À Damme en Flandre/II
II
Quinze ans ont passé depuis le jour où Corneille fut fêté par les courtiers. Dans la lumière terne d’un après-midi d’automne, la grande salle est sévère et triste. Les sièges, les rideaux, le tapis couvrant la table sont usés ; nul objet ne l’égaie.
Gertrude, songeuse, est assise près d’un rouet, sur l’un des bancs voisins de la fenêtre ; elle ne travaille pas.
Son visage n’a plus sa fraîcheur d’autrefois. Une mélancolie en accentue les traits et cette gravité soudaine, qui jadis passait sur eux comme un nuage d’été, semble être devenue leur expression coutumière.
Parfois une chaleur lui vient aux joues, une lueur anime ses yeux ; puis la vie calme lui rend sa pâleur et se rendort dans sa prunelle éteinte.
Elle est plus belle qu’autrefois, plus attirante aussi de toute la consolation que semble demander sa tristesse muette.
Dans l’encadrement de la fenêtre aux carreaux sombres, sa tête nue s’incline sous les tresses enroulées, sans ruban. Une robe unie, sans ceinture, dessine ses épaules et sa poitrine puis, en plis cassés, s’évase autour d’elle ; vieille robe d’un gris déteint, dont le col ouvert en pointe, les poignets et la jupe sont bordés d’une mince fourrure usée de place en place.
Mère-Flandre va et vient, nettoie et met de l’ordre.
On devrait recouvrir ce fauteuil ; il est temps !
Cela coûterait cher ?
Quinze ou vingt gros.
Tu crois ?
Bien sûr !
Vingt gros !
Tout est usé ! Faut-il que je demande au Maître ?
Non !
Mais voyez : le cuir se détache en éclats !
Non ! Quand on l’entretient de ces dépenses-là.
Tu sais bien qu’il refuse et se met en colère.
Que regardez-vous là, Maîtresse ?
Qui s’éloigne, petit à petit, vers les dunes…
Il n’en est plus entré depuis un mois !
Plus une…
C’est celle qui venait de Hambourg ?
Oui.
Quel deuil !
Regardez ; le tapis est comme le fauteuil !
Laisse…
Ainsi !
Le Maître est-il sorti ?
Ah ! Si tous travaillaient comme lui !
Que dis-tu ?
Je dis que si notre pauvre ville avait eu,
Parmi tous ceux qu’elle a fait vivre, quelques hommes
Comme lui, nous ne serions pas où nous en sommes !
Peut-être…
Est comme un béguinage, ou comme un cimetière !
Comptez les volets clos et les toits sans fumée !
Savez-vous bien que trois cents maisons sont fermées ?
C’est Jooris qui l’a dit hier encor ! Oui ! Trois cents !
Voilà Damme ! On était riche, on était puissant,
On était l’un des plus grands ports avec l’Écluse,
Et l’on n’a pas de quoi remplacer ce qui s’use
À présent !
Tu sais bien…
De tous ceux que la mer faisait vivre autrefois
Combien sont dans la gêne et combien sur la paille ?…
Et s’il arrive encor qu’un navire s’en aille,
Et qu’on regarde au loin s’effacer ses huniers,
On tremble chaque fois que ce soit le dernier !
Que veux-tu ?
Qu’on travaille !
On essaie.
Qu’a-t-on fait pour lutter contre l’ensablement ?
Tout ce qu’on peut…
On a peur ! Et ce sont les peureux qu’on écoute !
Ou ceux qui viennent se mêler de nos affaires…
Que dis-tu ?
À Damme ?
Du canal et du port. On a des plans nouveaux
Paraît-il… En tous cas, le voici revenu…
Après quinze ans bientôt !… L’aurais-tu reconnu ?
Sans doute ; il a gardé sa mauvaise figure !
En voilà par exemple une étrange aventure !
Il disparaît un beau matin, sans un salut,
Sans un adieu ; personne ici ne le voit plus ;
On le recherche en vain par toute la cité ;
On l’oublie… et voilà qu’il est ressuscité !
Vous croyez que ce sont ces plans qui le ramènent
Chez nous ?
Qu’il est à Damme, puis à Bruges, tu sais bien
Qu’ils ont, le Maître et lui, de nombreux entretiens.
Il vient négocier, chargé par les bourgeois
D’Anvers, un prêt que leur demandent les Brugeois,
Et je sais que le Maître escompte son crédit
Pour…
Vous êtes savante !
Voilà tout !
