Mercure de France (p. 219-240).

À LOURDES



À André Lafon.


Au-dessus de l’entrée de la grotte, dans une niche à même le roc, se dresse la Vierge. Sa robe n’est qu’un bloc de neige d’où s’élance, comme une cascade, le flot d’une ceinture bleue. Le feuillage d’un églantier entoure cette Rose mystique, Salut des infirmes et Consolatrice des affligés. Mille cierges font un buisson d’étoiles à cette Étoile du matin à cette Tour d’ivoire, qui domine cette Bigorre où je suis né. Il est naturel, ô mon pays d’émeraude, que la Mère de l’Agneau de Dieu ait choisi vos pelouses quand il lui plut d’apparaître à la sœur de ces bergers qui, les premiers, entendirent les chœurs célestes entonner : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonse volantatis !

Un incessant fleuve humain pénètre dans la grotte par la droite, s’écoule au long du rocher qu’il baise et polit, et ressort par ta gauche après avoir ainsi formé un remous autour de l’autel central. C’est ce fleuve tourbillonnant ici que j’entendais gémir déjà depuîs des jours, à son passage à Orthez, dans la longue file des trains qui le grossissent.

C’est une à une que les personnes contournent la sainte excavation : Bretonnes aux coiffes inclinées comme les voiles des bateaux dans la tempête, Ossaloises drapées comme des sphinx par le capulet, Alsaciennes sur la tête de qui plane un papillon de deuil, Béarnaises dont le petit foulard est rond comme un nid de fauvette.

Toutes, et tous aussi, défilent devant moi et tiennent leurs chapelets, ces grains de l’humilité sombre qu’ils jettent auvent de Dieu. Et, d’un coin de la grotte où je demeure agenouillé en aspirant la douce odeur des cires brûlantes, j’entends tous ces semeurs de rosaires chanter en s’éloignant là-bas vers les piscines, chanter, chanter encore, inlassablement chanter au-dessus de ces chairs que laboure la souffrance.



Les piscines !


Or, à Jérusalem, près de la porte des Brebis, il y a une piscine qui s’appelle en hébreu Béthesda, et qui a cinq portiques. Sous ces portiques étaient coucués un grand nombre de malades, d’aveugles, de boiteux et de paralytiques ; ils attendaient le bouillonnement de l’eau. Car un ange du Seigneur descendait à certains temps dans la piscine et agitait l’eau : et celui qui y descendait le premier après l’agitation de l’eau, était guéri de son infirmité quelle qu’elle fût. (Jean, V.)


Ils sont là qui souhaitent cette eau bienfaisante, comme la souhaitèrent les Hébreux dans le désert et les infirmes de la vieille Judée ; comme la souhaita la femme au bord du puits de Sichar ; comme le Christ lui-même souhaita celle du Jourdain et celle qu’il réclama sur la croix lorsqu’on ne lui tendit qu’une amère éponge ; comme le voyageur malade souhaita le frais cristal que lui versa la gourde du bon Samaritain.

Ils sont là, dans une touchante égalité spirituelle, la seule, car, seul, Dieu l’institua du haut de son pacifique royaume. Ils sont les uns sur des civières, les autres dans de petites voitures à bras, chacun attendant son tour. L’ange descendra-t-il ? L’eau s’agiterat-elle ?

Ici, une femme du peuple déformée par quelque maladie sans nom, vêtue d’une robe et d’un chapeau misérables, porte au cou la carte où sont inscrits un numéro et l’endroit de son hospitalisation. Là, auprès d’elle, étendant sa grâce longue et blanche, une enfant de vingt ans tient sur ses genoux un bouquet de roses. Mais la main et le bras droits, immobiles et suspects, s’enfoncent dans un gant luxueux, un gant de bal peut-être… Et les supplications montent de cette foule qui frémit autour des grilles de l’enceinte très douloureuse.

À ces supplications, à ces chants, des chants plus lointains se mêlent. Ceux-là semblent sourdre du cœur des rochers eux-mêmes, du sein des ondes des fontaines miraculeuses. Ce sont les chants de la chapelle du Rosaire ou de la crypte. Le Gloria patri, psalmodié autour de ces malades, interpelle Dieu directement. Mais soudain plane un silence. Une transe parcourt cette cohue chrétienne qui n’a plus qu’un cœur qui vient de cesser de battre. C’est un être, immobile depuis des ans, qui s’est redressé. Je le vois traverser la foule, pâle comme devait l’être Lazare au sortir du sépulcre…



Mais, ici, je m’arrête par pudeur pour moi-même. Je ne veux pas susciter de nouvelles erreurs sur de si hauts mystères. À ceux qui nient que le miracle se puisse produire en dehors de certains cas déterminés je répondrai :

Premièrement que, dans ces cas, même s’ils sont limités à l’état nerveux par exemple, c’est la Foi qui agit sur la volonté.

