À Ravenne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 925-940).
A RAVENNE


Journées de mai passé.

… La mer meurt doucement, sur des terres basses, au bord de la route, d’Ancône à Pesaro, de Pesaro à Rimini. La vie se fait rare ; des petits havres de pêcheurs, où quelques familles nettoient leurs filets sur la grève. Des hommes, plongés à mi-corps dans la vague vont rejeter ces filets au large. Devant eux, les voiles rouges brûlées par les soleils, se hissent le long des mâts, s’envolent dans l’éveil du matin. Les premières levées fuient déjà là-bas, au fond bleu de l’Adriatique, vers la Grèce qui les appelle sous l’horizon. La pensée fuit de conserve allègre aux jeunes lumières de l’aube, oublieuse des lourdes ancres engagées ailleurs ; et je continue de les suivre, les barques disparues, dans les profondeurs de la mémoire où se prolonge cette mer, sur ces eaux grecques où j’ai perdu tant d’anciens jours.

À Cesenatico, la ligne s’écarte de la plage. Les terres riveraines de l’Adriatique ne porteraient pas plus loin une voie ferrée. Au-delà, le limon charrié des vallées lombardes et romagnoles a gagné sur les flots une vaste maremme, jusqu’aux embouchures des grands fleuves, du Pô et de l’Adige. Francesca dépeint dans une belle et forte image ce sol aventuré parmi les eaux ; elle montre à Dante « sa terre natale assise sur la marine, là où le Pô descend avec ses tributaires pour trouver enfin la paix dans la mer[1]. »

La voie coupe des canaux, entre des rizières et de grasses moissons, à travers un pays plat, une sorte de Flandre verte, humide. Au loin, les hautes cimes de quelques plus parasols, échappés à la destruction de la Pineta, rappellent seules l’Italie. Le train s’arrête, on descend sur une place déserte. Roulée dans ce linceul de verdure, une petite ville aux tons rouilles, vide, silencieuse, émerge comme un objet antique et hors d’usage, avec l’air d’une vieille de l’autre temps qu’on oublia d’ensevelir. C’est Ravenne, la douce morte, la Byzance occidentale.

Ici vinrent expirer, s’anéantir et reposer enfin les plus grandes âmes que l’humanité ait connues, l’âme de Rome, l’âme de Dante ; ici elles ont trouvé la paix, comme le fleuve voisin dans la mer. Par un caprice inattendu de l’histoire, la vie civilisée s’est concentrée un instant sur ce point, avant sa longue éclipse en Europe. C’était au moment de la confusion barbare, du déchirement entre l’Occident et l’Orient, pendant la carence d’un pouvoir universel ; la Rome impériale agonisait, la Rome chrétienne élaborait lentement ses destinées futures. Les formes vaines de l’ancien empire se maintinrent dans ce dernier refuge ; Ravenne fut capitale de l’univers, la préfecture délaissée au bord du Tibre lui obéit. Les aigles se posèrent un jour sur ce rivage, comme de lourds oiseaux émigrans qui battent de l’aile et tournoient, avant de prendre leur vol par-dessus la mer. Ce qu’on voit ici, est-ce un débris latin ou un promontoire avancé de l’Orient ? On ne sait, on se demande de quel côté du golfe il faudrait situer historiquement cette ville hybride. Je l’appelais plus haut, on l’a appelée mille fois : la Byzance occidentale. Ce nom implique un choix arbitraire entre les deux mondes qui se mêlèrent dans le creuset. Tout y raconte des transformations d’élémens : l’art païen devenant chrétien, l’Auguste italiote devenant Grec, les rois barbares s’essayant au rôle de Césars, ébauchant le saint-empire de Charlemagne et de Barberousse. De quelque nom qu’on la nomme, Ravenne demeure aujourd’hui ce qu’elle était à cette heure indéfinissable ; on y revit le VIe siècle de notre ère.

Tout s’est retiré d’elle, la vie et la mer. L’Adriatique est à 10 kilomètres du faubourg que ses flots baignaient sous Justinien. L’histoire a quitté de même l’abandonnée. Les siècles ont monté sur elle avec ces terres d’apport étranger, où il faut chercher à deux mètres de profondeur l’ancien sol et les socles des colonnes. Enlisée par ce double travail de la nature et du temps, la ville des exarques s’est conservée presque intacte, pareille aux cités pharaoniques dans les boues du Nil. Gardienne de mausolées fameux, Ravenne est la tombe des tombes. Néanmoins, je ne comprends pas de quels yeux l’ont vue tous les voyageurs qui écrivent : Ravenne est lugubre, désolée… Ravenne n’est pas lugubre. C’est la douce morte. Il n’y a pas d’horreur autour d’elle, parce qu’il n’y a point lutte de la vie contre la dissolution normale ; parce qu’il n’y a presque rien de réel, dans ce fantôme d’un moment historique très lointain, et si étrange. Il n’y a que de la paix, avec un charme infini, sur ces cendres si peu troublées.

