PLANCHE XXV.

Le Chimborazo, vu depuis le plateau de Tapia.



La montagne a été dessinée telle qu’elle se découvre dans la plaine aride de Tapia, près du village de Lican, l’ancienne résidence des souverains de Quito, avant la conquête de l’inca Tupac-Yupanqui. Il y a à peu près cinq lieues en ligne droite de Lican au sommet du Chimborazo. La Planche xvi représente cette montagne colossale environnée d’une zone de neiges perpétuelles qui, près de l’équateur, se soutiennent à la hauteur de quatre mille huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer. La Planche xxv offre le Chimborazo, comme nous l’avons vu après une chute de neige des plus abondantes, le 24 juin 1802, jour qui suivit immédiatement celui de notre excursion vers la cime. Il m’a paru intéressant de donner une idée précise de l’aspect imposant des Cordillères, aux deux époques du maximum, et du minimum de la hauteur des neiges.

Les voyageurs qui ont vu de près les sommets du Mont-Blanc et du Mont-Rose, sont seuls capables de saisir le caractère de cette scène imposante, calme et majestueuse. La masse du Chimborazo est si énorme, que la partie que l’œil embrasse à la fois près de la limite des neiges éternelles, à sept mille mètres de largeur. L’extrême rareté des couches d’air, à travers lesquelles on voit les cimes des Andes, contribue[1] beaucoup à l’éclat de la neige et à l’effet magique de son reflet. Sous les tropiques, à une hauteur de cinq mille mètres, la voûte azurée du ciel paroit d’une teinte d’indigo[2]. Les contours de la montagne se détachent du fond de cette atmosphère pure et transparente, tandis que les couches inférieures de l’air, celles qui reposent sur un plateau dénué d’herbes, et qui renvoient le calorique rayonnant, sont vaporeuses, et semblent voiler les derniers plans du paysage.

Le plateau de Tapia, qui s’étend à l’est jusqu’au pied de l’Altar et du Condorasto, est élevé de trois mille mètres. Sa hauteur égale à peu près celle du Canigou, l’une des hautes cimes des Pyrénées. La plaine aride offre quelques pieds de Schinus molle, de Cactus, d’Agave et de Molina. On voit, sur le premier plan, des lamas (Camelus lacma) dessinés d’après nature, et des groupes d’Indiens allant au marché de Lican. Le flanc de la montagne présente cette gradation de la vie végétale que j’ai essayé de tracer dans mon Tableau de la Géographie des Plantes, et qu’on peut suivre sur la pente occidentale des Andes, depuis les bosquets impénétrables de palmiers jusqu’aux neiges éternelles bordées par une couche mince de plantes licheneuses.

À trois mille cinq cents mètres de hauteur absolue, se perdent peu à peu les plantes ligneuses à feuilles lustrées et coriaces. La région des arbustes est séparée de celle des graminées par des herbes alpines, par des touffes de Nerteria, de Valérianes, de Saxifrages et de Lobelia, et par de petites plantes crucifères. Les graminées forment une zone très-large et qui se couvre de temps en temps de neiges, dont la durée n’est que de peu de jours. Cette zone, appelée dans le pays le pajonal, se présente de loin comme un tapis d’un jaune dore. Sa couleur contraste agréablement avec celle des masses de neige éparses : elle est due aux tiges et aux feuilles des graminées brûlées par les rayons du soleil, dans le temps des grandes sécheresses. Au-dessus du pajonal, on se trouve dans la région des plantes cryptogames qui couvrent çà et là les rochers porphyriques, dénués de terre végétale. Plus loin la limite des glaces éternelles est le terme de la vie organique.

Quelque surprenante que soit la hauteur du Chimborazo, son sommet est pourtant de quatre cent cinquante mètres plus bas que le point auquel M. Gay Lussac, dans son mémorable voyage aérien, a fait des expériences également importantes pour la météorologie et pour la connaissance des lois magnétiques. Les indigènes de la province de Quito conservent une tradition d’après laquelle une cime de la crête orientale des Andes, appelée aujourd’hui l’Autel (el Altar), et en partie écroulée au quinzième siècle, a été jadis plus élevée que le Chimborazo. Au Boutan, la montagne la plus haute dont les voyageurs anglois nous aient donné la mesure, le Soumounang n’a que 4419 mètres (2268 toises) de hauteur : mais, d’après l’assertion du colonel Crawford[3], la plus haute cime des Cordillères du Tibet a au-delà de vingt-cinq mille pieds anglois, ou 7617 mètres (3909 toises). Si cette évaluation est fondée sur une mesure précise, une montagne de l’Asie centrale est de mille quatre-vingt-dix mètres plus élevée que le Chimborazo. Aux yeux du vrai géologue, qui, occupé de l’étude des formations, s’est habitué à voir la nature en grand, la hauteur absolue des montagnes est un phénomène peu important : il ne sera guère surpris si, par la suite, dans quelque partie du globe, on découvre une cime dont l’élévation excède autant celle du Chimborazo, que la plus haute montagne des Alpes surpasse le sommet des Pyrénées.

Un architecte distingué, qui réunit à la connaissance des monumens de l’antiquité le sentiment profond des beautés de la nature, M. Thibault, a bien voulu exécuter le dessin colorié dont la gravure fait le principal ornement de cet ouvrage. Le croquis que j’avois fait sur les lieux n’avoit d’autre mérite que celui d’indiquer, avec précision, le contour du Chimborazo, déterminé par des mesures angulaires. La vérité de l’ensemble et des détails a été scrupuleusement conservée. Pour que l’œil puisse suivre la gradation des plans, et saisir l’étendue du plateau, M. Thibault a animé la scène par des figures groupées avec beaucoup d’intelligence. On aime à publier des services rendus par l’amitié la plus désintéressée.

  1. Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, Vol. I, p. 170 de l’éd. in-8o.
  2. Voyez ma Géographie des Plantes, p. 17.
  3. Jameson’s System of Mineralogy, Vol. III, p. 329.