À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 187-195).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XV


Andrée Fernez, installée en face de son chevalet, rêvait, laissant ses pinceaux inactifs et ses couleurs se sécher sur sa palette.

Pourquoi ces yeux rêveurs, comme voilés d’ombre et de tristesse ?

Andrée n’est-elle pas heureuse ?

Ses tableaux se vendent bien.

Les amateurs de goût les recherchent.

Elle peut s’arrêter et regarder fièrement le chemin parcouru.

Sa route avait été longue, garnie de ronces et d’épines ; aux branches lointaines, elle apercevait des gouttes de sang !

Elle se voyait là-bas, à quinze ans, partant avec sa mère, chassées toutes deux du foyer familial par la concubine.

Qu’auraient-elles dû devenir.

Des déclassées.

La lutte avait été rude, mais le but atteint permettait d’oublier les heures de souffrances.

L’enfant, toujours soutenue par sa mère, quoiqu’abandonnée par son père, avait pu conquérir sa place au soleil !

Elle était quelqu’un.

Une puissance étrangère venait même de lui envoyer une décoration.

Un vieil oncle de M. Fernez, indigné de la conduite de son neveu, avait laissé à Andrée une petite fortune.

Tout cela ne suffisait-il pas à son bonheur ?

Andrée avait une réserve de sensation à dépenser, elle ne savait vers qui se montrer généreuse.

Cela l’attristait.

Toujours entre deux sentiments :

Sa haine de l’homme.

L’attrait de la femme, ce fruit doublement défendu.

Voilà pourquoi, ce matin-là, elle restait immobile devant sa toile vierge.

L’inspiration venait lentement.

Sa main demeurait lourde.

Allait-elle être vaincue, dominée par la matière, dont jusqu’à présent elle avait toujours eu raison ?

Tout à coup, elle redressa sa haute et flexible taille ; elle eût un éclat de rire sardonique, qui résonna ferme dans la sonorité de l’atelier.

Sur ces traits, restés purs, malgré les nombreux fils d’argent qui émaillaient ses cheveux vers les tempes, vint se plaquer ce masque froid, impassible, quelque peu ironique, à l’abri duquel elle a pu se moquer de tout et en rire, de crainte, comme Figaro, d’en pleurer.

Elle trempait déjà ses brosses dans le godet d’essence, lorsqu’un coup discret fut frappé à la porte.

— Entrez, cria-t-elle.

Une jeune fille, timide, gênée, pénétra dans la haute et vaste pièce.

Elle était coiffée d’un chapeau en feutre chiffonné, sur lequel des plumes défrisées étendaient lugubrement leurs longs rameaux, semblables aux branches d’un saule pleureur.

Sa robe, jadis noire, présentaient des reflets rouges ou verts, selon que les rayons du soleil venaient frapper l’étoffe défraîchie.

Elle avait des gants, mais les doigts sortaient par de larges déchirures.

Dehors, on comptait trente degrés à l’ombre ; pourtant, elle n’avait aucune ombrelle pour se garantir ; aussi la chaleur avait mis des pivoines sur sa face d’anémique.

Elle salua gauchement et baissa les yeux sous l’intensité du regard hautain d’Andrée.

— Que désirez-vous ? demanda cette dernière d’une voix chaudement timbrée.

— Mademoiselle Fernez, répondit la visiteuse.

Sans quitter sa palette, Andrée indiqua un siège à cette femme, qui semblait prête à défaillir.

— Une quémandeuse, pensait l’artiste.

Pour encourager la malheureuse, elle vint s’asseoir à ses côtés, sur une table, comme un joyeux et leste rapin.

La jeune fille interdite, surprise, n’osait lever les yeux sur cette femme, une artiste, dont la tenue ressemblait fort à celle d’un gamin.

Andrée, pour la mettre à l’aise, se fit bonne et simple.

— Eh bien, mon enfant, dites vite le motif de votre visite ?

— Je voudrais parler à mademoiselle Fernez.

— C’est moi.

Elle devint encore plus embarrassée.

— Je viens, prononça-t-elle bien bas, pour poser…

— Ah ! quelle est votre spécialité ?

La jeune fille parut naïvement étonnée.

Ce langage était nouveau pour elle.

Andrée, nullement un modèle de patience, commençait à la trouver mauvaise.

— Répondez, dit-elle brusquement.

La jeune fille jeta un coup d’œil de détresse vers la porte.

Elle avait envie de se sauver.

— Je ne sais, bégaya-t-elle.

— Comment, vous ne savez pas ?

— Je n’ai encore jamais posé.

Mademoiselle Fernez la déshabilla d’un long regard de connaisseur, lequel vint se heurter à tous les angles aigus d’un corps de malade.

