À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 225-238).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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XVIII


Le temps s’écoulait rapidement.

Les heures joyeuses s’envolent à tire d’ailes.

Andrée, seule au fond de son atelier, brossait d’une main hardie une grande toile pour le prochain Salon.

On heurta maçonniquement.

Ce signal ne pouvait amener qu’un habitué, qu’un ami.

— Entrez ! cria-t-elle toute contente.

Gustave Lebon, le vieux camarade de mademoiselle Fernez, se montra dans l’encadrement de la porte.

— Soyez le bienvenu, dit Andrée en courant au devant de lui, et en tendant la main au peintre.

Gustave prit, du bout des doigts, la main qu’on lui offrait si cordialement et ne la serra pas, contre son habitude.

Andrée, toute surprise d’une réserve que les rapports d’ateliers permettaient de répudier entre eux, observa plus attentivement son ami.

Il était soucieux, il baissait les yeux, comme pour fuir ceux de mademoiselle Fernez.

— Que vous est-il arrivé ? interrogea-t-elle anxieusement.

Gustave, au lieu de répondre, prit un siège et s’installa non loin du chevalet d’Andrée.

Son embarras paraissait augmenter.

Que se passait-il ?

— Mon ami, commença mademoiselle Fernez de sa voix grave et sympathique, quel malheur est survenu inopinément dans votre vie ? Parlez vite, avec confiance.

Il se taisait, le visage encore plus renfrogné.

— Oubliez-vous, continua-t-elle, que je suis une vieille et sincère camarade, capable de tout entendre, désireuse de partager toutes vos peines.

Elle essayait de sourire, pour réconforter le pauvre garçon, dont la mine déconfite commençait à l’inquiéter.

— Votre gaîté me fait mal, finit-il par répondre, en regardant Andrée d’un air profondément navré.

— Ma gaîté vous fait mal ? Voilà qui est étrange ! Aucun événement néfaste ne me menace, du moins que je ne sache. Le soleil brille d’un vif éclat, j’ai de la joie plein le cœur, de la lumière plein les yeux. Je suis libre, j’ai des travaux importants sur le chantier ; pourquoi aurais-je la tournure d’un saule pleureur après l’averse ? Pourquoi serais-je triste comme un bonnet de nuit ?

— Quoi ! votre quiétude n’est pas jouée ?

— Ah ! mon cher, vous parlez par énigme ; je dois vous avouer, cela sans fausse honte, que je suis un piètre Œdipe ; même les jeux d’esprit des journaux, me mettent la cervelle à la torture, et je ne parviens pas à trouver la moindre solution ; jugez si je puis deviner vos paraboles.

— Il m’en coûte d’aborder franchement le motif qui m’amène ce matin.

— Seriez-vous réellement porteur d’une mauvaise nouvelle ?

« Ne tergiversez plus, la réalité, quelque terrible qu’elle soit, vaut toujours mieux que le doute.

— Peut-être.

Pourtant, en ce moment, je ne puis avoir aucune crainte sérieuse. Ma mère n’est pas malade. Quelle douleur maintenant peut m’atteindre hors celle-là ?

— Votre mère occupe-t-elle seule votre pensée, votre cœur ?

— Depuis longtemps je lui ai donné la meilleure part de moi-même ; il y en a une autre, je l’ai fait mienne et je la réserve pour mes amis, vous êtes de ceux-là.

Gustave s’inclina froidement, avec un vague sourire ironique.

Andrée tressaillit.

Une ombre passa sur son front,

— Savez-vous, dit-elle d’un ton saccadé, où l’on devinait de la colère contenue, que je suis en droit de m’étonner de votre façon d’agir ? À vos questions, au moins étranges, à votre attitude frisant presque l’inconvenance, on pourrait vous prendre pour un juge interrogeant un coupable.

Mademoiselle Fernez se redressa fièrement, l’œil hautain, la lèvre frémissante, et ajouta :

— Si c’est une gageure, finissons au plus vite cette plaisanterie, qui a déjà trop duré, notre amitié s’y amoindrirait.

— Vous ne voulez pas entendre à demi-mots ?

— Non, soyez net et précis, cela conviendra mieux à votre caractère et au mien.

— Ignorez-vous les bruits-cancans d’ateliers et autres lieux qui courent sur votre compte ?

— Comme celle des amis, ma réputation n’est pas à l’abri des calomnies. Ces sortes de racontars me laissent d’ordinaire très froide.

— Les calomnies deviennent, parfois, de simples médisances.

— Ah !

Elle continuait à jouer avec sa palette.

— À quels propos malveillants voulez-vous faire allusion ? demanda-t-elle avec indifférence.

— Un nom suffira pour vous faire comprendre : — Laurence !

Mademoiselle Fernez demeura impassible, pas un muscle de son visage ne bougea, aucune rougeur ne couvrit son front.

