Imprimerie nationale (p. 66-68).


XII.

Coûte que Coûte.


L’ancien petit village de Pervyse offrait un triste coup d’œil.

On n’y voyait plus que des maisons délabrées et détruites et un amas de ruines. La tour de l’église était inclinée et très mutilée, le temple même était miné et des massifs murs du cloître ne restaient plus qu’une multitude de gigantesques brèches.

Les morts eux-mêmes étaient troublés en leur repos. La mitraille avait éventré les tombes au cimetière où gisaient en un amas confus, des ossements, des crânes, des débris de cercueils, des pierres tumélaires et des cloisons métalliques tordues…

Le lieutenant Verhoef vit la ruine du village qui lui était si familier et cette destruction fut pour lui le symbole de la violation de la patrie. Tout ce qu’il aimait et adorait était en ruines ou vacillait pour s’effondrer dans quelques instants !

Le canon tonnait sans trêve et continuait son œuvre dévastatrice.

— Et Berthe qui ne donne pas signe de vie ! dit-il anxieusement.

C’était toujours la même incertitude poignante…

Où était sa fiancée ? Lievens s’était-il décidé à fuir ? Ou bien défiait-il toujours le danger avec Berthe, par idolâtrie pour ses antiquités ?

Le lieutenant n’avait pourtant pas la latitude de songer longtemps à ces choses.

Il fallait avoir l’œil et l’oreille au guet dans cette lutte formidable.

Le centre des positions belges était à nouveau vivement bombardé.

C’était une pluie continue d’obus et de grenades… une pluie de feu… Les hommes cherchaient à s’abriter un peu à la bonne fortune… Les éboulements étaient fréquents dans les tranchées et les ensevelis déployaient toute leur énergie pour sortir des hécatombes.

Tout à coup, Verhoef vit un civil, un vieillard qui courait fou de terreur sous la mitraille…

— Par ici ! cria le lieutenant effrayé.

Mais le vieillard n’entendit pas… Il courait les bras en l’air et s’enfonça soudain dans un fossé…

L’eau gicla…

Nul ne put sauver l’infortuné…

Courir au fossé, était courir à la mort…

Le vieillard ne désirait pourtant pas qu’on le secourût. C’était un habitant de Schoorbakke qui n’avait pas voulu fuir… Transi de désespoir et d’épouvante, fou de terreur, il mettait une fin à sa vie…

Les Allemands entreprirent soudain une nouvelle attaque. Nieuport était tellement bombardée que les convois d’ambulances ne savaient plus circuler en ville.

Les Allemands assaillaient les tranchées belges de St-Georges.

Ces mouvements n’avaient pourtant d’autre but que de soustraire le centre à l’attention des nôtres.

Le violent bombardement dans la direction de Pervyse que nous signalons ci haut refoula entretemps les Alliés, et les Allemands profitèrent de cette retraite pour lancer de l’infanterie vers le remblai du chemin de fer. Ils gravirent la côte, derrière laquelle se trouvaient des tireurs d’élite belges et algériens.

— Nous nous rendons ! criaient les Allemands.

Mais les Algériens et les Belges n’ajoutant aucune foi à ce désir, tiraient sans cesser et peu d’ennemis échappèrent.

On trouva les fusils chargés à côté des cadavres.

De nouvelles troupes tentèrent un deuxième assaut.

Le remblai était illuminé par une mer de feu et de flammes. Les nôtres eurent un moment d’hésitation.

C’était un feu infernal. Poussant des cris de douleur et de détresse, des soldats roulaient au bas de la côte… cependant qu’une grêle de grenades s’abattait avec fureur. Mais les officiers virent le danger. Le rempart devait être maintenu… Si on cédait…

Il fallait éviter la catastrophe à tout prix. Le retranchement devait rester nôtre.

Verhoef aussi concevait le danger de la situation.

— Coûte que coûte ! criait il. Aucun Allemand ne peut franchir le remblai… Les voilà… Défendez votre sol, défendez la patrie ! C’est notre dernier recoin ! À mort les intrus !…

Il était debout, faisant fi du danger, ne songeant qu’au devoir.

Il désignait l’ennemi.

Soudain il s’affaissa.

— Berthe ! entendit-on… Puis après : Hardi les gars !

Il voulait se relever, mais il tomba à la renverse, glissa le long de la pente et vint rouler parmi les morts et les blessés.

Mais les Belges fauchaient les Allemands sans discontinuer… Le remblai était jonché d’uniformes gris. Les officiers aiguillonnaient les assaillants. Leurs menaces furent vaines. Une nouvelle trouée béante fut pratiquée dans le tas… et les survivants dévalèrent la pente par dessus les morts et les blessés.

Les Allemands n’abandonnèrent pourtant pas la lutte.

De nouvelles troupes étaient lancées sans cesse dans le feu.

Mais soudain les Algériens et les Belges sautant par dessus le remblai firent une poussée formidable à l’aide de leurs lances et des baïonnettes.

La contre-attaque avait lieu.

Ce fut comme un flot furieux roulant dans la plaine.

Le choc fut terrible. Ce fut un engagement cruel qui se déroula… Les Alliés remportèrent la victoire. Mais nos morts et blessés gisaient parmi les cadavres et les mutilés ennemis. Les Allemands qui échappèrent à l’hécatombe meurtrière, s’enfuirent.

Le remblai nous resta.

Mais l’ennemi reviendrait avec des forces supérieures.

— Les Alliés firent alors appel à un nouvel allié… L’eau !

On était ici au pays des polders, des digues, et des canaux, des moulins à eau et des écluses.

