À Messieurs les électeurs de la division de Rougemont/Texte entier



À MESSIEURS LES ÉLECTEURS


DE LA


DIVISION DE ROUGEMONT.


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À MESSIEURS LES ÉLECTEURS


DE LA


DIVISION DE ROUGEMENT.


MESSIEURS,

I.


Après les graves événements qui viennent de se passer au sein de la Législature, il est de mon devoir d’aller en personne dans les diverses paroisses de la division de Rougemont pour vous donner certaines informations qu’un grand nombre d’entre vous ne pourraient pas obtenir autrement, et aussi pour vous rendre compte de ma conduite comme votre mandataire.

Néanmoins, comme je ne puis faire ces visites dans les paroisses que le dimanche, et qu’il me faudra un temps assez long pour faire le tour de la division, j’ai cru devoir vous donner de suite quelques détails plus importants au moyen d’une lettre que vous aurez tous lue quand j’aurai l’avantage de vous rencontrer.

Je serai sans doute forcé de répéter bien des choses qui ont été dites par d’autres, mais j’écris ceci principalement pour ceux qui ne voient pas habituellement les journaux, qui ne sont pas suffisamment au fait de la situation politique actuelle, et qui ont besoin d’explications claires et détaillées.

La session qui vient de finir, Messieurs, m’avait paru commencer sous d’assez favorables auspices. Le remaniement ministériel de l’automne dernier avait fait monter au pouvoir un homme sur lequel le pays comptait tant comme réformateur zélé que comme libéral sincère, ayant la volonté de faire le bien et la capacité de le réaliser. Cet homme arrivait au pouvoir avec une réputation politique intacte, une grande influence personnelle, et conséquemment de puissants moyens d’action. Nous attendions beaucoup de lui, et j’avoue que, sans me faire illusion sur la force individuelle de cet homme, j’avais confiance en lui ; je lui croyais le désir de commencer sérieusement l’œuvre des réformes ; je lui attribuais des principes sérieux en fait de libéralisme, je lui supposais une grande énergie de caractère qui le mettrait à la hauteur des difficultés que je prévoyais devoir entraver sa volonté ; je l’ai loué d’avoir accepté un portefeuille, et j’ai contribué à le faire élire unanimement, et à décourager toute velléité d’opposition à son égard.

Je n’avais pas même pensé, quand nous élisions l’Hon. M. Sicotte, car vous avez tous compris que c’est de lui que je parle, quand nous élisions, dis-je, l’Hon. M. Sicotte sans opposition, à lui demander certaines explications sur quelques unes des principales questions politiques. La confiance des électeurs du Comté de St. Hyacinthe en lui était si entière que j’aurais cru faire injure et à eux et à lui si j’avais entretenu le moindre doute sur ces principes ou ses intentions.

Permettez-moi, maintenant, Messieurs, de vous demander où nous en sommes de cette concentration d’espérances, en quelque sorte, sur un homme qui n’en a réalisé aucune. Qu’a-t-il fait de ce que nous attendions de lui avec justice ? Il a quelque fois parlé en homme libéral, mais il a invariablement agi en sens inverse, et quand nous avions la bonhomie d’espérer qu’il influencerait le ministère vers le bien, nous devons avouer aujourd’hui que bien profonde était notre erreur puisqu’il s’est à peu près constamment laissé dominer dans le sens du mal.

Les injustices flagrantes, les criantes iniquités, les hontes de la session sont là pour le prouver.


II.


Ça été, Messieurs, un navrant spectacle, pour les hommes de cœur, que de voir une majorité de la Chambre sanctionner sans pudeur les prodigieux scandales des dernières élections.

Le ministère avait proposé et fait élire comme Orateur de l’Assemblée un homme pour qui la raison, la vérité, les principes de justice et de droit sont lettre morte.

Cet homme a, de l’aveu des ministériels eux-mêmes, dégradé dans l’estime publique le poste élevé qu’il occupait, par la partialité révoltante avec laquelle il a invariablement agi, et parce que sa position d’orateur ne l’a pas empêché d’être moins scrupuleux que jamais en tant que partisan politique.

Son premier acte comme Orateur, chose sans exemple dans le pays, a été blâmé, repoussé, honni, par une majorité qui certes n’a pas prouvé qu’elle eût beaucoup de scrupules. La Chambre lui a de suite jeté à la face sa nomination d’un comité d’élection dans lequel se trouvaient deux ou trois des hommes les plus flétris de la législature. Le second comité n’a été de fait qu’une satire à l’adresse de la Chambre.

Aussi que n’a-t-on pas vu.

Sur vingt-deux ou vingt-trois contestations d’élection sérieuses, une seule a été jugée comme elle devait l’être, celle relative à l’élection de Lotbinière, et encore, le Procureur-général du Bas-Canada, s’est-il, au milieu de l’étonnement universel, constitué le défenseur actif d’O’Farrell. Par toutes les questions qu’il a posées aux témoins, il a créé l’impression chez ceux qui comprennent ce que parler veut dire, qu’il désirait presqu’à tout prix, lui conserver son siège ; et c’était en vérité une étrange anomalie que cette protection accordée à un homme indigne par l’officier même qui est chargé et qui a prêté serment de punir les outrages faits à la majesté de la loi.

Il est vrai que plus tard, le Procureur-Général a lui-même fait la motion d’expulsion d’O’Farrell, — mais c’est quand les propres témoins de ce dernier ont prouvé qu’il y avait eu tentative d’empoisonnement pratiquée sur un officier-rapporteur et incitation au vol des livres de poll dans les bureaux publics même, qu’il s’est enfin décidé d’agir. Et puis qu’a-t-il fait en fin de compte ? Était-ce seulement une expulsion que la morale publique exigeait ? Non certes, c’était au moins une poursuite criminelle qui était plus que motivée par des actes de brigandage sans exemple. Mais là comme ailleurs, le Procureur-général a prouvé que son cœur ne lui disait quelque chose, que sa conscience ne troublait sa quiétude que quand il fallait protéger les violateurs de l’ordre et de la loi, mais qu’ils restaient muets quand il était besoin de les punir.

Et puis, pour essayer jusqu’au bout de sauver les apparences, le Procureur-Général a introduit un projet de loi pour défranchiser les paroisses qui avaient commis ou laissé commettre ces brigandages ; mais ce projet est resté lettre-morte, et la majorité s’est contentée de cette menace qui reste à jamais un pur acte d’hypocrisie, puisqu’on n’avait pas l’intention de la réaliser.

Passons maintenant à l’élection de Québec. Quinze mille votes frauduleux sur les livres de poll ! des violences et des corruptions sans exemple, un ministre qui occupe son siège en Chambre, au même titre que l’usurpateur de la propriété d’autrui ! ces faits sont connus, admis comme scandaleux par ceux-là même qui en défendent les auteurs ! Au défi de la moralité publique, on accorde aux membres siégeants la plus illégitime protection, on leur laisse la latitude la plus exagérée, pendant que l’on oppose toutes les entraves imaginables à ceux dont le droit est impudemment violé. Le collège électoral de Québec méritait-il donc moins de sympathie que trois hommes élus au moyen de fraudes gigantesques ?

Même absence de moralité, même déni de justice, même mépris de toute règle de bienséance relativement à l’élection de Russell ; avec ce surcroit de scandale que dans la séance même ou la majorité de la Chambre déclare qu’elle maintient le député Fellowes dans la possession de son siège, avec sa prétendue majorité de quatorze voix ; elle déclare en même temps par une résolution unanimement adoptée, que plus de trois cents votes frauduleux ont été enregistrés en sa faveur ! Il était donc en minorité !! La majorité de la chambre a donc, de fait, dit aux électeurs de Russell : « Vous n’avez pas voulu élire M. Fellowes, eh bien, nous jugeons à propos de l’élire nous ! »

Lord Sydenham lui-même, jusqu’à ce jour le type de l’immoralité politique en Canada, se trouve relégué sur le second plan par cette décision inouïe. Jamais pareil acte d’impudeur n’avait encore étonné les honnêtes gens en ce pays !

Maintenant, que les électeurs de St. Hyacinthe particulièrement me permettent de leur rappeler qu’un des points sur lesquels l’Hon. M. Sicotte insistait davantage, l’automne dernier, dans ses allocutions électorales, c’était la nécessité de moraliser les hommes publics du pays !!

Quelle magnifique école de morale publique et privée que cette Chambre d’Assemblée qui déclare compétent à siéger dans son sein un député qu’elle affirme officiellement ne devoir son siège qu’à une minorité des électeurs !

Comme l’Hon. M. Sicotte, qui a laissé protéger O’Farrell par son confrère le Procureur-Général, qui a lui même protégé les députés de Québec, qui a lui même défendu et excusé le député Fellowes, doit s’applaudir des moyens nouveaux et inusités de moralisation des hommes publics qu’il a cru devoir adopter !

Et le député actuel d’Ottawa que l’on a récompensé pour avoir adroitement évité la signification de la contestation ! Et son infortuné adversaire que l’on a puni, pour n’avoir pas su découvrir où M. Scott s’était allé cacher, et auquel on a fait payer les frais de la contestation quoiqu’il eût prouvé qu’il avait la majorité légale des voix !

Quelle amère dérision l’Hon. M. Sicotte nous faisait-il donc subir quand il se donnait indirectement la mission de moraliser nos hommes publics ! Jamais l’immoralité politique n’a porté haut la tête comme pendant la dernière session, et cela sous la scrupuleuse égide des moralisateurs !!

III.


J’appellerai maintenant votre attention, Messieur, sur la position que la Chambre a cru devoir prendre sur la question de la double majorité.

Qu’est-ce, d’abord, que la double majorité !

Vous savez, Messieurs, qu’il y a, dans la Chambre, deux sections principales. Les membres du Haut-Canada, au nombre de 65, forment l’une de ces sections, ceux du Bas-Canada, en nombre égal, forment l’autre.

Les questions que la Chambre étudie et discute sont de deux espèces différentes. Ou elles sont, générales et affectent également les deux sections de la Province, ou elles sont locales et n’affectent qu’une seule section.

Quand les questions sont générales et intéressent à peu près au même degré le Haut et le Bas-Canada, il est non-seulement juste, mais de nécessité absolue que la simple majorité de la Chambre, c’est-à-dire la majorité de tous les membres, sans acception de province, décide de ces questions.

Quand au contraire, une question quelconque n’intéresse directement qu’une seule des deux provinces, il est juste, et on a toujours suivi la pratique d’agir dans le sens de l’opinion de la majorité des membres représentant la Province qui se trouve directement intéressée dans la question débattue ; c’est-à-dire que le ministère, s’il propose une mesure qui ne concerne que le Bas-Canada, ne doit la faire passer qu’au moyen d’une majorité Bas-Canadienne. La même chose pour le Haut-Canada. Voilà le système auquel on applique l’expression, double majorité mais ce mot est inexact et n’exprime pas le vrai état de la question. C’est majorité locale que l’on aurait du dire, et tout le monde eût compris de suite.

Le principe à poser, serait donc celui-ci. — « Une mesure strictement locale, en tant que le Haut et le Bas Canada sont concernés comme unités distinctes, ne doit-être passée dans les Chambres que par une majorité locale. »

Il n’est évidemment pas juste, quand une mesure quelconque ne concernent que le Bas-Canada, et est conséquemment mieux comprise, en règle générale, par les députés du Bas-Canada que par ceux du Haut, que ceux-ci décident cette question à l’encontre de l’opinion de ceux-là.

Changez les rôles maintenant, et ce qui est injuste ici l’est nécessairement là-bas.

Eh bien, l’administration n’en a pas moins profité de ce qu’elle avait une forte majorité bas-canadienne, pour faire passer malgré l’opposition d’une majorité Haut-Canadienne, des lois que cette dernière majorité repoussait. Quatre ou cinq lois strictement locales, auxquelles la majorité des membres du Haut-Canada s’opposait, ont été imposées au Haut-Canada, par une minorité Haut-Canadienne alliée à la majorité Bas-Canadienne.

Que l’on dise ce que l’on voudra, il n’y a ni justice, ni sagesse dans cette politique ; car il n’est certainement ni juste ni sage, de la part des libéraux du Bas-Canada, d’imposer à la majorité libérale Haut-Canadienne les idées de la minorité tory Haut-Canadienne ; et c’est précisément là ce qu’on a fait.

Et voilà ce qui me paraît être l’argument le plus fort contre les coalitions de partis hostiles. Elle ne peuvent produire que des conséquences immorales.

Il y a quatre ans, le parti libéral Bas-Canadien s’est allié au parti tory Haut-Canadien. L’Hon. M. Morin donna le baiser de paix à Sir Allan McNab. Il y avait pacte d’alliance entre l’archange Michel et Béelzébut. Cette alliance était contre nature. Le parti tory Haut-Canadien ne s’alliait évidemment au parti libéral Bas-Canadien que pour annihiler, si la chose était possible, le parti libéral Haut-Canadien.

Quels avantages les libéraux du Bas-Canada pouvaient retirer de cette combinaison avec leurs ennemis invétérés contre leurs alliés naturels, personne ne s’est donné la peine de le dire alors ; mais les ambitieux y trouvèrent leur compte, et le devoir, et la logique, et le bon sens cédèrent le pas à l’égoïsme. Quelles ont été les conséquences de ce que ceux-là même qui y ont pris part qualifient aujourd’hui de faute grossière ?

Une fois les hommes des deux partis hostiles, unis dans une cause apparemment commune, le gouvernement ne pouvait plus marcher qu’au moyen de concessions, de faux-fuyants, de transactions constantes avec les principes, de capitulations journalières avec la conscience, et la corruption devenait, par la seule force des choses, le principal moyen, sinon le seul moyen possible de gouvernement.

De plus, comme depuis deux ans surtout, les ministres Bas-Canadiens étaient considérablement inférieurs, par le talent, à ceux du Haut-Canada, nous n’avons pas fait accepter aux Tories Haut-Canadiens une seule idée vraiment libérale, pendant qu’eux ont transfusé chez nous presque tous leurs principes exclusifs ainsi que leurs traditions despotiques. De là cette absurde appellation, cette immense niaiserie, ce non-sens en politique, qui a consisté à se qualifier de parti libéral-conservateur, c’est à-dire le parti des gens qui professent des principes nécessairement contradictoires, ou ce qui en est forcément la conséquence, qui n’ont aucuns principes quelconques ; qui ne savent que souffler le chaud et le froid ; qui disent oui et qui font non ; qui font profession de libéralisme et l’assassinent dans chacun de leurs actes ; qui en un mot sont tories par goût, mais qui ne laissent pas d’en ressentir quelque peu de honte intime.

Cette monstrueuse alliance produit maintenant ses fruits. L’ancien parti libéral Bas-Canadien n’est occupé depuis quatre ans qu’à aider le parti tory Haut-Canadien à écraser nos seuls amis naturels et possibles les libéraux du Haut-Canada !

Voilà certes une belle et honorable besogne que le tory Cartier, plus réellement tory, parce qu’il est apostat du libéralisme, que Sir Allan McNab lui-même, essaie de nous faire consommer aujourd’hui ? Heureusement les libéraux du Haut-Canada reprennent si victorieusement le dessus que les Bas-Canadiens verront nécessairement bientôt quelle gigantesque ineptie on leur a proposé de commettre.

— Mais dit-on, la double majorité, ou majorité locale comme vous l’appelez, est une absurdité pratique dans deux provinces unies sous le même gouvernement !

Cela serait vrai si on eût complètement assimilé les deux provinces par la législation, par les institutions, par les habitudes sociales, si on eût fait disparaitre les idées et les coutumes particulières à chaque race ! Mais on ne l’a pas fait, et pour une bonne raison, au fond, c’était impossible ! Acceptez donc alors une situation que vous ne pouvez changer ! Acceptez donc les conséquences de vos propres actes !

N’a-t-on pas toujours, depuis l’Union, législaté pour chaque province séparément ? Le Haut et le Bas-Canada n’ont-ils pas chacun leur système particulier inapplicable hors de leurs limites respectives ?

Ne sommes nous pas, dans tous les détails de la législation, deux états dans un état ?

Puisqu’il se fait constamment de la législation purement locale, ne faut-il pas, par la nature même des choses, tenir, dans certains cas, à une majorité locale ?

