Œuvres de Albert Glatigny/À Ronsard

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 12-16).



À Ronsard.



Afin d’oublier cette prose
Dont notre siècle nous arrose,
Mon âme, courons au hasard


Dans le jardin où s’extasie
La vive et jeune poésie
De notre vieux maître Ronsard !

Père de la savante escrime
Qui préside au duel de la rime,
Salut ! Nous avons soif de vers ;
La Muse française engourdie
Se débat sous la maladie
Qui gangrène les pampres verts.

Tu fis passer la fraîche haleine
De ta blonde maîtresse Hélène
Dans tes Odes, comme un parfum,
Et tu jetas les pierreries
Qui constellaient tes rêveries
Avec faste, aux yeux de chacun !

Que t’importaient les bruits du monde ?
Que t’importait la terre immonde,
Chantre éternellement ravit
Pourvu que ta mignonne rose
Allât voir sa sœur fraîche éclose,
Ton désir était assouvi.

Comme tout est changé, vieux maître !
Le rimeur ne s’ose permettre
Le moindre virelai d’amour ;


La fantaisie a dû se taire ;
Le poète est utilitaire
De Molinchard à Visapour !

Il n’est plus de stances ailées,
Phébus marche, dans les allées
Des bois, en bonnet de coton,
Ainsi qu’un vieillard asthmatique !
Voici le règne fantastique
Du monstre roman-feuilleton.

On fait un drame au pas de course,
Dans l’intervalle de la Bourse,
Et le bourgeois qu’on porte au ciel,
Le bourgeois au nez écarlate,
Graisse la main à qui le flatte :
De l’argent, c’est l’essentiel !

Au lieu de l’extase féerique
Dont vibrait la corde lyrique,
On n’entend plus que de grands mots
Vides de sens et pleins d’enflure ;
Adieu la fine dentelure
Des vers étincelants d’émaux !

Pourvu que l’on rime en patrie,
En école, en idolâtrie,
Et que de l’avenir lointain


On viole le péristyle ;
Que, dans les dédales d’un style
Obscur, on trébuche incertain,

Tout est parfait ! Joseph Prudhomme
Approuve avec sa canne à pomme !
Pauvre Muse ! on t’a fait parler
De tout, ô triste apostasie !
Excepté de la poésie !
On t’a forcée à t’envoler !

Moi, que tout ce pathos ennuie
À l’égal de la froide pluie,
Je veux, rimeur aventureux,
Lire encor, Muse inviolée,
Quelque belle strophe étoilée
Au rhythme doux et savoureux

Un fier sonnet, rubis, topaze,
Ciselé de même qu’un vase
De Benvenuto Cellini ;
Des chansons que l’amour enivre,
Des refrains qui nous fassent vivre
Bien loin, bien loin dans l’infini !

Des vers où l’extase déborde,
Des vers où le caprice torde
Comme il veut les mètres divers ;


Des vers où le poète oublie
Tout, hormis la sainte folie :
Des vers, enfin, qui soient des vers l

Viens donc, Ronsard, maître, et me livre
Toutes les splendeurs de ton livre
Radieux comme un ostensoir ;
Dans tes bras je me réfugie,
Et veux, divine et noble orgie,
Être ivre de rimes ce soir !



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