Et vous y croyez !… Qu’y connaît-il ?…
Tu n’as jamais cessé de te montrer hostile
À ce garçon ; et tu ne sais rien de sa vie…
C’est bon, c’est bon ! Défendez-le ! Je me méfie ;
C’est bien mon droit ! Les gens d’Anvers sont bien connus
Allez ! Tous des voleurs !
Pierre n’est pas venu ?
Non.
parle toujours à Corneille, demande,
Vous l’attendez ?
Oui.
D’Anvers ?
Oui.
On annonce qu’une caravelle
Espagnole, arrivée aujourd’hui à l’entrée
Du chenal, attendait l’heure de la marée !
Ah !… Mais vient-elle à Damme ?
On l’affirme.
Tant mieux…
Tant mieux !… Pourvu qu’elle entre !…
Et pourquoi pas ?
J’espère comme vous qu’elle arrive à souhait !
Mais n’en a-t-on pas vu déjà qui s’échouaient ?
Ce n’est pas la première fois, je me figure…
C’est ça, croasse encore, oiseau de bon augure !
Nos malheurs sont pour vous une telle habitude
Que lorsque, par hasard, une heure un peu moins rude
Nous permet d’espérer qu’ils vont s’évanouir,
Vous ne parvenez plus même à vous réjouir !
Pour une caravelle ou pour une galère
Au port, se réjouir ! Vraiment, la belle affaire !
Un navire ! Mais c’est le bon Dieu qui l’envoie !
Un navire !… On en pleurerait, de votive joie !
Vous vous plaindrez toujours ! Soit ; c’est de la manie ;
Assez !…
On frappe…
Ah ! Ah ! Jooris !
Bonjour.
Assieds-toi… Rien de neuf ?
Non… je passais…
Tu sais qu’une nave espagnole…
Ils s’échoueront !… Le port n’est plus fait pour ces naves…
C’est pour m’annoncer ça que tu viens ?…
Ami… non… Je venais te parler d’une chose…
De quoi ?
J’ai décidé… Plutôt, je me propose…
Quoi donc ?
Quitter Damme, prochainement… au bout du mois…
Pour longtemps ?
Définitivement…
Toi ?
Oui…
Ce n’est pas vrai ! Voyons, tu plaisantes ?
Je ne plaisante pas.
Comme les autres, toi, Jooris, toi mon fidèle
Ami ?
Je dois quitter Damme…
N’est-ce pas ? Et de son salut ?
Ah ! oui, j’en doute !
Ah, vraiment, de ta part mon vieux Jooris…
Corneille, quand on a mon âge, il est permis
D’aller mourir en paix…
Loin de sa ville !
C’est que précisément Damme n’est plus ma ville.
Que dis-tu là ?
Jadis, et nous étions fiers d’être ses enfants !
Sa force était la nôtre et sous sa bonne étoile
Nous parcourions les mers du monde à pleine voile !
Mais depuis que son port est noyé par les sables,
Ma ville, la voilà, pauvre, méconnaissable.
Triste comme un courlis dont on brisa les ailes,
Et mes yeux ont beau la chercher ; ce n’est plus elle !
Mais si c’est vrai, soyons encor plus résolus !
Ayons plus de courage encor !
Je n’en ai plus.
Et pourquoi ?
Je vois tous nos efforts rester insuffisants
Tandis que le péril ne cesse de grandir !
Bruges, l’Écluse et nous, afin d’approfondir
Ce chenal dont dépend toute notre existence,
N’avons-nous pas, en vain, réclamé l’assistance
Des gens d’Ypres, de Gand et des Quatre-Métiers ?
Oui, luttant pour le sort du pays tout entier,
Nous ne parvenons pas à leur faire comprendre
Qu’en sauvant nos trois ports ils sauveraient la Flandre !
Tous nos travaux, là-bas, restent inachevés ;
Plus d’argent !… Et d’ailleurs, pourrait-il nous sauver ?
s’est mis à marcher pendant que parle Jooris, puis,
lorsqu’il lui répond, Gertrude va se rasseoir auprès de son rouet,
et Mère-Flandre quitte la chambre. Il dit :
Je n’ai jamais compris qu’on renonce ou qu’on cède !
Mais, que ce soit à l’heure où l’on vient à notre aide,
Où les moins confiants peuvent reprendre espoir,
Vraiment !…
Qu’espères-tu ?
N’est-ce pas, ce qu’Anvers nous offre ?
Et je ne comprends rien d’ailleurs à cet accès
De générosité soudaine, qui le pousse…
Tu raisonnes…
Comme un marin !
