doré forme une prétentieuse pièce de milieu. Mais je n’ai pas le temps d’admirer sa beauté, pas le temps même de m’asseoir pour mon repas, quoique je sois à moitié mort de faim. Le chef de gare s’avance avec une mine décontenancée et une expression douloureuse, pour m’annoncer qu’il vient de recevoir un télégramme l’informant qu’un pont près de Lu-Hu a été emporté et que, d’après l’état de la ligne, il ne peut me dire quand le prochain train pourra partir. Je ne puis décrire ma consternation en apprenant cette nouvelle. La détresse de ma situation m’apparaît dans toute son horreur et j’envisage d’un coup d’œil l’étendue de mon infortune, s’il faut faire un séjour prolongé dans ce lieu. La route est dans un tel état que toute excursion sera impossible et je serai réduit à rester prisonnier dans mon wagon. En attendant, j’accepte l’offre généreuse d’une place en tarantass, pour faire une promenade autour de la ville.

Kharbine peut offrir un intérêt au point de vue moderne, puisque c’est le quartier général des Russes en Mandchourie. La ville a surgi depuis quelques années, peu après la guerre sino-japonaise. Elle n’est composée que de casernes et quartiers militaires, fonderies de canons, ateliers de chemins de fer, et de quelques maisons pour les familles des officiers, fonctionnaires et employés. Aussi n’a-t-elle aucune prétention à la beauté, et, inondée comme elle l’est aujourd’hui, ses tristes édifices battus par des torrens de pluie, elle est simplement horrible. Nous passons devant quelques boutiques où l’on vend des conserves de viande, de légumes et toutes sortes de provisions ; il y a aussi un hôtel que j’aime mieux ne pas décrire et, à ce qu’on m’a dit, un café-concert, le seul lieu de plaisir pour les officiers qui sont en garnison ici avec leurs femmes. Actuellement, la population est de 15 000 habitans. Étaient-ils morts, endormis ou cachés ? Je n’en saurais rien dire, car je ne rencontrai guère créature vivante. On ne s’en étonnera pas, si j’ajoute que l’eau montait dans les rues jusqu’aux genoux des chevaux et que les roues de notre véhicule plongeaient jusqu’au-dessus des essieux. Mon aimable guide m’expliqua que Kharbine est une place militaire de grande importance, destinée à jouer un rôle actif, dès qu’une guerre viendrait à éclater, dans la mobilisation et la concentration des troupes, située comme elle est à l’embranchement de trois grandes lignes. Elle serait probablement le quartier général de l’intendance et du service des munitions. On doit construire des hôpitaux et la Société de la Croix Rouge y aura un vaste personnel. J’écoute avec intérêt les autres hypothèses et plans d’avenir.

Il fait nuit quand, notre tour achevé, nous revenons à la station. Une agréable surprise m’y attendait. J’apprends qu’un train de marchandises, convoyant des coolies et des troupes pour réparer la ligne coupée, partira un peu après minuit. Je fais aussitôt les démarches pour savoir si mon wagon ne pourrait pas y être attaché. Les réponses d’abord sont loin d’être encourageantes. Personne n’a l’air de savoir jusqu’où nous pourrons aller, ni même si la voie ne cédera pas sous le poids du train ; mais j’aime mieux n’importe quoi que Kharbine : l’incertitude de l’avenir est préférable à la certitude du présent.

Il est environ trois heures du matin lorsque, après une interminable nuit de branle-bas, va-et-vient des troupes, confusion générale, course folle des coolies, changement de voie des trains et sifflement des machines, nous commençons à nous ébranler. Le train présente un aspect bizarre : il est formé surtout de plates-formes découvertes, avec quelques fourgons où les soldats, couchés au hasard, se font des matelas de leurs manteaux d’hiver, tandis que des centaines de coolies s’entassent pêle-mêle comme du bétail dans les premières voitures. Nous allons lentement, à travers une vaste plaine en partie inondée ; la voie elle-même disparaît souvent sous l’eau. En maints endroits, elle est fort endommagée et notre train doit avancer avec les plus grandes précautions. A plusieurs reprises, on descend des coolies avec leurs pioches, leurs pelles et des matériaux de construction ; les voici aussitôt à l’ouvrage, au commandement perçant des officiers du service des chemins de fer.

Durant les nombreux arrêts et notre marche très lente, j’ai tout le temps d’observer le pays. Quand nous atteignons la grande province de la Mandchourie centrale, l’aspect géographique change notablement. Le pays est plus accidenté et plus boisé. Nous suivons différentes vallées, arrosées par des cours d’eau sinueux et entourées de chaînes de montagnes. Par endroits, la région est décidément jolie. Le sol en est riche et la nature l’a douée de maints avantages visibles ; les pentes des montagnes sont riches en métaux et les bois abondent en gibier. Les richesses minérales de la Mandchourie sont jusqu’à présent inexplorées, et il n’y a encore que relativement peu de mines d’or, d’argent ou de cuivre en exploitation. Quelques syndicats étrangers se sont formés, particulièrement dans la Mandchourie du Sud ; ils ont très bien réussi. Mais depuis l’occupation russe du district du chemin de fer, ils ont été entravés par toutes sortes de difficultés et, excepté dans le port ouvert de Niou-Chouang, le placement des capitaux du dehors a été arrêté.

La superficie de la Mandchourie centrale est beaucoup plus petite que celle de la Mandchourie septentrionale, ou Tsi-tsi-kar (que beaucoup appellent Halung-Kiang). Mais la population, qui dans le Nord s’élève seulement à un million d’habitans, atteint le double ici. Le centre du gouvernement pour ce district est à Kirin, ville très ancienne, composée d’originales maisons de vieux style, yamens au toit brillant, temples et pagodes également pittoresques. Mais ce qui distingue particulièrement Kirin, c’est la gigantesque muraille crénelée qui, avec ses lourds remparts et ses tours en forme de pagodes ; présente une masse très imposante. Pourtant la beauté de cette lointaine capitale de province est dans ses environs. Vallées et montagnes, bois sombres et lointains pics bleus forment un charmant paysage. C’est une région magnifique ; elle offre un domaine splendide au sportsman et à l’artiste. On peut trouver aussi une pêche excellente dans les cours d’eau de montagnes, et il y a encore quantité de léopards, d’ours, de loups, une certaine espèce de daim, des renards et des lièvres à chasser dans les forêts.

Quant à l’artiste, un champ illimité s’offre à son pinceau : le joli paysage, des coins attrayans de la ville, et surtout les monumens historiques, les fameuses tombes royales et les tablettes commémoratives dispersées sur les bords de la rivière ou cachées dans les bosquets sacrés, présentent autant de brillans sujets de tableaux. La grosse difficulté, à l’heure actuelle, est d’atteindre ces beaux lieux. Le long de la ligne, il n’y a que peu de gares en cours de construction : elles portent les noms de différentes villes, mais si on veut visiter lesdites villes, il ne faut pas oublier qu’elles sont souvent à vingt et trente milles de la station et qu’il n’y a rien pour vous y conduire, très souvent pas même de route. Le chemin de fer de l’Est-Chinois semble éviter très soigneusement tous les lieux habités, et, dans son état actuel, aussi longtemps que les embranchemens ne seront pas construits, il ne peut avoir aucune destination commerciale. Les officiers russes qui en ont tracé le plan semblent n’avoir eu en vue qu’un seul objet, celui de relier Vladivostock et Port-Arthur avec la ligne de Sibérie, de la manière la plus directe, afin de pouvoir expédier les troupes, en cas de besoin, avec le moins de difficulté possible, le tout étant fait sans attirer plus d’attention qu’il n’est indispensable et sans éveiller de mauvais sentimens chez les indigènes. Il est certain qu’à l’heure actuelle on peut voyager du matin au soir sans voir autre chose que les bâtimens du chemin de fer, des casernes, des campemens, et des soldats russes le long de la ligne.

