PLANCHE XXIV.[1]

Maison de l’Inca, à Callo, dans le royaume de Quito.



Après que Tupac-Yupanqui et Huayna-Capac, père de l’infortuné Atahualpa, eurent achevé la conquête du royaume de Quito, ils firent non-seulement tracer de superbes routes sur le dos des Cordillères, mais ils ordonnèrent aussi, pour faciliter les communications entre la capitale et les provinces les plus septentrionales de leur empire, que, sur le chemin de Couzco à Quito, on construisît, de distance en distance, des hôtelleries (tambos), des magasins et des maisons propres à servir d’habitation pour le prince et pour sa suite. Ces tambos et ces maisons de l’Inca, que d’autres voyageurs qualifient de palais, existoient depuis des siècles dans cette portion de la grande route qui conduit de Couzco à Caxamarca ; on ne doit aux derniers conquérans de la race de Manco-Capac que la construction des édifices dont nous trouvons aujourd’hui les ruines depuis la province de Caxamarca, limite méridionale de l’ancien royaume de Quito, jusqu’aux montagnes de los Pastos. Parmi ces édifices, un des plus célèbres et des mieux conservés est celui du Çallo ou Caïo, décrit par La Condamine, don Jorge Juan et Ulloa, dans leurs voyages au Pérou. Les descriptions de ces voyageurs sont très-imparfaites ; et le dessin qu’Ulloa a donné de la maison de l’Inca indique si peu le plan d’après lequel elle a été construite, qu’on seroit presque tenté de croire qu’il est purement imaginaire.

Lorsqu’au mois d’avril de l’année 1802, dans une excursion au volcan de Cotopaxi, nous visitâmes, M. Bonpland et moi, ces foibles restes de l’architecture péruvienne, je dressai les coupes qu’offre la Planche xxiv : de retour à Quito, je montrai mes dessins et la planche que renferme le voyage d’Ulloa à des religieux très-âgés de l’ordre de Saint-Augustin. Personne ne connoit mieux qu’eux les ruines du Callo, qui se trouvent sur un terrain appartenant à leur couvent ; ils ont habite jadis une maison de campagne voisine, et ils m’ont assuré que, depuis 1750, et même avant cette époque, la maison de l’Inca a toujours été dans le même état qu’aujourd’hui. Il est probable qu’Ulloa a voulu représenter un monument restauré, et qu’il a supposé l’existence de murs intérieurs[2] partout où il a vu des amas de décombres ou des élévations accidentelles du terrain. Son plan n’indique ni la véritable forme des appartemens, ni les quatre grandes portes extérieures, qui nécessairement ont dû exister depuis la construction de l’édifice.

Nous avons déjà observé plus haut que le plateau de Quito se prolonge entre une double crête[3] de la Cordillère des Andes : il est séparé du plateau de Llactacunga et d’Hambato par les hauteurs de Chisinche et de Tiopullo, qui, semblables à une digue, s’étendent transversalement de la crête orientale vers la crête occidentale, ou des rochers balsatiques de Ruminahui vers les pyramides élancées de l’ancien volcan d’Ilinissa. Du haut de cette digue qui partage les eaux entre la mer du Sud et l’Océan atlantique, on découvre, dans une immense plaine couverte de pierre ponce, le Panecillo du Callo et les ruines de la maison de l’inca Huayna-Capac. Le Panecillo, ou pain de sucre, est une butte conique d’environ quatre-vingts mètres d’élévation, couverte de petites broussailles de Molina, de Spermacoce et de Cactus : les indigènes sont persuadés que cette butte, qui ressemble à une cloche et dont la forme est d’une régularité surprenante, est un tumulus, une de ces nombreuses collines que les anciens habitans de ce pays ont élevées pour servir de sépulture au prince ou à quelque autre personnage distingué. On allègue, en faveur de cette opinion, que le Panecillo est tout composé de débris volcaniques, et que les mêmes ponces qui entourent sa base, se rencontrent à son sommet.