— Monsieur, dit elle d’une voix légèrement altérée, vous venez de toucher d’une main rude, d’une main d’homme, à ma vie privée. Votre acte est d’autant plus grave, qu’en ma qualité de femme, n’aimant point les provocations ridicules, je ne puis vous adresser que des reproches. Est-ce là la conduite que devait tenir un ami ?

— Quoi ! vous ne niez pas ? Vous ne vous défendez pas d’une telle accusation ?

— À quel titre sollicitez-vous ma disculpation ?

Gustave resta un instant interdit ; l’assurance de cette femme, qu’il accusait d’une action que les hommes — ces brillants défenseurs de la morale outragée — traitent d’infâme, le déroutait.

Maintenant, il se taisait, ne sachant comment reprendre un entretien qui paraissait tourner à sa confusion.

— On vous accuse aujourd’hui, articula-t-il difficilement, après quelques instants de silence, demain le monde vous méprisera.

Avouez, mon cher, que je serai honnie en noble compagnie.

— Taisez-vous ; ces femmes-là, des malheureuses détraquées, sont riches, elles peuvent se moquer de la boue qu’on jette sur les panneaux armoiriés de leurs carrosses. Elles ont la force de s’imposer au monde.

— Eh bien ! je saurai m’imposer à cette prude et sévère société.

— Vous avouez ! C’est donc vrai ?

— Qu’y a-t-il de vrai ?

— Cette liaison étrange !

— Laissez dire le monde.

— Andrée, vous m’avez effrayé jadis par l’audace de vos paroles ; en ce moment je suis anéanti par la témérité de vos actes.

— Il est toujours plaisant d’entendre les hommes parler de morale, de vertu. Voilà un thème qu’il leur convient fort bien de discuter.

— Ne raillez pas ; votre réputation est perdue !

— Que de mots !

— Un fait hors nature !

— Continuez, vous prêchez à ravir. Vous avez manqué votre vocation.

Quelle superbe éloquence ! Vous me rappelez l’aumônier du couvent, lorsqu’il tempêtait contre les amitiés particulières, ce prélude des voyages que les femmes font dans la Grèce antique.

À propos, mon cher, n’avez-vous pas passé plusieurs années en Orient ?

— Oui. Pourquoi cette question ?

— Pour vous rappeler votre séjour au riant pays du soleil et des harems, fermés aux profanes.

Gustave Lebon baissa la tête.

— Les circonstances, bégaya-t-il.

— L’histoire de la paille et de la poutre est toujours vraie.

— La passion fait de nous des brutes ; est-ce un motif pour nous imiter, répudier toute pudeur et prendre aux prostituées leur vice habituel ?

— Halte-Là, n’ajoutez pas un mot, votre rôle de prud’homme ne vous sied guère. Pour satisfaire des besoins étranges, des désirs inavouables, vous vous éloignez chaque jour davantage des femmes.

Jadis les hommes avaient des maîtresses qu’ils aimaient, ne fût-ce que l’espace d’un matin ; aujourd’hui, peut-on donner le mot d’amour aux exigences que vous montrez à ces malheureuses, les salariées du vice.

— J’avoue que les hommes sont bien coupables.

— Cet aveu platonique ne peut suffire à contenter les nombreuses filles que vous condamnez au célibat ou à la prostitution.

— Nous ne sommes pas les uniques pourvoyeurs des trottoirs.

— Si, au lieu de n’épouser que des dots, vous recherchiez surtout des épouses jeunes, belles, en santé, pouvant faire de beaux enfants, vous diminueriez de beaucoup le nombre des hétaïres de la sorte.

— Les besoins de la vie augmentent sans cesse, l’amour du luxe est partout et chez tous.

— Moins calculateurs avant de vous marier, vous êtes tous de galants entreteneurs…

— Après ? — N’hésitez pas, vous êtes en veine de franchise.

— Vous devenez, pour la plupart, de vulgaires entretenus.

— Oh !

— Regardez autour de vous. On jette l’or à poignée aux prostituées, on refuse aux honnêtes femmes le droit de vivre.

— Elles veulent s’emparer de toutes nos meilleures places.

— Vous savez défendre ce que vous croyez être vos droits.

— Elles abordent toutes les carrières libérales.

— Vous auriez pu ajouter « avec succès ». — Question de revanche, mon cher.

— Elles encombrent les voies, elles font la concurrence aux hommes.

— Elles veulent manger ! Faute de dot, elles ne peuvent se marier, le travail devient une nécessité impérieuse : le rabot et la truelle ne conviennent pas à tous, de même l’aiguille répugne à quelques-unes d’entre nous.

— Est-ce une raison pour profaner les mœurs ?

— Un abîme, tous les jours plus profond, se creuse entre les deux sexes : vous fuyez les femmes dans les salons, le soir, à l’heure de la causerie ; vous maugréez lorsqu’il faut sortir avec l’épouse au bras.

Le cercle, le cigare, les conversations plus que lestes remplacent l’intimité d’autrefois.

Que reste-t-il aux délaissées ?