Nous sommes de nouveau dans de vastes plaines, formées de riches pâturages, coupés çà et là de champs de maïs et de fèves ; la culture prend plus de place, et des récoltes de toutes sortes s’offrent à nos yeux. Le pays n’a plus la désolation du désert de Gobi ; mais il n’a pas la romantique sauvagerie de la Mandchourie centrale. Il est plus peuplé ; je commence enfin à apercevoir des hommes qui travaillent aux champs, et, dispersées, de misérables huttes, de pauvres petites fermes…


II. — DE LA GARE DE MOUKDEN A LA VILLE

Comme je regarde hors de mon wagon, je vois poindre l’aube sombre et triste. Le ciel est chargé de nuages de plomb et la pluie tombe à verse. Le train fait halte dans une mer de boue dont le quai tout entier est inondé. En fait, au milieu de ce déluge général, on pourrait presque s’imaginer qu’on met le pied hors de l’arche. A quelque distance, j’aperçois une humble bâtisse d’un étage, qui a plutôt l’air d’une hutte de paysan que d’autre chose, et je puis à peine croire que je suis à la station de Moukden, la capitale de la Mandchourie.

A ma grande consternation, j’apprends que mon train n’ira pas plus loin aujourd’hui. Il continuera peut-être demain, peut-être dans une semaine. J’ai ainsi tout le temps de visiter Moukden, quoique la ville soit à une distance de plus de vingt-cinq milles. Mais comment puis-je atteindre Moukden ? Je ne vois ni route, ni véhicule. Je m’enquiers auprès du chef de gare, qui est un officier russe à longue barbe et tout galonné d’or. Il me conseille d’envoyer mon interprète à une des fermes voisines où je pourrai obtenir une carriole chinoise, un cocher et des mules qui me transporteront à Moukden en un temps aussi court que l’état de la route le permettra. Je suis le conseil. Mon interprète perd la plus grande partie de la journée à discourir avec les fermiers, tandis que je passe le temps à noter mes impressions. La pluie qui tombe à torrens fait sa musique sur mon wagon, secoué par les rafales et menacé dans sa toiture de plomb. L’après-midi touche à sa fin quand le fidèle Sancho arrive et me montre au loin une sorte de cabriolet à deux roues, attelé de trois mules en tandem et conduit par un tout petit Chinois, natte dans le dos. Je ne puis nier que l’effet ne soit extrêmement pittoresque. La voiture est vernie en jaune, la capote est bleue, les mules sont grises et le petit cocher s’abrite sous un gigantesque parapluie en toile huilée, couleur d’or. Mais si c’est fort pittoresque, c’est peu confortable. Il n’y a pas de ressorts et pas de siège ; toute la voiture consiste simplement en un plancher de bois, d’environ deux pieds et demi carrés, où l’on s’assied sur ses talons comme un turc ou un tailleur ; si l’on se trouve n’être ni l’un ni l’autre, on souffre l’agonie au bout de cinq minutes. La seule commodité est une petite couverture de coton qui, encore, n’est que de peu de secours contre le bois très dur de Mandchourie.

J’hésite un instant avant de me confier à ce véhicule incommode et je me représente les horreurs d’une nuit de voyage là-dedans. Mais j’ai promis de voir l’emplacement de notre mission, incendiée et pillée dans la dernière insurrection des Boxers, et qui fut le théâtre de nombreux martyrs. Aussi, finalement, je pars.

Le petit Li-Hu fait claquer son long fouet qui ressemble fort à une ligne de pêche ; et en vérité il pourrait bien pêcher, car les mules sont jusqu’au-dessus de leurs boulets dans une boue liquide, couleur de chocolat. La première chose qui arrête mes regards au passage est une caserne russe à un étage, remplie de Cosaques. A vrai dire, c’est plutôt un campement pour la protection de la gare. Nous faisons ensuite un long trajet sans rien voir de remarquable. Il y a des champs de chaque côté de la route, mais ils sont invisibles, comme en Égypte à la crue du Nil. Je présume que nous sommes sur une route, car nous avançons entre deux rangées d’arbres irrégulièrement plantés, et j’imagine que cette route a dû être jadis empierrée, peut-être il y a des siècles, car elle est excessivement bosselée. Je vois que je ne me suis pas trompé dans mes inductions, quand nous arrivons à un pont qui lance son arche délicate par-dessus une crique. Ce dut être jadis un beau pont, sculpté dans le style chinois, de grande beauté architecturale. Je descends le regarder de plus près et détacher la boue qui l’incruste, pour voir de quelle matière il est fait ; je vois qu’il est en marbre blanc.

Après avoir passé le pont, la route devient encore pire. Non seulement je suis cahoté de haut en bas, mais encore je suis rejeté d’un côté à l’autre, heurtant de la tête la capote et le cadre de bois. Au bout d’un mille, je n’y puis plus tenir : je sors de la voiture et monte sur une des mules. Mais le califourchon sans selle sur une maigre mule de Mandchourie n’est pas non plus une très commode façon d’aller, et l’on peut imaginer mon désespoir. Je suis perdu au milieu d’un pays inconnu, entouré d’un désert qui semble encore plus désolé sous cette inondation ; la pluie tombe comme si toutes les cataractes du ciel étaient ouvertes ; le petit cocher qui me tient à sa merci peut fort bien être un assassin ; et mon vocabulaire se borne à deux mots, how-di et poo-how (ils s’écrivent peut-être tout différemment, mais se prononcent ainsi), dont le premier signifie tout ce qui est bon, joli, agréable — je n’ai point occasion d’en faire usage, — et l’autre, tout ce qui est le contraire ; et je suis tout à fait las de l’employer, à cause de son impuissance à améliorer la situation.

Le long de la route nous ne rencontrons personne, si ce n’est pourtant une petite voiture pareille à la mienne, dans laquelle je compte au moins dix occupans, dont quatre assis sur les brancards, d’autres sur les mules, et quelques-uns en dessus de la capote. Je ne puis deviner combien il y en a à l’intérieur. Tous les voyageurs d’extérieur portent d’énormes parapluies en toile huilée, de la même teinte d’or que celui de mon cocher et ont l’air d’autant d’énormes soleils en fleur. C’est vraiment une leçon de voir ces gens, parfaitement heureux dans de telles conditions, rire et plaisanter : je secoue l’eau de mes vêtemens saturés et je me sens un peu mieux. Mais comme la nuit commence à tomber et que la désolation devient plus accablante, mon courage ne fait que décliner d’heure en heure. L’obscurité magnifie chaque objet en quelque chose de plus ou moins fantastique. Les lumières des fermes lointaines semblent des feux follets ; les arbres sont autant de fantômes ; et l’aboiement des chiens fait penser aux dragons hurlans qui, comme chacun sait, sont originaires de l’Empire Jaune. Tous les contes de fées de mon enfance me reviennent en mémoire, et la réalité qui m’environne leur donne un corps maintenant. Je dois confesser que mes récentes lectures sur la Mandchourie ne m’encouragent pas à continuer mon voyage. Je n’ignore point que le pays est dans un état d’agitation et de sourde révolte. Des bandes de Boxers le parcourent encore, incendiant les fermes, pillant les villages et exterminant les voyageurs. Ils ont de fréquentes escarmouches avec les Cosaques et j’eus l’occasion d’entendre plus d’une fois des coups de feu, tandis que je traversais le pays en chemin de fer. De tous ces maraudeurs, les Khounkhouzes sont les plus terribles. Ils forment un corps plus ou moins organisé, comme les bandits italiens de l’ancien temps et ressemblent à la Mafia sicilienne pour l’étendue de leur influence.