Dix-huit mille âmes, me dit-on, en comptant l’agglomération rurale. Sur le cailloutis des rues étroites, on entend pousser l’herbe. Entre dix heures du matin et cinq heures du soir, à peine si vous croisez quelques passans ; ils frôlent les murs roussis des églises, des cloîtres, des palais aux fenêtres aveuglées. Ces demeures seigneuriales, hautes et vastes comme les aimait l’Italie de la Renaissance, sont veuves d’habitans. Mais quelles ombres y reviennent ! Voici le palais de Guido da Polenta, où fut recueilli Dante ; le palais Guiccioli, où fut recueilli Byron. Un voile de poésie recouvre ce qu’il y a de farouche dans la mine de ces forteresses ; comme le grand pied de vigne vierge qui tapisse de haut en bas l’une d’entre elles, mettant à ce coin de rue un sourire de grâce sur la face pâle de Ravenne. Par les porches béans, le regard plonge dans les cours ; au fond, quelque triton de marbre s’ennuie sous les pariétaires, il ne pleure plus l’eau de sa fontaine. Chétives sont les autres maisons ; de pauvres boutiques sous les arcades du marché, — Les Ravennates doivent se fournir à Bologne pour tout ce qui n’est pas article de consommation populaire, — un port où trois ou quatre caboteurs dorment allèges sur le canal maritime, une station de deux fiacres, sans plus, créée l’autre semaine par un arrêté du syndic. Des capucins, des mendians, seuls maîtres de la rue durant les heures chaudes du jour ; ils s’attroupent comme un essaim de mouches dès qu’un pas retentit sur le pavé ; ils font un cortège imposant au promeneur, riant de bon cœur avec lui de leur nombre et de leur importunité ; on en voit des grappes pendues le matin aux grilles des quelques familles aisées, à la façon des cliens dans l’ancienne Rome ; quand la dame du logis sort, ils l’accompagnent processionnellement à l’église. Dès que l’on s’éloigne du marché et des deux cafés où se brasse la politique locale, solitude, silence, sensation d’être dans un lit de pierre où le torrent humain a coulé, et qui demeure à sec, avec de minces filets d’eau stagnante.

Pour retrouver la vie, une vie chimérique, à la vérité, mais d’une extraordinaire puissance d’illusion, il faut la rechercher aux siècles où elle s’arrêta dans Ravenne ; il faut entrer dans les basiliques, les baptistères, les mausolées. Là, sur les murs revêtus de mosaïques, se relève un peuple nombreux, avec ses princes, ses prêtres, avec les particularités de son existence. J’avais vu en Orient le peu qui reste du premier âge byzantin : des ruines, quelques figures échappées au crépi de chaux du Turc ; mais l’Orient, trop bouleversé, a mal gardé les souvenirs de cette époque, la plus mal connue, la plus radicalement effacée de l’histoire. À Ravenne seulement, on revoit au complet cette société de transition, encore maîtresse de la ville qui fut son berceau ; dans le vide et le silence ambians, elle tire l’esprit hors du présent, elle le reporte d’un saut brusque à l’heure qu’elle marque. Nulle part, sauf en Égypte, on ne ressent au même degré cette impression fantastique : la résurrection d’un morceau lointain d’humanité.

Chacun connaît au moins de nom les édifices fameux de Ravenne : San VItale, Sant’Apollinare Nuovo, et l’autre temple du même vocable, Sant’Apollinare in Classe. Ce dernier, perdu dans les champs à cinq kilomètres de la ville actuelle, était jadis l’église du port et du faubourg maritime de Classis. Le faubourg a disparu, la mer a fui ; la basilique, épave désemparée, est échouée dans une prairie au milieu des blés. Les restes de l’ancien hospice des pèlerins lui tiennent compagnie. Cet hospice reçut au moyen âge un hôte singulier, d’après l’inscription que je relève dans la nef sur une plaque commémorative. L’empereur Otton III, le plus romantique des Césars allemands avant ceux de notre temps, y vint de Rome pieds nus et y jeûna quarante jours sous le cilice. Attiré à Ravenne par son maître Gerbert, alors archevêque de la ville, et par les préférences de sa mère, la Grecque Théophanie, Otton y conçut peut-être, devant les représentations de la splendeur byzantine, il y caressa certainement son cher projet, la reconstitution de l’empire romain d’Occident avec les lois et les usages de la cour de Justinien. En lisant sur le marbre l’inscription où Otton raconte son voyage, il me semblait reconnaître, dans chacun de ces mots ardens et mystiques, le son d’une haute parole d’aujourd’hui, familière à nos oreilles.

Les deux Sant’Apollinare offrent les dispositions classiques de la première basilique chrétienne. À San Vitale, ébauche de la sainte Sophie de Constantinople, un type nouveau apparaît sous l’influence orientale ; partout la forme circulaire, coupole sur une rotonde, arcatures qui s’engendrent et se supportent. Entre la symétrie harmonieuse du rectangle païen et l’aspiration désespérée qui va tendre vers le ciel l’arceau et la flèche gothiques, Byzance intervient avec ses courbes trapues, avec le cercle où sa pensée maniaque et subtile tourne perpétuellement sur elle-même. L’âme antique se posait paisiblement à terre ; la nôtre fuyait à tire d’aile dans l’espace ; l’âme byzantine ne monte un instant que pour se recourber et s’enchevêtrer dans ses replis.