Les Anversois, ne sont pas des marins ! Ce sont
Des marchands, comme nous ! Et nous nous adressons,
En réclamant leur aide, à leur propre intérêt !
Leur générosité n’a pas d’autre secret !
Quand j’ai vu, repoussant nos plus justes demandes,
Gand donner le mot d’ordre aux communes flamandes,
Je me suis dit, devant ce refus arrogant,
Qu’Anvers qui nous en veut, mais déteste aussi Gand
Dont l’étape des grains depuis longtemps le gêne,
Lui porterait un coup en nous tirant de peine !
C’était juste et ce qui suivit le démontra !
Je me rendis à Bruges, près des magistrats ;
Je leur dis : « Le bon sens d’Anvers ne peut permettre
Qu’un jour toute la Flandre ait les Gantois pour maîtres !
Voyez les Anversois ! Dites-leur qu’il nous faut
Cinquante mille écus pour finir nos travaux ;
Et si leur intérêt leur dicte leur conduite
Ils comprendront ! »
Eh bien ?
Nous allons obtenir qu’ils nous prêtent la somme !
Ils nous ont envoyé d’abord, Pierre… un jeune homme
Que tu connus ici, chez moi, comme apprenti.
Dans le bon temps…
Je me souviens.
Un beau matin, si bien au fait de son métier,
Paraît-il, qu’il devient l’un des premiers courtiers
D’Anvers !
C’est un succès pour toi !
Si je parviens à m’en servir ! Depuis un mois,
Je t’affirme en tous cas que ma diplomatie
N’a pas été trop maladroite ! On négocie
Avec lui les conditions du prêt ; et je préjuge
Que moyennant quelques concessions de Bruges,
Dans deux jours, au plus tard, nous aurons réussi !
Ce n’est pas tout ! On vient de m’apprendre ceci,
Que l’Archiduc, par lettres patentes, pour rendre
À Bruges son renom de premier port de Flandre,
Veut bien lui confirmer son ancien droit d’étape !
Crois-tu que le succès maintenant nous échappe
Encore ? D’un côté, nous trouvons de l’argent ;
De l’autre, c’est l’étape absolue, obligeant,
Tous les marchands du monde, à part quelques franchises,
À débarquer chez nous d’abord leurs marchandises !
Après les mauvais jours qui nous ont abattus,
C’est le retour certain du beau temps ! Qu’en dis-tu ?
Je n’en crois rien…
Comment ?
Tu seras demeuré seul confiant, parmi
Tous ceux dont le malheur vainc l’obstination !
Je n’ai plus ni ta foi, ni tes illusions.
Qu’Anvers vous vienne en aide et que Bruges pavoise,
C’est parfait ! Et pendant ce temps, la mer sournoise,
Se moquant de vos droits d’étape et de vos dragues,
Recule encor, tout doucement, de quelques vagues !…
Des mots ! Ce ne sont que des mots !
Quoi qu’il en soit, moi j’ai fini, ma tâche est faite ;
Et je ne veux plus voir ce canal d’eau qui dort
En songeant que c’est tout ce qui reste d’un port
Qui jadis a tenu dans ses digues robustes,
Les dix-sept-cents vaisseaux du roi Philippe-Auguste !
J’ai des patients à Marck, tout prés de Saint-Omer ;
J’irai chez eux ; et là — vieux marin, que la mer
Se réservait — qui sait ? — pour un de ses naufrages, —
Je mourrai doucement parmi des pâturages…
Non ; je veux m’endormir bien en paix, dans mon coin.
Damme et toi vous mourrez aussi…
Lutté ! J’aurai lutté pour vous, lutté pour elle ;
Et mort pour mort…
Je le sais bien !
Qui me prédis la mort, même avant la défaite,
Rien n’est jamais perdu quand on a du courage !
Avec l’argent d’Anvers nous ferons le barrage
De Croxhoucke, et tu sais ce qu’on peut en attendre !
Il est trop tard !
On ne discute pas avec une bouée…
Maître ?
Quoi donc ?
La caravelle est échouée.
Où ça ?
D’Oostkerke…
Qui l’a dit ?
Le gardien des balises.
Bon ; c’est bon. J’y vais voir.
Je t’accompagne.
Bien.
Au revoir.
Au revoir.
s’arrête et dit à Gertrude,
Ah, mais… Si Pierre vient,
Dites-lui, n’est-ce pas, pourquoi je suis sorti ;
Et priez-le d’attendre.
Oui.
Et son ami Jooris qui s’en va quitter Damme !
Voici huit jours c’était l’ancien greffier, sa femme,
Leurs enfants ! Ils s’en iront tous !
