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Œuvres poétiques de Victor de LapradeAlphonse Lemerre, éditeur (p. 197-201).

V

À LYON


 
Si j’ai conduit, souvent, la Muse loin des villes,
Amoureux du désert et des sentiers secrets ;
Si j’enlaçais, hier, dans mes loisirs tranquilles,
L’olivier de Provence au chêne du Forez ;

Si j’ai trop écouté l’esprit des solitudes ;
Si, des sapins neigeux aux myrtes toujours verts,
Errant parmi ces bois où j’ai mes habitudes,
J’ai perdu tant de jours et glané tant de vers ;

Si l’oiseau, tout trempé de brouillard et de suie,
Cherche à baigner sa plume en un rayon vermeil ;
Si pour verdir encore, après nos mois de pluie,
Mes chansons et mes fleurs ont besoin de soleil…

Ne croyez pas, amis, que sa douce lumière
Soit seule à m’apporter la vie et la chaleur,
Et que ma poésie, en sa sève première,
Soit le fruit du printemps… et non pas de mon cœur !

Je n’ai pas tout reçu de la verte nature,
Des champs et des forêts où je me plais encor,

De l’Alpe au front d’argent, à la noire ceinture,
Des jardins du soleil semés de pommes d’or.

Non ! je ne dois pas tout, ma pensée et mon rave,
Même au sol des aïeux où j’ai tant fait moisson,
A ces bois où je vais, quand l’automne s’achève,
De la bise et du pâtre écouter la chanson.

J’entends aussi la Muse au pied des toits qui fument,
Autour des flots humains dans la ville endormis,
Dans ces murs où, pour moi, chaque hiver se rallument,
A défaut du soleil, tant de foyers amis.

J’y vois la poésie en sa fleur m’apparaître
Avec un brin de mousse au front de ce portail,
Avec la giroflée à cette humble fenêtre,
A cette vitre où luit la lampe du travail.

Je la poursuis, sans cesse, au bord de vos deux fleuves,
Je la trouvais, jadis, sous vos tilleuls en fleurs.
La Muse a pris sa part de toutes vos épreuves ;
Dans l’ombre à tous vos deuils elle a donné des pleurs.

Sur les pas de l’aumône, en sa douce visite,
Elle apporte un sourire aux plus sombres quartiers ;
Dans vos ardents faubourgs je l’entends qui palpite
Avec cent mille cœurs et cent mille métiers.

Souvent, à l’improviste, au détour d’une rue,
Un jour où l’air est plein de brume et de soucis,
Une vieille amitié, devant moi reparue,
Fait rayonner sa flamme en mes yeux éclaircis.


De vivants souvenirs partout m’y font escorte ;
La Muse à ses concerts les invite à jamais:
Je la vois, le matin, sortir de chaque porte
Dont j’ai franchi le seuil avec ceux que j’aimais.

Je la découvre, au son des cloches matinales,
A la lueur de l’aube et des cierges fumants ;
Partout sur vos coteaux comme dans vos annales,
Ses traits m’ont apparu, sévères ou charmants.

Là soupiraient les vers et le cœur de Louise;
Ici venait prier et repose Gerson.
Le vieux temple d’Auguste a doté cette église
Des piliers où Bayard pendit son écusson.

C’est là qu’eut son autel et son ardente arène,
Là qu’a fleuri chez vous, pour y grandir encor,
Cette éloquence, accent d’une vertu sereine,
Qui vient de nous parler avec ses lèvres d’or.

Sous ce ciel vaporeux habité par la fée
Qui dans la paix du rêve endort la passion,
L’harmonieux Ballanche avec l’hymne d’Orphée,
Du prophétique Hébal chantait la vision.

Là-haut, Rome a laissé des noms et des ruines:
Le Christ inexpugnable y garde ses remparts.
La poésie, à flots, de ces saintes collines,
Comme la charité, descend de toutes parts ;

Elle y remonté avec l’encens de la prière ;
Elle entoure, à jamais, de rayons et de fleurs,

L’autel aérien d’où la divine Mère
Se penche nuit et jour sur toutes nos douleurs.

Des martyrs ont gravé, là-haut, votre épopée ;
Et, dans la plaine, au bruit du Rhône mugissant,
Aux lueurs de la bombe, aux reflets de l’épée,
J’ai lu tout un poème écrit de votre sang.

Là, vers cette chapelle où le deuil nous rassemble,
Fiers, léguant aux bourreaux la honte et les remords,
Vos pères et les miens, qui reposent ensemble,
Vengeaient la liberté par d’héroïques morts.

Ainsi dans votre histoire errant comme l’abeille,
Sur vos grands souvenirs heureux s’arrêter,
Le poète y moissonne et remplit sa corbeille…
Il y vient pour gémir, il y vient pour chanter.

Là fleurit pour mon cœur l’amitié sans épines ;
J’y trouve à m’appuyer au chêne, aux arbrisseaux.
J’ai poussé dans ce sol mes plus fermes racines ;
J’y tiens par une tombe et par quatre berceaux.

Là, j’ai connu la vie et le Dieu qui l’envoie,
J’ai goûté le calice à toute lèvre offert…
J’y tiens par la douleur, plus forte que la joie,
Et qui fait que l’on aime autant qu’on a souffert.

J’ai pris de vos penseurs, de vos maîtres mystiques,
Un idéal austère et caché dans les cieux ;
Vos échos, tout vibrants de la voix des cantiques,
Ont fait rendre à mes vers leur son religieux.


Quand la Muse a besoin, pour un jour de parure,
D’air vif et de soleil et de chaude couleur,
Elle demande, ailleurs, son luxe à la nature,
Mais elle a pris, chez vous, ses vrais biens dans le cœur.

Le cœur ! c’est la lumière et la moisson féconde,
C’est la source d’eau vive où l’on est rajeuni;
Il t’offre, à toi, poëte, un monde, un vaste monde…
L’univers est borné, le cœur est infini.


VI

BÉNÉDICTION NUPTIALE SUR LA MONTAGNE


À mon ami B. de Saint-Bonnet.


Ami, Dieu se complaît dans votre œuvre et dans vous ;
Il vient de l’attester par un signe bien doux :
Il vous a fait connaître, il vous a donné celle
En qui, dès ici-bas, son sourire étincelle,
La main qu’il vous fallait, même à vous sage et fort,
Pour garder votre cœur du désir de la mort ;
Et l’homme cette fois a, sans erreurs étranges,
Mêlé deux noms unis au livre d’or des anges,