À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 111-127).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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IX


La duchesse de Lamberta ne devait que plus tard devenir une femme politique.

Pour le moment, les chroniques graveleuses des journaux avaient seules parlé des mésaventures conjugales de la duchesse.

Le grand public ne la connaissait pas encore.

Cela manquait à sa gloire féminine.

Aussi faisait-elle tout son possible pour s’imposer à la curiosité malsaine des blasés du jour.

Elle s’était mariée par amour.

Le duc de Lamberta, possesseur d’un nom qui avait laissé des traces glorieuses dans les pages de l’histoire, et d’une immense fortune, paraissait également n’avoir été guidé que par un irrésistible entraînement.

Jacqueline d’Orrez sentait fort la roture, malgré la particule de monsieur son papa — et aussi le savon de Marseille que jadis vendait son grand-père.

Il est vrai que quelques bons millions, en espèces sonnantes et trébuchantes, amoindrissaient l’odeur savonneuse exhalée par le passé.

La mousse s’abat si vite !

La duchesse, comme une honnête bourgeoise, aimait son mari.

Elle croyait fermement à l’amour de ce dernier.

Un jour, elle s’aperçut que le duc la délaissait.

Jacqueline, fort inquiète, interrogea précipitamment son miroir, lequel lui répondit qu’elle était toujours jolie et très capable d’inspirer une violente et durable passion.

Elle accorda quelques semaines de répit au duc son époux.

Peut-être avait-il besoin de repos.

Des mois se passèrent sans amener aucun changement.

Décidément, M. de Lamberta ne l’aimait plus.

Jacqueline était une femme d’action ; les atermoiements ne pouvaient convenir à sa nature primesautière.

Résolument, la duchesse de Lamberta, autant pour se venger que pour satisfaire ses sens mis en éveil, choisit un amant parmi ses adorateurs.

Le baron de Valmont, un gommeux efflanqué, presque poussif, aux allures étriquées, depuis longtemps sur les rangs, remporta la victoire.

Ce succès imprévu l’étonna encore plus lui-même que la galerie interdite.

L’éternelle loi des contrastes venait encore une fois de faire des siennes

Il ne fallait réellement pas avoir faim pour prendre ce rejeton avorté d’une race en défaillance.

Jacqueline, au contraire, jouissait d’un robuste appétit ; aussi le chétif baron fût-il bientôt sur les dents.

Il eut des velléités de rompre.

Il n’osa.

Une telle maîtresse le posait bien au cercle et chez les belles petites qu’il continuait à voir… rien que pour la forme.

À l’impossible, nul n’est tenu !

Une nuit, une heure du matin sonnait au loin, le baron de Valmont sortait de chez la duchesse.

Au moment où il ouvrait la portière de son coupé, une main s’appuya fortement sur son épaule.

Il chancela sous la violence du choc.

Peut être allait-il se fâcher, un gentilhomme ne pouvant accepter sans protester une façon d’agir aussi cavalière.

Au lieu de faire entendre des rodomontades, il se mit à trembler dans ses vêtements, devenus trop larges.

Le duc de Lamberta, un gaillard à mine rébarbative, était là devant lui.

— Monsieur, commença le duc, d’une voix tranchante, vous êtes l’amant de ma femme.

La prudence, la galanterie commandaient au baron de ne point accepter une pareille accusation.

D’un geste négatif, il essaya de rassurer ce mari outragé.

— Ne niez pas, continua M. de Lamberta ; pendant toute la soirée, je suis resté caché chez la duchesse.

De Valmont crut qu’il allait s’évanouir.

— Tout à l’heure, j’avais le droit de vous tuer, demain je pourrais me procurer le même plaisir et cela légalement.

Par principe, je hais les moyens violents ; je vais donc vous proposer un autre arrangement.

M. de Valmont, habitué à nos mœurs mercantiles, crut que le duc, peut-être ruiné, ou avare, allait lui imposer un marché pécuniaire.

Il respira plus à l’aise.

Il était riche ; une saignée à son coffre-fort l’effrayait moins que la perspective d’un coup d’épée.

— Désormais, monsieur, reprit le duc d’un ton ferme, vous remplirez vis-à-vis de moi le rôle que ma femme joue si complaisamment à votre profit.

Le baron voulut regimber.

C’était là une solution sur laquelle il ne comptait pas, et qui ne pouvait lui convenir.