Deuxièmement, à supposer, ce que l’on ne saurait d’ailleurs prouver, que certaines infirmités ne puissent être résolues : Dieu obéit à ses lois intérieures que nous ne saurions, vivants, ni connaître ni apprécier.

Le miracle nous entoure, s’opère continuellement. Et c’est, aussi bien, l’épi de blé qui pousse.



Je remonte vers la gare entre ces innombrables boutiques de marchands d’objets de piété, dont on a fait une telle guerre à Lourdes. Seigneur ! que les hommes sont peu indulgents ! Pensent-ils que la Foi se doive scandaliser pour si peu ? N’a-t-elle subi d’autres outrages ? Et celle qui a été exposée nue aux affronts de la soldatesque romaine et aux morsures des bêtes du cirque ou celle qui mendie son pain à l’étranger, ne saurait-elle pas sourire à ces petites vendeuses qui, du seuil de chaque bazar, me demandent :

— Est-ce que vous ne m’achetez rien, monsieur ?

À toute cette bimbeloterie je trouve une sincérité. Et, partant, je l’aime. Chacun n’at-il pas le droit, s’il est fidèle au dogme, de comprendre Dieu et l’art des églises comme il l’enlend ? La théologie savante et serrée de Bossuet exclut-elle la foi naïve du curé d’Ars, ou telle Visitation de Maurice Denis, la chromo qu’une bonne femme toute fière suspendra, à son retour de Lourdes, dans sa chambre, au-dessus du portrait du tsar ?

Que la vraie Foi est donc peu une mijaurée, et quelle simplicité de grande dame est en elle !



Me voici sur le quai de la gare. Il est encombré, mais à cette heure où doit arriver le train blanc on parle sous la marquise d’une voix aussi basse qu’en une salle d’hôpital. Un évêque américain, me dit-on, est là. Sa soutane a un peu la forme et la teinte d’une corolle de magnolia violacée, d’une corolle géante éclose en quelque Floride du ciel. Il porte des lunettes d’or. Il est extrêmement distingué, s’appuie sur sa canne, et laisse baiser son anneau pastoral par plusieurs dames qui tour à tour font une génuflexion devant lui.

On attend. On attend toujours. Je ne sais quoi d’inquiet, mais de solennel vous oppresse. Des brancardiers vont et viennent dont quelques-uns sont les proches de ces malheureux qui arrivent.

Voici le train. Il ne tressaute pas. Il glisse. Comme Léviathan devait glisser sur les eaux, il glisse. Il glisse, silencieux dans le silence. On dirait que tout est mort là dedans, qu’aucun bruit ne sortira jamais de cette file de cercueils en marche.

Mais, à la fenêtre de chaque wagon, je vois ceci :

Deux blanches ailes palpitantes et deux yeux illuminés par la sublime Folie de la Croix. Ce sont celles que l’on va chasser de France, Ce sont les servantes des servantes, celles qui nuit et jour essuient de leurs tabliers, sur chaque malade, le sang du Fils de l’Homme.

Droites, elles attendent que le train stoppe et que l’on ouvre les portières. Et, quand on les a ouvertes, ce sont de confuses pâleurs que j’aperçois parmi des oreillers bouleversés et des paillasses.

Les cornettes palpitent toujours et, comme d’énormes papillons, éventent les âmes des terribles martyrs. Rien ne répugne à ces fiancées du Seigneur, ni le contact des faïences et des verres qu’elles nettoient, ni d’autres détails encore. Une telle pureté s’émane de ces femmes qu’elles semblent évoluer déjà dans le Ciel et, parmi tous ces linges blêmes, apprêter les robes de leurs éternelles noces.



À l’hospice des Sept-Douleurs, il n’y a pas de Sœurs de Saint-Vincent de Paul, mais, comme des grandes abeilles blanches, les pieuses jeunes filles du monde vont et viennent dans cette ruche souffrante. J’épie le vol de l’une d’elles, car je renonce à embrasser d’un coup d’œil le nombreux essaim. Elle va de malade en malade et, dans chaque assiette, dépose comme en une cellule de cire blanche un mets qui semble doux d’avoir été butiné par elle. C’est bien une petite abeille, une abeille à tête dorée, au corsage frêle, qui vaque ainsi au réfectoire. Mais cette autre a pris son vol vers les dortoirs où je la suis et où, comme de corolle en corolle, elle va recherchant sur les étagères les fioles qui contiennent les baumes salutaires. Elle a une petite tête brune, celle-ci, et des ailes qui sont ses manches de tulle rose.

