Les ÉphémèresAlfred Moret (p. 158-172).


 
Le génie est un aigle et ton vol nous l’atteste !
(Lamartine)

À voir Barthélemy ainsi courbé sur son œuvre, J’ai souvent
éprouvé pour lui des vertiges et des saisissements. Il me
faisait l’effet d’un voyageur suspendu à pic sur un précipice,
d’un couvreur qui longe les dernières ardoises d’une toiture,
d’un aéronaute qui plonge dans l’air sur la foi de son parachute.
(Louis Reybaud)

À BARTHÉLEMY

 
De l’antique Phocée enfant fier et sublime,
Émule glorieux du chantre de Solime,
Daigne accueillir ces faibles vers !
Fils indocte des bois de la jeune Amérique,
J’apporte un pur hommage au mordant satirique
Qui fustigea tant de pervers.


La belle Louisiane a bercé mon enfance,
Et ses fils, tu le sais, au seul nom de la France
Sentent tous palpiter leurs cœurs.
Ils n’ont pas oublié qu’aux jours de la victoire
L’étendard des Français, l’étendard de la gloire,
Les couvrait de ses plis vainqueurs.

Oui, nous aimons la France, et, reniés par elle,
Nous lui gardons encore une amitié fidèle.
Aussi tout génie éclatant,
Tout astre aux rayons d’or, dont la lumière pure
Brille au ciel azuré de sa littérature
Obtient notre culte constant.

À peine je quittais les bancs et la grammaire,
J’avais treize ans ; déjà l’horizon littéraire
Te voyait radieux. Ton disque étincelant
Éclipsait de ses feux, de sa clarté magique,
Tous ces astres nouveaux, pléiade poétique,
Qu’à peine on découvrait quand brillait ton talent.


Cependant, tu grandis dans ta noble carrière ;
Au zénith de ta gloire, un torrent de lumière
Se répandit à flots dans cette immensité
Que parcouraient en rois, sur une égale ligne,
Ces corps brillants, Hugo, Béranger, Delavigne,
Animés par la gloire et par la liberté.

Atome imperceptible égaré dans l’espace,
J’ai longtemps contemplé ta lumineuse trace ;
À ton vaste foyer aux feux incandescents
J’ai souvent ranimé ma pensée engourdie ;
Elle a germé depuis, elle s’est agrandie,
Et vient, humble, en ce jour, t’offrir son grain d’encens.

***

Lorsque la Liberté, cette vierge de Sparte,
Eut reçu les serments du consul Bonaparte,
Tu la vis étouffer dans les bras du géant.
Jeune alors, tu pleuras sur sa triste agonie ;
Mais tu pardonnas tout au glorieux génie
Qui tirait ton pays d’un gouffre encor béant.


Oui ! l’Anarchie affreuse aux têtes renaissantes,
Les dressait de nouveau, terribles, menaçantes,
Sur le sol de la France encore ensanglanté !
Bonaparte de l’hydre abattit les cent têtes,
Et sa gloire, son nom, ses nombreuses conquêtes,
Payèrent aux Français leur âpre liberté.

Mais bientôt le Grand Homme a disparu du monde,
Sur un roc solitaire il dort au sein de l’onde,
Et la France a revu tous les Bourbons errans.
Le peuple est opprimé sous les lois despotiques
De ministres pervers, vampires politiques,
Déprédateurs repus s’érigeant en tyrans.

***

C’est alors qu’on te vit, au risque du martyre,
T’armer du fouet vengeur de l’austère satire,
Et d’un bras vigoureux, pendant sept ans entiers,
Sans cesse lacérer tous ces Titans altiers,
Et debout, calme et fier, au milieu de l’orage,
Affronter sans pâlir leur redoutable rage.

De ce rude combat le peuple spectateur
T’applaudit de la voix et du geste et du cœur,
Et d’un double laurier ceignit la noble tête
Du hardi combattant et du brillant poète.

Non, jamais de Boileau le langage élégant
Ne se montra si neuf, si nerveux, si mordant,
Si pétillant d’esprit et de verve comique.
Proscrivant sans retour la forme académique,
Tu te créas, à part, un dialecte vif,
Pur, sonore, brillant, et toujours incisif ;
Un style plein d’image et de néologie,
Reflétant ta pensée avec une énergie,
Une élégance austère, une lucidité,
Que ne connut jamais la belle antiquité.