— C’est bien, puisque vous refusez, nous nous battrons demain.

Un duel !

De nouveau, il vit des glaives menacer sa poitrine, et il crut sentir le froid du canon d’un pistolet sur sa tempe.

Il tenait à la vie.

Ne fallait-il pas perpétuer sa race ?

M. de Valmont — il pouvait invoquer le prétexte de la violence — ne se battit pas en duel.

Le pauvre garçon avait-il gagné au change ?

Placé entre deux foyers aussi incandescents, il se consumait et marchait à grands pas vers un dénouement fatal.

La duchesse de Lamberta s’aperçut promptement qu’il manquait quelque chose à la vaillance, déjà douteuse, de son amant.

Trompée dans des aspirations qu’elle croyait justes, elle surveilla.

Un matin, elle surprit son mari et son amant, fort occupés en une conversation des plus criminelles.

La situation était neuve.

D’abord furieuse, elle chassa les deux coupables.

Une fois calmée, elle se mit à rire de bon cœur de sa mésaventure. Elle plaida en séparation.

Le divorce n’existait pas encore.

Ce fut une cause grasse.

Le tout Paris féminin assista aux débats.

Une fois libre elle pensa, qu’elle pouvait, à l’instar du duc et du baron, faire des haltes chez les peuples de l’antiquité.

Jacqueline de Lamberta alla grossir le bataillon, déjà très renforcé, des Lesbiennes à la mode.

Elle ne voilait ses mœurs par aucune pudeur.

Le plus souvent, elle portait le costume masculin, et fréquentait, ainsi vêtue, les plus mauvais lieux de la capitale.

Elle chassait.

Sa meute était une des plus fameuses de France.

Elle buvait et fumait tout comme un homme.

Ses maîtresses, qu’elle payait généreusement et qu’elle cravachait parfois, étaient choisies parmi les horizontales haut citées sur le turf.

Les millions gagnés là-bas, sur le port de la Joliette, s’en allaient en mousse malpropre dans les ruisseaux fangeux des ruelles du vice.

Un jour la duchesse, elle s’ennuyait sans doute, vint frapper à la porte de l’atelier d’Andrée Fernez.

La jeune femme vivait trop au milieu du monde des arts et des lettres pour ne pas connaître madame de Lamberta, au moins de réputation.

En la voyant entrer, elle éprouva un sentiment de répulsion qu’elle ne sut complètement réprimer.

Ce personnage hybride, ridicule dans sa mise, grotesque par son allure, qui empestait le tabac et puait l’alcool, ne pouvait inspirer à mademoiselle Fernez aucune sympathie.

Pourtant, elle indiqua un siège à la duchesse.

Du regard, elle l’interrogea sur le motif de sa visite.

Jacqueline de Lamberta, un instant interdite par le maintien imposant d’Andrée, se remit promptement ; avec la désinvolture que donne toujours une grande fortune, elle entama la conversation.

— Mademoiselle, dit-elle, on m’a parlé de vous et de votre talent.

Andrée s’inclina.

— Je suis venue pour vous prier de bien vouloir faire mon portrait.

Mademoiselle Fernez n’avait, nous le savons, aucune fortune, elle ne pouvait refuser les commandes lorsqu’elles se présentaient ; malgré sa répugnance instructive, elle acquiesça d’un geste à la proposition de la duchesse.

— Quand commencerons-nous les séances ? interrogea madame de Lamberta.

— Dès demain, si vous le désirez, répondit Andrée un peu gênée par la persistance que mettait Jacqueline à la regarder.

— Soit, je serai exacte. Donnez votre heure ?

— Deux heures !

— Cela me convient.

Elle se leva ; puis, se ravisant, elle s’assit de nouveau.

— J’oubliais, dit-elle. Le prix, si vous le permettez, sera fixé par moi.

— Mais, madame…

— On m’a affirmé que vous preniez toujours trop bon marché. Vous êtes modeste, mademoiselle, vous avez tort ; à notre époque, il faut savoir se placer au premier rang, surtout lorsqu’on a du talent ; il y a tant de nullités qui encombrent la voie !

— On a exagéré, je le crains, mon mérite. Peut-être éprouverez-vous une réelle déception, lorsque vous me verrez à l’œuvre.

— Je suis certaine du contraire. Il demeure donc convenu que je fixerai le prix de mon portrait.

