« Le Cid »... M. Winkelmann


Peter Altenberg
La Revue des revuesnuméro 7, volume 29 (p. 303-305).

II. — « LE CID »… M. WINKELMANN


« Madame, que voulez-vous manger ? »

La jeune femme était encore un peu abattue par la représentation. Elle aurait préféré être étendue dans un grand fauteuil rond pour se reposer. Si quelqu’un lui eut déboutonné lentement sa chaussure, et ouvert tout doucement son corsage, et enlevé les épingles d’écaille de ses épaisses tresses, et laissé glisser mollement entre les dix doigts la masse d’un brun doré et… ?

Mais il fallait examiner la carte de l’hôtel B. et se tenir toute droite sur une petite chaise de cuir tendu. Ce n’était pas très amusant.

« Je n’ai pas faim », dit-elle, et elle regarda avec indifférence la longue colonne uniforme des plats.

« Mangez un ris de veau, sauce hollandaise… », dit-il.

« Oui », dit-elle.

Elle posa à côté d’elle son éventail d’écaille, sa lorgnette et son mouchoir de dentelle. Puis elle retira lentement ses gants. Tout à fait lentement. Elle fit un mouvement sur sa chaise : « Pourquoi n’as-tu pas un large dossier, toi ? »

Il y eut alors un de ces silences, pendant lequel chacun pense : « Maintenant je devrais dire tout haut « Massenet », ou « cet orchestre de Wiener »… ou « la musique… »

Mais il dit : « Le ris de veau est un mets de malade très léger, nourrissant, sans attrait… Mais puisque vous n’avez pas faim… »

« Non, pas du tout », dit-elle.

« Vous entendez chaque instrument, dit-il, dans lequel le son touché résonne longtemps après. Votre âme met toujours la pédale ».

« Je suis fatiguée », dit-elle.

« Vous pensez à Winkelmann, » dit-il.

« Oui ; je m’imagine aussi les héros naïfs, enfantins, ceux qui ne réfléchissent pas, qui « sont » ! »

Il dit : « C’est très juste, et cependant c’est naturel ; d’abord « l’être » sans le « réfléchi », puis le « réfléchi » sans « l’être »  ».

« Siegfried et Hamlet », pensait-elle. Mais elle était trop modeste pour le formuler. Lui, il était l’homme, le grand musicien, le philosophe, le penseur… Elle était la femme… Elle ne pouvait que rêver…

Il dit : « Cela me fait plaisir que vous ne vous extasiez pas. Vous êtes comme étouffée… ! »

« Homme ! » pensait-elle.

« Vous auriez peut-être aimé mieux du ris de veau froid et des épinards ! »

« Oh ! non » dit-elle, et elle se renversa sur le dossier de sa chaise raide.

Elle pensait : « Ce qu’il a dit de « réfléchi »… ! L’homme est cependant quelque chose d’autre. Il a mille pensées et il les rassemble en une ou deux… ; ou il les dissémine ainsi. Puis il pense au ris de veau et aux épinards. Il est si audacieux, si hardi de pensées. Mais nous croyons toujours qu’il nous mésestime et qu’il nous fait tort… »

Il dit : « Ainsi et ainsi… » et alors nous pensons : « Siegfried et Hamlet »… et pourtant nous ne sommes que ses servantes ! Et puis c’est tout… tout ! Une pensée est comme une révélation pour nous ! Et alors quand nous nous sommes exhaussées ainsi… Ah ! maintenant nous sommes ses égales… ! Nous sommes des mendiantes ! Il nous donne deux sous et nous courons à lui et nous nous en achetons un pain… Pour lui il n’y a pas d’abaissement : ris de veau frit avec Sauce hollandaise, cela l’occupe. Il est riche, il a dix mille pensées… Mais nous devons être éternellement sur le qui vive. Nous ne pouvons pas penser : Winkelmann est un dieu et le ris de veau est un plat sain… Nous ne pouvons que sentir : « Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann, Winkelmann »…

Et nous osons seulement penser dans la « vie réelle » : « Pose doucement ta main sur mon genou… je ne la retirerai pas… car tu es l’homme, le grand, le dominateur… et je suis la femme. Ah… Winkelmann !… Être lointain ! Comme tu es près ! »

Le grand musicien, le philosophe, le penseur avait posé ses coudes sur la table et regardait la jeune femme dans les yeux.

Elle sentait son regard…

Le ris de veau arriva avec la sauce hollandaise…

Il prit la grande cuillère et versa la savoureuse crème jaune sur les morceaux blancs dans son assiette.

« Bon ? », demanda-t-il, comme une mère à son bébé.

Volontiers, il l’aurait prise sur ses genoux pour lui mettre les morceaux dans la bouche avec une petite cuillère.

« Merci », dit-elle.

« La femme » pensait-il, la « femme… ! » Musique et héroïsme… Nous restons nous, cependant. Mais à regarder manger une jeune créature et à la savoir sous sa garde… on se perdrait ! C’est comme une ivresse intérieure. Toutes les pensées s’en vont. On devient un héros naïf, enfant, et on voudrait la porter à travers le monde, sur ses bras forts… Nous sommes des mendiants… ! »

Mais elle ne savait rien de tout cela.

Elle était assise et mangeait…

Alors elle se renversa sur sa chaise et pensa à son héros…

Le Cid… M. Winkelmann…