À Lesbos/21
XXI
Andrée, réconciliée avec son père, voulut bien, après sa mort, s’occuper de liquider sa situation.
M. Fernez ne laissait aucune fortune.
De nombreux créanciers vinrent raconter leurs doléances à mademoiselle Fernez.
Ils avaient eu confiance, on les avait trompés.
D’abord, Andrée écouta toutes ces plaintes d’une oreille fort distraite.
Elle n’avait pas profité de l’argent qu’on lui réclamait, elle ne devait rien.
Une dernière fois, elle se rencontra avec le confesseur de M. Fernez.
Ce vieillard lui inspirait une certaine confiance.
— Savez-vous, lui dit-il, que M. Fernez a été déclaré en faillite, peu de temps avant de mourir ?
— Non. Il était donc négociant ? demanda-t-elle, intéressée, malgré sa volonté.
— Oui, cette femme, sa maîtresse, le fit entrer dans une entreprise condamnée d’avance.
D’accord, avec d’autres complices, elle acheva de le ruiner, ou du moins, elle parvint à tromper les fournisseurs.
— Ces derniers donnèrent leur marchandise ?
— Oui.
Cette femme la revendait à perte ; de là, l’abus de confiance reproché à votre père.
— La somme réclamée est forte ?
— Vingt mille francs.
Ils avaient compté, pour se payer, sur l’héritage d’un parent éloigné ; cet oncle, indigné de la conduite de votre père, vous laissa tout son avoir.
— Vingt mille francs !
Andrée demeura pensive.
Elle quitta le prêtre sans plus ajouter un mot.
Le lendemain, mademoiselle Fernez alla trouver un avocat de ses amis.
— Voici toute ma fortune, dit-elle, en souriant, après lui avoir expliqué la situation, faites le nécessaire pour réhabiliter mon père.
L’avocat voulut la complimenter.
Elle lui imposa silence.
— Je ne fais que mon devoir, dit-elle avec simplicité.
— En ce monde, bien peu de gens le font.
— Allons, ne me flattez pas outre mesure, pour ensuite dénigrer cette pauvre humanité, dont nous faisons partie.
Quelques semaines après, le tribunal, toutes chambres réunies, prononçait la réhabilitation de M. Fernez.
Andrée appartenait au tout Paris artistique, chacun la connaissait et l’appréciait à sa façon.
Aussi, la salle était-elle comble.
Les amis, les indifférents, les curieux, et surtout les curieuses, se pressaient dans le prétoire.
Andrée avait une étrange réputation.
On parlait tout bas de ses mœurs.
Les femmes la critiquaient.
Impossible de faire autrement pour la galerie.
Toutes auraient voulu la connaître.
C’était une femme dangereuse, affirmait-on.
Oui, mais la lutte a tant de charme, pour les mondaines honnêtes !
Aussi Andrée jouissait-elle d’un grand succès de curiosité.
Ce jour-là, cachée par la foule, elle essayait de se dissimuler.
Les créanciers, groupés non loin d’elle, chantaient ses louanges.
Pensez donc, ils allaient récupérer des créances déclarées véreuses.
Enfin, la cour parut.
Le président se leva.
Andrée, debout, un peu en dehors de la foule, devait maintenant se laisser lorgner par tous.
Elle écouta respectueusement la lecture de l’arrêt qui rendait l’honneur à la tombe de son père.
Le magistrat, d’un ton onctueux, rendit justice à son amour filial.
Quelques applaudissements, aussitôt réprimés, se firent entendre.
La cérémonie était terminée.
Andrée, pour se soustraire à l’ovation qu’on lui préparait, alla offrir son bras à Laurence.
Toutes deux, bravement enlacées, essayèrent de se frayer un chemin à travers la cohue.
Partout, sur leur passage, on les saluait.
Çà et là, elles rencontrèrent quelques sourires ironiques.
Les femmes les dévisageaient avidement.
Elles auraient voulu connaître les secrets de cette intimité, audacieusement affichée.
On chuchotait.
Andrée et Laurence, fort à l’aise, rendaient les saluts aux meilleurs amis.
Elles arrivèrent en face d’un groupe de boulevardiers.
Ces messieurs, le gardénia à la boutonnière, causaient avec animation.
L’un d’eux, le duc de Simiane, dit à son voisin, à haute voix :
— Voilà deux g…
Et une épithète grossière vint souffleter en plein visage mademoiselle Fernez.
Elle releva fièrement la tête, et de son regard hautain, chargé de mépris, elle toisa le gentilhomme.
Embarrassé, il baissa les yeux.
Le duc, un sportsman fort connu du high-life, venait de marier sa fille, Christine de Simiane, avec un rastaquouère, sorte de prince allemand lequel avait accepté, avec une dot de deux millions, une jolie petite fille, qu’il avait reconnue sienne.
Les bien instruits prétendaient que le duc cumulait les fonctions familiales.
Il était, d’après leur chronique, père et mari.
Le prince Meldam avait, le lendemain du mariage, pour s’instruire sans doute, entrepris un long et périlleux voyage, autour du monde, confiant aux soins assidus du duc la jeune princesse et le baby.
Cet homme se permettait de juger Andrée !
Où la morale allait-elle se nicher ?
Mademoiselle Fernez continuait d’avancer.
Elle dut s’arrêter !
Un homme de haute taille, lui barrait le passage.
Elle le regarda.
C’était Eugène Badin !
Il se dandinait d’un air satisfait, une rosette piquait du rouge sur son paletot.
— Le hasard, dit-il m’a amené ici…
Il bégayait, sous l’éclat des yeux de mademoiselle Fernez.
— Le hasard, répondit-elle, vous conduisait-il ici pour payer non les dettes des autres, mais les vôtres.
— Mademoiselle.
— Je crois que vous auriez fort à faire si vous deviez dédommager toutes vos dupes.
Elle passa.
Gustave Lebon l’attendait à la porte.
Il regarda Laurence.
— Toujours la même chose ? dit-il.
— Eh, mon cher, lorsqu’on a trouvé le bonheur complet, on serait bien fou de le rejeter loin de soi.
— La fin du monde ne tarderait pas, si on vous imitait.
— Qu’importe ? le monde n’est plus qu’un vieux radoteur.
— En effet, tout est renversé ; les femmes veulent être des hommes ; elles rêvent même d’être députés ; quel radotage !
— Il y a si longtemps, que vous nous avez montré le chemin de la folie, que vous ne devez pas être surpris que nous vous suivions. N’êtes-vous pas nos maîtres ?
— Rien ne vous corrigera.
— Non, je mourrai dans l’impénitence finale.
Ce soir-là, il y eut liesse amoureuse dans l’atelier du boulevard de Clichy.
Entre chaque ébat voluptueux, deux bouches pourpres et humides, répétaient :
— Que notre bonheur dure toujours !