Ils ont raison !
Raison ! Je voudrais, moi, qu’on les mît en prison,
Ces gens ! Quitter sa ville ! Alors, quoi ? C’est la fin !
J’aimerais mieux mourir de misère et de faim
Que d’aller prospérer dans une autre, plus riche !
Oui, crever comme un chien, mais du moins dans ma niche !
Mais vous pense comme eux, je le sais ! C’est complet !
Raison…
Et permets-moi de voir avec des yeux d’envie
Ceux qui s’en vont vers le repos… ou vers la vie !
C’est bon…
Le Maître est-il chez lui ?
Non ; il a dû
Sortir.
Ah !
Il vous a longuement attendu.
Ah !
Vous pouvez l’attendre aussi.
Dame Gertrude !
Monsieur Pierre… Entrer donc…
M’obligera d’attendre le Maître…
Mais il vient de partir du côté de l’Écluse.
J’arrivais du côté de Bruges…
De Bruges ?
Je vous assure, afin de me mettre d’accord
Avec eux !
Vous avez réussi ?
Et je crains de ne pas réussir.
Non ? Vraiment ?
Ah ! vous n’imaginez ! pas cet entêtement !
Cet esprit défiant de tout ce qu’on propose ;
Cette obstination à voir les grandes choses
Par leurs côtés les plus mesquins, les plus petits !…
Et cela vous tourmente ?
À rien !… Puis il faudra que je parte bientôt…
Ah… oui…
Le Maître ?…
Qui s’est échoué dans le canal…
après un silence.
Il fait froid.
Très froid…
Dirait-on… Mais tout a changé… tout…
En effet…
On ne peut pas causer dans le bruit que tu fais,
Mère-Flandre !… Laisse-nous donc ! Tout est rangé
D’ailleurs…
Toujours son air aimable !… Oh, nous sommes d’anciens
Ennemis !…
Mais non…
Oui ! Rappelez-vous…
Quoi ?
Ah, oui, tout a changé ! Autour de vous les choses
Ont subi lentement cette métamorphose,
Et sans voir jour par jour leur deuil s’accentuer,
Peut-être que vos yeux s’y sont habitués ;
Mais quand on les revoit comme moi, qu’on revient
À Damme après quinze ans, et que l’on se souvient
De ce qu’on a quitté devant ce qu’on retrouve,
Vous n’imaginez pas l’angoisse qu’on éprouve,
Et cette oppression constante…
Croyez-vous ?
Mais c’est une torture !
On s’habitue à tout.
Mais non ! Pas à l’ennui, pas à la solitude !
On peut croire parfois qu’on a pris l’habitude
De ces longs jours pesants qu’aucun plaisir n’abrège,
Mais on attend, toujours, malgré soi…
Qu’attendrais-je ?
On a mal de vous voir triste et lasse à ce point…
Vous n’étiez pas ainsi dans le temps…
C’est si loin.
Et puis, je ne suis pas triste !… Non !
Je vous crois.
Mais ne me parlez pas de Damme ; parlez-moi
D’Anvers !
D’Anvers ? Pourquoi ?
Vous y êtes très occupé ?
Lorsque j’y suis rentré je suis devenu Maître
Promptement ; les courtiers ont bien voulu m’admettre
Au conseil où je suis assesseur ; j’ai gagné
De l’argent ; et c’est moi que l’on a désigné
Pour venir voir ici comment pourraient s’entendre
Les marchands anversois et les marchands de Flandre,
Afin de conjurer votre affreuse déroute…
Ah ! c’est bien volontiers que je me mis en route ;
Et j’étais tout ému, quand, avant de voir Damme,
De loin, j’ai deviné la tour de Notre-Dame !
Oui ? Cela vous faisait quelque chose ?
Voici près de quinze ans n’est-ce pas ?… À mesure
Que j’avançais, tout mon passé, mes plus beaux jours,
Comme s’ils m’attendaient à l’ombre de la tour,
— Voyageur infidèle et toujours espéré —
Surgissaient du décor que j’avais préféré.
Sous les arbres penchés de ses digues étroites
C’était le vieux canal fuyant en ligne droite ;
C’était l’horizon libre, amplement découvert,
Traversé des vents frais qui venaient de la mer ;
Je respirais leur souffle et mon cœur était ivre,
Et plus j’allais, et plus il me semblait revivre
Quelques instants d’un rêve enfantin, ingénu,
Qui fut le seul bonheur que ma vie a connu,
Et dont je la sentais encore émerveillée…
Mais toute ma douleur aussi s’est réveillée,
Puisqu’une heure a suffi parmi ces jours heureux,
Pour rendre ce passé tout entier douloureux !…
Tout entier ?
