Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/À M…

À M…[1]


Ô vous qui, lorsque seul et la tête baissée
Je suivais mon chemin,
Tout d’abord sur mon front avez lu ma pensée,
Et m’avez pris la main ;

Dont l’amitié voudrait à mon âme souffrante
Sauver le poids des maux,
Et rattacher mes jours, comme une vigne errante,
À de meilleurs rameaux ;

Soit que je lève enfin, soit que je courbe encore
Ce triste front jauni,
Que ma nuit continue ou que vienne l’aurore,
Ami, soyez béni !

Déjà s’enfuit de vous l’âge ardent, où les rêves
Sont des éclairs de feu ;

Votre âme, comme un lac enfermé dans ses grèves,
Réfléchit un ciel bleu ;

Un ciel profond et bleu, plus d’une blanche étoile
Aux rayons pleins d’amour,
Plus d’un monde inconnu, qui passe, et que nous voile
Ce qu’on nomme le jour.

Vivez ! votre parole a des douceurs qu’on aime ;
Parlez de vérité ;
Sage, parlez longtemps de justice suprême,
D’éternelle beauté !

Que savez-vous du Ciel ? que devient l’âme en peine
Au sortir des bas lieux ?
Enseignez lentement, calme et tout d’une haleine,
Immense, harmonieux !

Car, sur une montagne à l’Hymette pareille,
Dormant un jour, dit-on,
Vous eûtes, tout enfant, le baiser d’une abeille,
Comme autrefois Platon.


  1. On a supposé, dans une édition belge, que cette pièce était adressée à un philosophe célèbre auquel, ne serait-ce que par le ton calme et la couleur bleue, le portrait ne saurait se rapporter. Nous croirions bien plutôt que dans la pensée de Joseph Delorme il s’agissait de M. Jouffroy. — On trouvera, à la fin de ce volume, une lettre de M. Jouffroy lui-même sur Joseph Delorme.