Cette raison pourroit paroître peu convaincante aux yeux d’un géologue ; car le dos de la montagne voisine de Tiopullo, qui est beaucoup plus élevée que le Panecillo, présente aussi de grands amas de pierre ponce, dus vraisemblablement à d’anciennes éruptions du Cotopaxi et de l’Ilinissa. On ne sauroit révoquer en doute que, dans les deux Amériques, de même que dans le nord de l’Asie et sur les bords du Borysthène, il ne se trouve des tertres élevés à main d’homme, de véritables tumulus d’une hauteur extraordinaire. Ceux que nous avons trouvés dans les ruines de l’ancienne ville de Mansiche, au Pérou, ne cèdent pas beaucoup en élévation au pain de sucre du Callo. Il se pourroit cependant, et cette opinion me paroît plus probable, que ce dernier fût une butte volcanique, isolée dans la vaste plaine de Llactacunga, et à laquelle les natifs ont donné une forme plus régulière. Ulloa, dont l’autorité est d’un grand poids, paroît adopter l’opinion des indigènes : il croit même que le Panecillo est un monument militaire, et qu’il servoit de beffroi pour découvrir ce qui se passoit dans la campagne, et pour mettre le prince en sûreté à la première alarme d’une attaque imprévue. Dans l’état de Kentucky, on observe aussi, près d’anciennes fortificalions de forme ovale, des tumulus très-élevés renfermant des ossemens humains, et couverts d’arbre que M. Cutter suppose avoir près de mille ans[4].

La maison de l’Inca se trouve située un peu au sud-ouest du Panecillo y à trois lieues de distance du cratère de Cotopaxi, environ dix lieues au sud de la ville de Quito. Cet édifice forme un carré dont chaque côté a trente mètres de longueur : on distingue encore quatre grandes portes extérieures, et huit appartements dont trois se sont conservés. Les murs ont à peu près cinq mètres de hauteur sur un mètre d’épaisseur. Les portes semblables à celles des temples égyptiens ; les niches, au nombre de dix-huit dans chaque appartement, distribuées avec la plus grande symétrie ; les cylindres servant à suspendre des armes ; la coupe des pierres, dont la face extérieure est convexe et coupée en biseau, tout rappelle l’édifice du Cañar, qui est représenté sur la Planche xx(de l’éd. in-fol.). Je n’ai rien vu au Callo qui annonçât ce qu’Ulloa appelle de la somptuosité, de la grandeur et de la majesté : mais ce qui me paroît digne du plus grand intérêt, c’est l’uniformité de construction que l’on remarque dans tous les monumens péruviens. Il est impossible d’examiner attentivement un seul édifice du temps des Incas, sans reconnoître le même type dans tous les autres qui couvrent le dos des Andes, sur une longueur de plus de quatre cent cinquante lieues, depuis mille jusqu’à quatre mille mètres d’élévation au-dessus du niveau de l’Océan. On diroit qu’un seul architecte a construit ce grand nombre de monumens, tant ce peuple montagnard tenoit à ses habitudes domestiques, à ses institutions civiles et religieuses, à la forme et à la distribution de ses édifices. Il sera facile de vérifier un jour, d’après les dessins que renferme cet ouvrage, si, dans le Haut-Canada, comme le prétend le savant auteur des Noticias americanas, il existe des édifices qui, dans la coupe des pierres, dans la forme des portes et des petites niches, et dans la distribution des appartements, offrent des traces du style péruvien : cette vérification intéresse d’autant plus ceux qui se livrent à des recherches historiques, que nous savons, par des témoignages certains, que les Incas construisirent la forteresse du Couzco, d’après le modèle des édifices plus anciens de Tiahuanaco, situés sous les 17° 12′ de latitude australe.

La pierre qui a servi à la maison de Huayna-Capac, désignée par Cieça[5] sous le nom des Aposentos de Mulahalo, est une roche d’origine volcanique, un porphyre à base basaltique brûlé et spongieux. Elle a été vraisemblablement lancée par la bouche du volcan de Cotopaxi ; car elle est identique avec les blocs énormes que j’ai trouvés en grand nombre dans les plaines de Callo et de Mulalo. Comme ce monument paroît avoir été construit dans les premières années du seizième siècle, les matériaux qui y ont été employés prouvent que c’est à tort qu’on a regardé comme la première éruption du Cotopaxi, celle qui a eu lieu en 1553 ; lorsque Sébastien de Belalcazar fit la conquête du royaume de Quito. Les pierres du Callo sont taillées en parallélépipèdes ; elles ne sont pas toutes de la même grandeur, mais elles forment des assises aussi régulières que celles des fabriques romaines. Si l’illustre auteur de l’Histoire de l’Amérique[6] avoit pu voir un seul édifice péruvien, il n’auroit pas dit sans doute « que les indigènes prenoient les pierres telles qu’ils les avoient tirées des carrières ; que les unes, étoient triangulaires, les autres carrées ; les unes convexes, les autres concaves ; et que l’art trop vanté de ce peuple ne consistoit que dans l’arrangement de ces matériaux informes. »