Toutes ces mouches, comme celles des contes de fées, accomplissent de précieux travaux, et d’une si délicate manière, qu’elles donnent un charme aux pires besognes et aux objets dont on parle le moins…

Mais il sera temps bientôt d’aller voir passer la procession.



Comme une colombe dont les ailes s’éploient, la basilique ouvre ses deux escaliers de marbre démesurés. On dirait que, descendue des Pyrénées dont elle est faite, elle va reprendre son vol, enlever ces milliers de gens qu’elle abrite.

Moi-même, je suis l’un d’eux, juché sur un perron extérieur, au côté de cet Oiseau mystique, symbole de l’Esprit-Saint, qui a fait son nid dans ces montagnes où se plaît l’Épouse inamaculée. L’Épouse dit à l’Époux :


Ma colombe qui te tiens dans les fentes des rochers,
Qui te caches dans les parois escarpées,
Montre-moi ton visage,
Fais-moi entendre ta voix !

(Cantique, ch. ii, 14, 15, 16.



Du monde, du monde, du monde qui noircit et grossit. Et l’on ne sait d’où il sort, fourmillant, affairé. Mais je sais bien ce qui le pousse ici et me pousse moi-même. C’est le désir de se mettre à l’ombre de ces ailes : Et in umbra alarum tuarum sperabo (Ps. LVI, 2), de se reposer sur le cœur de l’Éternel, sur le roc de la Certitude et de l’Absolu, sur ce que ne peuvent tuer ni la science, ni la raison, ni la mort elle-même.

Ici, dans ce Lourdes, l’an dernier, je me suis trouvé communiant de toute mon âme avec la plus haute intelligence qu’il m’ait été donné d’approcher. Et, quand, à la même place où mon ami pria auprès de moi, je vois un humble qui s’agenouille, je ressens combien il est juste qu’ici le génie humain s’efface, abdique, s’humilie et, s’il en est digne, s’égalise à l’ignorance de ce pauvre hère. Il n’est à l’égard de l’Omniscient qu’un génie, et c’est la Foi. Elle est à qui la demande. Et, si je songe à Pascal, à Racine, à Pasteur qui, ayant gravi les sommets de l’entendement, ne surent que s’avouer pareils aux plus dénués d’esprit, et faire comme eux à l’église, je ne peux m’en laisser imposer par quelques médiocres dont la suffisance, plus incompréhensible qu’aucun mystère, les fait se substituer au Créateur. S’ils savaient, ces disciples de M. Homais, ces lecteurs de la Vie de Jésus, (« par Renan ! » comme ils disent), s’ils savaient combien leur est mille fois supérieur l’idiot dans le cerveau duquel s’ébauche du moins la confuse notion de l’Inconnu !…



— Cherchez-moi ce cantique, mademoiselle.

C’est, tout près de moi, un très pauvre, très âgé et très infirme qui demande cela à une des jeunes filles qui prennent soin des hospitalisés. Je la vois sourire, et se pencher comme la liane d’un rosier rose vers le malade, et feuilleter un petit livre, et trouver le cantique désiré. Bien sûr qu’il est content, ce vieux pauvre, d’avoir auprès de sa voiture, sous le ciel bleu, cette enfant dont la joue est comme un abricot au soleil ! Maintenant voici qu’elle lui tend de l’eau dans son mignon gobelet. Et le vieillard boit et sourit. Et elle lui sourit encore, de toute sa bouche pareille à un fruit de velours rose aux graines blanches. Qu’ils sont donc bêtes, mon Dieu ! ces gens qui trouvent immorale ou déplacée une charité si jolie. Qu’ils viennent donc ceux-là, auprès de ce misérable ! Qu’ils l’interrogent sur sa joie à se voir servir ainsi ?



Je laisse là le vieux bonhomme et sa gentille fée, et je projette plus loin mon regard. Ce qu’appelle cette foule où pèse un silence d’avant l’orage, ce que j’appelle moi-même : c’est Dieu. Pour ressentir l’émotion d’une telle attente, comprendre à quel point les âmes sont tendues vers ce qui va arriver, il faut s’être trouvé dans ce pays où, souvent, le terrible azur se déploie comme un dais de soie bleue prête à craquer.