Andrée dût se soumettre au désir de la duchesse.

— À propos, continua Jacqueline, je tiens à être en costume de chasse.

— Ceci, madame, vous regarde.

— Je vous préviens, afin que vous soyez pas surprise.

— Surprise ?

— Oui ; demain, je viendrai chez vous sous un autre aspect.

— Je ne vous comprends pas.

— Je porterai un habit d’homme.

Andrée ne répondit que par un sourire.

La duchesse, cette fois, se leva pour quitter définitivement l’atelier.

Avant de partir, elle tendit la main à mademoiselle Fernez et la lui serra cavalièrement.

Andrée connaissait les habitudes intimes de madame de Lamberta.

Elle n’était pas prude, nous le savons, cependant cette visite la contrariait, la troublait.

Déjà si hantée par les visions du passé, elle n’aurait jamais voulu se trouver en présence d’une de ces femmes dont les goûts l’intriguaient, l’attiraient même, elle devait l’avouer.

Maintenant, elle allait être en contact avec une de ces femmes, et l’une des plus célèbres.

Que résulterait-il de cette intimité ?

Elle reculait presque effrayée.

Elle voyait comme un abîme devant ses pas.

Puis le souvenir de son père et d’Eugène Badère, ces deux hommes qui avaient si rudement touché à son existence, lui revenait à la mémoire.

N’étaient-ce pas eux qui l’avaient jetée parmi les déclassées ?

L’un après l’autre, ils avaient fermé devant elle toute issue honnête.

Mariée, mère de famille, penserait-elle encore aux heures folles de l’enfance ?

Des tendances, dira-t-on, la poussaient vers cet inconnu.

De saines et robustes affections auraient su vaincre des penchants que la solitude seule pouvait développer.

Le soir, avant de quitter son atelier, mademoiselle Fernez reçut des mains d’un valet en livrée un paquet dont elle devina facilement la source.

Elle l’ouvrit en tremblant.

C’était un élégant carnet en cuir russe, avec coins et initiales en argent, contenant un billet de mille francs, accompagné d’une carte de madame de Lamberta, sur laquelle elle avait tracé ces mots :

« Avec mes meilleurs compliments, je vous adresse les arrhes confirmant notre entente de tantôt. »

Le procédé employé par tous les grands seigneurs envers les artistes, généralement gens peu fortunés, pouvait passer pour délicat, à moins qu’il ne cachât un piège.

Andrée, malgré sa pauvreté, aurait préféré ne devoir aucune reconnaissance à la duchesse.

Le lendemain, les séances de pose commencèrent.

Jacqueline portait crânement l’habit masculin.

Andrée, en la voyant ainsi costumée, se mit à rires de ses propres craintes.

Cette femme transformée en homme ne lui inspirait plus aucune curiosité.

D’abord madame de Lamberta se tint prudemment sur la réserve.

Peu à peu, elle se contraignit moins, elle lança quelques propos lestes, et finit par se servir d’un langage fort en rapport avec son costume.

Andrée était doublée d’un ancien rapin, les paroles ne l’effarouchaient pas.

Avec la verve endiablée et imagée d’un gamin de Paris, elle sut tenir tête à la grande dame.

Jacqueline fit la moue.

Elle s’attendait à autre chose.

Plusieurs fois, elle tenta d’amener Andrée, par des chemins détournés, vers le but qu’elle désirait, mais la jeune femme se dérobait toujours à temps et cela sans jamais se fâcher.

Le portrait avançait rapidement ; encore quelques coups de brosse, et il serait terminé.

Jacqueline résolut de brusquer les choses.

C’était pendant l’avant-dernière séance.

La duchesse ne posait plus que pour les retouches : sous le prétexte de venir admirer l’œuvre de l’artiste, elle se leva et resta derrière le siège d’Andrée.

Celle-ci, depuis longtemps n’avait plus aucune méfiance.

Elle continuait à peindre.

La duchesse, une main posée sur l’épaule de mademoiselle Fernez, semblait fort attentive au travail de cette dernière.

Tout à coup, elle attira violemment Andrée contre sa poitrine, et l’embrassa voluptueusement sur la bouche.

Andrée, quoique surprise par cette attaque inattendue, eut promptement repoussé la duchesse, et, d’un coup d’appui-main, elle lui coupa la joue d’une balafre profonde, d’où s’échappaient des gouttelettes de sang.