Il est tard maintenant, et voilà des heures et des heures que nous voyageons sans voir trace d’habitations. Je ne puis rien demander, réduit comme je le suis à poo-how et how-di ; et d’ailleurs, même si Li-Hu était d’humeur communicative, je ne pourrais comprendre ses explications. Nous continuons donc notre lugubre et taciturne voyage, moi perché sur une mule avec les brancards pour étriers, tandis que Li-Hu, qui a la voiture pour lui tout seul, s’enroule comme un serpent et cherche une consolation à l’amère réalité dans les songes.

Finalement, les feux follets se rapprochent, les fantômes prennent la forme d’arbres ordinaires et le hurlement des dragons se résout lui-même en aboiemens de chiens. Je n’ose croire encore pourtant que j’aie atteint ma destination, car je crains d’être bientôt déçu. Li-Hu dort toujours ; mais les mules vont droit à une affreuse bâtisse et s’arrêtent, comme par instinct, devant une enseigne, et le même instinct réveille Li-Hu. Je demande avidement : « Moukden ? Moukden ? » Mais je comprends mon erreur, quand il secoue la tête. L’aubergiste apparaît sur le seuil : son aspect est encore moins engageant que les lourds nuages de fumée d’opium qui s’échappent de la maison. J’aimerais mieux rester sur le dos de ma mule, puisqu’il est impossible de me dégourdir les jambes dans la boue. Mais ma monture est déharnachée, je n’ai pas le choix et il faut entrer.

Le lieu est désespérément lugubre, pareil à l’antre d’une sorcière. Rien ne manque pour en donner l’impression complète : le chaudron pend de la cheminée et d’énormes bûches dégagent une flamme sulfureuse, dont la lueur fait paraître les hôtes de la pièce encore plus terribles. Il y a au moins une douzaine d’hommes, accroupis sur le sol ; d’autres sont couchés sur le banc de terre qui fait tout le tour de la salle. Chacun fume une pipe en bronze, où brûle l’opium. A mon entrée, ils semblent s’éveiller de leur torpeur, et, dans leurs petits yeux, l’étonnement, la curiosité, la méfiance et la haine éclatent ensemble. Toute l’hostilité de l’Orient contre l’Occident se lit dans leur attitude. Les mauvais sentimens de la race jaune à l’égard du « Diable blanc » se manifestent dans toute leur âcreté et dans toute leur force. Je dois reconnaître que je ne me sens pas à l’aise dans cette nouvelle société. Seuls, le profond intérêt que m’inspirent ces gens, cette maison, cette salle, la nouveauté de la situation et ma curiosité passionnée de la nature humaine peuvent me soutenir. Que va-t-il arriver ? Vont-ils rester passifs ou me tuer ? En même temps, ils soumettent Li-Hu à un interrogatoire en règle. C’est un vrai régal d’observer le débat. Sans comprendre la langue, il est assez facile de suivre sur quel terrain portent les questions. « Qui est-il ? — Où va-t-il ? — Qu’a-t-il avec lui ? »

A l’expression de Li et à son hésitation, je puis voir que ses renseignemens sur son voyageur ne sont pas satisfaisans ; en même temps, j’observe avec intérêt quelle habileté il met à composer la sorte d’histoire qui pourrait lui être la plus avantageuse à lui-même. Il y a deux forts argumens en ma faveur dans son esprit : d’abord, je ne l’ai pas encore payé, et en second lieu j’ai été remis entre ses mains par le chef de gare, qui le connaît. Je perçois aussi qu’il ne désire pas exciter l’animosité des autres hommes. En conséquence, il se tait sur mon wagon spécial, probablement d’après la recommandation du chef de gare ; et à sa figure, à la manière dont il retourne ses poches, je comprends qu’il me représente comme un pauvre missionnaire qui va se faire payer à la banque de Moukden et dont l’enlèvement ne rapporterait rien à personne.

Les minutes traînent comme des heures et la nuit comme une éternité. Aussi, pour passer le temps, je commence à dessiner aux crayons de couleur. Serait-ce que cela les intéresse ? Je ne sais mais ils s’assemblent autour de moi et je n’ai jamais eu de spectateurs plus complaisans. Les mêmes hommes qui, il y a quelques instans, auraient pris ma vie ou tout au moins ma bourse, deviennent mes amis. Comme la lyre d’Orphée, mes couleurs font des prodiges, apprivoisant le naturel sauvage et adoucissant les passions de ces brigands. A coup sûr, c’est le plus grand triomphe que mes modestes crayons m’aient jamais valu.

Enfin, il y a un mouvement général. Li prépare sa voiture et nous partons pour continuer notre voyage d’exploration. Il fait encore sombre ; mais la pluie a cessé, les nuages se séparent et les froids rayons de la lune brillent parfois au travers. A la faveur de ces rapides clartés, je distingue au loin la sombre silhouette d’une pagode qui profile sa tour sur l’horizon. C’est le but vers lequel nous nous dirigeons. Nous avons quitté depuis longtemps la soi-disant grand’route et nous voilà cahotés et heurtés dans les champs de navets et de maïs. Les chocs eux-mêmes ne sont pas si durs que quand nous étions sur la route ; mais leur force de propulsion est encore plus grande.

Le jour point comme nous arrivons devant la porte principale de Moukden, et après cette nuit de ténèbres et de périls, sa gloire est rehaussée ! Le ciel est sans nuages et si bleu qu’il pourrait être taillé dans un bloc de turquoise. Les façades richement sculptées des maisons brillent d’une splendeur tout orientale. C’est l’heure où les gens se répandent hors de la ville pour leur tâche quotidienne dans les campagnes. Ils sont habillés de couleurs claires ; l’effet est charmant. Tout respire le bonheur. C’est la victoire du jour sur la nuit. Le soleil, comme un grand magicien, a de sa baguette dissipé les nuages et l’obscurité et jeté, semble-t-il, un voile d’oubli sur la tristesse et la misère passées.


III. — MOUKDEN, CAPITALE DE LA MANDCHOURIE

Ma surprise, en foulant le pavé des rues et en jetant un premier regard sur la fameuse ville de Moukden, est aussi complète qu’agréable. La scène que j’ai sous les yeux est simplement enchanteresse. Aux premiers momens, je ne puis rien distinguer de précis, ni lignes, ni formes ; je suis ébloui par l’éclat des couleurs et de la lumière. La façade de chaque maison est richement sculptée de figures étranges et de moulures fantastiques. Je n’avais jamais vu jusqu’ici une si bizarre prodigalité de l’imagination humaine. Toutes les lignes se relèvent vers le ciel et chaque maison a l’air d’une petite pagode élancée. Autant de motifs, autant de couleurs différentes — rouge, jaune, vert et bleu, — dont l’effet se rehausse de riches dorures. Chaque maison a une boutique où s’étalent, généralement à découvert, toutes les denrées et marchandises que le caprice de l’Orient entasse en brillantes pyramides : broderies, riches soieries, fleurs artificielles, écrans et ombrelles, tout ce qui flatte le goût local et sert aux besoins journaliers. Les étalages de porcelaines sont particulièrement séduisans, ainsi que l’orfèvrerie d’argent et de cuivre ; mais on est fasciné surtout par les comptoirs de marchands de bric-à-brac où sont exposés de vieilles laques, des vases cloisonnés inestimables, de vieilles porcelaines et des tabatières artistement ouvragées. Devant chaque boutique, un immense mât se dresse, portant une enseigne qui flotte comme une bannière. Mât et enseigne sont enjolivés et exposent en signes cabalistiques le contenu du magasin. Ceux des cordonniers sont particulièrement artistiques et ne sont surpassés que par les riches festons d’or qui indiquent un prêteur sur gages. L’aspect de la grand’rue, avec sa richesse de couleur et sa variété de lignes, est celui d’un bazar d’Orient ou d’un éblouissant décor de théâtre qui se déroulerait sous mes yeux.