D’autres monumens des Ve et VIe siècles arrêtent le visiteur, à chaque pas qu’il fait dans Ravenne : les deux baptistères, celui des orthodoxes et celui des ariens, si bien conservés que l’on s’attend à voir les sectes ennemies sortir des portes pour en venir aux mains ; la chapelle archiépiscopale ; le mausolée de Galla Placidia, qui repose avec son frère Honorius et son époux Constance dans ce bijou funéraire ; les ténèbres y sont réchauffées et illuminées par le rayonnement de la mosaïque : sous cette voûte, le sombre azur constellé d’or reflète la douceur d’une vraie nuit d’Italie. Les architectes de Théodoric ont travaillé pour lui dans le même style. Le palais du grand roi goth montre encore quelques colonnes sur sa façade ; Charlemagne transporta les autres à Aix-la-Chapelle. Le tombeau de Théodoric se cache à quelque distance de la ville, dans un joli nid de verdure ; la lourde rotonde ressemble à une énorme carapace de tortue, tombée là sur le sol, à demi envasée dans le limon qui cède sous le poids de cette masse. La chapelle est vide ; l’inquisition se souvint au XVIe siècle du monarque arien et fit jeter aux quatre vents les cendres de l’hérétique. Un vieux gardien cultive des œillets et des roses devant le sépulcre profané ; nous lui demandons à voir la tombe du roi ; il nous reçoit avec cette phrase, dite d’un ton solennel et navré : Fu tomba, ma non è più tomba. C’est un bon révolutionnaire romagnol ; il enrage, comme si son trésor eût été volé d’hier, contre l’inquisiteur qui lui déroba, trois cents ans d’avance, un cadavre aussi illustre que fructueux.

Le Dôme moderne suffit à la population ravennate ; elle a déserté les basiliques, on y rencontre rarement quelque femme en prière. Pourquoi de nouveaux fidèles ? La foule des anciens est là au complet, incrustée dans la mosaïque ; elle se déroule partout, au cintre des voûtes, dans la corbeille des absides, sur les longues frises des nefs. Sous des noms de saintes et de confesseurs, chacune de ces figures est un portrait de l’époque ; les plus reculés en date gardent un indiscutable accent de vie. On voit ici comment ce bel art atteignit son apogée et commença de décliner, durant une période de cent ans, de 450 à 550 environ. Au début, la chaude harmonie des tons et la vérité individuelle des personnages ne laissent rien à désirer ; bientôt, la différenciation des visages apparaît moins prononcée, les corps se raidissent et s’ankylosent ; on sent approcher le temps où ils ne seront plus que des cadavres pétrifiés, reproduits pendant une longue suite de siècles, jusqu’aux transcriptions machinales que j’ai vu faire encore dans les monastères du Mont-Athos.

Les plus anciennes compositions nous montrent franchement des modèles antiques revêtus d’attributs chrétiens ; au tombeau de Galla Placidia, le Bon Pasteur gardant ses brebis a la tête classique de l’Apollon Musagète. Aux deux baptistères, où le sujet central représente l’immersion de Jésus dans le Jourdain, le dieu du fleuve assiste à la scène ; il faut bien nommer ainsi ce vieillard mythologique, avec son urne dans une main, son sceptre de roseaux dans l’autre. Peu à peu, le Christ vainqueur se débarrasse de cette gangue païenne. La semaine dernière, je regardais dans les catacombes de Rome les symboles timides sous lesquels le Dieu persécuté se dérobe aux yeux de l’orante : Jonas, Melchisédech, le sacrifice d’Abraham. Une pieuse habitude maintient dans les mosaïques de Ravenne ces figurations ; mais, au-dessus d’elles, le Dieu triomphant prend aux clés de voûte sa place d’honneur et la figure rituelle que l’Orient lui conservera. Cependant, le roi du ciel doit partager l’empire avec le roi de la terre, l’héritier du divin Auguste ; le personnage du Cosmocrator, trônant au milieu de ses cubiculaires, a presque autant d’importance que celui du Sauveur. La pensée de Constantin, l’équitable répartition de l’univers entre les deux divinités, inspire la main respectueuse du mosaïste.

Dans cet art qui n’a pas encore d’individualité bien acquise, tout parle d’élémens en fusion ; idée païenne, idée impériale, idée chrétienne ; beauté classique et goût barbare de l’Asie. Le dessinateur se ressouvient parfois de la Grèce, quand il trace un profil humain ; il recueille des motifs d’ornementation et des couleurs dans tout l’empire de son maître, de Pompéi à la Perse. La décoration qu’il met au fond de ses coupoles, avec ce fouillis d’arabesques d’or entre les paons bleus et les palmiers verts, ressemble déjà à un tapis de Chiraz plus qu’à une draperie classique ; follement somptueuse toujours, et admirable de coloris.

Nous avons deux portraits de Justinien, d’époques différentes ; l’un à San Vitale, l’autre dans une chapelle de Sant’Apollinare Nuovo. Le premier est d’un homme en pleine force, alerte, aux traits durs et accusés ; dans le second, le Basileus aux joues pesantes, au regard éteint, est devenu un vieux légiste, un bureaucrate avachi sur ses dossiers. On pense aux deux types si connus que nous ont laissés les peintres de Bonaparte, le maigre consul, l’empereur alourdi. Vis-à-vis de son époux, Théodora se dirige vers un temple, entourée de ses femmes ; les patriciennes portent leurs costumes de cour, des étoffes précieuses très variées de nuances, de tissu et d’ajustement. Les trois rois mages sont brodés sur un le de la tunique de Théodora. On les voit représentés partout, dans les mosaïques de Ravenne, en tête des processions acheminées avec des offrandes vers le trône de la Vierge. Les rois Gaspar et Balthazar, majestueux, bien drapés, munis de nobles barbes et de hauts diadèmes, ont la suffisance tranquille de personnages qui apportent l’or et l’encens, deux présens toujours bien reçus. Le roi Melchior imberbe, chétit sous son petit manteau vert, est de mine plus naïve et un peu déconfite ; comme il sied à un Arabe qui n’a trouvé dans son désert que ce maigre cadeau, la myrrhe, le parfum amer.