La douleur rendit, un instant, Jacqueline furieuse.

Elle se replia, prête à s’élancer pour venger l’affront qu’elle venait de recevoir.

Andrée l’attendait sans paraître trembler.

Les deux femmes se mesurèrent du regard.

L’une était froide, hautaine, méprisante.

L’autre, la figure contractée par la rage, avait un aspect hideux.

Une scène de pugilat, entre une grande dame et une artiste, quelle étrange aventure.

Il est vrai que la galerie manquait.

La duchesse de Lamberta était une femme d’esprit.

Une minute de réflexion suffit pour lui rendre la raison.

Elle ne craignait rien tant que le ridicule…

Elle comprit le grotesque de la situation.

Vivement, avec son mouchoir de batiste, elle essuya le sang qui coulait de sa blessure.

— Mademoiselle, dit-elle, encore légèrement émue, je viens de me conduire comme une cabotine de bas étage ; vous m’avez donné une leçon, peut-être un peu rude ; vous avez bien fait.

Tout en parlant, elle tendait la main vers mademoiselle Fernez.

Andrée était une nature généreuse : elle prit la main que lui offrait Jacqueline ; pourtant son regard conserva une vague expression de mépris.

La duchesse en fut toute gênée pendant quelques instants.

Elle voulut réagir.

— Mademoiselle, reprit-elle, je vous renouvelle toutes mes excuses. En vous voyant, j’aurais dû comprendre que vous étiez faites pour donner, et non pour recevoir.

Ce langage énigmatique était nouveau pour Andrée ; elle eut un geste interrogatif.

— Lorsque, comme vous, une femme a conscience de sa supériorité, elle doit se soustraire à la domination de l’homme.

Le mari est presque toujours un despote ; l’amant est parfois un esclave, qu’on finit par mépriser, après s’être joué de lui, ou un tyran dont on ne peut se débarrasser.

La chaîne qui unit la femme à l’homme, qu’elle soit légitime ou illégale, n’en est pas moins lourde à porter.

Andrée écoutait avec intérêt une théorie qui répondait si bien à ses aspirations secrètes.

Jacqueline continua :

— Une femme, ayant le courage de se placer en dehors des coutumes et des préjugés habituels, a le droit de chercher à aimer, à protéger des êtres faibles dont elle devient le soutien.

— N’est-ce point là qu’un simple changement de chaîne ? demanda mademoiselle Fernez.

— Notre domination sera toujours plus douce que celle de l’homme.

Andrée hochait la tête ; la duchesse, avec ses façons cavalières, n’était-elle pas la preuve du contraire ?

— Que croyez-vous ? interrogea à son tour Jacqueline.

— Nous naissons avec des tendances que les circonstances de l’existence étouffent, ou rendent plus vivaces.

— La nature, selon vous, peut commettre des erreurs ?

— Que sais-je ?

— Peut-être avez-vous raison ; quoiqu’il en soit, ne devenez jamais la proie d’un homme.

On peut si facilement se passer de cette moitié du genre humain.

Adieu, mademoiselle, ajouta madame de Lamberta.

Andrée s’inclina.

Elle avait hâte d’être seule, de se retrouver en face de son cœur si terriblement agité.

C’était toujours la même obsession.

Depuis l’époque lointaine du couvent, elle était poursuivie par ces sentiments étranges que le monde juge si sévèrement.

Malgré son désir de fuir, la force des événements la ramenait sans cesse en présence de faits qu’elle aurait voulu blâmer.

Pourquoi, après tout, se permettre de condamner ces femmes ?

Étaient-elles réellement coupables ?

Ce point d’interrogation se posait depuis longtemps devant sa conscience alarmée.

Elle n’osait y répondre.

Une puissance, supérieure à sa volonté, la poussait vers ce terrible inconnu.

— Je succomberai, pensait-elle ; rien ne pourra me sauver.

Voudrais-je du salut ?

D’une main nerveuse, l’esprit ailleurs, Andrée acheva le portrait de madame de Lamberta.

Jacqueline ne reparut pas à l’atelier de mademoiselle Fernez.

Une fois en possession du tableau, la duchesse envoya neuf mille francs, sous enveloppe, à la jeune artiste.

Décidément le sort se montrait clément.

L’inquiétude quotidienne pour la vie matérielle n’existait plus.

Seul, le cœur demeurait en émoi.


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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