Mais ce qui me frappe le plus, c’est la vie palpitante de cette ville merveilleuse et l’activité qu’elle montre. On dirait une fourmilière ou une marée d’êtres humains débordant les rues. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tous les rangs et toutes les nationalités se coudoient et se pressent. Des gens sont portés dans de magnifiques chaises. D’autres se contentent de la brouette, plus humble, où six ou sept hommes en équilibre sur une étroite planche sont poussés par un coolie famélique. Il faut dire que ce sont là les omnibus de la capitale mandchoue et on peut aller d’un bout de la ville à l’autre pour environ un quart de centime. On a récemment introduit les « rickshaws : » c’est un grand progrès sur les vieux moyens de transport, car au lieu d’être poussés ils sont traînés par des hommes. On va beaucoup à cheval, et c’est le mode de locomotion par excellence pour tous les vrais Mandchous.

Ce qui reste de place est occupé par les piétons : ouvriers portant d’énormes fardeaux, coolies vaquant à leurs occupations ordinaires. Le spectacle est certes impressionnant, et, une fois de plus, j’arrive à cette conclusion qu’on ne saisit pas la réalité d’une ville dans le plan des rues ou la hauteur et le style des maisons, mais dans la manifestation générale de son activité. Si vos yeux ont ainsi tout loisir d’enregistrer des impressions, vos oreilles ne sont pas inactives. Des sons de toutes sortes et de cent variétés, — depuis un vieux refrain qui sort d’une maison de thé jusqu’aux appels des marchands ambulans, et d’un cri d’enfant à la querelle exaspérée où le seul argument convaincant semble être la force de la voix, — montent en un assourdissant crescendo dans l’espace.

Chaque pas réserve une nouvelle surprise. Par bonheur, aucun guide n’a encore été écrit pour détailler les beautés de la capitale mandchoue et aucune description encombrante n’altère le charme de la réalité.

Pour se représenter Moukden, il faut imaginer un échiquier oblong. Comme toutes les villes chinoises, elle est régulière dans ses grandes lignes : deux rues principales en croix et d’innombrables petites rues qui les coupent. Au croisement des deux grandes rues, au milieu de la ville, s’élève une grande tour, au sommet de laquelle un tambour et un gong servent à annoncer le commencement et la fin de la journée et à sonner l’alarme en cas de danger. Il y a une petite salle pour un détachement de soldats qui passent ; leur temps de garde dans un paisible sommeil.

Il serait difficile d’énumérer les curiosités de Moukden, car il n’est rien, fût-ce la plus petite bicoque avec son toit bizarre et son singulier style, qui n’y puisse intéresser un Occidental, non seulement au point de vue des matériaux et des formes, mais comme indice de l’esprit et des conceptions architecturales d’une nation. Comme je l’ai déjà dit, c’est l’effet général qui est si charmant, le pittoresque et la nouveauté qui nous frappent. Parfois les maisons sont très délabrées, les murs penchent et sur quelques toits pousse un vrai jardin de mousses et de fleurs ; mais ce n’est qu’une raison de plus pour le peintre de considérer qu’il a un objet sans prix sous les yeux.

Parmi les édifices publics les plus intéressans, il y a quelques yamens appartenant au Gouvernement, occupés par le gouverneur et quelques autres mandarins ; un ou deux monastères de Llamas et les vastes bâtimens où résident le consul de Russie et le général en chef. Enfin — et non le moindre — celui qui est occupé par la fameuse banque russo-chinoise et ses agens.

C’est naturellement le Palais Impérial qui offre le plus d’intérêt. Avec son enceinte de murailles, il forme une cité dans la cité. Divisé en différentes cours, il se compose de nombreux bâtimens, maisons détachées, halls et pavillons. Pris à part, ils ne sont pas de grande importance, mais l’ensemble est bien joli. Colonnades, poutres, consoles, tout est en bois sculpté, richement peint et doré. Toute la boiserie est pourpre foncé, et les toits, comme tous les édifices en général qui appartiennent à la famille impériale ou au culte de Confucius, sont couverts de tuiles jaunes. La plus grande partie du Palais est aujourd’hui occupée par les troupes russes. A l’entrée, dans un bâtiment bas, il y a tout un détachement ; une cour découverte est garnie de canons ; et ce n’est qu’avec une permission spéciale du commandant que les sentinelles me laissent passer.

L’intérieur du Palais est dans un triste état de dilapidation. Depuis que la famille impériale est partie pour Pékin, il n’a jamais été habité ; et les fameux trésors artistiques dont il subsiste encore quelque chose sont dispersés au hasard comme dans un garde-meubles. Il y a encore quelques pièces de cloisonnés, quelques précieux jades et quelques belles porcelaines ; mais la plus grande partie a disparu après la dernière guerre. D’aucuns affirment que ces trésors furent volés par les Boxers ; suivant une autre version, il faut chercher ailleurs les voleurs. On m’a dit que la collection de vieux manuscrits et de documens officiels était d’un rare intérêt et que tout cela se trouvait maintenant préservé avec soin de la destruction dans les Archives de Saint-Pétersbourg. Je promène mon étonnement des salles de réception aux vestibules, des terrasses aux jardins. Tout est si original, si rare ! Mais ce qui frappe encore plus aujourd’hui l’observateur, c’est que ce berceau sacré des maîtres du Céleste-Empire ait pu être transformé en un camp de Cosaques. Comme je sors par la grande entrée, un guerrier moscovite est là, gardant la porte du Dragon, et sa blouse blanche s’enlève légèrement sur la lourde masse du Palais.

A mesure que le jour passe, je vois toujours plus d’occupans et, à plusieurs reprises, je passe au milieu de soldats russes, flânant par les rues, de petits détachemens en patrouille sur les remparts, d’officiers cavalcadant sur de fringans poneys et même de dames se promenant avec leur famille dans les troïkas nationales. Et ce qui est particulièrement digne de remarque, c’est que non seulement ces gens semblent être chez eux, mais encore que les indigènes et leurs ennemis se mêlent le plus pacifiquement du monde dans les auberges et les cabarets. Ils s’assoient à côté les uns des autres et semblent être de très bons amis. Il est vrai que beaucoup d’entre eux sont nés sur le même continent ; ils sont de part et d’autre Asiatiques, souvent même ont une origine commune, appartiennent à la même race, et surtout ils ont la même vie grossière. La grande différence qui sépare un Européen, qu’il soit Anglo-Saxon ou Latin, du Mongol ou du Tatar n’existe point ici. Le combat fini, on arrive bien vite à s’entendre ; les plus grandes cruautés commises des deux côtés sont oubliées. Il peut y avoir de la haine au fond des cœurs ; mais extérieurement on a le même train de vie journalier, les mêmes goûts, les mêmes récréations. En particulier, on s’accorde dans la frugalité des besoins, l’insouciance du confortable, l’indifférence à l’égard du raffinement, et le degré rudimentaire de culture. Et ce qui certes empêche les froissemens dans les relations de chaque jour, c’est que, loin d’essayer de transformer et d’éduquer le peuple conquis, les conquérans eux-mêmes s’abaissent très souvent à son niveau. A l’exception du chemin de fer, je ne vois guère de tentative pour civiliser les Mandchous. Il n’y a même pas d’encouragement au commerce et le trafic international, en particulier, est tout à fait nul, car toutes les villes sont encore fermées aux étrangers ; le gouvernement russe a même fait des arrangemens pour que les entreprises anglaises et américaines de mines, montées par des capitaux anglais et américains, soient remises entre ses mains. Il semble y avoir les mêmes restrictions en matière spirituelle et on suscite des difficultés chaque jour plus grandes à l’extension de l’œuvre des missionnaires.