Il ne sera évidemment possible de faire autrement que quand l’assimilation des lois, des institutions, des idées et des coutumes sera complète ! En attendant ce résultat, que la présente génération ne verra pas, ni la prochaine non plus, ni le Haut ni le Bas-Canada ne peuvent souffrir qu’une majorité relativement étrangère leur impose des lois qui ne doivent nullement l’affecter elle-même, car alors quel intérêt aurait cette majorité à les faire acceptables et justes ?

Dans son discours sur l’adresse, l’Hon. M. Sicotte disait avec raison que l’Union reposait sur deux principes différents ; le principe national et le principe fédéral. Le premier doit régir les questions d’intérêt général, le second celles d’intérêt local. Quelle est la seule conséquence possible de cette distinction ? Évidemment que dans les questions générales ou nationales, le principe national ou la simple majorité doit dominer ; et que dans les questions purement sectionnelles le principe fédéral ou la majorité locale doit dominer à son tour ; le tout comme de raison soumis à la raison et au bon sens pratique !

Pour rester dans la logique, l’Hon. M. Sicotte aurait donc dû accepter la conséquence du principe qu’il posait et protester contre la passation, malgré la majorité Haut-Canadienne, de lois qui n’affectaient nullement le Bas-Canada. Mais la coalition entre les libéraux du Bas-Canada et les tories du Haut ayant été la négation de toute logique quelconque, il était strictement impossible que ceux qui entraient successivement dans cette coalition, pussent rester logiques dans leurs actes.

On peut bien appliquer un principe, mais jamais la négation d’un principe.

Nous en sommes donc arrivés, par la seule logique des événements, à saisir, à comprendre pratiquement le côté illogique des coalitions de partis, et leurs conséquences immorales.

IV.


L’effet de la coalition s’est fait sentir avec une parfaite évidence dans la question du Siége du Gouvernement.

Quand un parti a une fois transigé avec ses principes, tout lui devient indifférent hors l’accaparement du pouvoir. Comme on n’a recours aux coalitions que pour s’en emparer à tout prix, les coalisés subordonnent naturellement toutes autres considérations à sa possession.

Des hommes qui auraient vraiment eu des principes arrêtés ; qui auraient sérieusement eu le désir de faire passer les intérêts généraux du pays avant leurs convoitises de pouvoir ou leur besoin d’importance personnelle, n’eussent pas un instant hésité à faire de la fixation définitive du siége du gouvernement une question ministérielle. Tous les partis s’accordaient sur l’absurdité et les désastreuses conséquences du système ambulant ; tout le monde avouait qu’on n’y pouvait trop tôt mettre fin ; les Ministres eux-mêmes savaient se donner l’air de le désirer sincèrement et pourtant que font-ils ?

Ils adoptent la fine et savante tactique de faire de cette question une question libre sur laquelle chacun d’eux pouvait voter à sa guise.

Quel a été le vrai résultat, la dernière conséquence de cette tactique ? Évidemment de permettre aux ministres Bas-Canadiens de voter librement à l’encontre des intérêts du Bas-Canada, puisque le tout nous a conduit à voir choisir Ottawa comme la Capitale !

Par ce moyen, on ravivait l’esprit de localité, on suscitait les rivalités de clocher ; le règlement de la question devenait interminable, mais aussi les ministres dormaient en paix sur leurs siéges. On gaspillait à qui mieux mieux les deniers publics, on dépensait trois cents mille louis en trois déménagements ; on donnait champ libre à des intrigues inouïes, on démoralisait et le peuple et ses représentants : mais on avait la satisfaction de se plonger sans inquiétude au fond de son fauteuil de ministre en se disant : « Comme ce fauteuil me va bien. »

Une seule localité, dans le pays, offrait un terrain neutre, en quelque sorte, aux diverses races qui l’habitent. Une seule ville, en Canada, offrait à chaque race un chez soi acceptable au point de vue de la nationalité. C’était Montréal. Là seulement, les deux langues se trouvaient sur un pied d’égalité ; là seulement les députés Anglais et Français retrouvaient les sympathies de leurs nationaux et des influences de partis ou de races à peu près égales.

Dans toutes les villes du Haut-Canada, les Canadiens-Français sont en pays étranger, parce que personne n’y parle leur langue. Pour eux c’est un exil.

À Montréal, les Haut-Canadiens sont chez eux parce que tout le monde y parle leur langue et parce qu’ils ont des idées communes avec une grande partie de la population. D’ailleurs les Haut-Canadiens font une notable proportion de leurs affaires commerciales à Montréal, et leur séjour prolongé dans cette ville n’est un inconvénient grave que pour un très petit nombre d’entre eux. Le contraire a lieu pour neuf sur dix des Bas-Canadiens.

À Montréal, il y a non-seulement une opinion publique forte et éclairée, mais il y a aussi un nombre considérable d’hommes de talent et d’intelligence qui sont les égaux ou même les supérieurs de beaucoup de membres de la législature, ce qui empêche ceux-ci de s’imaginer qu’ils résument en eux seuls toute la sagesse du pays, et cette dernière considération est plus importante qu’on ne le pense généralement, car dans une petite ville, toutes les inutilités de la Législature se prennent pour des capacités de première ordre.

À Montréal, un plus grand nombre de citoyens pouvaient profiter de l’avantage d’assister aux délibérations des chambres législatives que dans aucune autre ville ; une plus grande proportion, par conséquent, de la population se serait formée aux affaires publiques.

À Montréal enfin, les dépenses d’établissement définitif du gouvernement devaient coûter moitié moins que partout ailleurs, à cause des facilités de toute espèce qu’offre nécessairement une grande ville.

Toutes les raisons semblaient militer en faveur de Montréal. Qu’est-ce donc qui l’a empêché d’être choisi ? Le Voici.

1.o L’esprit d’intrigue qui a toujours fait le fond et la forme de la politique de la coalition ;

2.o Les sympathies du Gouverneur pour la faction Tory Haut-Canadienne ;

3.o Son aversion profonde et son hostilité systématique pour tout ce qui est Canadien Français.

Si Montréal avait été placé au centre d’une population Anglaise, il eût été désigné de suite.

Mais l’intrigue et les préjugés entretenaient d’autres projets !!

L’opinion publique exigeait cependant qu’on en finît avec ces transports fréquents d’archives, de documents, de livres précieux, de bureaux, de meubles, de familles et d’employés qui coûtaient des sommes énormes.

Les Ministres sentaient bien la nécessité de céder à de justes réclamations contres ces extravagances, mais comment aborder de front la difficulté sans s’exposer plus ou moins à perdre leurs sièges ? En d’autres termes comment concilier leur devoir avec leur intérêt ; là pour eux était toute la question.

Dans leur humble opinion d’eux-même, le plus pressant de tous les besoins du pays était qu’ils restassent ministres ! Faire de la fixation du siége du gouvernement une question de cabinet, il y avait peut-être deux chances seulement sur dix qu’ils seraient battus, mais enfin il y avait un léger risque. Si ce risque se réalisait que devenait leur pauvre pays ? Quels dangers ne courrait-il pas une fois sorti de leurs mains habiles et dévouées ? Il ne s’agissait nullement d’eux-mêmes, on le savait de reste ! Leur abnégation personnelle était, Dieu merci, assez bien établie ; et c’était bien l’idée seule des conséquences désastreuses qu’entraînerait peut-être pour le pays leur retraite forcée des affaires, qui prenait à la gorge ces Cincinnatus de petite volée, et leur faisait perdre la tête !

On renonça donc, par pur dévouement pour le pays, à la question de cabinet ! On se mit alors en frais de génie pour trouver un biais qui permît aux Ministres de rester ministres et leur évitât le désagrément d’encourir les responsabilités de leur position !

L’Hon. M. McDonald, qui avait ses vues, en proposa un de suite !

« Référons la question à la décision de la Reine, » dit-il à ses amis, « si elle veut accepter cette responsabilité, nous sommes casés pour longtemps. »

« C’est magnifique, répondit le troupeau, référons à la Reine, » et on trouva une majorité assez servile pour y consentir ! Et le pays eût le déplorable spectacle d’une Législature, sacrifiant les droits du pays, oubliant ses propres devoirs, abdiquant sa propre raison, sa propre intelligence, son propre bon-sens ; faisant l’humiliant aveu qu’elle n’était pas capable de décider sagement la question la plus locale et la plus actuelle possible ; et de son plein gré, référant cette question à l’autorité métropolitaine qui ne pouvait pas la juger avec connaissance de cause, et qui aidée des conseils du chef actuel de l’Exécutif, finit par commettre la plus lourde bévue que l’on eût encore essayé de faire avaler à la Province.

Ottawa fut donc choisi, et cette décision qui ne pouvait jamais être acceptée ici, aura toujours l’effet de démontrer que ce n’est pas en Angleterre qu’il nous faut aller chercher la sagesse et les lumières dont nous croyons avoir besoin pour conduire nos affaires. Elle démontre qu’il suffit d’en appeler à la métropole pour qu’une absurdité soit commise. C’est une leçon qui nous est venue fort à propos et qui nous engagera, je l’espère, à ne nous en reposer sur personne, dorénavant, pour faire ce que nous pouvons faire nous-mêmes.

Quand la question de la référence en Angleterre s’agitait dans la Chambre, on disait alors aux Membres ce qu’on m’a dit à moi-même.

« Ne croyez pas que M. Cartier aurait consenti à référer cette question en Angleterre, s’il n’avait pas été sûr que Montréal serait choisi. Il sait bien qu’il serait perdu dans le Bas Canada, si Montréal ne l’était pas à la suite d’une démarche un peu bazardée, je l’admets. Soyez donc sûr qu’en volant pour la référence en Angleterre, vous votez de fait pour Montréal. »

Comme de raison, je pris la liberté de rire, le plus poliment possible, au nez de l’émissaire qui me tenait ce langage. Aller à quinze cents lieues chercher une décision que rien ne nous empêchait de prononcer nous même, et qui devait évidemment être hostile au Bas-Canada ; aller en quelque sorte emprunter du bon sens ailleurs, cela me paraissait être la plus triomphante absurdité que l’on put faire avaler à un corps délibératif. Je votai donc contre la référence en Angleterre, mais la majorité des Chambres acquiesça à cette abdication de leur pouvoir et de leur raison.

Je vous ai développé dans ce qui précède la conduite des dernières administrations sur cette question, jusqu’au moment de la réunion des Chambres. Examinons maintenant ce qui s’est fait pendant la session.

Tout le monde sait comment, l’automne dernier, l’administration publia la décision relative au siége du gouvernement, précisément à l’époque cette nouvelle, rendue publique, pouvait influer sur l’élection d’un de ses membres. Tel était alors le but immédiat de cette publication, mais il existait une raison plus puissante encore qui alors ne frappa personne.

En publiant cette nouvelle avant la session, on pouvait à la rigueur, n’en rien dire dans le discours du trône. On empêchait par là la Chambre de se prononcer dès le commencement de la session sur cette question, et on se donnait toujours un peu de vie. La marche des évènements pouvait amener de nouvelles complications et peut-être rendre la majorité moins hostile à la décision métropolitaine. On se décida donc à annoncer simplement à la Chambre que la dépêche du ministre des colonies lui serait soumise. La Chambre ne pouvait rien répondre d’hostile à cette information et la question fut ainsi ajournée.

Des hommes politiques un peu forts, un peu amis de leur réputation, un peu disposés à faire face aux difficultés, un peu moins attachés à leur charge n’eussent certainement pas eu recours à ce misérable moyen d’éluder une question de cette importance !

Plus tard dans la session, un membre de l’administration déclara que les ministres exécuteraient la loi, et que leur devoir ne leur laissait pas d’autre alternative !! À trois reprises différentes, la Chambre s’était prononcée, à d’immenses majorités, contre Ottawa : cette ville était précisément la seule localité dans le pays dont personne ne voulait ; les vœux du pays sur cette importante question, méritaient bien quelque considération, autant au moins que la bévue de M. Labouchère ; les Chambres en invoquant l’intervention de la métropole, sous-entendaient nécessairement que sa décision serait au moins acceptable au pays : or le devoir des ministres était-il de dire : « Nous n’avons pas d’autre devoir à accomplir que celui d’exécuter une décision que l’opinion publique déclare absurde. » Si on avait choisi Trois-Rivières ou Sherbrooke, aurait-on accepté cela sans mot dire ? Au fond l’absurdité n’eut été que très peu plus grossière !! Est-ce donc que les Ministres n’avaient plus de devoirs envers le pays, du moment que le ministre des colonies avait parlé ? N’est-il pas clair, évident qu’en parlant ainsi, ces Messieurs bouleversaient complètement toutes les notions de devoir et de droit ?

Mais on faisait une insulte à la Reine, en ne maintenant pas sa décision.

— Allons donc, c’est une bouffonnerie que vous nous débitez là !

La Reine est-elle responsable de ses décisions, ou de l’exercice de sa prérogative ?

— Non.

— Qui est donc responsable ?

— Son Ministre, évidemment !

C’est donc au Ministre que s’adresse la rebuffade et non à la Reine.

Puisque la Reine ne peut rien faire sans conseil, ce sont évidemment ses Ministres qui lui ont fait choisir Ottawa. En refusant d’accepter Ottawa, nous ne faisons donc rien autre chose que dire à la Reine : « Vos Ministres vous ont mal conseillé. » Ce sont les Ministres seuls qui reçoivent le soufflet puisqu’eux seuls ont pu commettre la faute. À eux de donner des avis acceptables. Ceci est élémentaire. L’Hon. M. McDonald ne pensait donc pas un mot de ce qu’il disait quand il arguait d’insulte à sa Majesté. Mais quand l’Hon. Monsieur pense-t-il ce qu’il dit ?

D’ailleurs, le ministère actuel, composé des mêmes hommes à peu près que l’autre, vient de déclarer qu’il abandonnait cette question à l’action de la Législature. C’est tout simplement une nouvelle intrigue, une nouvelle malhonnêteté ; une dernière lâcheté ! Des hommes honorables feraient de cette question une question de cabinet. C’est leur devoir, c’est la seule tactique que le bon sens indique ! On ne le fait pas uniquement parce qu’on tient plus à sa place qu’à son honneur comme homme public.

Mais pourquoi donc n’y a-t-il plus d’insulte à la reine, maintenant ?

Pourquoi donc, sans changer de personnel, change-t-on diamétralement d’opinion ?

— Est-ce que le nom du premier ministre Cartier couvre l’insulte à la Reine, comme le pavillon couvre la marchandise ? D’ailleurs, que signifient ces reproches d’insulte faite à la Reine par les hommes même qui ont fait si peu de cas de leur propre insulte au peuple du pays, quand ils déclaraient que nous ne pouvions pas régler ici cette question purement locale ?

En vérité, je ne connais rien de misérable comme ces raisonnements !

Je ne connais rien d’impudent comme ceux qui les débitent.

Maintenant, que les Électeurs de St. Hyacinthe me permettent d’attirer leur attention sur un petit incident qui a son importance dans la situation actuelle.

Reportons-nous au 8 Décembre dernier.

Ce jour là l’Hon. M. Sicotte était venu nous informer qu’il avait accepté une place de Ministre, et avait ajouté qu’il ne croyait pas avoir, par là, démérité de nous. Il n’y eut qu’une voix pour l’en assurer. Après cela l’Hon. Monsieur nous exposa au long ses vues sur la politique du pays, et le fit de manière à nous inspirer une pleine confiance dans ses intentions.

Quand il eût fini, je m’adressai à mon tour à l’assemblée, et je terminai mon allocution par une attaque contre l’administration d’alors à laquelle je reprochai un peu vivement ses fautes et ses intrigues relativement à la question du siège du Gouvernement. Je me prononçai surtout contre la référence d’une pareille question à la décision de la Métropole et je terminai par ces propres paroles, que je notai de suite :

« Je n’ai pas de doute que l’avènement de l’Hon. M. Sicotte au pouvoir ne soit une garantie absolue pour le Bas-Canada que si le malheur veut, ce que je regarde comme entièrement improbable, qu’Ottawa soit choisi comme siége du Gouvernement, pas un sou n’y sera dépensé pour l’érection d’édifices publics. »

L’Hon. M. Sicotte s’avança de suite et dit :

« Je concours cordialement dans tout ce que M. Dessaulles vient de vous dire relativement à la question du siége du Gouvernement. Il aurait même pu ajouter que personne n’a blâmé plus fortement que moi le projet de référer cette question à la décision du Gouvernement Métropolitain, » puis il blâma l’administration plus fortement que je ne l’avais fait moi-même, de la faute qu’elle avait commise en n’acceptant pas franchement les responsabilités de sa position !