Ces tableaux nous rendent les usages et le mobilier de l’époque byzantine, dans les scènes bibliques figurées avec les accessoires de la réalité contemporaine. Nous pouvons étudier à Sant’Apollinare Nuovo un plan détaillé du palais impérial ; et, en lace, une vue du port de Classis ; des bateaux s’y balancent ; ils ne diffèrent ni par la coupe, ni par la mâture, des barques qui attendent à cette heure leur chargement de riz sur le canal Naviglio. Pour le mobilier, les indications des mosaïques se vérifient sur les reliques conservées dans les sacristies : chaires de marbre et d’ivoire sculpté où s’assirent les premiers évêques de Ravenne, croix d’argent émaillé que l’on portait devant eux. — On peut sonner l’office, dans la tour isolée qui servait de clocher ; les saints évêques Apollinaire et Maximien peuvent redescendre dans leurs basiliques et monter aux autels ; l’empereur est prêt ; rien ne manquera à la cérémonie. Le peuple est là pour remplir les nefs ; soit qu’il se précipite de ces frises où on le voit en effigie, soit qu’il ressorte de ces sarcophages rangés le long des murs, disséminés partout, dans les chapelles, au musée, à la Bibliothèque, et jusque sur la voie publique. Il y a autant de sarcophages que de maisons à Ravenne, tous du même type : le grand coffre byzantin, au toit de pierre massive, avec les premiers symboles chrétiens sculptés sur les quatre faces : la vigne, les brebis, les colombes buvant dans le calice. On lit sur le couvercle des inscriptions emphatiques ou touchantes ; celle-ci, par exemple, répétée en grec et en latin sur le tombeau de l’exarque Isaac : « Suzanne, la compagne de sa vie, privée désormais de l’époux, soupire fréquemment à la façon d’une chaste tourterelle. »

Quittons les basiliques ; je me suis promis d’être sobre sur l’archéologie. Ravenne a été mainte fois décrite et commentée dans les publications des savans, mon bref rappel n’apprendra rien aux gens instruits en cette matière. Je voudrais retenir et rendre ce que les savans n’ont pas toujours aperçu, l’âme de la douce morte ; ils l’ont étudiée comme un fossile, sans se laisser gagner au charme de la calme enchanteresse. Ah ! que les poètes l’ont mieux regardée, Dante, Byron, et les autres ; eux qui ne peuvent parler d’elle sans que le mot de douceur revienne à chaque instant dans leurs vers. Je voudrais fixer l’impression dominante qui demeure dans le regard, au sortir des basiliques. Il revoit passer ces interminables théories, comparées souvent aux Panathénées, de saintes, de vierges, de docteurs, de martyrs ; personnes réelles d’autrefois, cheminant à la file sous les palmiers d’où pendent les fruits mystiques. Les blanches saintes, surtout, uniformément drapées dans leurs tuniques de fin aux plis raides, portant leurs couronnes dans les mains tendues d’un même geste, marchant de côté, le col penché, regardant de face le visiteur avec ces grands yeux dilatés… Ces femmes blanches qui se meuvent du même rythme, ces yeux immobiles qui convergent de là-haut sur les nôtres, leurs prestiges créent une obsession que l’on ne peut plus dissiper. Elles me poursuivaient partout, dans la solitude des rues muettes, dans l’atmosphère moite et vaporeuse qui baigne l’horizon des plates campagnes. La perpétuité du même rêve s’établit d’autant mieux que rien ne la trouble à Ravenne. Pendant les quelques jours que j’y ai passés, un journal ne m’est pas tombé sous la main ; le monde turbulent, actuel, avait reculé très loin, son bruit n’arrivait plus ; rien ne détonnait sur le murmure affaibli de ce passé. Une fois seulement, à San Vitale, le sacristain, après qu’il eut débité son boniment sur Justinien et Théodora, crut être agréable en ajoutant : « Et Mme Sarah Bernhardt est venue ici, pour copier la robe ; mais je ne l’ai pas vue, malheureusement je ne la connaissais pas… » L’information « bien parisienne » de ce curieux de gloire rendit une fausse note sous ces voûtes ; comme si la grille du chœur eût grincé, en s’ouvrant, contre le marbre du bas-relief antique où un Neptune supporte le grand arc peuplé d’apôtres.