Pendant ce temps, l’administration mandchoue conserve ses vieilles formes extérieures. Elle est divisée en trois gouvernemens : Tsi-tsi-kar, Kirin et Moukden. Chaque province a un gouverneur et tous les trois sont sous l’autorité d’un vice-roi ou mandarin de haut rang qui réside à Moukden. Le yamen officiel et ses dignitaires de toutes fonctions, en nombre infini, sont, exactement ici ce qu’ils sont partout, et on les voit fort affairés à écrire d’extraordinaires signes cabalistiques sur des feuillets de papier de riz. Je les crois tous très occupés, appliqués au détail de mille menues questions locales. Ils sont tenus serrés à la besogne tout le long du jour. Je ne pense pas qu’ils aient rien à dire sur les sujets importans, mais ils paraissent s’accommoder fort bien d’une situation qui diminue leurs responsabilités et laisse subsister tout leur salaire. Les mandarins mandchous et les généraux russes semblent marcher dans une parfaite « entente cordiale, » et, si parfois une divergence d’opinions se manifeste, les difficultés sont généralement aplanies par l’irrésistible influence et la force mystérieuse qui sort d’un nom : celui de la banque dite Russo-Chinoise.

Le fait important de ma journée est la réception officielle donnée par le gouverneur. Je suis porté en chaise au Palais, suivi de mon interprète et de mon petit état-major. Le baldaquin de la chaise est tendu de soie verte, et huit gaillards vigoureux me secouent d’une façon terrible. Les rues sont très étroites et tortueuses : en guise de pavé, de grands trous remplis de boue liquide. Je pardonne à mes porteurs d’avoir la main un peu dure. Ce qu’il est plus difficile de leur pardonner, c’est que, quand ils changent d’épaule, tout en continuant de courir, ils me laissent tomber sur le sol. Ce n’est pas d’une grande hauteur, mais je dois dire que la sensation est très angoissante ; le temps de la chute, comme dans un cauchemar, paraît sans fin, et quand on atteint le sol, on se figure qu’on est tombé au fond d’un précipice.

Enfin nous sommes devant la grande porte, ou du moins je le suppose, d’après un groupe de créatures bizarrement vêtues qui présentent les armes, — et quelles armes ! C’est une collection extraordinaire. On dirait un décor de vieille potiche chinoise : des guerriers à l’air farouche, portant des hallebardes, des javelines et des faucilles emmanchées sur des perches, se profilent sur le ciel.

Le Palais, il faut l’avouer, est une pauvre bâtisse, vu du dehors. On contourne le vaste pan de mur qui se dresse devant l’entrée principale, ornée d’un dragon peint, pour effrayer tous les mauvais esprits et, m’a-t-on dit, les « diables blancs » ; la cour intérieure n’est pas plus séduisante. En fait, c’est une cour d’écurie avec quelques chevaux attachés à leur stalle, et des hangars pour les soldats et les serviteurs du dehors. On me fait traverser plusieurs cours et nous arrivons enfin à la cour d’honneur, quadrilatère régulier comme toutes celles que j’ai vues avec un hall de chaque côté et, comme décoration, quelques fleurs et des arbres ; des chrysanthèmes, des orangers, pêchers et poiriers nains, cultivés comme plantes d’ornement. L’effet est exquis et, quoique l’entourage soit plus ou moins délabré, cette cour intérieure est un coin très pittoresque d’architecture domestique chinoise.

Mais je n’en puis examiner le détail, car le mandarin est là, debout au milieu, entouré de toute sa cour. Il est vêtu d’une robe de soie bleu sombre, magnifiquement brodée, et sa suite n’a pas de moins somptueux atours. Dès que j’apparais sur le seuil du vestibule, nous échangeons de profonds saluts, et chacun de nous, en avançant, répète plusieurs fois la même civilité jusqu’à la rencontre finale à mi-chemin ; nous nous serrons alors la main à la manière occidentale, ce qui n’est pas une tâche aisée, étant donné que les ongles de mon hôte ont au moins deux pouces de long. Après les présentations accoutumées, il me fait pénétrer dans ses appartemens. La première pièce est chinoise, avec quelques fauteuils délicieusement sculptés. L’effet artistique de la seconde est gâté par deux fauteuils de Vienne, une hideuse horloge française et un tapis de table probablement fabriqué à Manchester. Après les premiers complimens échangés, — et ce n’est pas une petite affaire, attendu que Son Excellence m’adresse quelques douzaines de questions qui seraient très indiscrètes en Occident, mais sont obligatoires en Orient et auxquelles je dois répondre exactement dans le même ordre, — il me conduit dans la salle à manger où une table ronde, couverte de fleurs et de friandises, nous attend.

D’innombrables petits plateaux et soucoupes, garnis de raisins secs, de raisins frais, d’amandes, d’olives et de toutes sortes de desserts, sont disséminés sur la table. L’étiquette exige que le convive prenne place à la gauche de son hôte, et que le premier morceau où il goûte soit placé sur son assiette par l’hôte lui-même. Les domestiques apportent ensuite, sur des plateaux, toutes les inventions de l’art culinaire chinois. Des soupes de poisson et d’escargots, des nageoires de requin accommodées d’une gelée immangeable, toutes sortes de hachis et petits pâtés, humectés de sauces extraordinaires, composent le menu. L’usage qui règle toutes les fonctions publiques ou sociales dans ce pays, exige qu’on n’offre pas moins de cinquante plats à un convive de marque. Ils paraissent différens ; mais on les sert sur de grands plateaux par séries de huit et ils ont exactement le même goût, du moins ils m’ont produit cet effet. Ils sont tous sucrés et sûrs en même temps, et qu’on les appelle nids d’oiseau hachés ou croquettes de caniches, je n’y sens pas beaucoup de différence. Les autres, pourtant, dont le palais a plus d’entraînement, peuvent jouir de ce que ma frugalité barbare ne sait pas apprécier.

A mesure que le dîner avance, la conversation devient plus animée. Après les propos de cérémonie, la compagnie se montre intéressée à mes enquêtes et à mes études ; mon hôte essaie d’obtenir toutes sortes de renseignemens. A n’en pas douter, c’est un habile homme, et, quoiqu’un chapeau en forme de pagode, surmonté d’une pierre grosse comme une pomme de terre et orné de plumes de paon qui se balancent, fasse oublier le sérieux de la situation — car le plus sage des hommes ainsi affublé a l’air d’un fou — je ne puis me défendre d’être impressionné bientôt par ses capacités. Très réservé, il parle pourtant volontiers de son pays, et en voyant quel intérêt m’en inspire la vieille histoire et celle des origines de ses habitans, partis, il y a des milliers d’années, du même berceau que les hommes de ma propre race qui établirent un royaume en Pannonie, il me donne les plus précieuses informations. La fondation du royaume mandchou est plus étroitement liée encore aux migrations des Huns que je ne l’aurais pensé. Rechercher le lien et retrouver l’affinité entre les Magyars et les Mandchous, il y aurait là un vaste champ d’études pour l’historien.

Après la collation, le gouverneur propose une visite aux tombes impériales, qui sont la principale curiosité de tout le pays. Il n’y a rien en effet de plus vénérable, car ces monumens des membres défunts de la dynastie sont aussi ceux de l’orgueil national.

Nous partons ; c’est un brillant après-midi et, dans la splendeur du soleil d’automne, le pays revêt toute sa beauté. Nous galopons à travers une prairie où des chevaux paissent avec du bétail dans la solitude. Çà et là un berger, comme tous les êtres humains perdus dans l’immensité de la nature, cherche une diversion dans la musique. L’air est simple et plus simple encore l’instrument, flûte archaïque taillée dans un grêle roseau. En bordure du pâturage, là-bas, un bois sombre : on m’explique que c’est le bosquet sacré où se cachent les tombes impériales. Elles sont à une distance de six ou sept milles, mais nos vaillans petits chevaux la couvrent bien vite. Mes compagnons, avec leurs soieries flottantes, leurs chapeaux pagodes, leurs ornemens brodés et leurs longues nattes, font un effet extrêmement pittoresque. Ma monture et ma selle sont comme les autres, et je dois avouer que je ne me suis jamais assis sur quelque chose d’aussi inconfortable qu’une selle chinoise en bois sculpté avec des étriers en forme de pantoufles, si hauts qu’on a les genoux presque sous le menton.