Les Électeurs de St. Hyacinthe se séparèrent ce jour là persuadés, comme je l’étais moi-même, qu’après ce que nous venions d’entendre, jamais, du consentement de l’Hon. M. Sicotte, le Gouvernement n’irait à Ottawa ; et que s’étant exprimé comme il venait de le faire, il résignerait son siège plutôt que de consentir à cette monstruosité. Telle était la conviction générale, fondée sur toute la teneur du discours de l’honorable Monsieur.

Eh bien, c’est précisément parce que la Chambre ne lui a pas permis d’exécuter cette monstruosité, qu’il a résigné !

Nous ne l’avions pourtant pas élu à l’unanimité pour l’envoyer se faire le champion des intérêts d’Ottawa contre le vœu de l’immense majorité du pays !

Nous ne l’avions pourtant pas élu à l’unanimité pour l’envoyer se faire le champion de la Reine, ou de sa prérogative, ou des bévues de ses Ministres !

Comme Ministre Canadien, son devoir n’était certainement pas d’exécuter à la lettre les volontés, ou de faire subir au pays les fautes des Ministres métropolitains ; et comme mandataire du peuple, son devoir était certainement d’empêcher que la construction d’édifices publics à Ottawa ne causât une perte énorme au pays, car Ottawa ne pouvait pas en être permanemment la capitale.

Voyons, sérieusement, l’Hon. M. Sicotte aurait-il osé nous dire, le 8 Décembre, qu’il ferait tout en son pouvoir pour qu’Ottawa devint la capitale des Canadas ? Eut-il osé nous dire, quand nous l’élisions unanimement : « Je résignerai si Ottawa n’est pas la capitale. » Quelle eût été la conséquence de cette parole ?

Or ce que l’Hon. Monsieur n’eût certainement pas osé nous dire, comment a-t-il pu oser le faire ? Pourquoi encore n’accepte-t-il pas franchement, lui non plus, les responsabilités de sa position, et ne fait-il pas de cette question une question de cabinet ? Pourquoi fait-il cette année précisément ce qu’il reprochait à ses prédécesseurs ?

VI.


Qu’à-t-on fait, Messieurs, durant cette session, relativement à la tenure Seigneuriale, cette question culminante entre toute pour les habitants des seigneuries ? Rien. On s’est encore cette année moqué des censitaires, et on a introduit une loi incompréhensible, qui avait pour but de répartir de suite le fonds seigneurial actuel, mais qui ne pourvoyait nullement à son augmentation, qui ne faisait pas même allusion à la nécessité de l’augmenter.

Bien plus, par le fait même qu’on eût réparti cette année, entre les Seigneurs, le fonds seigneurial, on se créait une difficulté grave de plus dans l’avenir. Une fois l’argent payé, sans déclaration qu’il en fallait davantage, et le bill de M. Cartier n’en disait pas un mot, les membres du Haut-Canada, ceux des Townships du Bas-Canada n’eussent pas manqué de prétendre que l’octroi du fonds seigneurial avait été une affaire finale, considérée comme telle par tout le monde sans exception, et il n’y avait presque plus d’espoir que justice fut rendue aux censitaires !

Nous avons entendu l’Hon. M. Sicotte dire aux électeurs de St. Hyacinthe, quand il leur demandait de le réélire, qu’ils pouvaient être tranquilles sur la question des droits seigneuriaux et se tenir pour assurés qu’ils n’auraient rien autre chose à payer que le capital de leurs rentes. L’Hon M. Cartier a dit précisément la même chose aux électeurs de Verchères. Comment ces deux Messieurs ont-il tenu leur parole ? Celui-ci a introduit une loi, et l’autre en a approuvé l’introduction, par laquelle on laissait à la charge des censitaires au delà de deux millions de piastres qu’on leur disait, avant d’être élu devoir être payées par le Gouvernement !

— Mais on l’aurait fait l’année prochaine !

— Pourquoi pas cette année ?

— Parce que les membres ministériels du Haut-Canada s’y seraient opposés, et les membres de l’opposition aussi, ce qui nous mettait dans une minorité, ET VOUS FAISAIT PERDRE VOS SIÈGES !

Toujours cette misérable considération au fond de toutes les questions, de toutes les situations ! Pas un homme dans ce ministère n’a eu l’énergie de dire : « Nous l’avons promis, cela sera ou l’administration périra à la peine ! » Non il valait mieux résigner, parce que la Chambre a donné sur les doigts à ces mandataires du peuple qui se faisaient servilement les champions de la prérogative royale, exercée au préjudice de tous les intérêts du pays ! Il valait mieux résigner après s’être vanté de n’avoir pas perdu la confiance de la majorité, ce qui démontre que cette résignation n’était qu’une intrigue !

L’Hon. M. Sicotte n’a donc rien fait, cette année, pour prouver qu’il eût franchement le désir de remplir l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis des électeurs de St. Hyacinthe.

Je ne vous dirai rien ici, Messieurs, des dépenses courantes, du déficit dans les recettes, des révélations obtenues par le Comité des comptes publics ; de la maladministration, de l’incapacité incroyable de quelques uns des Ministres. Si l’on n’a pas prouvé une malhonnêteté flagrante chez l’un d’eux, on a certainement démontré une inaptitude déplorable, et une absence de jugement et d’activité réellement incompréhensibles. Je n’entrerai dans ces détails que quand j’aurai l’honneur de vous rencontrer.

J’appellerai seulement votre attention sur ce fait, que dans l’examen des comptes publics comme dans les contestations d’élections, le Gouvernement a mis toutes les entraves possibles, sinon toujours directement, au moins par le ministère de gens dont il pouvait d’un mot faire cesser l’opposition, à ce que la vérité fut connue, à ce que justice fut rendue.

Le comité des comptes publics a mis au jour des faits bien déplorables, bien propres à démontrer que notre prétendu gouvernement responsable est pourri jusqu’à la moëlle ; mais on ne sait pas encore la moitié de la vérité.

Ce n’est pas une idée en l’air que je jette ici dans le public comme partisan politique et pour faire de l’effet ; c’est ma conviction franche et intime que je vous exprime ; et d’ailleurs, j’ai suffisamment prouvé, je crois, que je sais mettre de la modération dans mes vues et ma conduite comme homme public. Mais les affaires en sont arrivées à un point où chacun doit dire franchement toute sa pensée. Je ne fais donc qu’exprimer consciencieusement une opinion formellement arrêtée chez moi quand j’affirme que le ministère Brown-Dorion ne me parait avoir été éconduit au moyen d’une fourberie insigne, que parce qu’on avait de grands coupables à cacher ; que parce qu’on savait parfaitement qu’une fois des hommes réellement déterminés à aller au fond des choses préposés à la tête des bureaux publics, de trop grands scandales seraient connus !! Qu’on accorde une enquête sérieuse, et ce que je dis là sera vérifié !

C’est parce qu’il fallait à tout prix éviter des yeux trop clairvoyants qu’on a fait commettre au chef de l’Exécutif un acte déloyal qui ternit à jamais sa réputation comme homme d’état.

Ceux qui en profitent l’avouent, et un journal ministériel disait récemment que même quand on acceptait la trahison, on n’en méprisait pas moins le traître !

Franchement, à qui cela s’applique-t-il ?


VII.


Passons maintenant, Messieurs, à la résignation du ministère McDonald ; à la formation du ministère Brown ; aux circonstances qui ont motivé la retraite de celui-ci ; et enfin à la reconstruction de l’ancien cabinet sous un autre nom, mais avec à peu près le même personnel.

Comme je l’ai dit plus haut, la ville d’Ottawa avait été choisie pour être le siège permanent du Gouvernement. Les ministres avaient décidé de maintenir cette décision et de donner cours à la loi, quoiqu’Ottawa n’eût été soutenu que par 14 voix sur 110 dans la Chambre.

Le 28 juillet dernier, la Chambre déclara par un vote de 64 contre 50 en faveur de la motion de M. Piché, qu’Ottawa ne devait pas être le siège du gouvernement. Les ministres avaient déclaré avant le vote, que l’administration n’ayant pas eu de politique arrêtée sur cette question, et en ayant fait, au contraire, une question libre, l’amendement de M. Piché était fait en pure perte et ne pouvait être suivi d’aucun résultat pratique ; et que les ministres n’en seraient pas moins obligés d’exécuter la loi. Cela voulait évidemment dire ; « Que l’amendement soit emporté ou non, nous ne résignerons pas. »

Quand le vote eût été donné, M. Brown fit une motion d’ajournement.

Le Procureur-Général du Haut-Canada se leva de suite et déclara emphatiquement que si cette motion était emportée, le Ministère la regarderait comme équivalant à un vote de non-confiance, et se considérerait conséquemment incapable de continuer à gouverner le pays.

La motion d’ajournement est perdue — le Ministère, par la bouche de M. McDonald, fait observer à deux reprises différentes, qu’il conserve la confiance de la Chambre, et néanmoins, le lendemain matin, l’administration résigne en masse.

Ainsi donc, cette administration qui, avant le vote sur la motion de M. Piché, déclarait qu’elle ne résignerait pas ; et après le vote déclarait qu’elle ne voulait pas résigner, le fait néanmoins sur cette question ; — première contradiction, — et cette même administration qui, avant le vote sur la question d’ajournement, déclare qu’elle résignera si l’ajournement est emporté, et qui fait remarquer avec exultation, une fois l’ajournement perdu, qu’elle possède la confiance de la Chambre, résigne malgré cette déclaration de confiance… — Seconde contradiction.

Voyons, n’y a-t-il pas lieu de soupçonner fortement une intrigue ?

Est-il possible de croire à la sincérité d’une résignation faite sous ces circonstances et à la suite de ces étranges contradictions ?

Puisque les Ministres résignaient, le jeudi matin, étaient-ils excusables d’avoir déclaré, le mercredi soir, qu’ils ne résigneraient pas ?

Puisqu’ils déclaraient emphatiquement, le mercredi soir, qu’ils possédaient la confiance de la Chambre, étaient-ils justifiables d’abandonner leur poste le jeudi matin ?

Peut-on croire à la moralité politique d’hommes qui, en quelques heures seulement, se mettent plusieurs fois en contradiction avec eux-mêmes ?

Est-il possible, même en y apportant la meilleure volonté du monde, de ne pas voir là un acte de malhonnêteté ? Des hommes aussi peu scrupuleux que M. McDonald et M. Cartier n’agissent pas ainsi sans un but déterminé d’avance !

Eh bien, cette résignation, faite sans nécessité et même sans à propos, d’après les déclarations du mercredi soir, le Gouverneur l’accepte sans hésiter.

Voilà, si je puis m’exprimer ainsi, le point central, en quelque sorte, le pivot de la question.

Le Gouverneur devait-il accepter la résignation des Ministres, quand sur une motion qu’ils avaient déclarée comporter confiance ou non-confiance, la Chambre avait, de fait, fait une déclaration de confiance, acceptée comme telle par les Ministres, qui s’en glorifient ; admise comme telle par le Gouverneur lui-même dans son mémorandum.

En acceptant cette résignation malgré la confiance exprimée par la Chambre, le Gouverneur ne déclarait-il pas formellement que lui et lui seul ne voulait plus laisser à l’administration McDonald, le gouvernement du pays ?

Cette acceptation de résignation pouvait-elle, sous les circonstances, signifier autre chose ? Non ! pas d’autre signification possible que celle que je viens d’indiquer, — en supposant toujours que Son Excellence agît honorablement.

La résignation ainsi acceptée, le Gouverneur écrit à M. Brown et le prie de se charger de la formation d’une administration. Celui-ci demande un délai pour consulter ses amis, et le samedi, il informe Son Excellence qu’il accepte la tâche qu’on lui propose.

Jusqu’au vendredi soir les Ministres et leurs amis avaient été dans une exultation incroyable. C’était à qui inventerait la meilleure plaisanterie sur le compte de ce pauvre Brown pour qui la formation d’une administration était une impossibilité si absolue qu’il n’oserait pas même la tenter. Dans ce cas on revenait au pouvoir plus puissants que jamais et l’opposition perdait une portion considérable de son prestige. On allait donc enfin pouvoir lui dire, appuyé sur le fait de sa non-réussite, qu’elle ne représentait rien dans le pays ; qu’elle n’avait aucune racine dans l’opinion publique ; que les membres de l’opposition ne formaient qu’une phalange insignifiante et incapable de compter sur les sympathies à l’extérieur puisqu’ayant eu occasion de monter au pouvoir, ils ne l’avaient pas osé.

Néanmoins, dans l’après midi du vendredi, quand le bruit commença à se répandre que « Brown acceptait, » on convoqua immédiatement un Caucus[1] auquel se rendirent une soixantaine de membres ministériels qui là, s’engagèrent à n’accepter aucune autre administration que celle qui venait de résigner.

Le samedi matin, l’acceptation de M. Brown étant devenue publique, les mines devinrent très inquiètes et les figurent s’allongèrent énormément.

C’est alors que les membres qui étaient le plus dans la confiance des Ministres commencèrent à dire que « Brown pouvait former son administration tant qu’il voudrait, mais que cela ne le mènerait pas à grand’chose, vu qu’il n’y aurait pas de dissolution. » Le même jour, dans les rues de Montréal les affidés disaient à leurs amis. « Soyez tranquilles, il n’y aura pas de dissolution. »

Le dimanche, un homme haut placé et qui n’aurait certainement pas parlé comme il le faisait sans en être sûr, m’a dit à moi : « Soyez sûr qu’il n’y aura pas de dissolution. »

Voyons, ne voilà t-il pas de très fortes présomptions que quelque chose s’était vraiment tramé ? Remarquez qu’on ne disait pas simplement. « Le Gouverneur ne doit pas dissoudre » ce qui n’eût affirmé que son devoir de ne pas le faire et n’impliquait nullement sa volonté. — Mais on disait explicitement : « Le Gouverneur ne dissoudra pas. »

Et la suite a prouvé qu’on disait vrai et que ceux qui l’avaient dit avaient parlé avec connaissance de cause !!

— Dans ce cas, me dira-t-on, pourquoi M. Brown n’a-t-il pas reculé au lieu d’accepter ?

— Pour deux raisons :

1.o Parce que le Gouverneur lui avait parlé de manière à le convaincre pleinement que lui, le Gouverneur agissait avec une entière franchise, et que toutes ces prophéties de non-dissolution de la part de ses adversaires politiques n’avaient pas d’autre but que de l’effrayer :

2.o Parce que quand le Gouverneur eût envoyé son memorandum du dimanche au soir, il devenait si clair qu’il prenait part au complot organisé dans le but de le faire reculer, lui, M. Brown, qu’il se trouvait dans la nécessité de prouver qu’il croyait sincèrement à la force de son parti dans le pays, en formant son administration à tout risque.

Développons un peu ces deux raisons.

Quand M. Brown avait accepté la tâche de former une administration, il avait eu un entretien avec le Gouverneur et s’était entendu avec lui. Son Excellence lui avait témoigné la plus entière cordialité et les explications verbales qu’ils avaient échangées entre eux, avaient paru entièrement satisfaisantes à M. Brown. Celui-ci dit même à ses amis, auxquels les prédictions de non-dissolution faisaient craindre un piège, qu’il était impossible d’agir avec plus de sincérité et de franchise apparentes que ne le faisait Son Excellence, et que lui ne pouvait réellement pas se permettre de rien redouter de ce côté.

En un mot, Son Excellence avait su s’exprimer de manière à persuader M. Brown qu’Elle serait strictement loyale envers lui et ses collègues.

Évidemment, si M. Brown avait pu suspecter le moins du monde la bonne foi d’un homme qui venait d’accepter la résignation de ses Ministres en dépit du fait que la majorité de la Chambre avait déclaré sa confiance en eux, il n’aurait pas accepté la tâche de former une administration.