… L’autre soir, on m’a mené au théâtre de Ravenne. Une de ces jolies salles italiennes, claire, toute en loges du parterre au cintre. La troupe, nombreuse et fort convenable, donnait dans un décor de quatre sous I Pagliacci, l’opéra à la mode qui fait son tour d’Europe ; comme M. Mascagni, M. Léocavallo relève contre Wagner le drapeau de la musique nationale, simple, bonne enfant, tantôt bouffe et tantôt sentimentale. Le théâtre était plein, les loges garnies de femmes parées, les petites places bourrées de peuple ; un public appassionato, amusé, applaudissant à tout rompre. Théâtre, troupe et public, nous ne voyons pas mieux dans une de nos grandes villes, à Marseille ou à Bordeaux. Décidément, on ne changera pas cette race, amoureuse de plaisir et de musique ; elle peut se priver de tout dans un pauvre endroit, suspendre toutes les fonctions de la vie ; il lui faut sa joie favorite, elle se l’arrangera avec rien et en fera quelque chose. — Mais d’où sortait tout ce monde ? Quel miracle avait fait jaillir du désert ce flot bouillonnant ? La petite morte, que j’avais vue dans le jour dépeuplée, indigente, taciturne, comment avait-elle tiré de ses retraites tant d’élégances et d’êtres vivans ? Mystère. Hallucination peut-être, cette Ravenne réveillée, et si invraisemblable, qu’il ne l’était guère plus d’y substituer la hantise accoutumée. Le peuple des mosaïques descend le soir dans cette salle ; le cortège des femmes blanches s’est égrené dans ces loges. Elles reviennent là se remémorer les jeux du cirque ; elles applaudissent le mime de leurs mains tendues ; le plaisir ranime leurs prunelles immobiles, les fleurs d’offrande refleurissent à leur corsage. — Cependant, on me présente à des personnages qui semblent réels, M. le sénateur, M. le préfet, M. le syndic ; ils tiennent des propos contemporains, ils parlent de la sécheresse inquiétante, des affaires locales et des générales, ils raisonnent les intérêts des princes. — Illusion. C’est le logothète, les curopalates, les compagnes de Galla Placidia ; spectres échappés des sarcophages, larves attirées aux lueurs de la rampe pour jouir d’une fable, vaines et sensibles un instant, comme le son qui fuit du creux des violens. Nul autre moyen d’expliquer cette apparition ; puisque je n’ai pas retrouvé trace de ces êtres nocturnes, le lendemain, dans la ville aux maisons closes…

Elle ne distrait même pas l’attention, comme toutes les autres cités d’Italie, avec ces chefs-d’œuvre enfouis dans la moindre bourgade par plusieurs siècles de peinture. Le seul peintre de la région, Luca Longhi, a laissé dans les églises des redites banales sur les thèmes de la décadence. Quelques autres ouvriers du temps ennuyeux passèrent ici, le Guerchin, Daniel da Volterra ; des choses vues d’avance, partout. Je n’ai découvert au musée qu’un trésor, l’effigie tombale de Guidarello Guidarelli, guerrier ravennate. Je doute qu’après Donatello la première Renaissance ait rien produit de plus beau. L’homme de marbre est couché sur son suaire, le corps emprisonné dans la cuirasse et la cotte de mailles, la tête dans le heaume à la visière relevée. Il a trop combattu ; indicible est l’expression de lassitude dans le sommeil, sur cette face monacale autant que militaire ; elle dort, les paupières lourdes, la bouche entr’ouverte. La visière, les arcades des yeux et la puissante ossature des joues portent de tristes ombres sur les dépressions du visage. La tête penche de côté ; par un artifice naïf du sculpteur, le gorgerin obéit à la flexion du col, son fer se plisse avec la chair qu’il maintenait ; comme si le métal de la cuirasse, lui aussi, était las de son dur service. Sur la poitrine, les fortes mains de soldat étreignent la croix de l’épée ; la lame nue se glisse entre les jambes, serrée au corps, fidèle. Cette figure, admirable de naturel et d’austérité pensive, n’est ni connue ni reproduite, que je sache. Qui l’a faite ? On l’ignore. À peine soupçonne-t-on qui était ce Guidarello Guidarelli ; les chroniques ravennates signalent rapidement plusieurs partisans de cette famille, au XVe siècle.

Ce fut l’époque où Ravenne parut se ranimer ; la vie italienne, si farouche alors, lui mit au cœur quelques battemens violens. Ils sont attestés par des inscriptions qui racontent sur les murailles les anciennes mœurs. Je lis sur une plaque, au coin d’une rue : « Ici François de la Rovère, duc d’Urbin, férit mortellement, dans un accès de colère, le cardinal Alidosio. » François était général des troupes de Jules II, et Alidosio légat de ce pape. Au sommet de cette société, le sang impulsif de l’Italie agissait alors comme il agit encore chez les popolani, quand ils s’entr’égorgent au sortir de la taverne, pour un mot. Et l’Italie tenait en ce temps la première place dans la politique, dans les lettres, dans les arts. Mauvaise leçon de morale. Il faut prêcher quand même la tolérance et le respect de la légalité, mais convenir que ces vertus ne laissent pas de lustre. À la Bibliothèque, tandis que je regardais la précieuse copie d’Aristote qui est la gloire de cette collection, le bibliothécaire m’apporta le crâne d’Alidosio, échoué là ; il me fit remarquer la belle profondeur des deux entailles de l’épée dans la paroi de l’occiput ; et ses mains jouaient gaîment avec le crâne du cardinal assassiné, sur le vénérable manuscrit du sage grec. — De nos grandes batailles sous Ravenne, il reste peu d’indices. Dans la campagne, au bord du « merveilleux fossé » dont parle le Loyal serviteur, une colonne entre des cyprès désigne la place où tomba Gaston de Foix. Dans la ville, nul souvenir de notre passage. Si, un seul ; une signature française, très belle. En entrant au baptistère de San-Giovanni, je remarquai, sur la porte du monument de Justinien, une brève sentence gravée dans la pierre qui fait linteau : En espoir Dieu. Personne ne put m’expliquer l’origine de cette devise française, ni me dire par quelle singularité elle avait subsisté là. Mais le tour vieilli du langage et la forme des caractères ne permettent qu’une supposition : c’est la signature de quelque compagnon de Bayard, au temps où les nôtres furent maîtres de la ville. Il me plaît que nos exploits aient laissé cette trace unique sur le front de la morte : trois mots, entre les milliers d’inscriptions pompeuses qui couvrent en d’autres langues les pierres de Ravenne ; le cri de notre race, vibrant et chantant clair sur toutes ces ruines : En espoir Dieu.