Pendant notre long séjour dans la Cordillère des Andes, nous n’avons jamais trouvé aucune construction qui ressemblât à celle que l’on appelle cyclopéenne : dans tous les édifices qui datent du temps des Incas, les pierres sont taillées avec un soin admirable sur la face extérieure, tandis que la face postérieure est inégale et souvent anguleuse. Un excellent observateur, M. Don Juan Larea, a remarqué que, dans les murs du Callo, l’interstice entre les pierres extérieures et intérieures est rempli de petits cailloux cimentés par de l’argile. Je n’ai point observé cette particularité, mais je l’ai indiquée sur la Planche xxiii, d’après un croquis de M. Larea. On ne voit aucun vestige de plancher ou de toit ; on peut supposer que ce dernier a été en bois. Nous ignorons également si l’édifice n’étoit primitivement que d’un seul étage ; il a été dégradé, tant par l’avidité des fermiers voisins qui en ont arraché des pierres pour les employer ailleurs, que par les tremblemens de terre auxquels ce malheureux pays est sans cesse exposé.

Il est probable que les constructions que j’ai entendu désigner au Pérou, à Quito et jusque vers les bords de la rivière des Amazones, par le nom d’Inga-Pilca, ou édifices de l’Inca, ne remontent pas au-delà du treizième siècle de notre ère. Des constructions plus anciennes sont celles de Vinaque et de Tiahuanaco, de même que les murs de briques non cuites, qui doivent leur origine aux anciens habitans de Quito, les Puruays, gouvernés par le Conchocando, ou roi de Lican, et par des Guastays, ou princes tributaires. Il seroit à désirer qu’un voyageur instruit pût visiter les bords du grand lac de Titicaca, la province du Collao, et surtout le plateau de Tiahuanaco, qui est le centre d’une ancienne civilisation dans l’Amérique méridionale. Il y existe encore quelques restes de ces édifices, que Pedro de Cieça[7] a décrits avec une admirable simplicité : ils paroissent n’avoir jamais été achevés, et, à l’arrivée des Espagnols, les indigènes en attribuaient la construction à une race d’hommes blancs et barbus qui habitoient le dos des Cordillères long-temps avant la fondation de l’empire des Incas. L’architecture américaine, nous ne saurions assez le répéter, ne peut surprendre ni par la grandeur des masses, ni par l’élégance des formes ; mais on la considère avec d’autant plus d’intérêt, qu’elle répand du jour sur l’histoire de la première culture des peuples montagnards du nouveau continent.

J’ai dessiné, 1.o le plan de la maison de l’inca Huayna-Capac ; 2.o une portion du mur intérieur de l’appartement le plus septentrional, vu de dedans ; 3.o la même partie vue de dehors, mais cependant de l’intérieur de la cour. Dans les murs extérieurs opposés aux portes des appartemens, on trouve, au lieu de niches, des ouvertures donnant sur la campagne environnante. Je ne déciderai pas si ces fenêtres sont des niches (hocos), qu’on a percées dans des temps postérieurs à la conquête, lorsque cet édifice a servi de demeure à quelques familles espagnoles. Les indigènes croient, au contraire, qu’elles avoient été faites pour observer si quelque ennemi vouloit tenter une attaque contre la troupe de l’Inca.

  1. Pl. ix de l’édition in-8o
  2. Voyage historique de l’Amérique méridionale, Tom. I, p. 387, Pl. 18.
  3. Voyez Tom. I, p. 282, et mon Recueil d’Observations astronomiques, Vol. I, p. 309.
  4. Carey’s Pochet Allas of the United-States, 1796 p. 101.
  5. Chronica del Perù, cap. 41 (éd. de 1554, p. 108)
  6. Robertson, Hist. of America, Vol. III, p. 414.
  7. Cieça, cap. 105, p. 255.