— Mais pourquoi n’a-t-il pas demandé au Gouverneur s’il dissoudrait la Chambre ou non ? Sans un engagement explicite du Gouverneur, il ne devait pas accepter.

— Quel espèce d’engagement M. Brown pouvait-il exiger ? S’il en demandait un, ce qui était une preuve de défiance envers Son Excellence, il ne pouvait faire autrement que de le demander écrit, car se contenter d’un engagement purement verbal avec un homme dans la loyauté duquel on n’a pas foi, ne serait certes pas d’un homme d’affaires ; il devait donc exiger une stipulation écrite. — Comment pouvait-il le faire à la suite des résolutions passées par l’Assemblée législative le 2 décembre 1843, où la règle constitutionnelle est clairement définie, et dont voici la partie qui a trait à la question.

« Cette Chambre désavoue formellement toute intention d’engager le Chef du gouvernement à souscrire à aucune stipulation sur les conditions auxquelles une administration provinciale peut juger prudent d’accepter ou conserver la conduite des affaires : que la confiance mutuelle, qui est essentielle au fonctionnement du gouvernement, « fait nécessairement présumer que ces conditions sont comprises, » pendant que le respect qui est dû aux prérogatives de la Couronne, ainsi que les rapports de délicatesse, au point de vue constitutionnel qui doivent exister entre le Représentant de Sa Majesté et ses Ministres défendent même leur simple expression. »

Il devient évident maintenant que si M. Brown avait demandé un engagement écrit de la part du Gouverneur, on lui aurait reproché avec raison d’avoir agi avec une naïveté digne d’un tout nouveau déballé en politique, et de ne pas connaître la première lettre de l’alphabet constitutionnel.

M. Brown a donc fait ce qu’il devait faire, ce que la Chambre déclarait en 1843 être le devoir d’un Ministre « il a compté sur la bonne foi du chef de l’Exécutif ; » et certes sur quoi donc pourra-t-on compter dans le pays si, à chaque formation de ministère, il faut commencer par prendre toutes les précautions imaginables contre une duperie possible ou probable de la part du représentant de la Reine ? Où trouvera-t-on de la bonne foi si elle est bannie de la demeure même de celui en qui se résume l’autorité politique ?

Que serait un état de société dans lequel chaque homme appelé à former un ministère devrait commencer par se dire : « Le Gouverneur n’agira probablement pas loyalement avec moi ? »

Que l’on réfère maintenant à la lettre du Gouverneur à M. Brown accompagnant son mémoire envoyé le dimanche au soir à dix heures. — On y lit.

« Son Excellence envoie le memorandum ci-inclus à M. Brown parce qu’il peut être commode pour lui de l’avoir « en temps opportun » demain matin. »

Pourquoi le Gouverneur se sert-il des mots « en temps opportun demain matin ?

Parce que Son Excellence savait que l’administration serait alors complète.

N’aurait-il pas été plus opportun de donner ce memorandum ou les conditions qu’il contenait à M. Brown avant qu’il n’eût accepté la tâche de former une administration ?

1.o « Son Excellence ne s’engage en aucune manière ni explicitement ni implicitement à dissoudre le Parlement, et se réserve de se décider là dessus d’après les raisons qui lui seront soumises. »

Cette phrase, prise isolément et sans faire acception de la suite du mémorandum ne pourrait pas strictement faire suspecter la bonne-foi de son Excellence, parce qu’il était présumable après tout qu’après avoir mis ses autres Ministres à la porte, il donnerait au moins un appui raisonnable à leurs successeurs, et discuterait impartialement les raisons que ceux-ci pourraient offrir à l’appui de leurs demandes. Ce n’est que par toute la teneur du memorandum que l’on voit clairement qu’il comportait une déclaration de guerre.

2.o « Que le Gouverneur n’aura pas d’objection à proroger les Chambres, mais qu’il ne le fera qu’à la condition expresse qu’elles seront réunies de nouveau en Novembre ou Décembre. »

Ici son Excellence fait le dictateur et se mêle de ce qui ne le regarde pas le moins du monde, « le détail de l’administration directe des affaires publiques. Le Gouverneur n’avait pas un mot à dire là dessus dans un moment où il n’avait pas de conseillers qui pussent l’aviser.

3.o « Le Gouverneur croit qu’il serait désirable, si le Parlement est prorogé, que le bill pour l’enregistrement des voteurs, et celui pour prévenir les transports frauduleux fussent passés de suite. De plus il faudrait obtenir, par un vote de crédit, les sommes strictement indispensables au Gouvernement, ainsi que l’argent nécessaire aux réparations des canaux. Sans cela Son Excellence ne pourrait proroger les chambres. »

Ici encore son Excellence intervient directement dans le détail de l’administration des affaires, ce qui n’est nullement dans ses attributions ; mais ce qui est pis, Son Excellence impose à M. Brown, comme condition de la prorogation, des conditions auxquelles Elle sait qu’il lui est impossible de souscrire, ou qu’il lui sera impossible d’obtenir.

Personne à Toronto n’ignorait que les Ex-ministres et leurs amis en Chambre s’étaient liés dans leur séance du vendredi, à opposer n’importe quelle administration qui n’offrirait pas le même personnel que celle qui venait de résigner. Son Excellence, avec les moyens d’informations infinis qu’un Gouverneur possède, avec le régiment de « chasseurs de nouvelles » qui assiègent ses salons, ne pouvait ignorer cela. Or, dire à M. Brown, « Je ne prorogerai qu’à condition que vous obtiendrez de la Chambre un vote de crédit » c’était clairement lui dire : « Je vous somme de faire l’impossible » car tout le monde, et le Gouverneur mieux que personne, savait que l’administration Brown serait reçue par une motion de non-confiance. De plus dire à M. Brown : « faites passer la loi qui pourvoit à l’enregistrement des voteurs, » quand lui, le Gouverneur, savait que M. Brown et l’opposition étaient hostiles à cette loi dans tous ses détails, tant parce qu’elle contenait que pour les dispositions essentielles qu’elle ne contenait pas, c’était encore lui imposer une condition inadmissible. M. Brown ne pouvait se charger de faire passer une loi qu’il avait fortement blâmée ; et toute loi qu’il eût pu dresser lui-même n’eût certainement rencontré qu’une hostilité systématique dans la Chambre ; le fait l’a suffisamment prouvé.

Le Gouverneur n’agissait donc pas, soit avec discernement soit avec droiture, en faisant de pareilles conditions. Il n’agissait certainement pas avec droiture « en les faisant aussi tard. »

Ce n’était pas quand l’administration « était formée » qu’il fallait envoyer ce mémorandum, c’était au contraire « au moment où M. Brown portait sa lettre d’acception qu’il fallait le prévenir qu’on lui demanderait l’impossible. « Le bon sens et la bonne foi l’exigeaient également. Le « temps opportun » pour dire à M. Brown, « je ne veux ni proroger ni dissoudre, » c’était avant l’acceptation et non après. Alors M. Brown eut pu et refuser à son Excellence de lui composer un cabinet.

Mais non, avant que M. Brown n’accepte, manières conciliantes, cordialité parfaite, apparence de sincérité absolue. Le Gouverneur joue ses cartes de manière à faire dire à M. Brown : « Je n’ai évidemment rien à craindre avec cet homme. »

Quand M. Brown porte sa lettre d’acceptation, mêmes démonstrations de bienveillance, même franchise apparente.

M. Brown croit seulement devoir exprimer l’espoir que, « dans les circonstances difficiles où lui et ses collègues arriveront au pouvoir, Son Excellence voudra bien leur donner l’appui qu’ils ont droit d’espérer de sa part, au point de vue constitutionnel. C’était là dans le fonds et dans la forme, la seule stipulation qu’il fut permis de proposer, et on voit que M. Brown n’avait nullement fermé les yeux sur la nécessité d’en faire une.

Je ne pense pas qu’il soit convenable que je rapporte ici au long, les termes mêmes de la réponse de son Excellence ; néanmoins comme le premier memorandum fait allusion à la partie de cette réponse qui avait trait à la dissolution, il est difficile de la passer complètement sous silence, car le memorandum est dressé de manière à donner le change à l’opinion publique.

Son Excellence donc, après avoir donné une réponse qui confirmait pleinement l’apropos de l’observation faite par M. Brown, et qui devait « nécessairement » convaincre celui-ci que Son Excellence « comprenait » la situation comme lui-même l’envisageait ; ajoute néanmoins que M. Brown ne devait pas inférer de tout cela, que lui, le Gouverneur, s’engageât formellement à dissoudre le Parlement. Cette remarque était si permise dans les circonstances, que M. Brown, qui ne songeait pas le moins du monde à demander un pareil engagement, n’y attacha pas une grande importance ; couverte qu’elle était d’ailleurs par de grandes démonstrations de bienveillance, et aussi par des réponses en apparence si sincères qu’il lui était à peu près impossible de les soupçonner d’hypocrisie ; couverte qu’elle était surtout par l’empressement avec lequel le Gouverneur paraissait avoir donné leur congé aux Ministres résignataires en acceptant leur résignation malgré le vote de confiance de la Chambre.

Pas un mot dans cette conversation, n’a trait le moins du monde aux inqualifiables conditions que son Excellence se réservait d’imposer « alors seulement que l’administration serait complétée. » Évidemment, si le Gouverneur eût en ce moment soumis son memorandum du dimanche au soir à M. Brown, celui-ci eût compris toute l’intrigue, aurait sans aucun doute gardé par devers lui la lettre d’acceptation, et eut laissé Son Excellence se tirer comme Elle l’aurait pu du dilemme dans lequel son acceptation intempestive de la résignation de ses ministres l’avait placée.

Évidemment donc, quoiqu’on en ait dit, Son Excellence, en ne disant pas un mot alors des conditions inacceptables qu’Elle se proposait de formuler plus tard, a trompé M. Brown et ses amis pour se tirer Elle-même de la fausse position où Elle s’était volontairement mais très « gauchement placée si Elle n’était pas de connivence » avec les ministres dont Elle avait si facilement accepté la résignation.

Car c’est une remarque qu’il est important de faire :

Si on n’admet pas qu’il y ait eu connivence entre le Gouverneur et M. McDonald, alors il faut avouer que Son Excellence n’a commis que des fautes si lourdes, qu’Elle doit être pour toujours reléguée au nombre des hommes d’État sans jugement et sans capacité : pendant que si on admet qu’il y a eu connivence, alors tous les événements découlent si naturellement les uns des autres, chaque phase de la crise a tellement sa raison d’être, il y a tant de logique dans la tactique, tant de suite dans la trame, tant de bon-sens dans la supercherie ; l’intrigue en un mot se déroule si uniformément, et chaque fait est tellement à sa place qu’alors il faut mettre Son Excellence au nombre des hommes d’État adroits et habiles sans doute, mais aussi des hommes d’État sans conscience. Je crois que pour les lecteurs impartiaux, la suite de ma lettre démontrera clairement la justesse de cette remarque.

Jusqu’à l’envoi du memorandum, le dimanche au soir, rien n’avait donc pu faire soupçonner le moins du monde à M. Brown qu’on le trompât. Mais aussi l’envoi d’un memorandum contenant des conditions inacceptables, préalablement dissimulées, fait à une heure indue et dans un jour indu, « et cela après seulement » que le gouverneur eût appris d’une manière certaine, quoique non officielle, que M. Brown avait formé son administration, prouvait clairement que Son Excellence n’avait pas été sincère et devenait partie au complot organisé pour faire reculer M. Brown…

— Eh bien, il était encore temps pour M. Brown de reculer.

— Pour ceux qui redoutaient par dessus tout de voir arriver M. Brown au ministère, nul doute qu’ils ne soient assez volontiers d’avis qu’il était encore temps pour lui de reculer, mais pour ceux qui tiennent à faire les affaires sérieusement et honorablement, il n’était plus loisible à M. Brown de reculer alors « qu’il avait pris l’engagement de former une administration ; » car reculer alors, c’était tomber précisément dans le piège qu’on lui avait tendu ; c’était avouer qu’en effet il était une impossibilité. Les Ex-ministres n’avaient pas eu d’autre but en avisant Son Excellence d’appeler M.

Brown ; et le Gouverneur « s’était bien donné garde de formuler toutes ses conditions » quand M. Brown pouvait encore reculer sans inconvénients pour son parti, et avec honneur pour lui-même.

Une fois le memorandum reçu que restait-il à faire à M. Brown ?

Évidemment rien autre chose que de regarder comme non avenue une communication officielle relative à l’administration des affaires du pays adressée à une administration non encore assermentée.

C’est ce que M. Brown fit dès le lendemain matin quand il informa officiellement Son Excellence que l’administration était formée, que ses membres étaient prêts à s’assermenter, et qu’alors ils pourraient régulièrement offrir leurs avis à son Excellence sur toutes les questions qui pourraient se présenter.

Une fois le ministère Brown assermenté, la Chambre l’ayant condamné sans l’entendre et sans vouloir lui accorder le moindre délai pour définir sa politique, — conduite évidemment factieuse et sans exemple ici et ailleurs, — il se trouvait forcé de demander une dissolution du parlement, et Son Excellence ne pouvait constitutionnellement ni raisonnablement la refuser, puisqu’elle avait sciemment pris ses ministres dans la minorité de la Chambre après avoir accepté sans hésitation la résignation d’une administration soutenue par la majorité.

Le refus du Gouverneur de dissoudre le Parlement à la réquisition du ministère Brown, auquel la Chambre se déclarait systématiquement hostile, quand l’automne dernier, le même Gouverneur avait consenti sans difficulté à dissoudre le Parlement précédent à la réquisition d’un ministère qui ne voulait que faire du replâtrage, et contre lequel aucun vote hostile n’avait eu lieu, est évidemment un acte relativement injustifiable.

La dissolution du Parlement, l’automne dernier, était, de la part de Son Excellence, un simple acte de complaisance qu’aucunes circonstances graves, aucuns motifs impérieux ne motivaient.

Cette année, le ministre Brown présente les plus graves raisons au soutien de sa demande de dissolution ; la Chambre avait agi avec une exagération d’esprit de parti sans exemple dans les annales parlementaires ; elle avait offert à ce ministère l’opposition la plus factieuse qui se soit jamais vue ; elle avait commis le plus outrageant déni de justice dont jamais hommes politiques aient été victimes ; elle avait refusé « même un ajournement d’un seul jour ; » elle avait exigé des déclarations explicites d’hommes qui n’avaient plus le droit de les exprimer dans son enceinte : elle n’avait tenu aucun compte d’un précédent entièrement péremptoire contre la marche insolite qu’elle adoptait, celui offert par le délai accordé à l’administration McNab pour définir et expliquer sa politique, quand cette administration n’avait « qu’un seul de ses membres hors de la Chambre, » pendant que « pas un seul des membres » de l’administration Brown n’avait conservé son siége ; de plus, le Gouverneur, à la demande duquel l’administration Brown était arrivée au pouvoir, avait évidemment contracté envers elle l’obligation de lui donner cordialement tout le support constitutionnel auquel elle pouvait justement s’attendre ; en un mot les circonstances, cette année, ne laissaient pas d’autre alternative qu’une dissolution, sans quoi le gouvernement constitutionnel n’est plus qu’une dérision et un jeu d’enfant, et malgré toutes ces raisons si concluantes, le Gouverneur refuse !

L’année dernière il avait consenti par pure condescendance envers un parti politique ; cette année il refuse en dépit des plus puissants motifs et se retranche derrière ses devoirs envers la Reine et le pays qui, dit-il, sont plus importants que ses devoirs envers les partis. L’année dernière, ses devoirs envers la Reine et le pays l’avaient-ils empêché de dissoudre le parlement sans aucune nécessité politique quelconque ? Non, il faut avouer, et cela sera universellement admis quand l’excitation actuelle se calmera, ou que le Gouverneur a montré un esprit de parti et de favoritisme tout à fait condamnable chez un homme de sa position, ou qu’il a montré une incapacité très voisine de l’ineptie.

Et puis quelles raisons donne Son Excellence pour justifier son refus de dissoudre ?

1o . Que le ministère ne possède pas la confiance des Chambres qui ont passé des votes de non-confiance contre lui.