Deux grands monumens de pierre flanquent le sentier qui conduit au bois. Des dragons à l’air sinistre gardent l’entrée. Nous sommes au milieu d’une longue percée menant aux tombes, le long de laquelle nous rencontrons par intervalles d’autres monstres — éléphans ou chameaux, gigantesques figures humaines — en vis-à-vis, énormes gardiens de pierre, qui tiennent en respect à la fois les gens et les mauvais esprits. La beauté de ce lieu est indescriptible. Les sombres arbres toujours verts, les statues bizarres et le sentier à demi pavé, tout concourt à lui donner l’air d’une forêt enchantée dont le prestige est fait surtout de solitude et le charme de poésie éparse dans l’air.

Nous traversons quelques ponts, exquises constructions de marbre qui, avec leurs balustrades aux sculptures étranges, se mirent mollement à la surface des petits ruisseaux paresseux coulant en paix entre des rives fleuries. Au passage, on me signale que statues, rivières et ponts ont tous des significations symboliques en rapport avec l’esprit envolé.

Nous nous arrêtons devant un porche qui conduit à un arc de triomphe et je reste presque stupéfait de surprise. A n’en pas douter, j’ai devant moi le plus parfait monument du vaste Empire Jaune : matière, dessin, proportions, détails, tout est d’une beauté achevée. C’est une construction en marbre, de dimensions colossales, soutenue par d’énormes, blocs, avec des traverses de marbre arc-boutées sur des dragons impériaux. La décoration est du plus beau travail et la sculpture des frises unique en son genre. Je n’ai jamais vu, parmi tous les merveilleux monumens de Pékin, Nankin ou Hankéou, rien qui puisse rivaliser avec celui-ci. Ce n’est pas seulement la perfection du travail qui vous impressionne, mais la conception de l’architecte. Elle répond merveilleusement au dessein de l’édifice, qui est de conduire, après une vie de bataille et de victoire, au séjour de l’éternelle paix. A cet égard, je ne connais rien de comparable, si ce n’est la perle architecturale de l’Asie, le Taj Nahal.

La tombe elle-même est entourée de cours diverses, salles, temples pour les sacrifices, abris pour les gardiens et les soldats. Nous descendons de cheval devant l’entrée intérieure. Les massives portes laquées de rouge gémissent sur leurs gonds, tandis que, poussées par une demi-douzaine de soldats, elles s’ouvrent lentement. Nous entrons dans une cour carrée, une sorte de cour d’honneur, coupée par des avenues d’arbres centenaires, peuplée par des géans et monstres de pierre, sillonnée de petits canaux avec balustrades et ponts de marbre. Les cours sont séparées par des galeries ouvertes qui conduisent à la pagode centrale. Celle-ci abrite la tablette commémorative, haute de trente pieds environ, posée sur une colossale tortue plus grosse que deux éléphans. Quelques énormes chaudrons sont épars ; ils servent à faire cuire des bœufs entiers pour les sacrifices. Une fois par an, il y a une grande cérémonie en l’honneur du défunt. L’Empereur devrait être présent en personne ; mais depuis plusieurs années la Cour impériale se fait représenter par des ambassadeurs ; et en considérant ce qu’est le voyage de Pékin à Moukden, je n’ai pas de peine à comprendre que les souverains se contentent d’être présens par procuration. On m’a conté que les mandarins choisis pour cet onéreux pèlerinage étaient souvent ceux dont la présence n’est pas désirée à Pékin ; leurs aventures de voyages durent souvent plusieurs mois et dans certains cas on ne les a jamais revus.

Le grand ancêtre fut un des fondateurs de la souveraineté mandchoue en Chine et sa tombe est taillée au cœur de la montagne ; mais on n’en connaît pas l’emplacement exact. Nous passons là presque tout l’après-midi et je mets à profit de mon mieux ma permission de dessiner et de photographier. Mais le meilleur appareil, comme aussi la plume du plus accompli narrateur, reste condamné à trahir la réalité. L’art et la nature se combinent ici d’une si exquise manière qu’il est impossible de décrire la scène à ceux qui ne l’ont pas vue. Le charme et la beauté de ce lieu, encore une fois, naissent de la parfaite harmonie du calme, de la solitude et de la paix.

Les misérables faubourgs boueux semblent sans fin quand nous les suivons au retour. De pauvres huttes, bâties de mottes de terre et couvertes de paille, avec des portes faites de quelques planches et des fenêtres où le papier de riz pend en lambeaux, s’alignent le long des rues désertes. Nous rencontrons des cortèges qui se pressent derrière d’énormes cercueils noirs. J’ai oublié de mentionner qu’une épidémie de choléra sévit dans la ville. Des centaines de personnes meurent chaque jour ; mais dans d’aussi déplorables conditions. sanitaires il n’y a rien à faire. Quand je vois dans quel état vivent les coolies, je m’étonne qu’ils ne succombent pas tous. Les autorités étaient tout à fait opposées à ma visite de Moukden. Mais comme il y avait la petite vérole en Chine, la typhoïde en Corée, il ne me restait pas beaucoup de choix, et d’ailleurs j’étais fermement convaincu que la Providence me laisserait finir l’œuvre que j’avais entreprise. La dernière explosion de l’épidémie datait de trois mois, et il y avait eu aussi beaucoup de victimes parmi les troupes russes ; le moral des hommes était très abattu. Mais il en va tout autrement avec les coolies et les pauvres Mandchous. Leur fatalisme inné leur fait regarder la mort comme une amie bienveillante. Quand ils emportent les lourds cercueils des êtres qui leur furent chers, ils ont l’air aussi libres de soucis et de chagrins que s’ils les conduisaient à une dernière demeure de joie. Le cercueil noir est couvert d’innombrables bibelots, de toutes les petites choses qu’aimait le défunt ; on va les brûler sur sa tombe, et, tandis que la fumée monte, tout le monde est là à croire que ces objets reprennent leur forme dans une sphère plus haute, pour l’agrément de leur ancien possesseur. Il faut ajouter cependant que les héritiers, soucieux d’épargner ce qui a de la valeur, s’astreignent à en faire des images de papier et de carton, et ainsi l’auto-da-fé n’est qu’en effigie.

Si j’ai été traité au déjeuner par le Gouverneur chinois, je suis, au dîner, le convive du Résident russe. Nous pouvons critiquer le système moscovite de gouvernement, nous pouvons juger avec sévérité beaucoup des voies et moyens de cette administration ; mais tout le monde est d’accord en ce qui regarde l’hospitalité russe. Qu’on vienne de n’importe quelle partie du globe, qu’on soit un allié politique ou un ennemi traditionnel, jamais un Russe ne manquera de faire tout ce qu’il pourra pour son hôte. Le temps que vous êtes sous son toit, vous devenez un membre de la famille ; hôte et hôtesse et toute la maison s’efforcent à vous gâter, et tout est fait avec une prodigalité sans borne. On surchauffe votre chambre ; on met sur vous toutes les fourrures et toutes les couvertures, si vous vous aventurez dehors, et on prend un plaisir tout particulier à vous accabler de nourriture, qu’on vous offre à toute heure du jour et de la nuit.

La Résidence russe, ou, comme on l’appelle encore quelquefois devant le monde, le Consulat, est un yamen comme tous les autres, plus délabré même que ceux que j’ai visités le matin, et son intérieur n’a pas beaucoup plus de confortable ni de luxe. C’est un camp plutôt qu’un foyer ; il n’a de meubles que le strict nécessaire, sans qu’on ait rien fait pour le rendre joli ou agréable à l’œil. La seule exception est la vaste table, qui semble être mise en permanence ; elle est couverte d’autant de petits plats que celle du mandarin, mais au lieu de contenir des fruits et de la canne à sucre, ils sont remplis de hors-d’œuvre tels que caviar, harengs, saumon fumé, concombre, et toutes les innombrables variétés de la fameuse « zakouska » nationale. Et il y a une quantité de bouteilles, telle que je n’en ai jamais vu, autant que la table en peut tenir, avec des vins de Crimée, des liqueurs de baies de sorbier et autres, et du vodka. Tandis que les convives, assis autour de cette table, fument sans interruption des cigarettes parfumées, causant de leurs affaires de famille et de leurs logis lointains, on peut à peine se figurer que les plaines illimitées de la Sibérie les séparent des rives de la Neva. Le groupe que j’ai sous les yeux est si typique, avec ses clartés et ses ombres, que j’aurais pu me croire tombé dans la « nichée de gentilshommes » de Tourguéniew.