Mes plus doux souvenirs me faisaient le plus mal ;
J’ai fait, pour oublier, tout ce qu’il a fallu,
Mais j’ai souffert, longtemps…
Vous m’en avez voulu
Oui… Pourtant j’ai compris, lorsque je fus capable
D’apaiser mon orgueil, qu’il était seul coupable,
Et qu’il devait se faire, ainsi, tout simplement,
Que vous pensiez à vous d’abord ?
À moi ? Comment ?
Mais oui ! Je vous le dis sans animosité,
Croyez-le ; car après ce beau matin d’été
Où la vie étendit devant moi son mirage,
J’ai compris que c’est vous qui fûtes la plus sage,
Et qu’au bonheur douteux d’un destin d’ouvrier,
Il était naturel que vous préféreriez
Le bien être assuré dans la riche maison
Où, ce jour-là du moins, tout vous donnait raison !
Vraiment ?
Ce qui survint ? Moi-même, en m’en allant, ce soir,
Je me sentais, devant mon sort inexorable,
Cent fois plus malheureux d’être si misérable !
Ah, sans doute, quand on est pauvre, il est aisé
De dédaigner l’argent ou de le mépriser,
Et d’en faire le sacrifice à son amour !
Mais vous, à qui s’offrait un destin de beaux jours,
Comment n’auriez-vous pas préféré vivre ici,
Loin des tourments, loin des tracas, loin des soucis,
N’ayant qu’à dire un mot qui vous en délivrait ?
Pourquoi dites-vous ça puisque ce n’est pas vrai ?…
Comment ?
Si vous saviez !
Je vous aimais, je vous l’ai dit — ou fait comprendre —
Et doucement trompé par ce rêve enfantin,
J’ai cru que vous m’aimiez aussi, tout un matin !
Mais je ne me plains plus d’avoir été victime
D’un choix que je persiste à trouver légitime,
Et qu’aucun intérêt vil ne préoccupa,
Puisqu’il est évident que vous ne m’aimiez pas,
Et que c’est mon espoir, lui seul, qui m’enivrait…
Ah, ne dites pas ça… puisque ce n’est pas vrai !…
Je ne vous comprends plus…
Il vaut mieux qu’on oublie !
Non ! Parlez-moi ! Parlez-moi, je vous en supplie,
Car un affreux soupçon, tout à coup, me saisit…
Quel soupçon ?
Vous m’aimiez !… Et vous avez choisi !
Ah, non ! Qu’on me condamne après m’avoir comprise,
Soit ! Mais je ne veux pas du moins qu’on me méprise !
Écoutez-moi… j’étais une enfant… c’est à peine
Si je vis clair en moi d’abord… J’étais certaine
D’éprouver du bonheur, mais j’ignorais sa cause ;
Et sans comprendre encor que c’était autre chose,
Sans songer à l’amour, sans évoquer son nom,
J’ai vécu jusqu’au jour dont nous nous souvenons,
Où, soudain, ce bonheur qui troublait tout mon être,
Devina que c’était vous qui le faisiez naître…
Ah !…
Facile à raconter… Quoique ce soit si loin
Déjà, je me souviens comme je fus ravie !
Il me semblait que j’allais vivre une autre vie ;
Et c’était, dans la nuit profonde où je vivais,
Comme si, tout à coup, le soleil se levait !
Tandis que vous parliez mon âme, plus légère,
S’imaginait entendre une langue étrangère,
Dont les mots caressants m’étaient presque inconnus…
Puis, vous m’avez laissée… et le Maître est venu !
Ah ! jusqu’à cet instant, jamais, je vous le jure,
Jamais un mot douteux, une parole obscure,
La moindre intention qu’un regard révélât,
Ne m’avaient fait prévoir qu’il songeait à cela !
Oui, j’aurais dû lutter !… Je n’ai su que me taire ;
Car lorsque j’entendis sa voix autoritaire
Me rappeler ses soins et ses bontés anciennes,
Toute ma volonté fléchit devant la sienne,
Et je sentis ses mains se fermer sur mon cœur !
Hélas, oui ! J’ai perdu lâchement mon bonheur ;
Ma crainte et ma faiblesse ont fait l’irréparable !
Mais ne m’accuse pas d’un calcul misérable
Puisque, pas un instant même, je n’ai songé
À ces jours opulents que j’allais partager,
Et ce cœur, trop soumis pour oser se défendre,
Je ne l’ai pas vendu, mais je l’ai laissé prendre !