L’impression que l’on a c’est que, d’En haut, les invisibles éclairs de la Grâce vont frapper. Le ciel se rapproche de la terre, qui sollicite sa brusque étincelle, ainsi qu’un sommet plus près de la nue s’efforce à faire descendre la foudre. On attend Dieu. Et le voici.

Le voici. Il vient. Issu de la grotte maternelle, Il a longé le Gave comme Il longea le Jourdain, le Cédron et le lac de Génésareth. Il vient. Là-bas, loin encore, l’ombelle, comme le tournesol géant d’une Terre promise, s’incline au-dessus de l’Hostie. Il vient, Celui qui donne la paix. Il vient comme au jour où les gens de Béthanie le saluaient avec des palmes et jetaient leurs haillons sous les pas de son ânesse. Et, comme au temps de la vieille Jérusalem, voici que lent, solennel, un cri s’élève. Poussé d’abord par une seule voix, il est repris bientôt par la foule, devient une clameur immense :


Hosanna ! Hosanna au Fils de David !


Et Il s’avance, le Fils de David, le fils bien-aimé qui visite le pays de sa Mère. Son sourire invisible et présent comme Lui-Même s’affirme en se reflétant sur les faces douloureuses. La voix reprend :


Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !


Et, comme un écho, le peuple fidèle répète :


Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !


Il s’avance, au centre laissé nu de cette place bordée par un Rosaire sans fin de malades. Il approche. Je ressens qu’il ne faudrait pas un très grand effort à des yeux mortels pour apercevoir, parmi les soutanes violettes des pontifes, la robe sans coutures du Galiléen. La multitude frémit de plus en plus. Maintenant on dirait de chaque supplication nouvelle, répercutée d’instant en instant, qu’elle tonne comme un coup de canon tiré vers Dieu par la Terre en détresse :


Sauvez-nous, Jésus ! Nous périssons !
Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !
Mon Dieu, faites que je voie !
Mon Dieu, faites que je marche !


Soudain la grâce frappe, et la dernière clameur cesse. Rien ne ressemble davantage à ce recueillement que la consternation qui pèse sur un village après la tombée de la foudre.

En face du saint Sacrement qui lui est présenté, un malade s’est redressé, là-bas, à ma droite. Et, au point précis où a lieu le miracle, on voit la foule vaciller et frissonner au choc de Dieu. C’est une onde vivante qui va s’élargissant comme la ride d’un lac où une pierre choit. La commotion se propage. Un immense cri retentit, un seul hosanna poussé par trente mille bouches, un hosanna qui monte par delà les derniers gradins de la basilique, en plein ciel, jusqu’au calvaire noir de monde.

Mais, à peine cet hosanna a-t-il fini de retentir, qu’un nouveau silence plane, suivi d’une nouvelle clameur. Encore un infirme qui s’est redressé ! Maintenant, le Ciel répond à la Terre, car voici que la grâce frappe comme frappe la foudre, à coups répétés, sur un sommet. Trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze malades se relèvent successivement devant le Seigneur qui, vêtu de blanc par l’Hostie, s’avance au milieu du triomphe qu’il suscite. La cohue entre en tempête. Elle ondule, pleure, crie encore hosanna, entonne une solennelle action de grâces. Et l’émotion est à son comble lorsqu’au milieu de l’immense place, une miraculée Marie-Antoinette Desmaries, de Raphèle, Bouches-du-Rhône, toute vêtue de bleu, s’avance entre des brancardiers agenouillés, les bras en croix, et gravit lentement le perron à la suite de son Seigneur et de son Dieu.



Jamais, nous a dit l’aimable Mgr  Schœpfer, qui m’a reçu à l’ombre légère des marronniers de sa villa des Espélugues, en compagnie de son obligeant ami M. Christophe et du non moins obligeant abbé Eckert, secrétaire de l’évêché, jamais procession ne fut plus impressionnante et solennelie que cette procession du dimanche 19 août 1906. La seule qui lui pourrait être comparée est celle de 1897, vingt-cinquième anniversaire de Lourdes.