Mon séjour à Moukden fut incontestablement du plus haut intérêt. Non seulement la ville elle-même, ses monumens fameux et son étrange peuple suranné, mais la situation actuelle, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, offrent un champ illimité d’observations. Mandarins chinois et généraux russes, Cosaques et coolies, comme tout cela se mêle en groupes incohérens ! Qu’apportera l’avenir ? Voilà certes un fascinant problème. La Mandchourie sera-t-elle plus prospère sous le nouveau régime ? Le peuple s’élèvera-t-il à un plus haut niveau ?… Au moment où je dis adieu au seuil désolé de la mission incendiée, je me demande quand elle sera reconstruite et quand les martyrs qui sacrifièrent leur vie pour secourir les orphelins et les enfans abandonnés, seront remplacés… Je me retourne pour voir une dernière fois la place que vraisemblablement je ne reverrai plus jamais. J’aperçois encore dans le lointain la silhouette lugubre du clocher à demi ruiné qui se dresse comme une protestation émouvante contre l’intolérance humaine et l’aveugle persécution.


IV. — RETOUR A LA GARE

Si le voyage de la gare de Moukden à la ville a été périlleux et fertile en émotions, le retour ne l’est pas moins, il y avait tant de choses intéressantes pour moi à Moukden que mon séjour s’y est prolongé au-delà de mes prévisions. Le gouverneur, qui a su toutes les difficultés et tous les désagrémens de mon voyage, m’a très aimablement offert une voiture et une escorte pour me ramener.

C’est un glorieux jour d’automne ; la nature semble faire un dernier effort pour affirmer sa puissance avant de tomber dans son sommeil d’hiver ; et, sur notre passage à travers les faubourgs de la ville, les jardins brillent de toutes les teintes imaginables, depuis le cuivre safran jusqu’au bronze pourpre, car ils sont magnifiquement cultivés. Un peu plus loin, nous entrons en pleins champs et j’ai maintenant une occasion qui ne m’avait pas été donnée à mon arrivée, de juger de la fertilité de cette terre privilégiée. La Mandchourie est, à n’en pas douter, un des plus riches pays du monde : le sol est excellent, les collines sont couvertes de bois épais et les montagnes pleines de minéraux. Le long de la route, nous passons devant quelques fermes où l’on cultive surtout les fèves et le maïs ; hommes, femmes et enfans sont tous occupés aux champs. Le paysage n’est pas très varié. Nous traversons une vaste plaine, entourée de montagnes qui touchent l’horizon. Mais si on ne peut pas dire que le paysage soit pittoresque, il ne manque pas de grandeur ; il a un charme qui lui est propre et comme une atmosphère de vague mélancolie. Sur toutes les grandes plaines, celles d’Egypte. par exemple, ou de Rajpootana, se répand quelque chose d’indéfinissable, d’insaisissable, mais qu’on ne peut manquer pourtant de sentir. Les gens qui les habitent sont affectés par cette atmosphère et le Mandchou a tous les caractères d’une race qui habite un pays découvert. Il est dévoué à sa terre natale, aime la vie du dehors, et n’est vraiment heureux que quand il galope à travers les pâturages ou chasse dans les forêts vierges.

Tandis que nous suivons au trot la pénible route, mon esprit vagabonde et reçoit des idées et des impressions toutes neuves de ce milieu nouveau. Je dois avouer que mes idées sur la Mandchourie et les Mandchous étaient bien différentes avant que j’aie ainsi exploré à fond le pays. Mais le cours de mes pensées est violemment interrompu quand nous sautons les fossés, grimpant d’un côté, dégringolant de l’autre, et il ne s’en faut de guère que mon pauvre tarentass soit brisé en deux. Avant d’aller plus loin, je crois qu’il serait bon de décrire mon tarentass.

Il consiste donc en quatre petites roues, très distantes, l’essieu de bois étant fixé au centre à une longue tige. Un panier, qui a l’air de tenir le milieu entre le canot et la baignoire, est attaché au timon, et la vibration de ce timon tient lieu de ressorts. Il ne serait pas exact de dire qu’il en fait l’office ; mais il sert à maintenir ensemble les roues et le panier, ce qui est après tout un résultat dont on peut être fier sur les grandes routes d’Asie. Je ne suis plus traîné par des mules et j’ai trois chevaux attelés côte à côte, à la mode moscovite. Ce sont de petits poneys cosaques, la crinière et la queue très longues, la taille un peu au-dessus des poneys des Shetlands, forts et vifs. Le cheval du milieu est plus gros que les deux autres et peut trotter, tandis que les poneys de droite et de gauche doivent galoper tout le temps, la tête gracieusement enrênée et maintenue de côté. Le harnais n’est pas moins excentrique. Il est composé de brides interminables dont on ne saisit pas l’utilité, mais qui sont très pittoresques avec leur garniture de clous d’argent. Mon cocher, comme les chevaux, est cosaque et semble être pleinement conscient de l’importance de son rôle. Comme escorte, j’ai une quinzaine d’hommes ; avec leur blouse de toile blanche et leur casquette plate, blanche aussi, ils font une traînée brillante dans le paysage. Ce sont de bonnes natures, toutes simples, des fils de moujiks, avec de brillans yeux bleus, le teint clair et une expression d’enfans. Ils ont l’air de se sentir tout à fait chez eux dans cette contrée lointaine, car leur propre genre de vie, primitif et patriarcal, diffère peu de leur nouveau milieu. On a peine à croire que ces gens puissent devenir cruels et altérés de sang à la guerre, commettre des atrocités de sang-froid et presque inconsciemment. Quand le combat est fini, ils deviennent très bons amis avec les vaincus et se mêlent sans aucune gêne aux tribus jaunes.

Une carriole à provisions, petite voiture à deux roues conduite par un jeune Cosaque, complète l’escorte.

Si on me demandait de mentionner les curiosités qui me frappèrent le plus durant le trajet, je citerais deux pagodes, dont l’une particulièrement belle, haute de plus de sept étages, richement sculptée de tous les monstres de la mythologie chinoise et ornée de tout ce que l’imagination maladive de cette vieille race a pu inventer. Nous voyons aussi, en passant, quelques remarquables pierres commémoratives — blocs massifs dressés sur d’énormes tortues — qui relatent les exploits des héros défunts du pays. Les fermes devant lesquelles nous passons révèlent les ressources agricoles de la contrée, et je trouve que les villages ne sont pas dépourvus d’intérêt au point de vue sociologique. Je n’ai jamais vu de bâtimens plus délabrés ni tant d’enfans jouant devant les portes des maisons ; celles-ci étant généralement en petit nombre, la population semble être sortie du sol, ainsi que poussent les champignons.