Mais il fallait…
Si soudaine !… Ce fut, comme il arrive en rêve,
Un abîme où tout mon courage s’engloutit !…
Puis, je me réveillai… mais vous étiez parti !…
Je vous croyais d’accord, n’est-ce pas, l’un et l’autre !
Oui, quand j’ai vu sa main s’emparer de la vôtre
Et que pas un regard de vos yeux n’a trahi
Qu’il n’était que le maître à qui l’on obéit,
Pouvais-je supporter encor leurs cris joyeux ?
Ah ! Comme vous avez mal regardé mes yeux !…
Voilà… Vous m’en voulez toujours ?… Vous m’en voulez ?…
Ainsi, tout mon bonheur, c’est lui qui l’a volé !
Et vous me demandez, en redoutant l’aveu
De ma douleur, si mon cœur meurtri vous en veut ?…
Eh bien, ce cœur déborde d’une joie immense !
Et c’est en moi tout un bonheur qui recommence,
Car, de ce jour cruel, tout à coup transformé,
Je retiens seulement que vous m’avez aimé !
Vous m’aimiez ! Et mon cœur ne se doutait de rien !…
Vous m’aimiez ! Et je suis parti !… Je me souviens…
C’était une limpide et divine soirée…
Mais mon âme était lourde et si désespérée,
Que j’allais, comme un fou, sans voir autour de moi ;
Pourtant, près du vieux pont, pour la dernière fois,
J’ai longtemps regardé l’horizon coutumier,
Puis brusquement je suis parti… et vous m’aimiez !
Ne pleurez pas…
D’oublier ! Et pourtant, ce passé que je pleure,
C’est vous qui tout à coup me le faites connaître
Plus désirable encore ! Et je le vois renaître
Comme un beau vaisseau clair émergeant de la brume,
Mais bien plus émouvant qu’à l’heure où nous y fûmes,
Puisqu’en ce moment même où le sort nous frappa,
Nous nous appartenions, mais ne le savions pas !
Ah ! Comment n’ai-je pas mieux lu dans vos regards !
Mais à présent…
Ma destinée est faite et je m’y suis soumise…
Pourquoi les cachez-vous si c’est cela qu’ils disent ?…
Je ne les cache pas !
Un peu ! Si vous saviez, mon Dieu, combien de soirs
J’ai pleuré parce que je ne les voyais plus !
Je vivais tristement, seul, sans rien qui me plût ;
Et puis, pour réveiller tout ce qui fit ma joie,
Il a suffi tout simplement que je les voie !
Hélas, ne parlez pas ainsi !
C’était fatal ! Ici, dès le premier matin,
Comme si ces quinze ans n’avaient été qu’un jour,
Parmi tous ces objets d’autrefois qui m’entourent,
J’ai repris près de vous cette douce habitude
D’admirer votre voix, vos yeux, vos attitudes,
Et comment supposer que mon cœur aurait pu,
Renouant tout à coup le rêve interrompu
Et revivant l’ancien bonheur accoutumé,
Vous retrouver la même et ne plus vous aimer ?
Je vous en prie…
Avoir là, devant soi, dans sa grâce vivante,
Un bonheur qui vous dit : Tu n as plus qu’à me prendre !
Et le trouver si beau qu’on n’ose pas comprendre !
Mais puisque maintenant j’ai pleuré, j’ai souffert.
Et que la vie, avec sa lutte et ses revers,
A rudement mûri mon cœur trop ingénu,
Ah, dites-moi que ce bonheur est revenu !
Oh, taisez-vous !…
Je sais ce qu’il en coûte à garder son secret !
Ne m’en imposez plus de nouveau la souffrance ;
Vous m’avez fait payer trop cher votre silence !
Je vous en prie…
À tout instant, ici, dans ces longs entretiens,
Essayer d’accorder des intérêts jaloux,
N’avez-vous pas compris que ce n’est que pour vous ?
Je me soucierais peu du salut de la Flandre,
S’il ne s’agissait pas, d’abord, de vous défendre !
Oui, toute mon ardeur volontaire et tenace
Se révolte devant le sort qui vous menace,
Et si je lutte encor c’est que je veux trouver
Le moyen de sauver Damme pour vous sauver !
Mon Dieu…
Bien aimante et d’autant plus désintéressée
Que je ne connaissais que ce qui nous sépare !