Or, loin que ce fût là une raison en faveur de la non-dissolution, c’était au contraire la plus péremptoire qui se put donner au soutien de la demande du ministère Brown ; car si ce ministère eût été soutenu par une majorité de la Chambre il n’aurait eu aucune raison de demander une dissolution. Sa demande de dissoudre la Chambre était la conséquence directe et forcée de l’hostilité systématique qu’elle avait montrée. Ce sont évidemment les Chambres hostiles et non les Chambres amies dont un ministère est justifiable de demander la dissolution. Cette raison ne montre donc pas sous un jour très favorable le jugement et l’esprit de d’appréciation de Son Excellence.

Et plus loin. — « On prétend que la Chambre actuelle ne représente pas le pays. Si tel était le cas, le Gouvernement se trouvant en minorité dans une pareille Chambre n’avait aucune raison de faire place au gouvernement actuel. Son Excellence ne peut raisonnablement admettre cette prétention. »

Et si la Chambre représentait vraiment le pays, comme Son Excellence le prétend, comment donc Son Excellence a-t-Elle pu accepter la résignation d’un ministère soutenu par la majorité de cette Chambre ?

C’est donc lui, le Gouverneur, et lui seul, qui a mis son administration à la porte ?

Ce n’est pas sur la Chambre que retombe la responsabilité de la résignation, c’est évidemment sur le Gouverneur seul qui l’accepte sans hésitation.

Son Excellence reconnaissait donc la nécessité de former une nouvelle administration ! Cette nouvelle administration étant une nécessité créée par le propre acte de Son Excellence, — l’acceptation d’une résignation sans motifs légitimes, — Son Excellence était donc tenue constitutionnellement et personnellement à supporter cette nouvelle administration formée à sa propre sollicitation !

Par la phrase du mémorandum que je viens de citer, Son Excellence se donne donc à Elle même un soufflet en pleine figure, car de quelque manière qu’on envisage la question, Elle s’est placée dans son tort. Si la Chambre ne représente pas le pays, Son Excellence devait dissoudre, et même si la Chambre représente le pays, comme Son Excellence n’avait tenu aucun compte de son vote en faveur de l’administration McDonald, et avait pris sur Elle d’ôter à cette administration la direction des affaires, Elle se liait par là même avec l’administration Brown à dissoudre, si la Chambre lui était systématiquement hostile.

Le Gouverneur s’est donc très gauchement, comme je l’ai dit plus haut, placé dans un dilemme dont il n’a pas su se tirer honorablement.

D’ailleurs, M. Brown qui lui prétendait, avec raison je pense, que la Chambre ne représentait pas le pays, avait pleinement le droit de dire à Son Excellence qu’Elle avait admis la justice de cette prétention par le seul fait de son acceptation de la résignation d’un ministère soutenu par cette Chambre.

La position prise par le Gouverneur n’est donc soutenable sous aucun point de vue.

Maintenant y a-t-il eu incapacité ou supercherie ?

Je considère qu’il est de mon devoir envers mes constituants de ne pas hésiter à déclarer ce que je crois honnêtement être la vérité, savoir : qu’il y a eu connivence entre le Gouverneur et quelques membres, sinon tous les membres de l’administration McDonald, pour organiser un plan au moyen duquel on donnerait le coup de grâce à l’Opposition.

Je crois consciencieusement que le Gouverneur n’a pas agi avec droiture, non plus que le ministère McDonald.

Achevons la démonstration en résumant ce que j’ai dit.

1o . L’administration McDonald déclare qu’elle ne résignera pas, si la motion de M. Piché est emportée.

2o . Elle réitère la même déclaration malgré l’adoption de la motion.

3o . Elle déclare qu’elle résignera si la motion d’ajournement de M. Brown est emportée.

4o . La motion perdue, elle déclare emphatiquement qu’elle conserve la confiance de la Chambre.

5o . Elle résigne néanmoins, sous prétexte que la motion de M. Piché avait été emportée, malgré ses déclarations formelles au contraire, et malgré un vote de confiance subséquent accepté comme tel.

Il n’est plus possible, après ces contradictions, de croire à la sincérité des motifs de cette résignation, surtout quand aucune raison légitime n’est donnée à l’appui quand on l’annonce.

6o . Enfin les membres de cette administration reviennent au pouvoir par la plus flagrante violation de la constitution et de la loi, le mépris le plus incroyable des plus simples lois de l’honneur qui se soient jamais vus dans ce pays. Je développerai ceci plus loin.

Voilà pour les Ministres,

Quand au Gouverneur :

1o . Il accepte la résignation des Ministres sans motifs légitimes de leur part.

2o . Il l’accepte malgré un vote que lui-même déclare être une preuve de la confiance de la Chambre. C’est donc lui qui donne à cette administration son congé !

3o . Il prie M. Brown de lui former une administration, quoiqu’il le sache dans la minorité de la Chambre et lui témoigna une cordialité sans bornes.

4o . Quand M. Brown lui porte son acceptation de la tâche qu’il lui impose, il ne dit pas un mot des conditions inadmissibles qu’il se réserve de lui signifier plus tard.

5o . Le dimanche soir à dix heures, alors que l’administration Brown est formée, mais sans qu’il en ait reçu officiellement notice, il envoie à M. Brown son premier memorandum dans lequel il impose à la nouvelle administration des conditions qu’il sait parfaitement être soit inacceptables, soit impossibles à remplir, avec une Chambre qu’il sait lui être hostile.

6o . Ce mémorandum était une pièce officielle adressée à une administration non encore assermentée.

Cette administration ne pouvait donc pas répondre officiellement. On n’avait donc pas d’autre but que de l’empêcher de s’assermenter en lui suscitant un obstacle jugé infranchissable.

7o . Le lundi l’administration Brown est assermentée, et une demie heure après, la Chambre la condamne sans l’entendre.

8o . Le mardi, l’administration réclame la dissolution du Parlement ; le Gouverneur demande des raisons écrites, elles lui sont adressées :

9o . Le mercredi, le Gouverneur refuse une dissolution nécessitée par ses propres actes, et force ainsi le ministère Brown d’offrir sa résignation qui est accepté de suite ; c’était ce qu’on voulait.

10o . Le vendredi l’administration Cartier McDonald est assermentée en présence de Son Excellence, chacun de ses membres ayant pris un département qu’il ne doit pas conserver.

11o . Le samedi les Ministres reprennent les départements qu’ils devaient occuper permanemment, et s’assermentent de nouveau, en présence de Son Excellence.

12o . Le Gouverneur se prête complaisamment à toute cette honteuse intrigue, et toute la farce se termine par la violation de la loi, et une odieuse moquerie du serment d’office, le tout autorisé et sanctionné par le représentant de Sa Majesté !!

Si tout cet ignoble tripotage ne s’était pas terminé par une impudente violation de l’esprit de la constitution, de l’esprit évident de la loi, et je dirai plus, de la lettre de la loi, je concevrais que l’on pût encore hésiter à accuser le Gouverneur de fourberie ; je concevrais que l’on préférât attribuer le tout à l’incapacité plutôt qu’à la mauvaise foi ; mais quand à tout le reste vient s’ajouter le fait sans exemple que Son Excellence Elle-même a, un jour, assermenté M. Cartier comme inspecteur-général, sachant parfaitement qu’il n’avait pas l’intention d’en remplir les devoirs, vu qu’il était convenu que le lendemain il s’assermenterait de nouveau comme Procureur-général ; — ce qui en effet a eu lieu en présence de Son Excellence ; — que de plus presque tous les autres Ministres ont également joué avec une chose sainte, le serment, et cela avec la pleine approbation de Son Excellence ; je ne conçois plus en vérité que l’on puisse conserver la moindre foi dans l’honnêteté et la droiture d’un homme qui sanctionne ainsi sans pudeur la violation flagrante des principes les moins contestables de morale publique et privée.

Un dernier fait prouvera à quel point la résignation du ministère McDonald n’était qu’une farce impudemment jouée ; combien tout était prévu, préparé à l’avance.

Le vendredi, « avant même que M. Brown n’eut accepté la tâche de former une administration », j’entendais un légiste distingué, grand ami des ministres, affirmer que les membres de l’administration McDonald, « quand ils reviendraient au pouvoir, ne seraient pas obligés de se faire réélire ». Ces Messieurs savaient qu’ils reviendraient au pouvoir, et avaient examiné la loi avant de résigner ; preuve passablement péremptoire, à mon avis, qu’ils n’avaient résigné, ou plutôt joué qu’à coup sûr et après avoir bien étudié, examiné, sondé toutes les éventualités possibles !

VIII.


Je vais maintenant, Messieurs, appeler votre attention sur l’acte le plus audacieux de toute cette série d’indignités.

Comment les membres de l’administration actuelle sont-ils revenus au pouvoir ?

Comment se fait-il que M. Brown et ses collègues aient été obligés de se faire réélire pendant que M. Cartier et les siens ont tranquillement accepté des portefeuilles sans se soucier le moins du monde d’obtenir l’approbation de leurs constituants ?

Quand le Gouverneur eût forcé le Ministère Brown d’offrir sa résignation parce qu’il ne pouvait conduire les affaires du pays avec une Chambre factieuse et corrompue, qu’il convenait mieux aux vues de Son Excellence de conserver que de dissoudre. Son Excellence M. Galt pour lui former une administration.

Avant de l’appeler, Son Excellence savait mieux que personne que M. Galt refuserait :

1o. Parce qu’il ne lui était pas possible d’en former une, vu qu’il n’était à la tête d’aucun parti en Chambre :

2.o Parce qu’il était entendu entre M. Galt lui-même et ses collègues actuels qu’il remplacerait M. Cayley, qu’on sacrifiait sans pitié à l’opinion publique après l’avoir défendu comme un homme injustement attaqué.

Cet appel de M. Galt n’était qu’une continuation de la farce qui se jouait depuis huit jours, et Son Excellence ne faisait par là que dire aux niais : « Vous voyez bien qu’il faut absolument que je reprenne mes anciens ministres. Sans eux pas de ministère possible ». Et comme toujours les niais répondirent : « C’est la raison elle-même qui le dit ».

M. Galt dit donc à Son Excellence, ce que l’illustre Bertrand avait dit auparavant de son illustre ami Robert Macaire : « Votre Excellence veut un homme qui soit prêt à tout, eh bien, prenez, prenez, mon Honorable ami », en désignant M. Cartier. M. Cartier fût donc appelé. Mais M. Cartier avait à ménager les susceptibilités de son honorable ami M. McDonald qui était son supérieur huit jours auparavant. Il le supplia donc de vouloir bien accepter sur un pied d’égalité avec lui, ce à quoi l’Hon. M. McDonald se laissa fléchir, malgré, dit l’Hon. M. Cartier, que son honorable ami eût la plus grande répugnance à consentir enfin à accepter de nouveau un portefeuille. (Textuel.)

Qui osera douter maintenant de la profonde répugnance de l’Hon. M. McDonald, quand un homme aussi immaculé en fait d’intrigue que l’Hon. M. Cartier, affirme le fait de cette répugnance de son honorable ami ?

Comme le fait a péremptoirement prouvé la sincérité de la profonde répugnance de l’Hon. M. McDonald à accepter de nouveau un portefeuille !!

À quoi sert, après un pareil certificat, de dérouler sous les faits honteux que j’ai exposés ? Toute leur signification va peut être se trouver détruite par la seule affirmation gratuite d’un homme aussi sévère en fait de principes que l’Hon. M. Cartier !

En vérité tout est merveilleux dans la situation actuelle !

Voilà des hommes qui ressaisissent le pouvoir au moyen de la violation la plus évidente de la loi et en entachant leur propre honneur d’un scandaleux abus des serments d’office : ces hommes se font des compliments à tour de bras sur leur abnégation personnelle, leur désintéressement exemplaire, leur répugnance presqu’invincible à accepter le pouvoir : cela se fait à la face des représentants du pays qui acceptent ces protestations, approuvent ces compliments de touchante estime mutuelle entre charlatans ; et gardent leur sérieux, conservent leur sang froid devant cette colossale impudence !! Et on dira que les actionnaires de Robert Macaire n’ont pas laissé de successeurs ! Allons donc, vous voyez bien que cette race est impérissable !!

M. Cartier, aidé des répugnances de l’Hon. M. McDonald, ayant accepté la tâche de former une administration, et ayant cru devoir, par pur intérêt pour le pays, reprendre presque tous ses anciens collègues, il se présentait une question constitutionnelle et légale de la plus haute gravité, savoir :

« Ceux des membres du ministère McDonald qui revenaient au pouvoir comme membres du ministère Cartier, étaient-ils obligés de se présenter de nouveau à leurs Électeurs pour faire ratifier ou censurer leur acceptation d’un portefeuille. »

Le droit, la loi, la justice, la vérité, la moralité publique, l’honneur personnel, le devoir, la conscience disaient OUI !

La duplicité, l’esprit d’intrigue, la cupidité, l’ambition insatiable, le mépris de la constitution, de la loi, des droits des Électeurs, de la morale publique et de l’honneur disaient NON !!

Eh bien, le devoir a été foulé aux pieds, les droits des électeurs méprisés, la loi torturée, la justice outragée, la vérité méconnue, la morale publique défiée, l’honneur personnel renié, la conscience réprimée, pervertie, violée, anéantie par ces ministres qui se donnant mutuellement des coups d’encensoir sur les banquettes législatives et s’attribuent réciproquement toutes les vertus civiques !! et par la plus audacieuse perversion de l’esprit et de la lettre de la loi, Messieurs Cartier, McDonald et leurs collègues ont réellement accepté des portefeuilles sans se soucier le moins du monde de faire ratifier leur acceptation d’une charge publique par leurs constituants.

Voilà ce qui, à mon avis, constitue une usurpation de pouvoir flagrante, indéniable ; qui doit flétrir à jamais comme hommes publics ceux qui ont eu le triste courage d’en assumer la responsabilité ; qui, quoi qu’on en puisse dire, fait naître des doutes fondés même sur leur honneur comme citoyens ; qui jette même une ombre sur le caractère national, quand on voit cette usurpation acceptée, confirmée dans un pur esprit de parti par la majorité de la Chambre ; qui enfin aura nécessairement l’effet de démoraliser profondément le peuple parce qu’elle fait planer le soupçon et la défiance publique non seulement sur ceux qui ont failli, mais aussi sur ceux qui n’ont pas même eu occasion de faillir. Rien n’ébranle la confiance dans les hommes publics, rien ne propage le scepticisme en politique comme le mépris de la loi affiché sans pudeur par ceux qui font la loi. Une usurpation aussi flagrante que celle qui vient d’avoir lieu fait dire au peuple :

— « Ah bah ! la loi, la loi, ce sont ceux qui la font qui la respectent le moins ! »

Et l’Hon. M. Sicotte répond au peuple, avec ce ton dogmatique qu’on lui connaît : « Moralisons les hommes publics, c’est aujourd’hui notre plus pressant besoin. »

Et comment l’Hon. Monsieur les moralise-t-il ? En faisant cause commune, en s’alliant sans sourciller avec les violateurs de l’ordre et de la loi !!

Le système de moralisation de l’Hon. M. Sicotte consiste à prendre sa part de responsabilité dans la violation arbitraire de toutes les notions de droit constitutionnel ; dans l’escamotage des charges publiques ; dans le mépris du serment autorisé chez ses collègues et sanctionné comme politique légitime du ministère dont il fait parti ! Voilà le résultat, en fin de compte, de toutes les énonciations de principes, de toutes les tirades philosophiques, de toutes les phrases nébuleuses de l’Hon. Monsieur quand il nous promettait l’automne dernier de ne pas rester deux heures au ministère, si les choses n’allaient pas à son gré. Eh bien, elles ont été à son gré puisqu’il y est resté ! Continuons donc, messieurs, à examiner les choses, les actes, les faits, la tactique de parti, les moyens de gouvernement qui sont au gré de l’Hon. M. Sicotte !

C’est un principe reconnu et consacré depuis très longtemps dans la constitution anglaise qu’aucun homme ne peut être membre du Parlement et occuper en même temps une charge rémunérée par la Couronne. La seule exception tolérée dans l’application de ce principe est celle relative aux ministres qui sont à la fois officiers de la Couronne et mandataires du peuple, mais à la condition expresse que du moment qu’ils acceptent leurs charges, leurs sièges en parlement deviennent vacants, ce qui les oblige de se présenter de nouveau devant leurs constituants pour faire ratifier leur acceptation.