Nous rencontrons beaucoup de charrettes, de piétons, d’étranges équipages et d’étranges cavaliers, et enfin un mandarin voyageant en cérémonie. Le personnage est porté dans une litière tendue de soie verte brodée, tandis que tout son bagage, emballé dans des caisses de laque merveilleuse, va à des d’hommes. Sa suite et ses domestiques l’escortent en une longue file et tous les emblèmes de sa dignité, — étendards, lanternes chinoises, parasols et bannières couvertes d’inscriptions, — sont portés devant lui. Son Excellence est protégée par un détachement de soldats indigènes, drapés dans des manteaux cramoisis, un losange de velours avec une inscription chinoise cousu sur la poitrine et dans le dos. Il faut avouer que bien des détails de cette pompe sont très misérables : le dais de la litière est déchiré et passé, le velours des uniformes incrusté de boue, les bannières en loques, et pourtant l’ensemble du groupe offre un des spectacles les plus artistiques que j’aie jamais rencontrés. La manière asiatique d’exprimer le faste est certes très impressionnante. Un mandarin de second ordre, voire un fonctionnaire à peu près équivalent à un percepteur, a un cortège de suivans et de soldats qui comprend jusqu’à plusieurs douzaines d’hommes ; tandis que dans les pays occidentaux, notre plus grand appareil ne va qu’à avoir deux valets de pied debout derrière la voiture dans les grandes circonstances.

J’ai déjà déclaré que dans mon voyage de Moukden le retour n’avait rien à envier à l’aller, et pourtant, au moment où j’écris ces lignes dans mon confortable wagon, maintenant que tout cela est passé, il me semble que mon aventure doit être un rêve. Pour rendre mon histoire vraiment intéressante, il faudrait commencer par la fin, l’incident dramatique du trajet, quand nous faillîmes être enlevés ou massacrés par une bande de brigands. Mais, grâce à Dieu, à part la culbute du tarentass dans une rivière grossie, quelques Cosaques forcés de prendre pour la première fois un bain en grand uniforme, quelques bras foulés, quelques visages égratignés et un brancard brisé, il n’y eut aucun malheur sérieux. L’attaque eut vite fait de se changer en fuite et la tragédie tourna au comique, à la satisfaction de tous. Afin d’abréger le récit, je donnerai brièvement les faits.

Quand nous arrivons au premier village, les Cosaques expliquent que leurs chevaux ont très soif et qu’il faut faire halte. Ils descendent tous et se précipitent dans l’auberge du bord de la route, me laissant le soin des chevaux. Mais comme je ne vois trace ni de puits ni de seau, je ne puis être d’aucune aide. J’attends un bon moment ; quand mes amis reparaissent, il n’y a pas à s’y tromper : si les chevaux n’ont pas eu d’eau, eux ils ont bu. Bientôt nous atteignons un autre village et la même histoire recommence ; mais cette fois ils ne se donnent pas la peine d’inventer une excuse et ne parlent pas de leurs chevaux. Je n’ai peut-être pas besoin de dire qu’après chaque halte la conversation devient plus animée et les chevaux sont poussés plus furieusement. A la troisième étape, la situation devient inquiétante. La conversation fait place à des chœurs ; des refrains populaires sont chantés crescendo et fortissimo, tandis que le trot modéré des chevaux devient un petit galop. Mon état est désespéré. Je suis impuissant à détourner ces enfans de la nature d’une habitude nationale invétérée. D’ailleurs, ils se conduisent tous bien envers moi et me témoignent un respect absolu ; ils sont seulement très excités. Cela ne fait aucun doute. Ils poussent des cris et des clameurs et agitent leurs mouchoirs rouges tandis que nous poursuivons notre course.

Le dernier hameau passé, quand il n’y a plus aucun endroit pour se rafraîchir avant la station de Moukden, ils proposent un steeple-chase à travers champs jusqu’à la gare. Quelle distance nous couvrons ainsi, je l’ignore, car elle est franchie à une allure dont je n’ai jamais fait auparavant l’expérience. Sur ce terrain accidenté, la course amène des sensations différentes. A travers la prairie, c’est rapide et excitant et je partage tout à fait la joie de ces grands enfans ; à travers les terres labourées, s’il y a beaucoup d’agrément pour ceux qui sont à cheval, j’ai dans mon tarentass la sensation d’être passé au crible ; mais ce sont les champs de maïs qui me font le plus souffrir.

La course s’accélère. Chevaux et hommes perdent complètement la tête, tant qu’à la fin il n’est plus question de conduire du tout : les poneys prennent le mors aux dents et s’emballent. Nous volons par-dessus les fossés, nous abattons les haies de grands roseaux. Des chevaux trébuchent et les cavaliers culbutent dans la boue, tandis que les fusils et les sabres décrivent des cercles éclatans dans l’air. Finalement, à un fossé profond, une roue du char aux provisions se détache et le contenu est dispersé sur le sol. Enfin, à ma grande joie, j’aperçois au loin, comme un château en l’air, la misérable cabane qu’on appelle une gare et je me recouche au fond du tarentass avec un sentiment de délivrance. Il faut dire que mon siège de paille a été mis en pièces tout au début de cette course sauvage, en sorte que le seul moyen de ne pas fausser compagnie à mon tarentass est de me coucher au fond et de tenir les rebords.

Mais je suis réveillé par un choc formidable, un grincement plaintif de la voiture, les exclamations inintelligibles pour moi de mon cocher, le clapotis des chevaux dans l’eau, et soudain je me trouve moi-même submergé d’un flot glacé. Je me crois noyé et me dresse instinctivement dans mon tarentass, d’où je découvre que nous sommes au beau milieu d’une rivière débordée. Mes petits chevaux disparaissent à moitié ; quelques Cosaques sont encore en selle ; d’autres sont en train de barboter, de l’eau jusqu’à la poitrine, au milieu du courant ; et chacun est dans un grand état d’excitation, parlant et criant, mais tous joyeux : ceux-ci lavent le sang des égratignures qu’ils ont reçues ; ceux-là pêchent désespérément leurs affaires qui s’en vont à la dérive ; et les chevaux, avec un calme et une satisfaction suprêmes, savourent enfin la boisson qu’on leur a tant fait attendre.

Sans aucun doute, notre course n’était pas banale. Le steeple-chase en selle peut avoir ses charmes et ses dangers ; mais il ne peut être comparé au steeple-chase en tarentass, conduit par un détachement de Cosaques. Et pourtant je dois être reconnaissant à ces hardis compagnons, car leur folle ardeur et leur sauvage plaisanterie nous ont, en fait, sauvé la vie.

Comme nous étions précisément en pleine course, parmi le hennissement des chevaux, les cris des Cosaques, l’étincellement des armes, nous voyons une bande de gens, qui s’étaient tenus cachés dans une bordure d’arbres, s’enfuir vers les bois éloignés. Il est clair qu’ils nous croient à leur poursuite, et ils se sauvent en désordre. J’apprends plus tard que c’est une bande de ces Khounkhouzes, qui sont la terreur du pays depuis nombre d’années. Ils ont enlevé, il n’y a pas longtemps, le Directeur du chemin de fer de l’Est-Chinois, M. Wetzel, dont la triste aventure a été rapportée en détail dans les journaux. Il fut entraîné dans l’intérieur, soumis à des tortures atroces, et il faillit perdre la raison avant que sa rançon n’arrivât.

Si mes Cosaques n’avaient pas fait halte aux villages, bu tout le long de la route et finalement joué cette partie de steeple, mon voyage aurait fini d’une autre manière. Grâce à notre élan et à l’allure furieuse de notre approche, nous effrayâmes ceux qui allaient tomber sur nous. S’ils nous avaient vus trotter tranquillement le long de la grande route, ils nous auraient attaqués ; et je puis ainsi conclure, avec le proverbe bien connu, que « tout nuage a son pli d’argent. »


Cte VAY DE VAYA ET LUSKOD.

  1. Au moment où tous les yeux se tournent vers l’Extrême-Orient, nous avons cru qu’il pourrait y avoir quelque intérêt à détacher de nos Carnets de voyage, les notes que l’on va lire. Ce ne sont en effet que des notes, prises au jour le jour, sous l’impression prochaine des événemens et des lieux ; et nous serions presque tenté de nous en excuser auprès des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, si nous n’espérions d’ailleurs que c’est précisément ce qu’ils en apprécieront le plus : l’air même d’improvisation, et le caractère d’entière sincérité.