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À Molière : poésie
Librairie des Bibliophiles (p. 3-11).


LUCIEN PATÉ
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À MOLIÈRE

POÉSIE
DITE À LA COMÉDIE FRANÇAISE PAR M. COQUELIN
LE 15 JANVIER 1876
Pour le 254e anniversaire de la naissance de Molière



PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES

Rue Saint-Honoré, 338

M DCCC LXXVI




À MOLIÈRE


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Lorsque Louis Quatorze, apprêtant pour l’histoire
Les magiques splendeurs dont l’éclat nous surprend,
Parmi les demi-dieux qui couronnaient sa gloire,
Demandait, ébloui : « Quel est donc le plus grand ?

— Sire, lui dit Boileau, le plus grand c’est Molière ! »
Il ne souriait point, et le roi s’étonna.
La Comédie ainsi marcherait la première ?
Tartuffe avant Joad, Alceste avant Cinna ?

Quoi ! l’on mettrait Corneille au-dessous d’un autre homme ?
Cet homme alors serait au-dessus de l’humain !
Les poëtes de Grèce et les héros de Rome
Ne seraient plus de taille à lui donner la main !


Quoi ! Descartes vaincu ? Bossuet, Pascal même ?
Quel miracle est-ce là qui confond nos esprits ?
Lui premier, l’histrion ? C’était presque un blasphème.
Le poëte se trompe… ou le roi s’est mépris.

Il ne se trompait point, pour grands que soient les autres :
Molière est le plus grand, même par ses douleurs,
Lui qui fit de ses maux un baume pour les nôtres,
Et dans son rire ouvert nous cacha tant de pleurs !

Il riait : oui, sans doute, il n’a point pris la lyre
Pour chanter ses amours payés de trahison ;
Son cœur dans ses secrets n’a point permis de lire,
Trop fier pour étaler les deuils de sa raison.

Oui, sans doute, il n’a point, dans un rhythme plus grave,
Fait ployer les tyrans sous le poids du pouvoir,
Ni placé le pardon dans la bouche d’Octave,
Ni montré Phèdre en proie aux rigueurs du devoir


Il n’a point fait passer la terreur dans nos veines,
Ni battre de pitié notre cœur attendri ;
Il n’a point sur nos maux poussé de plaintes vaines,
Et, plus il les vit grands, plus sans doute il a ri !

Mais vous ne savez pas ce que coûtait ce rire
À qui connaissait l’homme ainsi qu’il l’a connu !
Quelle souffrance mettre au rang de son martyre,
À lui devant qui l’âme apparaissait à nu ?

Il faut aller chercher ou Dante ou Michel-Ange
Pour voir des fronts pareils de ténèbres voilés :
N’est-ce pas effrayant que ce rieur étrange
Marche dans le chemin des grands inconsolés ?

Ah ! c’est que, s’il n’a pas du noir séjour des ombres,
Avec Dante, exploré les cercles douloureux,
Il a vu dans nos cœurs des replis aussi sombres :
Mais, s’il nous vit méchants, il nous vit malheureux.


Plein de compassion pour la faiblesse humaine,
Il ne mêlait nul fiel à ses propos railleurs :
Ce n’était pas sur nous qu’il dirigeait sa haine,
Il combattait le mal et nous rêvait meilleurs.

Oh ! comme il nous rêvait, demandez à Valère,
À ces jeunes amants loyaux et généreux ;
Interrogez Alceste, et sa sainte colère
Tombera sur-le-champ, s’il peut faire un heureux !

Il ne savait qu’aimer ; c’est le mot de son âme,
C’est la clef des tourments dont son cœur fut meurtri.
Il eut la cicatrice et n’eut pas le dictame ;
Le pain qu’il nous servait de pleurs était pétri.

Triste, les yeux baissés sur la foule qui rampe,
Silencieux et doux, il suivait tout ce bruit ;
Il amassait, le jour, du rire pour la rampe,
Et puis, la rampe éteinte, il tombait dans la nuit.


Alors il nous voyait tels, hélas ! que nous sommes :
Les faibles opprimés, les méchants impunis,
Tartuffe haut placé dans l’estime des hommes,
Et les cœurs séparés qu’il nous montrait unis.

Les Don Juans debout sous des cieux sans tonnerre,
Célimène à son char attelant dix amants,
Et, non moins que Philinte, Alceste débonnaire
Reprenant à ses pieds sa chaîne et ses tourments ;

Les Trissotins jaloux insultant au génie,
Et les flatteurs du vice écrasant la vertu…
Alors, quittant son lit hanté par l’insomnie,
Il allait voir Corneille et lui disait : « Viens-tu ?

« Oh ! viens, mon vieux Corneille, exilons-nous du monde !
Dis-moi, comment fais-tu pour rester parmi nous ?
Viens aux champs, viens aux bois, goûter la paix profonde :
L’amère solitude est le bien le plus doux !


« Comment peux-tu garder une âme si vaillante
Dans les rigueurs de l’âge et dans ta pauvreté ?
Jeune, je sens déjà la mienne défaillante
À l’aspect des laideurs que masque la beauté !

« Où donc as-tu trouvé des vieillards comme Horace,
Et ce parler plus fier que la langue des dieux ?
Fais-moi vivre au milieu des héros de ta race,
(Car, s’ils n’étaient tes fils, ils seraient tes aïeux !)

« Fais-moi donc rencontrer ton Cid et ta Chimène,
Et d’un si tendre hymen admirer le flambeau !
Quels cieux t’ont départi ta grandeur plus qu’humaine ?
De quel pays viens-tu, que l’homme y soit si beau ?

— Les hommes que j’ai vus ne vivent qu’en moi-même,
Répondait le vieillard, frileux dans son pourpoint ;
De les chercher ailleurs ton erreur est extrême :
Trouve-les dans ton âme, ou ne les cherche point.


« Tu voudrais fuir, dis-tu ? Non, la fuite est mauvaise.
Soldat du grand combat, sache en sortir vainqueur !
Le vice, à ton départ, triompherait à l’aise :
Reste, et mets haut ta joie, en portant haut ton cœur !

« Tu me parles d’aïeux, en vantant ma lignée :
Mais qui pourrait, à toi, se nommer ton aïeul ?
Tiens donc à tes destins ton âme résignée :
C’est quand on est trop grand, Molière, qu’on est seul !

« Tu ris, moi je me tais, et l’ombre m’enveloppe ;
Mais j’irai jusqu’au bout à mon œuvre attaché.
Va, si j’ai fait le Cid, tu fis le Misanthrope :
Allons causer ensemble, et nous ferons Psyché. »



3880. — Imp. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338