En un mot, un membre de la Législature qui accepte n’importe quelle charge publique salariée par la Couronne perd son siège par le seul fait de l’acceptation « et devient inéligible, » à moins que la charge acceptée ne soit celle de ministre, « seul cas » auquel la loi, « par exception, » ne le déclare pas inéligible et lui permet de se présenter de nouveau devant ses constituants qui peuvent le réélire s’ils le jugent à propos.

Ainsi les Ministres ne peuvent légalement et légitimement rester Ministres qu’à la « condition absolue » d’être réélus après leur acceptation de leur charge.

Sans la réélection, leur maintien dans leur charge constitue une flagrante usurpation de pouvoir.

Ceci est incontestable et incontesté.

Dans la pratique, néanmoins, on crut voir que la loi était un peu trop rigide parce qu’elle ne permettait même pas à un Ministre de passer d’un département dans un autre sans se faire réélire. On s’accorda à penser qu’il vaudrait mieux, afin d’utiliser mieux les aptitudes diverses des membres d’une même administration, permettre à un Ministre de changer de département dans le cas d’une vacance, ou même à deux Ministres d’échanger leurs départements dans le cas où ils seraient mieux qualifiés l’un et l’autre à remplir la charge qu’ils recevraient en échange de celle qu’ils occupaient d’abord.

On introduisit en conséquence dans la loi qui pourvoit à l’indépendance de la Législature une clause ainsi conçue :

« Pourvu toujours que chaque fois qu’une personne remplissant la charge de Procureur-général, Inspecteur-général, Secrétaire de la Province, Commissaire des Terres de la Couronne, Procureur Général, Solliciteur-Général, Commissaire des Travaux Publics, Orateur du Conseil-Législatif, Président des Comités du Conseil Exécutif, Ministre de l’Agriculture ou Maître Général des Postes, et étant en même temps membre de l’Assemblée législative ou membre élu du Conseil Législatif, résignera sa charge, et dans un mois après sa résignation acceptera une autre des dites charges, elle ne rendra pas par là son siège vacant dans la dite Assemblée Législative ou dans le dit Conseil. »

Quelle était l’intention du Législateur en introduisant cette clause dans la loi ?

La voici :

l°. Une vacance peut avoir lieu, dans un ministère, par résignation, mort ou autrement. Dans ce cas, l’administration, au lieu de remplir la charge vacante par un membre nouveau, peut préférer la donner, en vue de plus d’aptitude, par exemple, à l’un de ses anciens membres. Cela ayant lieu, cet ancien membre peut résigner la charge qu’il occupait d’abord, et accepter la charge vacante sans se faire réélire.

2.o Il peut arriver qu’une administration, en vue du bien public — car la loi ne peut jamais avoir pour but de favoriser une intrigue de parti — juge nécessaire, sans changer de personnel, d’opérer un changement dans la distribution des charges. Un de ses membres, par exemple, aura été placé aux Travaux Publics, un autre aux Postes et, après essai, on aura découvert que leurs aptitudes respectives les rendent plus propres à remplir la charge occupée par l’autre ; dans ce cas, chacun d’eux peut, dit-on, résigner sa charge et accepter l’autre sans réélection.

Quant à cette seconde intention, je suis disposé à l’admettre, mais je pense que la clause, interprétée strictement, ne la démontre pas péremptoirement, car la loi se sert de l’expression « une personne » et si le législateur avait eu en vue plusieurs changements, même en les réduisant à deux, il aurait du dire « une ou plusieurs personnes occupant les charges, etc., etc.

Ainsi sur la seconde intention attribuée au législateur, il peut y avoir des doutes raisonnables et légitimes par suite même de l’expression, et que c’est une règle absolue, dans l’interprétation des lois, qu’une clause exceptionnelle doit être interprétée strictement. Néanmoins ceux qui ont dressé la loi affirmant les deux intentions, on peut les accepter toutes deux comme ayant présidé à la rédaction de la loi, d’autant plus que la seconde ne contient en elle-même rien qui répugne absolument à l’esprit de la constitution ou à l’intention bien constatée du législateur.

Maintenant peut-on aller au delà, et dire que cette clause permettrait à tous les membres d’une administration de changer mutuellement de charges ?

Évidemment non, parce qu’une pareille éventualité ne pouvait être, et en effet n’a pas été prévue. Il répugne au simple bon-sens de croire à la possibilité de la formation d’une administration dont aucun membre n’aurait d’aptitude à remplir la charge qui lui aurait été assignée.

Évidemment, quand on forme un ministère, on assigne à chacun de ses membres, autant que faire se peut, le département qui convient le mieux à sa spécialité, à son talent individuel ; et il n’est pas admissible qu’on pourrait leur donner à tous précisément les charges qu’ils ne seraient pas qualifiés à remplir.

Ainsi donc un ministère dont tous les membres changeraient mutuellement de charges, — surtout si ces changements n’étaient pas motivés par une impérieuse nécessité de bien public, mais seulement en vue des intérêts d’un parti, ou encore par suite d’un besoin irrésistible de rester Ministre, — ne serait certainement pas dans l’esprit de la constitution et violerait non-seulement l’esprit mais aussi la lettre de la loi qui, en se servant de l’expression « une personne » n’a évidemment pas voulu désigner dix personnes commettant des actes qui répugnent également aux règles fondamentales de la constitution et à l’intention évidente du législateur.

Enfin le législateur a-t-il pu avoir l’intention de décider que les mêmes hommes, formant partie de deux administrations différentes, pourraient échanger leurs charges en passant d’une administration dans l’autre, et sans tenir compte d’une administration intermédiaire régulièrement constituée ; le tout afin d’éviter une réélection que la loi exige. Cette supposition est évidemment inadmissible ; constitutionnellement et légalement, elle constitue une grossière absurdité, et l’exprimer seulement c’est la réfuter. L’intention certaine du législateur restreint la facilité d’échanger leurs départements aux membres d’une même administration ; sans cela il n’y a pas de fraude, si gigantesque qu’elle puisse être, qui ne devienne possible.

Appliquons maintenant ces principes à la situation actuelle.

Quand l’administration Brown eût résigné, M. Galt fut appelé et refusa d’entreprendre la formation d’une administration. Le gouverneur envoya chercher M. Cartier qui accepta et n’eut pas de peine à réussir puisqu’il reprenait presque tous ses anciens collègues.

Néanmoins, quoique l’administration Cartier offrit à peu près le même personnel que l’administration McDonald, elle était sous tous les rapports, aux yeux de la constitution et de loi, une nouvelle administration 1o. par ce qu’elle était sous un autre chef ; 2.o parce qu’elle succédait à l’administration Brown qui « elle » succédait à l’administration McDonald.

Sous aucun prétexte possible, l’administration Cartier ne peut être regardée comme la même que celle qui avait fait place au Ministère Brown.

Si M. Brown eût refusé de former une administration et que le Gouverneur eût prié M. McDonald de revenir au pouvoir avec ses anciens collègues, — ce qui était au fond le plan formé originairement — dans ce cas l’administration McDonald restait la même. Mais M. Brown ayant formé une administration, et cette administration ayant été régulièrement assermentée, le fait seul de l’assermentation de l’administration Brown détruisait l’administration McDonald comme corps constitutionnellement organisé : et de ce moment les membres du Ministère McDonald devenaient simples membres de la législature et ne pouvaient plus, sous aucun prétexte, accepter des charges de ministres sans se faire réélire.

Le cas actuel n’ayant nullement été prévu lors de la passation de la loi — car qui aurait réellement jamais pu croire possible une pareille monstruosité — la clause précédemment citée ne s’y appliquait évidemment pas et ne pouvait en aucune manière le régir. Il est plus clair que le jour que si on eût prévu une pareille succession de ministères et un aussi honteux escamotage que celui qui vient d’avoir lieu, on eût fait la loi plus explicite. Tout le sens et toute la filiation de la législation l’attestent.

Supposons, par exemple, que lors de la passation de la loi un membre eût proposé d’y insérer une clause ainsi conçue :

« Quand une administration aura résigné, et qu’une nouvelle administration régulièrement formée et assermentée, aura elle aussi été forcée de résigner, il sera loisible aux membres de la première administration de revenir au pouvoir et de reprendre leurs anciennes charges sans se faire réélire, pourvu qu’ils s’installent régulièrement, mais pour l’espace de quelques heures seulement, dans des départements différents de ceux qu’ils doivent permanemment occuper. »

Eh bien, franchement, si une pareille proposition avait été faite par un membre du Parlement, n’aurait-on pas de suite écrit à Beauport pour savoir s’il restait des loges vides ?

M. Cartier et ses collègues n’en ont pas moins réalisé « dans tous ses détails » une proposition qui eût infailliblement excité un immense éclat de rire dans les Chambres et dans tout le pays !

Cette colossale bouffonnerie, qu’un fou seul eût osé énoncer ; le Ministère l’a commise, et la Chambre l’a sanctionnée !!

Et les Ministres n’en ont pas osé moins dire : « Nous sommes dans l’esprit de la loi !! » Et ils savaient mieux que personne qu’ils eussent été honnis l’année dernière s’ils avaient seulement laissé percer l’idée d’un pareil acte.

Dans l’interprétation d’une loi, le bon-sens doit passer avant tout, car la loi n’est au fond que la plus haute expression de la justice et de la raison réunies ! C’est un axiome en législation et en droit civil « qu’une interprétation qui blesse le sens-commun et conduit à des conséquences absurdes ne peut-être admise. »

Or les membres de l’administration McDonald étant devenus simples membres de la Chambre par le fait de l’assermentation du Ministère Brown, il est parfaitement clair que l’administration McDonald n’existait plus : il ne pouvait donc pas y avoir d’échange de départements entre « membres de la même administration ». Cet échange n’a eu lieu qu’entre Ministres appartenant à deux administrations différentes qui ne se succédaient même pas directement l’une à l’autre, puisqu’une administration intermédiaire « avait reçu une existence légale. » L’échange n’a donc eu lieu qu’au moyen d’un « enjambement » par dessus ce ministère intermédiaire. Ce n’était donc pas légalement un échange. C’était de tout point une nouvelle acceptation de charge sujette aux restrictions de la loi.

L’interprétation donnée à la loi par le ministère actuel conduit donc directement à cette absurdité pratique qu’au moyen d’une loi faite expressément dans le but d’empêcher un membre de la législature de devenir Ministre sans se faire réélire, plusieurs hommes, devenus de simples membres de la législature, occupent actuellement et entendent occuper permanemment des charges de Ministres sans s’être fait réélire, c’est-à-dire qu’on s’est servi de la loi précisément pour arriver au but que la loi défend expressément !!

Cette interprétation ne peut donc être admise puisqu’elle blesse également le bon-sens, la conscience publique, toutes les règles et tous les principes du droit constitutionnel, et enfin toute la pratique du droit civil.

D’ailleurs le titre seul de la loi suffit pour faire condamner les Ministres. Ce titre est : « Acte pour assurer davantage l’indépendance du Parlement. » Or la conduite des Ministres et leur refus de se faire réélire ouvre la porte à toutes les violations possibles de la constitution et des droits des électeurs. Ce refus détruit l’indépendance de la Législature au lieu de la confirmer. Ce refus ôte aux électeurs l’occasion de ratifier ou de censurer l’acceptation d’une charge par leur mandataire et leur fait perdre leur droit de contrôle sur lui. L’indépendance de la législature se trouve donc « sapée dans sa base, la responsabilité aux électeurs. » Les Ministres ont donc violé l’indépendance de la législature « au moyen de la loi même qui l’établit ! » L’intention de la loi est clairement indiquée par son titre, et l’acte des Ministres détruit directement l’objet de la loi.

— Les Ministres sont pourtant dans la lettre de la loi, me disait un de leurs amis.

— Eh bien, adnettons pour un moment qu’ils soient réellement dans la lettre de la loi, — ce que je démontrerai ne pas être, — va-t-on prétendre que la lettre doit l’emporter sur l’esprit ?

Depuis la maxime évangélique : « c’est la lettre qui tue et l’esprit qui vivifie, » jusqu’à la maxime de droit : « L’esprit est tout, la lettre n’est rien, » tout, raison, bon-sens, droit, justice, pratique, précédents ne démontre-t-il pas l’absurdité de cette prétention ?

Toutes les autorités importantes s’accordent sur ce point que la « lettre de la loi n’est rien, que l’esprit seul de la loi, ou l’intention certaine ou évidente du législateur doit faire loi. »

Pas une seule autorité respectable ne peut-être citée à l’encontre de ce principe.

Cela va si loin qu’« un juge qui interprète un statut, a, dans certain cas, le droit de décider selon l’intention qui l’a dicté et en contravention directe de la phraséologie. » (Sedgwick)

« Ce ne sont pas les mots de la loi, mais son sens général qui font loi. Le corps de la loi c’est la lettre ; sa raison et sa signification en sont l’âme. Un statut doit être interprété non pas d’après la lettre mais d’après le sens. Une interprétation large et éclairée d’une loi doit entrer dans l’âme et dans l’esprit de cette loi, et découvrir l’intention et l’objet du législateur. Aucun statut ne peut-être interprété de manière à détruire l’intention et l’objet mêmes qu’il avait en vue. » (Duarris)

La prétention que les Ministres peuvent éviter une réélection, à l’encontre de l’esprit évident de la loi, en se fondant seulement sur la lettre de la loi, — même si la lettre les y autorisait, ce que je nie — n’est donc pas soutenable et toutes les autorités la condamnent formellement.

Mais voyons, sont-ils au moins dans la lettre de la loi ? Puisqu’ils s’appuient sur la lettre, il faut au moins que la lettre ne laisse pas de doute possible ?

« Chaque fois qu’une personne, remplissant la charge de Procureur-Général, Inspecteur-Général, etc., etc., et étant en même temps Membre de l’Assemblée Législative… résignera sa charge, et dans un mois après sa résignation, acceptera une autre des dites charges, elle ne rendra pas par là son siége vacant dans la dite Assemblée Législative. »

1.o Il n’y a pas là un seul mot de la résignation d’un Ministère, et la loi ne parle que de la résignation d’une personne.

2.o Puis la loi dit formellement qu’un Ministre remplissant une charge — c’est le mot — pourra, sans réélection accepter une autre charge. Est-ce remplir une charge que de s’assermenter et de résigner cette charge au bout de quelques heures sans avoir accompli un seul acte officiel ? N’y a-t-il pas eu là clairement moquerie de la loi ? Est-ce remplir une charge que de n’en pas exécuter les devoirs ? Les Ministres n’ont-ils pas accepté certaines charges avec l’intention bien arrêtée de n’en pas remplir les devoirs ? N’ont-ils pas réalisé cette intention ? Comment donc pouvaient-ils, n’ayant pas rempli leurs nouvelles charges, accepter d’autres charges ?

3.o Il est évident qu’en se servant du mot « accepter » la loi n’a pas voulu parler d’une moquerie d’acceptation telle que celle qui a vraiment eu lieu, savoir : « Accepter une charge un soir avec l’entente qu’on la résignera le lendemain matin pour en prendre une autre. » Ceci n’est certainement pas une acceptation sérieuse. Un homme qui accepte une charge avec la réserve mentale ou exprimée qu’il résignera sous douze heures accepte-t-il bona fide ? Est-ce d’une pareille acceptation momentanée que la loi parle ? Cela est inadmissible. Ou la loi est une chose sérieuse, — et alors l’acceptation qu’elle exige doit être franche et sincère et conséquemment permanente, — ou il n’y a plus rien de sérieux, rien de solennel, rien d’obligatoire, rien de sacré dans le monde. Les Ministres n’ont donc pas accepté leurs charges comme la loi le veut et l’entend. Si une acceptation momentanée est vraiment celle dont la loi se contente, les Ministres peuvent donc accepter une charge nouvelle chaque semaine. Pourquoi pas quatre charges en un mois comme deux charges en douze heures. Mais la loi dit formellement « accepter une autre charge, » et non pas deux charges en douze heures. Et puis la loi dit une autre charge, et non pas la même charge. Ainsi, pour exécuter la loi à la lettre — pourvu toujours qu’il n’y eût pas eu succession de plusieurs Ministères, — les Ministres devaient occuper permanemment les charges qu’ils avaient acceptée.

