« Quoi donc ! ma lâcheté sera si criminelle »

Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 195-196).


XXXVIII


Quoy donc ! ma lascheté sera si criminelle,
Et les voeux que j’ay faits pourront si peu sur moy,
Que je quitte Madame, et démante la foy
Dont je luy promettois une amour eternelle ?

Que ferons-nous, mon coeur ? Avec quelle science
Vaincrons-nous les malheurs qui nous sont préparez ?
Courrons-nous le hazard comme désespérez,
Ou nous resoudrons-nous à prendre patience ?

Non, non ; quelques assauts que me donne l’envie,
Et quelques vains respects qu’allègue mon devoir,
Je ne cederay point que, du mesme pouvoir
Dont on m’oste Madame, on ne m’oste la vie.

Mais où va ma fureur ? Quelle erreur me transporte.
De vouloir en géant aux astres commander ?
Ay-je perdu l’esprit, de me persuader
Que la nécessité ne soit pas la plus forte ?


Achille, à qui la Grèce a donné cette marque,
D’avoir eu le courage aussi haut que les cieux,
Fut en la mesme peine, et ne put faire mieux
Que souspirer neuf ans dans le fonds d’une barque

Je veux, du mesme esprit que ce miracle d’armes,
Chercher en quelque part un séjour écarté,
Où ma douleur et moy soyons en liberté,
Sans que rien qui m’approche interrompe mes larmes.

Bien sera-ce à jamais renoncer à la joye,
D’estre sans la beauté dont l’objet m’est si doux ;
Mais qui m’empeschera qu’en dépit des jaloux,
Avecque le penser mon ame ne la voye ?

Le temps, qui toujours vole, et sous qui tout succombe,
Fléchira cependant l’injustice du sort,
Ou d’un pas insensible avancera la mort,
Qui bornera ma peine au repos de la tombe.

La fortune en tous lieux à l’homme est dangereuse :
Quelque chemin qu’il tienne, il trouve des combas ;
Mais, des conditions où l’on vit icy bas,
Certes celle d’aimer est la plus malheureuse.