— L’accomplissement du devoir, la supériorité morale, qui leur permet de toujours nous pardonner.

— Vous êtes bien pauvre d’arguments, puisque vous n’appelez à la rescousse, pour vous défendre, que ceux fournis par votre égoïsme et par votre orgueil de mâle.

Non, mon ami, les femmes ne veulent plus être des résignées, éplorées au pied de la croix ; l’Église et ses croyances mystiques ne leur suffit plus. Elles peuvent, quelques-unes du moins, se passer de vous pour acheter du pain ; pourquoi continueraient-elles à subir vos caprices, qui ne les font que des passivités ?

— Andrée ! Andrée ! votre implacable et froide logique est d’autant plus dangereuse qu’elle est maniée par une main habile.

— Qu’en concluez-vous ?

— Vous ferez école ! les désœuvrées voudront vous imiter.

— Êtes-vous donc si mauvais défenseurs de votre bien quelque peu menacé ?

— Nous entendons déjà sonner le glas de la décadence.

— Amen !

Andrée riait.

Décidément, Gustave devait s’avouer battu.

Venu pour morigéner, malgré toute son éloquence verbeuse, il remportait une superbe veste.

Il n’était point content.

Mis en déroute par une femme !

Si on arrivait à le savoir, comme les bons amis se moqueraient de lui !

Au fond, il aimait sincèrement mademoiselle Fernez, même avec ses vices ; il lui en coûtait de la laisser sous une fâcheuse impression.

Il cherchait le moyen de renouer l’entretien sur une autre base.

Il ne trouvait pas.

Surtout qu’Andrée le suivait de son regard terriblement railleur.

Fort penaud de sa déconvenue, il se promenait à travers l’atelier, s’arrêtant çà et là devant quelques ébauches.

Il vit quatre panneaux neufs, appuyés contre le mur.

— Est-ce pour une commande ? interrogea-t-il craintivement.

Andrée s’empressa de lui tendre la perche.

— Oui, répondit-elle, c’est même toute une histoire.

— Contez-la moi.

— Volontiers.

Il s’approcha de la jeune femme.

— Vous souvenez-vous, demanda-t-elle, d’une malheureuse — ancienne courtisane du temps de l’empire — connue de tout Montmartre, qui posait chez Chabrol ?

— Oui, vous voulez parler de Julie la Carotte.

— Son surnom lui venait de son premier métier ; elle vendait des légumes sous une porte, près du marché de Clignancourt.

— Aussi de son habitude de tirer des carottes à ses amants.

— N’a-t-on pas fait une chansonnette sur cette ci-devant beauté ?

— Je crois au contraire que ce sobriquet ne lui fut donné qu’après l’apparition de la « Vénus aux Carottes », à laquelle vous faites allusion.

— Vous savez aussi qu’entre les séances chez Chabrol, elle rééditait parfois sa vie de galanterie !

— Permettez moi une légère rectification : Julie, pour satisfaire son goût pour l’absinthe, se prêtait aux complaisances les plus viles, renouvelées de nos jours, par les blasés, et rappelant les joyeusetés du séjour de Tibère à Caprée.

— Hein ! et la morale qu’en faisaient ces messieurs ?

— Andrée, soyez généreuse.

Mademoiselle Fernez eut un sourire charmant à l’adresse de son ami.

Elle continua :

— Julie, née sans doute sous une heureuse étoile, a rencontré un marchand de porcs de Cincinnati.

— Un millionnaire ?

— Il remue les écus à la pelle.

— Il entretien cette primeur, empreinte d’une âcre senteur de rance ?

— Mieux que cela, il l’a épousée.

Gustave s’esclaffait.

— Ne riez pas, mon cher ; pour se faire mener chez le maire, cette buveuse de verte, a fait chasser une honnête fille, que le marchand de porcs avait séduite et rendue mère !

— Joli monsieur ! Il était digne de trouver dans sa couche ce vieux rebut de tous les ateliers de Montmartre.

— Les panneaux, ajouta Andrée, sont destinés à orner la salle à manger de la jeune madame Salomon Smyth.

— Jeune ! Nouvelle, devriez-vous dire : Julie a cinquante ans sonnés. Elle s’est souvenue de vous, ou bien elle aime à protéger les arts, chez son sexe ?

— Non, des amis, ont parlé de moi à son mari.

— Quand allez-vous chez ces richards ?

— Demain.

— Le Smyth vous présentera à sa chaste épouse.

— J’espère qu’il s’abstiendra ; elle ne doit pas aimer à rencontrer des témoins de sa vie crapuleuse.

— Elle doit conserver quelques réminiscences.

— En faveur de son seigneur et maître, peut-être, car, il paraît qu’elle a fait peau neuve.

On parle même d’une certaine tendance vers la dévotion.

— Elle est complète.

La conversation continua encore pendant un quart d’heure ; puis Gustave Lebon prit congé de son amie, toujours honteux de la mercuriale qu’il avait voulu donner à mademoiselle Fernez.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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