4.o Enfin la loi permet de changer de charge ; mais nulle part elle ne permet de reprendre sa première charge. Un Ministre qui résigne peut passer dans un nouveau département sans réélection, mais ne peut pas, sans réélection, revenir dans le département qu’il a quitté, puisque la loi n’y pourvoit nullement et n’a trait qu’à un échange de département.

Les Ministres, au moyen du jeu immoral qu’ils ont imaginé, sont revenus, par un détour illégal et inconstitutionnel, à leurs anciennes charges. Or c’est une maxime absolue de droit et de pratique que le détour n’efface pas la fraude. (Dolus circuitû non purgatur).

Ils ne pouvaient donc pas reprendre leurs anciennes charges, — même en admettant qu’ils aient pu régulièrement changer de département en passant d’un ministère dans un autre, sans faire acception d’un ministère intermédiaire, — ils ne pouvaient donc pas, dis-je, reprendre leurs anciennes charges même en passant momentanément par d’autres charges, car c’était faire indirectement ce qu’ils n’auraient pas pu, ce qu’ils n’ont pas osé faire directement.

Dans tous ces changements successifs, dans cet odieux enchaînement d’intrigues, dans tout ce sale tripotage de faux-fuyants, de détours, de moyens frauduleux, de serments indiscrets, je ne puis donc voir qu’une absence absolue de tout sentiment moral, une usurpation grossièrement malhonnête des droits du pays, un esprit de parti de la pire espèce, un besoin sordide et vénal d’être Ministre.

Une aussi audacieuse violation de la constitution et de la loi ne peut être inspirée par de nobles motifs, par un désir honnête de faire le bien !! Je juge les hommes à leur œuvre. — Or la perpétration de cette œuvre néfaste ne s’étant faite qu’au mépris scandaleux de toutes les notions les mieux consacrées de moralité publique et de droiture de caractère ; qu’au mépris évident de toute légalité, je ne puis croire à la sincérité, à la bonne foi, à la délicatesse de sentiment et de conscience des hommes qui se sont ainsi fait un jeu de se moquer ouvertement de la constitution, de la loi, et du serment.

Car enfin qu’a fait M. Cartier, par exemple, quand il s’assermentait un soir comme Inspecteur Général, sachant que le lendemain matin il se réassermenterait comme Procureur-Général ?

Que comportait son premier serment ?

Qu’il remplirait fidèlement les devoirs de la charge d’Inspecteur-Général.

Qu’est-ce qu’un serment ?

C’est un acte par lequel on prend Dieu à témoin de la sincérité d’une promesse, ou de la vérité d’un fait.

Au moment où M. Cartier prêtait le serment d’office d’Inspecteur-Général, faisait-il sincèrement la promesse d’en remplir les devoirs ?

Évidemment non, puisqu’il se proposait bien de ne pas les remplir, et de passer le lendemain matin à un autre département. Quand donc M. Cartier prêtait ce serment il devait nécessairement se dire en lui-même ; « Je n’ai nullement l’intention de remplir la promesse que je fais ici sous serment. » Il a dû le dire puisqu’il l’a fait !

M. Cartier ne se croyait donc pas lié par le serment qu’il prêtait !

M. Cartier ne prenait donc qu’en s’en moquant en lui-même l’engagement le plus solennel et le plus saint qui existe !

— Presque tous ses collègues en ont fait autant !

Eh bien, je vois des gens profondément religieux qui, s’ils avaient vu les Membres de l’opposition commettre la même faute, auraient crié hautement à la violation de toutes les lois divines et humaines — et auraient certainement été très justifiables de le faire — qui non-seulement ne veulent pas élever la voix contre M. Cartier et ses collègues, mais ne veulent pas même admettre qu’ils aient eu tort, qui expriment encore de la confiance dans de pareils hommes ; qui, en un mot, par une question de justice et de moralité où aucun compromis ne devrait être toléré, ont deux poids et deux mesures !

Si M. Brown eût fait cela, si M. Dorion eût fait cela, les Ministériels n’auraient pas eu d’expressions assez énergiques pour flétrir leur conduite. On leur aurait jeté à la face le mot de renégats ! M. Cartier, lui, reste blanc comme neige à leurs yeux !

Pour ces gens, tout acte d’un Ministère est nécessairement irréprochable ; toute pensée d’un membre de l’opposition est nécessairement suspecte !

Je vois même des gens qui approuvent M. Cartier de n’avoir pas tenu compte de son serment et qui, si M. Cartier, au lieu d’un serment, eût donné sa parole d’honneur qu’il allait fidèlement remplir les devoirs d’Inspecteur Général, auraient dit en le voyant ne pas tenir compte d’une parole d’honneur : « C’est évidemment un homme sans honneur. »

Eh bien, quand il n’a pas tenu compte d’un serment, comment donc ces gens peuvent-ils ne pas dire : « C’est un homme sans principes » ?

Pourquoi ceux qui seraient si chatouilleux, et avec raison, sur la non-exécution d’une parole d’honneur, deviennent-ils si indifférents sur la parodie d’un serment ?

N’est ce pas là une aberration d’esprit effrayante quant aux résultats qu’elle peut produire sur l’état social d’un pays ?

Comment veut-on que les fonctionnaires publics en sous-ordre, que les témoins dans les cours, que les électeurs aux polls respectent, tiennent compte des serments qu’on les oblige de prêter quand les Ministres de la Couronne leur montrent l’exemple de se moquer outrageusement des serments qu’ils prêtent eux-mêmes ?

Et le grand parti de l’ordre trouve cela beau !

Et les gens aux bons principes trouvent cela juste !!

Et ceux qui ont toujours le mot de religion à la bouche trouvent cela légitime !!

Que devient la moralité publique dans tout cela ?

Que l’on envisage la question comme on le voudra, il faut de toute nécessité en venir à avouer que M. Cartier et presque tous ses collègues se sont rendus coupables du plus scandaleux abus des serments d’office, et ont par là montré à la population du pays un funeste exemple. À mon avis, il y a là plus qu’un serment indiscret, il y a un parjure moral parfaitement caractérisé, parce qu’au moment où M. Cartier prêtait son serment d’office comme Inspecteur-Général, il existait entre lui d’une part, et le Gouverneur et ses collègues de l’autre, un entendement explicite que, « tout en s’assermentant comme Inspecteur-Général, il n’agirait pas comme tel et se réassermenterait au bout de quelques heures comme chef d’un autre département. » Or le serment que M. Cartier prêtait comme Inspecteur-Général faisait-il ou ne faisait-il pas foi de la sincérité de sa promesse ? Oui sans doute, il en faisait foi. Cette promesse a-t-elle été tenue ? Non. Le serment a donc été violé ; violé avec préméditation surtout, car cette violation du serment « était concertée d’avance entre un certain nombre d’hommes » ; il y avait donc complot entre eux pour commettre un acte coupable. Le parjure moral, est donc évident, indéniable ! Je défie l’homme le plus fort du parti Ministériel de nier cela avec des raisons. Quant à des injures, je sais qu’il va m’en tomber une averse sur la tête ; mais ce n’est pas aux valets de plume Ministériels que je m’adresse, c’est aux hommes sérieux, aux jurisconsultes instruits.

D’ailleurs un fait m’a frappé.

Même au moment de l’escamotage, alors que les esprits étaient encore étourdis du succès de cette audacieuse intrigue, pas un seul journal Ministériel n’a approuvé la manière dont l’administration avait ressaisi le pouvoir ! Ses défenseurs les plus dévoués, les plus avilis, ses serviteurs les mieux payés n’ont pas soufflé mot !

Depuis, j’ai vainement cherché dans ces feuilles un seul article au soutien de la constitutionnalité de la position des Ministres ; mais les moins scrupuleuses d’entre elles ont admis qu’ils avaient commis là une grave erreur !

Pas un seul jurisconsulte n’a maintenu la légalité de leur prétention ! Les hommes de loi les plus éminents les condamnent sans réserve ! Leurs propres partisans politiques, — je parle des gens sincères, — les blâment énergiquement ! La presse Anglaise en fait autant et les juge sévèrement.

Il faut avouer aussi que jamais semblable usurpation de pouvoir ne s’est vue en Canada.

Presque tous les Membres du Ministère actuel sont Ministres précisément au même titre que le filou qui s’introduirait dans une habitation au moyen d’une fausse clé et s’en déclarerait le propriétaire. La fausse clé des Ministres, c’est leur interprétation malhonnête de la loi ; ce sont les changements concertés de charges publiques en douze heures de temps ; c’est leur refus de tenir compte d’une succession de plusieurs administrations différentes ; c’est le détour illégal et immoral qu’ils ont pris pour faire indirectement ce qu’ils n’osaient pas faire directement !

Entrer dans une habitation fermée au moyen d’une fausse clé, ou entrer dans une charge publique malgré la constitution et la loi et au moyen d’un parjure moral, c’est une seule et même chose au point de vue de la droiture du cœur ; et il faut être terriblement dominé par la rage d’être Ministre pour passer ainsi par dessus toute considération.

Seulement celui qui se sert de la fausse clé est souvent un pauvre diable dont le sentiment moral n’a pas été très soigneusement dirigé par son entourage ordinaire ; pendant que ceux qui viennent d’accepter des charges publiques au mépris de la loi et du serment, sont les hommes les plus élevés en position dans le pays !

C’est par exemple le Procureur Général, chargé d’office de punir les parjures, qui prête un serment en se disant en lui-même : « Je n’observerai pas le serment que je prête, » et qui non seulement le dit mais le fait.

Eh bien ! je suppose que M. le Procureur-Général aille faire un tour d’inspection au pénitencier provincial et y rencontre un des détenus pour parjure dans un coin assez isolé pour que celui-ci puisse rompre son silence obligé : — que lui dirait celui-ci ?

« Quoi vous ici M. le Procureur Général ! J’espère au moins qu’à présent vous allez me tirer d’ici ! La loi n’a pas pu vous atteindre vous, mais au point de vue de la moralité personnelle, quelle différence au fond y a t-il entre vous et moi ? J’ai fléchi par besoin, vous par ambition ! J’ai violé une loi que je connaissais par ouï dire : vous avez violé une loi faite par vous-même et que vous ne pouviez ignorer ! J’ai pris Dieu à témoins d’un fait que je savais être faux : vous avez pris Dieu à témoin d’une promesse que vous ne vouliez pas remplir ! Je suis un pauvre ignorant, vous êtes versé dans la connaissance du droit et des obligations morales ! J’ai témérairement étendu ma main sur les Évangiles, vous avez fait précisément la même chose ! Nos mains doivent tomber l’une dans l’autre, M. le Procureur Général, et je sors avec vous. »

Franchement qu’est-ce que le Procureur Général pourrait honnêtement répondre ?

Heureusement pour l’Hon. Monsieur, il n’est jamais à court quand il faut payer d’impudence, et il se tirerait probablement d’affaire avec un pauvre diable de détenu tout aussi prestement qu’il l’a fait en présence d’une Chambre vénale sur laquelle il savait pouvoir compter.

On trouvera peut-être cette expression déplacée, appliquée comme elle l’est à une branche de la Législature.

Je prie les lecteurs de remarquer que les circonstances sont tout-à-fait exceptionnelles ; que la Chambre actuelle a approuvé, accepté, sanctionné les plus épouvantables faits de corruption que l’on ait jamais vus dans la Province ; que l’on ne sait plus maintenant ce qui est réellement droit, justice, légalité ; que toutes les notions de droit constitutionnel sont bouleversées ; que les Ministères ont passé à travers la constitution et la loi précisément comme l’oiseau passe à travers la toile d’araignée qui n’arrête que les mouches ; et qu’ils ont été, per fas et nefas, soutenus par la Chambre ; que conséquemment l’arbitraire est devenu la seule loi du pays ; qu’il n’y a pas de tyrannie qui ne soit possible quand la Législature ne tient plus compte de la loi, de la constitution, de la morale publique et sanctionne les plus flagrantes illégalités.

La situation est plus sérieuse qu’on ne croit, car que l’on dise ce que l’on voudra, il faut qu’en effet une Chambre soit profondément gangrénée pour permettre tranquillement à M. Cartier d’affirmer de son siége que les Ministres avaient agi d’après la lettre et l’esprit de la loi. Plusieurs membres Ministériels m’ont dit en entendant cela : « Nous savons bien que ce n’est pas vrai, mais que voulez-vous qu’on y fasse » ?? Est-ce là le mot d’un homme honnête et énergique ?

Chaque Membre de la Chambre savait qu’en disant qu’il était dans l’esprit de la loi, M. Cartier mentait à sa conscience ! Plusieurs l’avouaient franchement et sans détour ! Eh bien ; c’est un déplorable spectacle que celui d’hommes honorables dominés au point de sanctionner ce qu’ils blâment ! Si ce n’est pas là de la vénalité ou de la servilité, que l’on veuille donc bien nous dire ce que c’est !

Non, avec une pareille Chambre, M. Cartier et ses collègues pouvaient tout oser. Il n’y avait rien, en fait d’impudeur, qui pût révolter des partisans qui avaient sanctionné la fraude Fellowes et accepté, comme lui donnant la majorité légale, 350 noms pris par ordre alphabétique, dans les almanachs d’adresses américains. Par exemple, M. Cartier, après avoir récité et défilé tout le sale tripotage qui venait d’avoir lieu, annonce qu’il est prêt à se soumettre au jugement de la Chambre là dessus.

— Et le jugement du pays, qu’en faites vous, dit un Membre ?

— Je suis prêt à me soumettre au jugement du pays aussi, réplique l’Hon. M. Cartier.

Et comment l’Hon. M. Cartier prouve-t-il qu’il est prêt à cela… en torturant la loi, en outrageant la morale et la décence « pour éviter une réélection ! pour éviter conséquemment de se soumettre au jugement du pays !! » Et la Chambre, non-seulement n’éclate pas d’indignation devant cet acte d’incompréhensible impudeur, mais « la majorité applaudit et bat des mains !! »

Qu’on relise le discours de M. Cartier à la séance du 7 août et on se convaincra, je pense, que jamais farce aussi déhontée n’a été jouée devant un corps délibératif. Jamais encore Ministre n’a dévoilé avec tant de sang froid des actes de supercherie légale qui le flétriront à jamais comme homme public et comme citoyen. Car qu’on ne s’y trompe pas, le mal se guérira par son excès même, et il n’est pas possible qu’un régime qui ne repose que sur l’illégalité, la corruption et l’immoralité subsiste longtemps !

Les hommes qui sont au pouvoir aujourd’hui seront bientôt relégués au plus bas degré de l’échelle des réputations politiques ! Dans les affaires publiques, comme dans les affaires privées, les fraudes, les violations de devoir, le mépris du droit d’autrui, l’ambition effrénée, l’amour sordide de la domination et l’escamotage du pouvoir n’ont qu’un temps, et plus on a été immoral plus on reste méprisé et honni.

Avant un an ou dix-huit mois la rétribution viendra pour M. Cartier, et soit qu’il se fasse juge, soit qu’il entre malgré lui dans la vie privée, il n’en restera pas moins le nom le plus méprisable de l’histoire des vingt dernières années.