Au Bureau des constatations, chez le docteur Boissarie, j’ai vu des miraculées. Les onzes guéries sont : Marie-Antoinette Desmaries, de Raphèle (Bouches-du-Rhône), Marie Loiseau, de Montmorillon (Vendée) ; Elisabeth Bosman, de Paris ; la petite Besson, d’Aix-en-Provence ; Rosa Arnichaud, de Chàteauneuf-du-Rhône ; Blanche Évrard, de Paris ; Yvonne Aubray, de Fontenay-aux-Roses ; Glaire Moutet, de Paris ; Mère Benoît Labre, trappistine expulsée ; Henri Soubeyran, Mlle  Combe, de l’Ardèche.

Celles avec qui je cause sont dans une ineffable joie, et cette joie me confirme dans cette idée que fermer Lourdes serait un crime. Ma raison est bien simple, mon Dieu !… Ne serait-ce que cette petite enfant de quatorze ans, terriblement blessée à Sidi-Bel-Abès, et qui n’aurait pas été guérie si elle n’était pas venue à Lourdes…



— Mais vous n’avez rien vu…, me dit le docteur Boissarie.

Et il me conduit devant un groupe de pèlerines de Villepinte, conduites par une religieuse de leur asile, laquelle a succédé, comme un soldat prêt à mourir remplace un soldat tué, à une de ses compagnes morte d’une tuberculose contractée. Il me montre cette noble femme et lui demande en souriant :

— Pourquoi ceux de Villepinte n’obtiennent-ils plus de miracles depuis quelque temps ?

— Parce que nous ne sommes pas assez bonnes, répond la religieuse simplement.

Et le docteur conclut en me regardant :

— Voilà le miracle, monsieur !… C’est cette Femme, prête à donner sa vie comme celle à qui elle a succédé… Et ce sont ces humbles croyantes, ces pauvres enfants qui viennent de me dire et qui vous répètent :

« — Nous consentons à ne pas guérir, pourvu que la France guérisse ! »



C’est l’heure où ce fleuve humain qui tout le jour bouillonnait au sortir de la grotte, se dirigeait vers les piscines débordantes, bondissait par-dessus le double escalier de la basilique pour le redescendre en cascades, s’épand avec calme entre les rives de la nuit.

Le paysage s’efface maintenant. À peine quelques larges lignes qui vont bientôt se confondre comme se confondent les détails d’une belle vie à l’approche de la mort, pour ne former plus qu’un grand dessin. De même encore, ces mille et mille voix, dont chacune semblait parler sa langue propre, s’unissent ici pour ne proférer plus que les mêmes mots et, avec un tel ensemble, que c’est bien d’une seule bouche que jaillissent l’Ave Maria et le Credo.

Comme un chapelet vivant, la procession se déroule dans les ténèbres qu’étoilent tous ces grains de feu que forment les fidèles, chacun tenant une torche. Oui, n’est-ce pas un chapelet vivant que cette innombrable chaîne d’hommes unis par la grâce ? Et à qui serait tenté de sourire de l’humble dévotion, à qui trouverait puéril que j’attache une telle importance à cette figuration mystérieuse du rosaire retrouvée partout ici, aussi bien dans cette procession que dans le défilé des malades, j’affirmerai qu’au-dessus de nos têtes un bien autre rosaire se formule :

Voici que, répondant à cet égrenage d’hommes et de patenôtres, le Ciel à sa robe vient de nouer sa ceinture d’astres.

Au Zénith d’août la Croix du Cygne plane, Croix prodigieuse dont la base, dirigée vers le sud, semble fixée à cette montagne où à cette heure, peut-être, une pauvre pastourelle s’endort auprès de ses agneaux.

C’est l’Univers lui-même qui récite un chapelet sans fin et qui entonne son Credo sur cette Croix du Cygne à quoi se rattachent comme autant de Pater et d’Ave les soleils et leurs planètes. Le Ciel s’incline et semble lui-même régler par sa belle harmonie l’ordonnance de cette procession.

Au bout de la place, la Mère aimable reçoit cet hommage, les mains jointes et droites, debout et comme si elle allait être enlevée en une deuxième Assomption. Elle évoque bien ainsi le neigeux bourgeon de la tige de Jessé.

Bientôt cesse le chant. Lourdes s’endort. L’immense douleur qu’elle garde au cœur de ses hospices fait silence. Seule, une étoile au front, perdue dans l’Infini, la Vierge prie toujours au-dessus des fraîcheurs des eaux miraculeuses. Rien ne prévaudra contre ce Lis qui a le parfum de Dieu : ni la vaniteuse et froide science, ni le démon qui l’insulte…

Car, à jamais :


Tranquille et nu se pose au-dessus du Blasphème
Le pied d’une petite enfant nazaréenne.