Une seule ombre lutte ici de pair avec la grande ombre de l’empire romano-byzantin, un seul nom contre-pèse tant de noms illustres ; l’ombre et le nom d’un homme ; mais cet homme fut Dante. Le petit édifice où il repose, assez banal d’architecture et de décoration, s’élève à l’angle du cloître des Franciscains, près de la maison hospitalière de Guido da Polenta. Le poète qui se comparait, lui et son maître Virgile, à deux frères mineurs marchant l’un derrière l’autre sur le chemin, voulut être enseveli dans ce cloître, sous l’habit de saint François ; ce cœur si fier éprouva l’humble et ardent désir des religieux mendians : être foulé aux pieds dans sa couche par les frères survivans. Ses os furent trouvés par hasard dans une excavation, en 1865, l’année même du jubilé dantesque. On montre au musée la petite caisse de bois qui les contenait, avec cette mention du XVIe siècle : Ossa Dantis. J’ai parcouru un gros volume où sont racontées par le menu les tribulations de ces pauvres os. Pourchassés d’abord par la haine, ensuite par l’admiration, perdus, découverts, reperdus, retrouvés, déménagés sans pitié, il semble que le bien des morts, la paix, leur soit à jamais refusé, et qu’un décret unique les condamne à poursuivre éternellement les voyages souterrains entrepris lorsqu’ils vivaient. Florence, la marâtre, a vainement revendiqué la dépouille du fils qu’elle avait voulu brûler vif. Ravenne l’a gardée, elle a bien fait. Nul lit d’oubli n’est plus sûr et plus profond. C’est ici que le grand lutteur a enfin détendu ses ressorts ; poète, soldat, politique, diplomate, il les avait fatigués à toutes les peines. Lui qui les comparait si bien, ces ressorts de l’âme, à la cime des forêts, quand elle se relève par sa vertu propre après le passage des vents[2], il renonça, chez la douce morte, à les bander de nouveau ; il n’y trouva que la force de bien finir. Ici lui apparurent les visions sereines ; il composa dans Ravenne le Paradis, plein d’allusions aux particularités locales ; il y vécut parmi les bienheureux, avec sa Dame. Ici, dit-on, sa fille fut élevée dans un couvent de la ville ; la rue qui mène à cette maison s’appelle encore via Béatrice Alighieri.

Comme j’étais dans la chapelle du poète, une jeune femme y entra ; une personne de condition très modeste, à juger par l’apparence, étrangère à la ville où l’appelait quelque affaire, et qui en profitait pour accomplir ce pèlerinage. Elle m’interpella avec son rire sonore d’Italienne, mais en mettant dans ses paroles toute la conviction sérieuse que pouvait comporter sa nature : « Signor inglese, — Tout voyageur est un Anglais, — savez-vous où vous êtes ? Au centre de l’Italie ! » Je répondis, comme je le pensais, qu’elle se trompait, et que nous étions au centre de l’humanité. Car je crois bien qu’ici plane l’âme la plus forte et la plus tendre[3] qui ait jamais parlé un langage humain. Rien n’est touchant comme la dévotion de ce peuple pour cette mémoire ; rien n’est raisonnable comme l’instinct avec lequel il discerne, entre toutes ses gloires, la plus efficace pour la patrie. Son origine, son vrai lien national, la légitimité de ses droits à l’existence, il rapporte justement tout cela aux écrits de l’homme qui a créé l’idiome, l’esprit, l’idéal politique de la race. Les plus pauvres gens le sentent confusément, ils viennent à cet autel comme ils vont à celui de la Madone. Un registre de souscription pour le monument de Dante est ouvert sur une table ; il se couvre de petits noms, suivis de petites sommes, les oboles du cœur.

Car Ravenne est un peu honteuse du médiocre abri qu’elle offre à son grand mort. Elle voudrait y substituer un mausolée digne de lui. Tout récemment, en 1888, la ville lança un appel au monde entier, en commençant par les souverains. Un seul répondit aussitôt, le plus pauvre, le prince dépouillé : Léon XIII envoya 10,000 francs pour Dante. Les autres monarques ne répondirent pas. Cela se conçoit, ils ont des soucis plus pressans. Les particuliers ne répondirent pas davantage. Je suppose que l’idée n’a point été présentée d’une façon très pratique ; autrement l’indifférence du monde serait incompréhensible. Il y a des Anglais originaux et des Américains richissimes qui servent de tous leurs moyens des gloires bizarres. Il y a des financiers opulens qui se servent d’elles, au prix d’un sacrifice. Il y a des testateurs qui imaginent des legs importans pour les fondations les plus inattendues. Il y a des célibataires épris de littérature qui multiplient les prix aux Académies ; lesquelles, je le dis en cachette, sont quelquefois plus embarrassées qu’heureuses de certains dons mal affectés. Et il ne se trouverait point, parmi les affligés de richesse que Dante a consolés, des bienfaiteurs reconnaissans au suprême bienfaiteur des esprits ? Si ces lignes pouvaient passer sous les yeux d’un donateur perplexe, en quête d’un bon placement sur une gloire sûre, si elles avaient le bonheur de l’intéresser au vœu de Ravenne, je n’en aurais jamais écrit de moins inutiles. — Faute de mieux, je me suis demandé pourquoi la ville ne consacre pas à l’Alighieri le tombeau vide de Théodoric. Le monument est antique, illustre, imposant ; la paix et la poésie y tombent des massifs d’arbres environnans ; le parfum des œillets et des roses y monte du jardin qui en ouvre l’accès. Et s’il était permis d’inscrire sur la tombe de Dante d’autres vers que les siens, on pourrait graver au bas d’un pilier le vers que ces mêmes lieux suggéraient à Byron : « Les tombeaux héritent des tombeaux. »

Celui-là aussi vint s’abattre à Ravenne, au bout de son vol,


Pâle, et déjà tourné du côté de la Grèce.