***

Déposant tout à coup ton glaive satirique,
Tu voulus conquérir une couronne épique,
En ajoutant de plus à ta célébrité
Un titre incontestable à l’immortalité.

Alors vint te saisir une grande pensée.
D’héroïques récits ta jeunesse bercée,
En méditait un seul à ton esprit présent ;
Un poème en sortit grandiose, imposant,
Où l’âpre vérité des tableaux poétiques
Fait pâlir les couleurs des fictions antiques. —
Dans ce drame brillant, qu’Homère eût envié,
Tout se trouve, climat, héros déifié,
Faits d’armes glorieux, fleuve, héroïque terre,
Monuments colossaux, mœurs, fête militaire ; —
Vent au vol enflammé, fraîche oasis, déserts,
Mirage décevant et fléau dans les airs.

Je vois, Barthélemy, ta fiévreuse insomnie
Pâlir, brûler ton front courbé par le génie ;
Je te vois combiner, dans ton sublime élan,
De ce vrai monument le beau, le vaste plan.
Poétique Colomb cherchant un nouveau monde,
Je te vois le saisir dans ta course profonde ;

Je te vois, évoquant, des déserts africains,
Les mânes glorieux des vieux républicains,
Suivre leurs pas hardis dans des sables arides,
Aux murs d’Alexandrie, aux pieds des Pyramides,
Et gravir avec eux ces antiques tombeaux,
Pour peindre avec plus d’art tes magiques tableaux.
Ici, les Mamelucks aux brillants cimetières ;
Là, les frappants portraits de ces grands militaires,
Kléber, Murat, Desaix, ces Achilles français,
Qui laissent la Victoire à suivre leurs succès.
Je franchis tour à tour à ces grandes batailles
Où des fiers Mamelucks les coursiers abyssins
Expiraient écumants aux pieds des fantassins.
Puis je vois le Désert, son immense étendue,
L’Oasis verdoyante en ses sables perdue,
Le fléau de Joppé ; je crois entendre encor
Le canon triomphal du Kaire et du Thabor ; —
Et mon dernier regard, quittant enfin l’Asie,
Dévore, avide encor, ta noble poésie

Empreinte de grandeur, de feu, de mouvement.

De la France guerrière éternel monument !
Voilà cette épopée, étincelante histoire,
Que grava le génie et qu’inspira la gloire !
Hélas ! pourquoi faut-il que, sur son noir écueil,
Napoléon, avant de descendre au cercueil,
N’ait pas pu contempler ces sublimes merveilles,
Ce noble et beau tribut, qu’en tes illustres veilles,
Lui gravit avec art ton immortel burin,
Sur les brillants feuillets de ton livre d’airain !

***

Cependant, sur Paris, des nuages sinistres
Présageaient un orage aux couplables ministres
Qui croyaient follement, dans leur impunité,
Asseoir et cimenter leur puissance absolue
Sur un trône mouvant ! mais l’heure était venue
De punir leur méfait et leur iniquité.


Le peuple secoua sa coupable inertie :
Telle on voit l’avalanche, aux monts de l’Helvétie,
Grossir, rouler, bondir, entraîner des hameaux ;
Tel on voit l’Océan, que l’ouragan tourmente,
Assaillir un vaisseau, dans sa rage écumante,
L’engloutir, disperser ses débris sur les flots :

Tel on vit de Paris le peuple magnanime
« Bondir avec fureur d’un élan unanime, »
Et briser, dans trois jours, le trône des Bourbons !
Honneur à toi, Paris ! honneur à la mémoire
De ces héros tombés dans ces trois jours de gloire,
Et dont la France, même ignore encor les noms !

Honneur à toi, poète ! honneur à ta vaillance !
Tu suspendis tes chants pour t’armer de la lance.
Citoyen et guerrier, mais poète toujours,
Combattant dans l’arène, et sauvant des victimes,
On te vit dédaigner les dépouilles opimes,
Et ressaisir ton luth pour chanter les Trois-Jours.