Et comment voulez-vous que je songe au départ,
Lorsque par votre aveu je découvre à présent,
Que nous nous attendons depuis plus de quinze ans,
Et que vous me montrez ce passé qui nous lie
Par toute sa tendresse et sa mélancolie !
elle balbutie,
Ces quinze ans…
Que je ne sente pas ce que fut l’abandon
De votre vie, au cours de tant d’heures maudites,
Si vous m’avez aimé comme vous me le dites ?
N’est-ce pas vrai ?
Mon Dieu…
Qu’importe ce passé
D’ailleurs, puisqu’il dépend de nous de l’effacer.
En donnant à nos cœurs libres et maîtres d’eux,
Le bonheur qu’autrefois nous voulions tous les deux !
Le sort n’a pas voulu !
Je ne sais qu’une chose qui soit impossible
Quand le bonheur est là, devant vous, devant moi,
C’est que nous le perdions pour la deuxième fois !
Mais si vous regrettez nos jours de doux accord,
Si vous pleurez, c’est donc que vous m’aimez encore !
Et puisque mon amour possède tout mon être,
Qui peut nous arracher l’un à l’autre ?…
est prête à lui laisser ses lèvres, le repousse soudain
avec un geste d’effroi et ces mots, sourdement,
Le Maître !…
Ah, c’est vous, Pierre…
Oui, maître Corneille…
Excusez-moi…
De Bruges qui fut moins prompt que je n’espérais…
Et les nouvelles ?
Très mauvaises.
Comment !
Très !
L’entente n’est pas faite ?
À moins que…
Pourquoi donc ? Tout paraissait conclu…
Mais un événement vient de tout compromettre !
Lequel ?
Patentes, confirmant son ancien droit d’étape,
Bruges, sournoisement, nous attaque et nous frappe
Au cœur…
Eh !…
Tous les marchands qui vous avaient abandonnés,
L’Archiduc, déchirant nos franchises notoires,
Veut limiter les jours réservés à nos foires !
Anvers vient d’empêcher la publication
De ces lettres ; à Bruges, chez les Nations,
Déjà les Espagnols protestent, et chacun
S’insurge contre un privilège inopportun
Qui soumet le destin de nos villes aux vôtres
Et relève un pays au détriment d’un autre !
Il m’a donc fallu dire, au nom des Anversois,
Qu’il ne s’agissait plus d’aucun prêt, quel qu’il soit,
Et qu’on n’aboutirait jamais à nulle entente,
Si Bruges se prévaut de ces lettres patentes !
Alors ?
Que ce qu’on lui demande est dans son intérêt,
Puisqu’elle attend l’argent des Anversois…
Alors ?
Alors ? J’ai gaspillé mon temps et mes efforts,
Et je me suis buté contre un entêtement
Dont on n’a pas idée ! (Souriant) Entêtement flamand !
Alors ?
Je me suis dit que vous seul aujourd’hui,
Par votre autorité vous pourriez…
Moi ?
Si vous intervenez — les Brugeois vous écoutent —
En leur montrant ce que l’entêtement leur coûte,
Vous leur expliquerez que leurs vieux préjugés
Vont écarter du port les derniers étrangers,
Et qu’on peut accomplir les plus vastes desseins
Sans tuer nécessairement tous ses voisins !…
N’est-ce pas ?
Je n’irai pas à Bruges.
Pourquoi ?
Parce que je partage l’avis des Brugeois,
Maître Pierre !
Comment ?
Moyennant l’abandon
De l’étape, vous nous secourez ! Allons donc !
Tandis que nous peinons à relever la Flandre,
Nous voyons peu à peu les étrangers se rendre
Chez vous, nos concurrents entre tous redoutables !
Et quand nous invoquons des droits indiscutables
Afin de rétablir entre nous l’équilibre,
On vient nous proposer, quoi ? Le commerce libre ?
Oui, le commerce libre ! On en a plus qu’assez
Croyez-le, de ces privilèges du passé…
Ils ont fait notre force !
Ils feront votre perte !
Des mots !
Maître !… N’est-il pas vrai que l’intérêt commande
Qu’une entente d’Anvers et des villes flamandes
Assure à nos labeurs un avenir paisible ?…
Et vos prétentions la rendent impossible !
Mais songez donc qu’avec ce qu’Anvers vous propose,
Vous pourrez accomplir encor de grandes choses !
En vous offrant notre secours, nous savons bien
Que nous allons rouvrir vos ports à tous les biens,
Et nous créer chez vous des concurrents nouveaux ;
Mais tant mieux ! On est fort quand on a des rivaux !