Il restera, pour le Bas-Canada, le type du Ministre intrigant et corrupteur : Walpole moins le talent ! Il restera le type de l’inconvenance, de l’arrogance, de la brutalité de manières et de langage en tant qu’orateur politique ! Il sera cité, dans l’avenir, comme un éclatant exemple de l’effet du pouvoir sur les caractères qui ne sont pas assez fortement trempés pour savoir mépriser les jouissances vulgaires de la vanité, et pour conserver leur équilibre moral dans une haute position. Hautain et grossier avec ses inférieurs, obséquieux à l’excès avec ses supérieurs, personne, que je sache, n’a jamais eu l’épine dorsale plus souple en présence des Gouverneurs. Transfuge du libéralisme et portant à l’excès, suivant l’habitude des transfuges, ses idées de converti au Torysme, il se montre invariablement plus violent contre toute tentative sérieuse de réforme, contre toute extension des droits populaires que les membres les plus encroutés de l’ancien Family compact qui ont en vérité l’air de comprendre mieux que lui les progrès de l’opinion ! Politique à idées étroites, ministre sans vues larges et compréhensives, tacticien sans finesse, chef de parti de hasard et sans but défini, le seul côté saillant de sa tactique est l’opposition à outrance à toute amélioration qui ne vient pas de lui, à toute idée qui le dépasse. Lui faire une suggestion c’est l’offenser ! Lui offrir un conseil, c’est s’attirer sa colère ou son dédain ! Égoïste forcené en tant qu’homme politique, tout lui va pourvu qu’il reste ministre ! L’audace avec laquelle il a défilé devant la Chambre toute l’incroyable intrigue ourdie par lui et ses amis pour usurper le pouvoir au mépris de toute loi, de toute morale et de toute décence, dépasse tout ce que l’histoire mentionne de plus impudent en fait de mépris calculé des droits des peuples, en fait surtout de mépris de l’opinion publique.

Pour annoncer, le sourire de la satisfaction sur les lèvres, qu’il venait d’usurper le pouvoir au moyen d’une filouterie légale, il fallait compter beaucoup sur la démoralisation que le malheureux cri de « laissez faire, ayez confiance, » a jeté dans les esprits. Voilà aujourd’hui l’unique source de l’indifférence de l’opinion en face des crimes administratifs du Ministère actuel.

En 1848, quand l’administration Lafontaine revint au pouvoir : le cri général fut : « Ayez confiance dans l’administration. » Seulement ce qu’on voulait, ce n’était pas la confiance éclairée de l’homme qui examine et discute les actes des Ministres avant qu’ils ne deviennent « faits accomplis, » mais la confiance aveugle du partisan qui approuve avant même que le maître n’ait parlé. Depuis, à chaque installation de ministère, un noyau d’affamés criait invariablement : « Ayez confiance ; ne discutez pas ; n’examinez pas ; les hommes qui sont au pouvoir savent ce qu’il faut au pays ; acceptez ce qu’ils proposent car ils ont les meilleures intentions du monde. » Et ainsi, petit à petit, on a habitué le peuple à marcher les yeux fermés et à approuver silencieusement ce qu’il eût fortement opposé s’il eût pu lire un peu mieux dans l’avenir.

Cette malheureuse politique de laissez faire produit aujourd’hui ses fruits et les intrigants seuls en profitent.

Après l’odieuse usurpation qui vient d’avoir lieu, un cri général, immense, universel aurait dû s’élever d’un bout de la Province à l’autre contre les usurpateurs. Dans chaque Division, dans chaque comté, dans chaque paroisse on aurait dû, si une opinion publique tant soit peu forte eût existé, s’élever hautement contre la violation de la constitution. Que deviennent les garanties individuelles, que deviennent les droits de chacun quand la constitution, base de tous les droits, fondement nécessaire de tout l’édifice social, est impunément violée par ceux-là même qui sont chargés de la maintenir ? De ce moment là personne n’est en sureté chez lui ; la liberté politique n’existe plus que de nom, la liberté civile est menacée, la liberté individuelle est mise en péril.

Eh bien, cette fois encore, on a laissé faire. L’opinion publique est si bien endormie qu’il semble impossible de lui redonner la vie qu’elle a perdue. Des hommes parfaitement estimables, sincèrement amis de leur pays, voient avec alarme l’état de chose actuel ; avouent que le seul remède possible se trouve dans une opposition active aux hommes qui l’ont amené ; admettent qu’il n’y a rien de bon à attendre et du « système responsable tel qu’on nous l’a donné » et des hommes qui l’on fait fonctionner jusqu’à présent ; et néanmoins quand on les pousse un peu dans la discussion, que répondent-ils ?

— Qui sait si d’autres feront mieux ?

— Mais avec les hommes actuels, le mal est certain, réalisé ! Leur politique a porté ses fruits, n’est-il pas temps de changer ?

— Qui mettrez vous à leur place ?

— Des hommes nouveaux qui n’aient pas encore failli.

— Où les trouverez-vous ?

— Voyons, allez-vous prétendre que dans les deux Canadas il n’existe pas dix autres hommes capables de conduire les affaires publiques ?

— Voilà quatre ou cinq fois que nous changeons, et tout va de plus mal en plus mal !

— Eh bien faut-il, pour ne plus changer, renoncer à corriger ce qui existe ?

— Non sans doute !

— Le corrigera-t-on avec les hommes actuels ?

— Je ne le pense pas !

— Vous admettez donc alors qu’il faut changer ?

— Oui si vous avez des hommes !

— Mais si les dix Ministres mouraient, le pays périrait-il ?

— Probablement non.

— Eh bien, ces dix Ministres, qui sont pleins de la vie physique, sont morts en tant qu’hommes politiques intègres, utiles même. Ils ont violé la constitution, la loi, ils n’ont tenu compte d’aucun devoir, d’aucun principe ! Ils ne sont pas légalement Ministres, ils sont de véritables usurpateurs du pouvoir. Ils ont en réalité fait une révolution dans le pays.

Ce n’est pas une révolution faite par le peuple, dans la rue ; c’est une révolution faite contre le peuple et contre son droit le plus sacré, dans les hautes régions de la politique ! Ces dix hommes, en saisissant le pouvoir au moyen d’une malhonnête interprétation de la loi, ont tout simplement commis un acte de brigandage que malheureusement la constitution n’a pas prévue, et qu’aucun tribunal ne peut juger au point de vue constitutionnel.

Loin d’occuper leurs fauteuils de Ministres, ils devraient être maintenant sur le banc des accusés, s’il y avait un tribunal dont ils fussent justiciables, comme ministres.

Avec notre absurde gouvernement responsable, il n’y en a pas d’autre que l’opinion publique ; eh bien, l’opinion publique est morte, le système de laissez faire, intronisé en 1848, l’a tuée. L’indifférentisme en matière politique est aujourd’hui la plaie principale du pays. Le droit individuel est violé, on le tolère ! La constitution aussi l’est ; on ne dit mot ! Le droit le plus important des électeurs, celui de contrôler l’acceptation des charges publiques, est anéanti au moyen d’une sale supercherie ; les électeurs ne protestent pas ! Des fraudes colossales sont prouvées ; le gouvernement qui est obligé de sévir, protège ses amis au lieu de les punir ; le peuple ne s’émeut pas ! La loi est torturée pour servir les fins personnelles de quelques intrigants ; les chambres restent muettes ! Un ministre jette le défi à la morale publique en se moquant de son serment d’office ; la majorité de l’Assemblée bat des mains !! Le claqueur le plus forcené, « c’est un des incendiaires du palais Législatif en 49 ! » Cet homme devrait être au pénitentiaire : nul n’est plus près de l’oreille des Ministres !!

N’est-il pas temps de se demander : « Où allons-nous ? »

Depuis dix-huit ans, on nous crie : « Vous avez le gouvernement responsable dans toute sa plénitude. » La preuve c’est qu’on ne peut pas mettre en accusation devant un tribunal « impartial et indépendant, » un Ministre qui, suivant l’expression du grand O’Connel, passe à travers la constitution et la loi en carrosse à quatre chevaux.

Nous avons le Gouvernement responsable… La preuve c’est qu’un Gouverneur fait ici impunément ce que la Reine n’eût jamais osé faire en Angleterre !

Nous avons le gouvernement responsable… La preuve c’est que le Gouverneur agit officiellement sans conseillers responsables de ses actes, et n’est responsable à personne dans la colonie !

Quel magnifique gouvernement responsable que celui sous lequel un Gouverneur accepte une résignation offerte sous de faux prétextes, dans l’unique but d’aider ses Ministres à jouer pièce aux membres de l’opposition, et après les avoir débarrassés de ceux-ci en les envoyant à leurs électeurs, encore sous de faux prétextes, réassermente ceux là deux fois en douze heures de temps pour leur épargner, à eux, les désagréments d’une nouvelle lutte électorale ; et sanctionne ainsi, lui, le représentant de la justice et de la morale publique dans leur plus haute expression, un escamotage immoral des droits du pays !!

Car que l’on dise ce que l’on voudra, la résignation du ministère McDonald était faite sous de faux prétextes puisqu’il s’était vanté, après le vote sur la motion de M. Piché, de conserver la confiance de la Chambre ; et la demande du Gouverneur à M. Brown de lui former une administration était aussi une demande faite sous de faux prétextes, un pur acte d’hypocrisie, puisqu’il était décidé d’avance à ne pas lui accorder de dissolution ; et surtout puisqu’il a permis à ses anciens conseillers de revenir au pouvoir sans réélection, le tout arrangé et réalisé « sans autre avis légal que celui des parties intéressées. »

Quand on nous donnait le gouvernement responsable en 1841, je me rappelle parfaitement que les hommes un peu forts en droit constitutionnel trouvaient alors étrange qu’on fit les Procureurs-généraux membres du Cabinet. Cela leur paraissait être, avec raison, une anomalie puisque les officiers en loi de la Couronne devant être les aviseurs légaux de l’administration, ils devaient conséquemment n’être pas partie à ses décisions, à sa tactique ou à ses actes.

Dans une question délicate de constitutionnalité ou de légalité, comment le Procureur-général peut-il donner à l’administration dont il est le chef, une opinion indépendante ou désintéressée si, comme chef de parti, il désire faire, ou si on le pousse à faire un acte que la constitution ou la loi défendent ? Il est parfaitement clair que dans ce cas, la seule garantie que l’on ait que l’administration observera la constitution et la loi, c’est le sens intime d’honneur ou de moralité qui peut exister chez le Procureur-général.

S’il est instruit et intègre, la constitution et la loi seront souveraines et les droits généraux ou particuliers seront strictement protégés. Si au contraire le Procureur général est ignorant, ambitieux, intrigant ou malhonnête, la constitution et la loi seront toujours interprétées de manière à servir les intérêts de son parti ou ses propres intérêts personnels.

Eh bien ! je le demande aux gens impartiaux et sincères, quand le Procureur-général s’appelle, pour le Haut-Canada, John A. McDonald, et pour le Bas-Canada, G. E. Cartier, n’est-ce pas un pays réellement à plaindre que celui qui en est réduit à compter, pour la protection de ses droits, sur le sens intime d’honneur et de moralité politiques qui peut exister chez des hommes publics de cette trempe ?

N’ont-ils pas récemment justifié, sanctionné toutes les fraudes électorales ?

N’ont-ils pas autorisé la vente des charges publiques ?

N’ont-ils pas invariablement protégé, défendu avec acharnement des amis politiques coupables de malversation, de défalcation, ou d’une incapacité notoire ?

N’ont-ils pas conseillé au Gouverneur de commettre un acte déloyal qui ternit son nom comme représentant de Sa Majesté ?

Ne l’ont-ils pas dominé au point de lui faire sanctionner, dans les intérêts de leur parti, la violation flagrante des lois de l’État ?

Ne l’ont-ils pas amené à commettre lui-même la moquerie d’une assermentation faite dans le seul but d’éluder la loi ?

Si les Procureurs-généraux, n’avaient pas été membres de l’administration ; si surtout ils n’avaient eu aucune connexion de parti, aucuns liens d’intérêt avec l’administration, auraient-ils osé conseiller la violation de la constitution simplement pour maintenir certains hommes au pouvoir ? N’étant pas eux-mêmes intéressés à ce qu’elle fut violée, n’est-il pas probable qu’ils eussent déclarés inconstitutionnels et illégaux tous ces changements de départements auxquels on n’a eu recours que pour faire indirectement ce que la loi ne permettait pas de faire directement ?

Il n’y a pas un seul homme de loi dans le pays qui ne désapprouve hautement cette supercherie ; or n’est-il pas plus que probable que si les Officiers en loi de la Couronne avaient été désintéressés dans la question, « ils auraient coïncidé d’opinion avec l’universalité de leurs confrères ? »

J’espère, Messieurs, que la crise actuelle va avoir, en dernier résultat, un effet salutaire. Elle va démontrer au peuple du pays qu’il ne « contrôle pas assez ses mandataires. »

Elle va démontrer au peuple que son silence persistant sur la maladministration des affaires publiques est regardé par les Ministres comme un encouragement, au moins une justification de leurs fautes. L’Hon. M. Sicotte n’a-t-il pas dit, de son siége de Ministre, en Chambre, que le peuple du Bas-Canada ne désapprouvait pas le choix d’Ottawa pour capitale, puisqu’il n’y avait pas eu une seule assemblée dans ce but !

Les électeurs de St. Hyacinthe sont-ils de cet avis ?

Elle va démontrer qu’avec notre gouvernement responsable nos hommes publics ont bien tous les moyens possibles de faire le mal, mais que le peuple n’a presqu’aucun moyen de les en empêcher !

Elle va démontrer que les hommes politiques peuvent ici se mettre impunément au dessus de la constitution et de la loi, chose à peu près impossible en Angleterre, vu la puissance de l’opinion publique.

Elle va démontrer que nous n’avons ici, contre les empiétations du pouvoir, aucunes des garanties que l’on possède en Angleterre. Il y a là contre l’ambition ou l’égoïsme des hommes puissants, des freins, des moyens de répression et de contrôle qui n’existent pas ici.

La crise actuelle va démontrer enfin que la chose la plus nécessaire aujourd’hui, pour le pays, que son besoin le plus pressant est l’adoption prompte d’une Constitution écrite qui définisse d’une manière explicite les attributions des corps publics, les pouvoirs des Ministres, les obligations et les devoirs des gouvernants et les droits des gouvernés.

Voilà ce que doit être, à mon avis, le programme fondamental de toute notre politique, le but principal de tous les honnêtes gens. Il doit être évident pour tout le monde aujourd’hui qu’avec le système de gouvernement actuel, toutes les violations de droits, toutes les fraudes légales, toutes les intrigues gouvernementales sont possibles aux gens sans scrupules.

Avec une constitution écrite, il n’y a plus de question dangereuse pour l’une ou l’autre section de la province, parce que les droits généraux ou sectionnels seront suffisamment définis.

Maintenant que le Conseil législatif est devenu électif, il faut définir ses attributions de manière à éviter même la possibilité d’un conflit entre les deux Chambres.

Maintenant qu’un Gouverneur incapable ou très peu scrupuleux, il n’y a pas de milieu, a cru pouvoir se départir de la stricte neutralité qu’il doit observer entre les partis et a fait cause commune avec la droite de la Chambre contre la gauche ; le temps est arrivé de voir s’il n’y a pas moyen de suppléer, d’une manière ou d’une autre, au seul frein aux empiétations de la Couronne qui existe en Angleterre et que nous n’avons pas ici, la puissance de l’opinion publique, qui, là, force le Souverain de reculer et qui est sans force ici contre le chef de l’Exécutif qui est responsable ailleurs.

Maintenant que des Ministres sans pudeur ont osé violer ouvertement la Constitution et la loi du pays, sachant qu’ils n’étaient constitutionnellement justiciables d’aucun tribunal qui fut hors de la sphère d’influence du Ministère, le temps est venu de songer à la création et à l’organisation effective d’un tribunal suprême et indépendant devant lequel les Ministres puissent être mis en accusation chaque fois qu’ils violeront la Constitution ou la loi, ou qu’ils sortiront de leurs attributions.

Maintenant enfin qu’une majorité servile, sinon corrompue, de l’Assemblée a autorisé en battant des mains la violation de la Constitution et de la loi, et a, conséquemment, sanctionné une atteinte directe et flagrante à tous les droits collectifs et individuels dans le pays, il est temps de mettre au-dessus de la Législature un tribunal qui la contrôle et qui maintienne la Constitution quand la Législature la viole ou la laisse violer.

Devant ce tribunal au moins les parties lésées seront sûres de trouver une protection que l’on ne peut plus espérer de la Législature après les dénis de justice et les hontes multipliées de la dernière session.

Que les honnêtes gens se donnent la main, et toutes les réformes que je viens d’indiquer deviendront promptement des faits accomplis.


J’ai l’honneur d’être, Messieurs,
Votre bien dévoué serviteur,
L. A. DESSAULES.
  1. On appelle caucus une assemblée de membres appartenant au même parti.