Pendant les derniers temps de son séjour, nous disent les biographes, « Byron n’attendait plus rien de sa destinée… Tout en lui portait l’empreinte de la résignation de caractère, de ce muet découragement de l’homme qui finit par s’abandonner à son sort. » Il ne tenta plus de frivoles aventures ; il ne passa l’Adriatique que pour aller chercher en Morée une occasion et une raison de mourir, avec l’illusion d’être utile à de nobles idées. Il avait respiré cet air qui sollicite l’homme à se détacher du monde. Après une retraite dans ces limbes, où tout par le de la dissolution lente des plus fortes créations humaines, un Dante se persuade qu’il est bon de s’y coucher, pour s’endormir dans un bienheureux rêve ; un Byron ne s’accorde un sursis, il ne rentre une dernière fois dans la vie, que pour aller se sacrifier à quelque grande cause désespérée.

J’ai parcouru la campagne aux portes de Ravenne. Elle complète ce qu’on peut appeler l’atmosphère morale de la ville. Elle a peu de caractère ; on ne reconnaît plus l’Italie, avec ses paysages accidentés et individuels, avec la lumière nette qui les précise ; on ne sait pas où l’on est, sous quelle latitude. Un ciel souvent opaque, une terre grasse, aqueuse, qui produit et dévore, des marais tièdes, semblables à la Hollande et au delta du Nil ; partout des canaux où croupissent les herbes et les fleurs d’eau, des nymphées, comme ils disent, des bouquets d’iris et de nénufars jaunes. En terre ferme, quelques riches métairies bien cultivées. Je visite une grande exploitation ; on y a installé un atelier de dentelles pour les petites filles. Ces enfans brodent leur point de Venise en chantant de concert le refrain traînant d’une chanson romagnole. Savent-elles l’origine de leur travail délicat ? Une Vénitienne avait reçu de son amant, matelot qui partait sur la mer, une algue marine qu’elle devait garder en souvenir de lui. Le navigateur ne revenait pas, la frêle plante séchait et s’émiettait ; pour en conserver au moins quelques vestiges, la Vénitienne imagina de fixer sur une étoffe les fibrilles de l’algue avec le fil de son aiguille. Son cœur avait inventé la dentelle.

La couronne forestière dont Ravenne s’enorgueillissait, la célèbre Pineta, s’étendait naguère encore de la ville à la mer, couvrant de ses masses sombres dix lieues de côtes. Là aussi une grandeur historique s’évanouit : la forêt s’est dépeuplée comme la cité. Les vieux plus parasols ont succombé à quelques hivers trop durs. Il en reste de beaux rideaux déchirés, çà et là, sur les dunes ; des fûts isolés se dressent à l’horizon, pareils aux colonnes épargnées dans la ruine d’un temple antique. Un sous-bois d’essences plus humbles a grandi à l’ombre des géans disparus. Pendant ces journées de mai, le hallier de chênes-verts et d’arbustes épineux n’est qu’une immense corbeille de fleurs : aubépines, églantines, romarins, chèvrefeuilles emmêlés aux branches ; genêts d’or rampant sur le sable, orchidées tapies dans l’herbe, nymphées flottans sur les mares obcures où les sources s’égouttent dans les fraîches retraites du fourré. L’odeur d’Italie, ce fort parfum des buis en sève qui domine tous les autres, se mêle aux senteurs marines et aux salubres effluves des pins. L’enchantement de la Pineta ravagée suffit encore à justifier le choix de Dante ; c’est là qu’il a placé l’entrée du Paradis terrestre ; c’est elle qu’il dépeint, (d’antique, la divine forêt épaisse et vivante, où le sol embaumait de toute part, où l’air doux, sans changement, touchait le front comme les coups légers d’un vent suave… Les oiseaux pleins de joie recevaient entre les feuilles les premiers souffles du jour, qui faisaient la basse de leurs chansons ; tel ce murmure court de branche en branche dans la Pineta, sur le rivage de Chiassi, quand Éole lâche au dehors le siroco. » C’est le lieu que le poète assigne à sa première rencontre avec Béatrice ; la Dame marchait sur l’autre bord d’un de ces longs fossés qui coupent en droite ligne la futaie, « où l’eau coule sombre, sombre, sous l’ombrage perpétuel[4]. »

Quand le promeneur perdu dans ce labyrinthe regagne la lisière et s’élève sur les dunes d’où l’on découvre l’horizon, un spectacle magique l’y enchaîne. Entre les arcades des grands pins, immobiles et noires sur l’étendue lumineuse qu’elles encadrent, une plaine indéfinissable, steppe, tourbière, marécage, déroule sa nappe vide jusqu’aux lignes incertaines de la mer ; nul accident, nul mouvement sur ce désert, sauf une apparition fantastique : de larges voiles, aux tons vifs d’orange et de safran, se déplacent lentement à ras de terre, sans que l’on aperçoive les barques qui les portent dans les tranchées des canaux ; mirage de plus, entre ceux que le rayonnement d’un air brûlant fait trembler sur les plans lointains de cette solitude.