Ce chant improvisé de ta muse féconde
A trouvé de l’écho jusqu’aux confins du monde ;
Et nous, louisianais, nous avons applaudi
Ces soins qui franchissaient l’Océan Atlantique,
Cet hymne glorieux du chantre prophétique
Saluant le drapeau d’Arcole et de Lodi.

***

L’arc-en-ciel de la gloire a dissipé l’orage,
Et Paris, contemplant son immortel ouvrage,
Crut à des jours meilleurs, crut à la liberté !
Ô vaine illusion ! la brillante atmosphère
S’obscurcit tout à coup, et cette nouvelle ère
N’offrit plus qu’injustice, abus, iniquité.

L’impassible Doctrine, au pouvoir parvenue,
Dresse une tête altière, et dit : « Je suis venue
« Punir les mécontents de leur témérité.
« Montrez-vous, combattants de la grande Semaine,
« Factieux de Juillet ! Je descends dans l’arène,
« Osez donc relever le gant que j’ai jeté ! »


Dans ce péril extrême où la tempête gronde,
Quel bras assez puissant s’armera de la fronde ?
Quel guerrier combattra ce terrible ennemi ?
Ce sera toi, poète ; oui, toi, Barthélemy !
Pour ce rude combat tu prends une autre armure,
Une arme plus pesante, une arme forte et sûre !
Et, David politique au courage d’airain,
Tu marches aux Goliaths, avec un front serein ;
Mais laissant de côté l’arme du ridicule,
Tu saisis la massue et les flèches d’Hercule !

Cependant, tu combats : tout cède ou tout succombe,
Chaque trait qui s’envole ouvre une immense tombe.
En vain les ennemis, traqués de toutes parts,
Ourdissent des complots, élèvent des remparts,
Ton bras renverse tout, et pareil à la foudre,
De ses coups redoutables brise et met tout en poudre.
Ainsi, lorsque l’Etna, l’ignivome géant,
Se dresse en agitant son casque flamboyant.

De ses rugissements il ébranle la terre,
Et bientôt, entr’ouvrant son immense cratère,
Déchaîne avec fureur les torrents enflammés,
Qui dans son gouffre ardent mugissaient enfermés.
Tout fuit ; mais c’est en vain ; la lave dévorante
Atteint, engloutit tout, et sa rage expirante
Fait redouter encor de terribles moments
À ceux qui reviendraient sur ses débris fumants :
Ainsi ta Némésis, bouillante de génie,
Lançait de toutes parts ses laves d’harmonie !

Fier d’avoir combattu douze mois tout entiers,
Tu sortis du combat, couronné de lauriers.
Tu déposas ton arc, dont des nains inhabiles
Voulurent se servir ; mais leurs mains trop débiles
Essayèrent en vain de bander à demi
Cette arme redoutable, effroi de l’ennemi.
Honteux de leur faiblesse, et rongés par l’envie,
Ils s’en vont colporter la noire calomnie,

Et font sur toi peser un doute injurieux…
Mais ce poids écrasant est retombé sur eux !
Informes avortons de la littérature,
Qu’ils accusent le ciel de leur frêle structure !
Les vit-on, ces vautours, au combat se ranger ? —
L’aigle seul combattait à l’heure du danger !…
……………………………………………
Ils auraient donc voulu que ton génie esclave
Éteignit son cratère en déchaînant sa lave !…
……………………………………………
Eh quoi ! n’avais-tu pas, dans un nouvel essor,
À chanter ton pays sur ta cithare d’or ?…
À buriner ces jours de la moderne histoire !
Jours de deuil, de fureur, de revers de la gloire !
Tableaux où ton pinceau reproduisit l’horreur
De ces scènes de sang où régnait la Terreur ?
N’avais-tu pas poète, en tes pénibles veilles,
À préparer bientôt d’éclatantes merveilles ?
À mériter encor, par de nouveaux succès,
Le surnom immortel de Virgile français,

En ravivant les vers du chantre d’Ausonie,
Dans ton rythme nerveux si puissant d’harmonie ?…

Va ! sois fier de ta gloire, et poursuis ton essor !
Laisse aboyer l’Envie et fais entendre encor
Tes homériques chants, dans un noble délire,
L’univers se taira pour écouter ta lyre ! ! !…

1841