Nous noyerons le pays plutôt que de le céder ! telle devint la devise des Belges.

Les Allemands eurent vent du plan des Alliés de submerger la vallée de l’Yser et ils voulurent tenter un effort suprême pour se frayer un passage avant que le plan de l’adversaire fut exécuté.

À cet effet on lança une brigade d’infanterie wurtembourgeoise dans le feu. Montés sur des radeaux, ils croisèrent l’Yser, le fleuve lugubre regorgeant de cadavres, flottant dans l’eau ou accrochés à des racines d’arbres, à des roseaux, ou à de l’ivraie.

La pluie de grenades recommença de plus belle ; le pays de Furnes était à nouveau plongé dans un nuage de feu et de fumée.

Les Wurtembourgeois avançaient toujours. Ils virent une tranchée d’où surgissaient des képis belges. Cette tranchée devait être prise tout d’abord.

Les Alliés labourèrent de leur mitraille la brigade assaillante, qui bravait le danger, manifestait un mépris pour la mort, ne s’inquiétant pas de ceux qui tombaient et des frères d’armes appelant au secours ; ils poursuivaient imperturbablement leur marche vers la tranchée.

Ils furent victimes d’une ruse… La tranchée était inoccupée. Furieux, les assaillants s’avancèrent plus loin.

Le feu des Alliés s’intensifia. Mais, en dépit de la multitude croissante de taches grisâtres qui inertes tapissaient le sol bourbeux, les Wurtembourgeois poursuivirent leur marche en avant !

Là-bas, derrière le front, se trouvait le kaiser dont ils exécutaient les ordres et sous l’œil duquel ils voulaient remporter la victoire.

Mais voilà que le soudain, le nouvel ennemi redouté, parut. L’eau roulait ses flots furieux sur la plaine… L’Yser bouillonnait, écumait… Le paisible fleuve s’animait… Les flots écumants déferlèrent sur la grève, charrièrent les cadavres, bruissèrent sur le champ de bataille.[1]

On entendit des cris épouvantables… Des blessés luttaient avec la mort, hurlaient, imploraient protection jusqu’à ce que l’eau étouffa leurs voix. Les Wurtembourgeois rebroussèrent chemin en une fuite éperdue, tâchèrent d’atteindre des positions plus élevées, s’agrippèrent à des branches, à des arbustes, mais les canons crachaient d’autre part la mort par-dessus la houle.

Les flots berçaient les cadavres et semblaient s’amuser à ce jeu cruel…

L’artillerie devait être ramenée en arrière et les chevaux qui les touaient étaient furieusement cinglés de coups de fouet.

L’eau poursuivait sa course furibonde. Toute la contrée de l’Yser se transforma en une immense nappe liquide d’une nuance noirâtre qui renfermait un deuil dans son sein !

C’était la guerre.

Jadis, lorsque la tempête rompait les digues et que l’eau déferlait dans les polders, on secourait les infortunés surpris par le torrent et on tâchait de les arracher à la mort…

Mais on subissait actuellement les affres de la guerre… la mort devait s’approprier un butin… et la mitraille habilement lancée, coupait la retraite aux Wurtembourgeois.

La vallée de l’Yser était transformée en une immense tombe groupant de jeunes et robustes gars, dont les cadavres se figeraient derrière des arbres et des digues, s’enliseraient dans la boue et l’ivraie, se déposeraient près de maisons et de fermes détruites, y exhaleraient des odeurs nauséabondes et attireraient les oiseaux de proie…

On était au mois de novembre, le mois du deuil… Les brouillards tisseraient bientôt un voile opaque sur la nappe ruisselante… sous peu les vents hurleraient et mugiraient, arracheraient des cadavres aux flots et les pousseraient vers les vivants en guise de cruel défi, symbolisant un présage lugubre.

Ce serait la période des courtes journées et des longues nuits…

Les ruines, des tours et des fermes étaient grisâtres ainsi que l’immense nappe liquide et que l’uniforme des Allemands auxquels on avait imposé la halte dans la contrée qu’ils avaient violée par un superbe été irradié par un joyeux soleil.

Coûte que coûte !

La dernière résistance coûtait cher… mais la petite armée au roi illustre, resplendissant de gloire, ne cédait pas le pas !

Les ambulanciers avaient été surchargés de besogne et les maisons et immeubles sis derrière le front de l’Yser regorgeaient de malades et de blessés.

Le lieutenant Verhoef y était aussi en traitement. Un éclat d’obus lui avait brisé la jambe droite.

Il gisait sans connaissance dans une ferme du pays de Furnes. Il allait être examiné… Des soldats le portèrent chez les médecins manœuvrant sans répit le bistouri, les sondes et tous leurs cruels instruments, fouillant les chairs saines méchamment violées…

Verhoef se trouvait maintenant dans la salle des chirurgiens…

Et quelques instants plus tard une jambe sanglante tomba dans un panier… c’était la jambe droite de Verhoef.

Une auto conduisit illico le malheureux mutilé à Furnes…

Il y prendrait du repos… Sa vie était encore en danger… La mort le guettait toujours…

Et à Oostkerke-lez-Furnes, Berthe Lievens, toute éplorée par la perte de son père, souffrant les transes de l’angoisse par rapport à son fiancé qu’elle désirait ardemment voir et qu’elle supposait toujours être dans cet enfer d’où partait sans cesse un violent bourdonnement, attendait et pleurait.

La foule des blessés passa également par Oostkerke, mais la jeune fille était impuissante pour continuer son œuvre de miséricorde.


  1. Voir notre récit : La vengeance de la Mer, paru dans notre première collection.