Elle n’est habitée que par des mirages, la forêt où l’on peut errer des jours entiers sans rencontrer un être vivant ; elle appartient aux créatures chimériques des poètes. Complices de cette nature favorable aux illusions, ils se sont emparés d’un lieu réservé aux seuls personnages de rêve. On ne s’étonnerait guère de rencontrer dans la Pineta la compagnie que Boccace y assemble, durant la cinquième journée du Décaméron, autour de Messer Nastagio degli Onesti ; ce jeune homme avait amené ici sa hautaine maîtresse et d’autres inhumaines, pour leur faire voir la chasse de la dame trop cruelle. Un cavalier désespéré par cette dame s’était tué pour elle ; en punition de l’inhumanité qui avait causé un si grand péché, la coupable était condamnée à fuir éternellement dans la forêt devant son amant, qui la chassait comme une bête fauve, avec une meute de chiens. Chaque vendredi, le chasseur atteignait sa proie dans le même lieu, les chiens enfonçaient leurs crocs dans les chairs de la victime et la déchiraient en lambeaux ; elle ressuscitait ensuite pour fuir à nouveau devant son persécuteur, nue, pantelante, telle que Nastagio l’avait rencontrée, un jour qu’il songeait tristement dans le bois. Aussi s’empressa-t-il de convier toutes ses connaissances au spectacle de cette torture instructive ; elle inspira une terreur salutaire aux dames de Ravenne, et, par la suite, à toutes les lectrices de Boccace qui manquaient de condescendance, défaut dont on avait d’ailleurs rarement à se plaindre en ce temps-là.

Byron est le dernier qui ait suscité des fantômes sous ces arbres, durant les longues chevauchées où il se plaisait dans la Pineta. Il y a trouvé quelques-uns de ses accens les plus émus ; les vers, entre autres, où il dépeint la beauté des soirs de Ravenne, telle qu’il put l’admirer souvent ; telle qu’elle m’apparut aux dernières heures de mon séjour, à la place où le Naviglio côtoie la forêt. Sur la gauche, l’orbe rouge du soleil tombait dans les crêtes des pins ; à droite, la lune s’allumait, errante sur ce plateau de terres désertes où toute la paix de l’univers semble s’être doucement posée. Devant, à la perte de la route, on devinait le voisinage de la mer, invisible, endormie ; l’air immobile, saturé de clarté, tardait à s’obscurcir ; le silence des choses descendait jusqu’au fond de l’âme. Durant l’instant de lumière blanche et froide où il fait encore jour, où rien ne fait plus d’ombre, la douce morte se profilait là-bas, sur la campagne, comme un Campo-Santo très ancien ; avec le poids de sommeil amoncelé sur elle par les siècles, avec son peuple de spectres, les femmes blanches, libres à cette heure dans l’espace, plus présentes sur ce paysage, plus obsédantes que jamais. Tout était conforme à la peinture du poète, elle me revenait à la mémoire :


Heure si douce du soir ! Dans la solitude des forêts, sur le rivage silencieux qui borne le bois mémorable de Ravenne, dont les racines s’entre-croisent où jadis flottaient les ondes de l’Adriatique, jusqu’à la dernière forteresse de César ; forêt verdoyante que les contes de Boccace et les vers de Dryden rendaient pour moi un séjour consacré ; combien j’aimais et le crépuscule et tes ombrages !.. Ave Maria, bénie soit cette heure charmante, bénis soient le temps, le climat, les lieux chéris où j’ai si souvent senti l’influence de ce moment se répandre sur la terre avec tant de charme et de douceur ! Ave Maria, c’est l’heure de la prière. Ave Maria, c’est l’heure de l’amour[5].


Quelques tours de roue de la locomotive, et la douce morte, ses forêts, ses basiliques, ses femmes blanches, tout s’efface derrière un voile de verdure. Les reliefs arrêtés des montagnes d’Imola rappellent aux réalités. Évanouissement soudain d’une improbable vision ! D’ordinaire, si lointaine que soit la ville où le hasard nous a poussés, fût-ce aux confins de l’Asie ou de l’Afrique, le voyageur se dit, avec cet instinct humain qui lutte contre l’irrévocable : j’y reviendrai peut-être. — Au sortir de Ravenne, ces mots paraîtraient insensés. On ne la quitte pas, elle vous quitte ; c’est elle qui s’enfuit dans son passé ; la vision légère n’aurait pas le pouvoir de se renouveler. Pour réagir contre ce doute du réel, contre ce sentiment d’évanescence et de fluidité qu’elle insinue dans l’esprit, il faut emporter dans le dernier regard la seule pierre qui parle de vie parmi ces tombeaux : la pierre française du baptistère, avec sa devise de réconfort : En espoir Dieu !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Siede la terra, dove nata fui,
    Su la marina dove ‘l Po discende
    Per aver pace co’ seguaci sui. (Inferno, V.)


  2. <poem>Come la fronda, che flette la cima
    Nel transite del vento, e poi si leva
    Per la propria virtù che la sublima… (Paradiso, XXVI.)
  3. … Io un son un che quando
    Amore spira, noto ; ed a quel modo
    Ch’ei detta dentro, vo significando. (Purgatorio, XXIV.)

  4. Voir toute la première partie du chant XXVIII, Purgatorio :

    Vago già di cercar dentro et dintorno
    La divina foresta spessa e viva…
    ………….
    Tal, qual di ramo in ramo si raccoglie
    Per la Pineta in sul lito di Chiassi,
    Quand’Eôlo Scirocco fuor discioglie.

  5. Don Juan, ch. III.