— Vous ne pouvez servir de modèle pour la nudité, déclara fermement Andrée.

— Alors, je ne puis vous servir !

— Pas pour le moment.

L’infortunée poussa un tel soupir de découragement, qu’Andrée, toute troublée, l’observa davantage.

Maintenant qu’elle était reposée, son visage apparaissait d’une pâleur mate, où se dessinaient de grandes taches noires ; la bouche contournée criait la souffrance ; sous les paupières abaissées, de grosses larmes roulaient, prêtes à tomber ; les mains se joignaient comme pour implorer.

Andrée Fernez était généreuse, jamais on ne s’adressait en vain à son cœur.

Elle était réellement émue.

Cette femme venait de lui révéler toute sa misère, sans avoir prononcé un mot.

Il fallait la secourir !

— Vous souffrez ? interrogea-t-elle avec compassion.

La jeune fille se raidit contre un moment de faiblesse et répondit laconiquement en se levant :

— Je suis désolée de vous avoir dérangée.

Elle se dirigeait du côté de la porte.

— Attendez, ne soyez pas si pressée.

Elle s’arrêta.

— J’ai l’intention de faire un tableau de genre, la reproduction d’un atelier de couture, quelque scène de réalisme, que sais-je encore ? peut-être me seriez-vous utile.

Elle hachait ses mots, craignant de froisser la malheureuse, qu’elle avait jugée très fière.

Elle ajouta, en remontant sa montre :

— Midi ! nous pourrions commencer de suite, c’est-à-dire après déjeuner.

J’ai l’habitude de nourrir mes modèles.

Mademoiselle Fernez entraîna la jeune fille derrière un paravent.

Sur une table sculptée, véritable chef-d’œuvre datant du moyen âge, il y avait un couvert tout dressé, devant un succulent déjeuner froid.

Elles s’installèrent.

Andrée servait et observait discrètement.

Son invitée dévorait.

— Elle mourait de faim, pensait l’artiste.

À propos, comment vous appelez-vous ? questionnait-elle.

— Laurence Latour.

Notre ancienne connaissance ouvrit la bouche pour commencer le récit de ses infortunes.

Mademoiselle Fernez l’arrêta d’un geste énergique.

— Inutile, dit-elle, de me prendre pour confidente.

— Vous ne me connaissez pas.

— Qu’importe ? Une femme ne doit jamais raconter son passé. Si vous m’affirmiez que vous êtes restée vertueuse, je pourrais vous accuser de mensonge ; si vous m’avouez des heures de défaillance, je croirai, peut-être, que vous me trompez encore.

J’ai besoin d’un modèle, je vous garde, je vous paie, votre vie privée ne me regarde pas.

On se mit au travail.

Le soir, Laurence se retira en promettant de revenir le lendemain.

Elle emportait cinq francs.

Andrée avait compris qu’en donnant une plus grosse somme, elle pouvait effaroucher la délicatesse de l’ouvrière.

Les séances se renouvelaient chaque jour.

Les cartons d’Andrée se remplissaient d’esquisses, où Laurence était représentée sous toutes les faces, mais aucun tableau sérieux n’était ébauché.

En vérité, Andrée n’avait accepté de garder Laurence que par compassion.

Elle avait menti, lorsqu’elle parlait d’un projet de scènes réalistes.

Pourtant, elle continuait son œuvre avec persévérance.

Pendant les heures d’intimité, Laurence, malgré la réserve gardée par l’artiste, avait raconté sa douloureuse existence.

Mademoiselle Fernez se piquait de scepticisme, elle affectait de ne jamais s’émouvoir ; en face de ce récit épouvantable, aux accents navrés de Laurence, elle avait deviné qu’elle disait vrai, et un trouble profond, inexplicable, s’était emparé de tout son être.

Une autre chose l’attirait vers Laurence.

Comme elle, l’ouvrière détestait le mâle.

Toutes deux, par des voies différentes, arrivaient vers le même but :

Se soustraire à l’influence dominatrice de l’homme.

Laurence expliqua comment, après le départ du capitaine Galbi, elle avait été recueillie par une compagne d’atelier aussi malheureuse qu’elle.

Ne trouvant pas d’ouvrage, honteuse se demeurer une charge pour son amie, elle était venue se proposer comme modèle.

Elle avouait que ce métier lui répugnait, surtout à la pensée de se déshabiller en présence d’hommes.

— Maintenant, éprouvez-vous la même répulsion ? demanda Andrée.

— Non, mademoiselle, mais je crois que les artistes bonnes comme vous sont rares.

Andrée gagnait de l’argent.

Elle résolut de jouer le rôle de providence, et de mettre Laurence Latour à l’abri de la misère, et cela pour longtemps.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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