« Mes yeux, vous m’êtes superflus »

« Mes yeux, vous m’êtes superflus »
Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 262-263).


VI

[POUR M. DE BELLEGARDE ]

Ap. 1616


Mes yeux, vous m’estes superflus :
Cette beauté qui m’est ravie
Fut seule ma veuë et ma vie,
Je ne voy plus ny ne vy plus.
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.

Ô qu’en ce triste éloignement,
Où la nécessité me traine,
Les dieux me témoignent de haine
Et m’affligent indignement !
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.

Quelles flèches a la douleur
Dont mon ame ne soit percée,

Et quelle tragique pensée
N’est point en ma pasie couleur ?
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.

Certes, où l’on peut m’écouter,
J’ay des respects qui me font taire ;
Mais en un reduit solitaire
Quels regrets ne fais-je éclatter ?
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.

Quelle funeste liberté
Ne prennent mes pleurs et mes plaintes,
Quand je puis trouver à mes craintes
Un séjour assez écarté !
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.

Si mes amis ont quelque soin
De ma pitoyable avanture,
Qu’ils pensent à ma sépulture :
C’est tout ce de quoy j’ay besoin.
Qui me croit absent, il a tort :
Je ne le suis point, je suis mort.