Et si nous le faisons, c’est pour que nos cités
Trouvent, dans le travail seul, leurs rivalités,
Pour que celles qui sont craintives s’enhardissent,
Pour que Bruges renaisse…
Encore, et puis grandisse encor, sur nos débris !
Maître Corneille !…
Maître Pierre ! Ah c’est bien calculé, j’en conviens !
Cinquante mille écus l’étape ! C’est pour rien !
Anvers est généreux, prêt à nous secourir ;
Et comme on compte bien que nous allons mourir
Tout de même, bien doucement, d’une mort lente
Et sûre, évidemment, l’affaire est excellente !
Pourquoi nous prêtez-vous de pareilles tactiques ?
On vous connaît !
Comment ?
Habituelle ! Et vous m’en apportez la preuve !
Depuis qu’un coup de mer, déplaçant votre fleuve,
Vous ouvrit vers l’Ouest un chemin de traverse,
Vous n’avez qu’un désir : détourner le commerce
Des Flandres ! Profitant de ce hasard propice,
Vous nous prenez les draps, les laines, les épices ;
Vous attirez chez vous, par des moyens sournois,
Les Portugais, les Florentins et les Génois ;
Et voyant qu’aujourd’hui, par ces temps éprouvés,
Notre vieux droit d’étape au moins peut nous sauver,
Votre cupidité, froidement nous convie
À réclamer votre aide au prix de notre vie !
Eh bien soit ! Épargnez vos efforts obligeants ;
Nous saurons nous sauver tout seuls, sans votre argent !
Maître !…
Même au prix qu’on y met n’est pas encore à vendre !
aperçoit Gertrude qui, derrière celui-ci, s’est levée, pâle,
inquiète de ces violences et dont le regard semble
lui demander de se contenir. Il se maîtrise alors.
Maître, je n’entends point ces phrases qui me blessent ;
Je ne pense qu’à Damme, et devant sa faiblesse,
Revivant son passé glorieux que j’aimais,
J’ai peur que tant d’orgueil ne la perde à jamais !
Ne vous alarmez point ! La fortune varie ;
Elle nous reviendra !
Écoutez Le salut dépend, vous le savez,
Des travaux qu’avec nous vous pourrez achever…
Plus aux conditions que vous nous avez faites !
Nous continuerons seuls !…
Voyez où vous en êtes !
Comment ?
Le havre entier s’ensable et les marchands s’en vont…
Ils reviendront !
Quelque cent mille écus à leur rouvrir la voie ;
Trouvez-les donc ! Sinon…
Quoi ?
Et vous allez traîner une lente agonie,
Jusqu’à la mort, avec le sable pour linceul !…
Eh ! Quand cela serait !…
Maître !
Nous pensons tous de même ici, sachez-le bien !
Oui, tous ! Et s’il nous faut mourir dans la misère
Et le chagrin, devant notre canal désert,
Soit ! Nous aimons encor mieux subir ces épreuves
Que de voir, grâce à nous, Anvers, devant son fleuve,
Prospérer, et remplir de l’éclat de son front,
La nuit définitive où nous nous éteindrons !
N’est-ce pas ?
Parce qu’Anvers nous fait défaut ? C’est entendu !
Ce qu’on perd d’un côté de l’autre on le rattrape ;
Gardez donc votre argent, nous garderons l’étape,
Et chercherons ailleurs à qui nous adresser,
Pour trouver un secours plus désintéressé !
Non ! Il est superflu d’insister davantage,
Mon cher, et vous pouvez vous remettre en voyage !
Adieu donc !
Sans vous convaincre, on peut conserver quelque espoir
D’éclairer les Brugeois sur le tort qu’ils se font…
Puis-je partir quand mon espoir est si profond !…
Au revoir.
Au revoir.
Au revoir… Monsieur Pierre…
Eh bien ! Qu’en penses-tu ? La manœuvre est grossière !
Abandonner l’étape ! On se passera d’eux !…
Traiter avec Anvers est toujours hasardeux
Du reste… Tôt ou tard c’eût été la bataille !
Allons, n’y pensons plus ; c’est fini… Qu’il s’en aille
En paix ; nous n’irons plus le déranger chez lui !
Eh bien ? Tu ne dis rien ? J’ai raison ?
Mais oui, oui…
puis murmure lentement et de plus en plus émue,
Mon Dieu, vous qui savez par quelle peine extrême
J’ai payé cet extrême amour,
Vous qui savez que je n’ai pas pu vivre un jour
Sans m’en souvenir tout de même,
Pourquoi donc avez-vous ordonné son retour,
Si ce n’est pas pour que je l’aime ?…