Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 273-288).
Seconde livraison

Costumes du pays de Galles. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.


VOYAGE DANS LE PAYS DE GALLES,


PAR M. ALFRED ERNY[1].


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


V


Départ pour Aberystwith. — Lampeter. — Le coracle. — Le vieux livre sanglant. — Aberstwith. — Le pont du Diable. — Le tombeau de Taliesin. — Sa légende. — Rapport curieux avec une tradition grecque. — Machylneth. — Anecdote sur le roi Henri VII.

De Llandovery, nous nous dirigeâmes vers le North-Wales par Lampeter, petite ville située sur les bords de la rivière Tyvi, une des plus poissonneuses du pays de Galles : on y voit monter ou descendre un grand nombre de coracles, espèce d’esquif dont se servaient les anciens Bretons. Ce singulier bateau de pêche, qui ressemble beaucoup à une coque de noix, a environ cinq pieds de long et se compose d’une carcasse en osier recouverte d’une peau épaisse ou d’une forte toile goudronnée. Il ne peut contenir qu’un seul homme : les pêcheurs dirigent ces esquifs avec grande habileté ; la main droite manœuvre la rame, la gauche conduit le filet, et les dents servent à tenir la ligne. Après le travail du jour, chaque pêcheur revient avec son coracle sur son dos, ce qui le fait ressembler de loin à une énorme tortue.

On m’a dit qu’il existait à Lampeter un vieux livre trouvé en terre, les feuillets encore tout tachés de sang : c’est une Bible qu’on prétend avoir été enfouie par un des moines échappée au massacre de Bangor.

Les diligences du pays de Galles ne ressemblent pas à celles de France. Elles ont quatre places d’intérieur, douze d’impériale : deux bancs près du cocher, deux derrière, et au milieu un espace réservé pour les malles sur lesquelles s’assoient les voyageurs qui n’ont pu trouver place ailleurs. D’autres encore s’accrochent par derrière, de sorte que la machine ressemble en grand à un corricolo italien.

À partir d’Aberayon, la route suit le bord de la mer jusqu’à Aberystwith. Des champs de blé longeaient souvent le rivage, couvert de galets, dont la nuance sombre contrastait avec la blonde couleur des moissons. Devant nous s’étendaient les montagnes du Merionetshire, et, en se retournant, l’œil pouvait plonger jusqu’à la pointe de la baie de Cardigan.

Aberystwith est le Dieppe du pays de Galles. Tous les ans, un grand nombre de baigneurs viennent y passer la saison d’été ; aussi pendant ce temps la ville est bruyante et animée. Elle est bâtie sur un promontoire au confluent des rivières Rheidol et Ystwith, et à peu près au milieu de la baie de Cardigan. En suivant le rivage, et en montant au sommet d’une falaise qu’on appelle Craiglais, on voit se déployer les côtes du pays de Galles depuis Cardigan jusqu’à Carnarvon. Les ruines du château décorent un petit promontoire dont l’extrémité est toujours battue par les vagues. Il ne reste plus qu’une tour et quelques pans de murs autour desquels on a tracé une promenade. C’est là que la tradition place la résidence du grand Cadwallader, le héros breton, dont les bardes chantèrent les hauts faits bien avant ceux d’Arthur. Le château ne remonte pas si haut : il a été bâti en 1107 par Gilbert Strongbow, reconstruit en 1277, par Édouard Ier, et détruit définitivement par Cromwell.

À douze milles d’Aberystwith, se trouve le pont du Diable, dont le peuple attribue la construction à l’esprit malin, quoiqu’on ait tout lieu de croire que ce furent les moines de l’abbaye de Strata Florida, qui l’élevèrent en 1187. Il domine un profond abîme dont les bords sont couverts de bois, et au fond duquel s’élance la rivière Mynach, entièrement cachée aux yeux du voyageur par des masses de verdure.

Sur la route de Machylneth, près d’un hameau appelé Tre-Taliesin, s’offre à l’antiquaire, sur une colline appelée Pen-Sarn-Ddû, un petit monument sous lequel a été, dit-on, enterré Taliesin, le chef des bardes. Ce tombeau (ou cistwen), fait de pierres et de terre, est long de huit pieds, large de deux, haut de trois au-dessus du sol : il est entouré de deux cercles de pierre, dont l’un a quatre-vingts et l’autre près de quatre-vingt-dix pieds de tour. Une tradition populaire veut que toute personne qui passe une nuit sur cette tombe, se réveille poëte ou fou. Il est curieux de remarquer qu’en Grèce la même croyance se rapporte à ceux qui passent la nuit sur le Parnasse.

Taliesin (Front-Rayonnant) était un barde du sixième siècle. On sait peu de chose de son histoire réelle, sinon qu’il était fils de Saint-Henwg de Caerleon, et qu’il resta longtemps à la cour d’Urien de Rheged comme précepteur de son fils. Une grande inondation ayant envahi les terres de Gwyddon, un autre de ses protecteurs, le roi Arthur, l’appela à sa cour à Caerleon : il y fut en haut renom de génie poétique et de science. Il avait composé, à la cour d’Urien de Rheged, une partie de ses poëmes, qui, de l’avis des critiques les plus judicieux, contiennent de grandes beautés. Tels sont les faits historiques ; quant aux traditions mythologiques, fort curieuses, elles supposent que la fée Koridwen, la déesse de la nature, ayant préparé la chaudière de la science, confia le soin de la remuer au petit Gwion (Bach) et à l’aveugle Morda, en leur recommandant de la faire bouillir pendant un an et un jour. Il arriva que trois gouttes tombèrent sur le doigt de Gwion qui, sentant la chaleur, porta son doigt à ses lèvres. Aussitôt la science se dévoila à lui, et il s’aperçut qu’il fallait se méfier de Koridwen. Cette dernière, furieuse de voir son travail perdu, courut après Gwion, et tous deux prirent mille formes diverses, l’un poursuivant l’autre. En dernier lieu, Gwion Bach se changea en grain de blé, et la fée, transformée aussitôt en poule noire, le saisit et l’avala. Au bout de neuf mois, elle mit au monde Taliesin. Ce dernier, dit M. Henri Martin, « est la personnification de la science humaine, et spécialement de la grande organisation religieuse, poétique et scientifique des druides : c’est le druidisme fait homme. »

Après un court séjour à Aberystwith, nous reprîmes, M. Henri Martin et moi, la diligence qui mène à Dolgelly. Au bout de quelques heures, nous arrivâmes dans la petite ville de Machylneth, centre de la manufacture de laine du pays de Galles. Les rues sont assez larges et les maisons généralement neuves ; néanmoins on en conserve une du quatorzième siècle, où Owen Glendower se fit proclamer prince de Galles. On montre encore la voûte de la maison où il réunissait les chefs de son parti, et où il signa ses premiers ordres comme souverain.

Plus tard, lorsque Henri VII n’était encore que Henri Tudor, prétendant au trône d’Angleterre, ce prince coucha dans la maison d’un de ses adhérents, David Lloyd de Mathafarn, près de Macylneth. Comme on attribuait à David Lloyd le don de prophétie, Henri lui demanda quel serait le résultat de sa prochaine rencontre avec Richard III. David promit de lui rendre réponse le lendemain, et passa une nuit sans sommeil à interroger les étoiles et les livres. En vain cherchait il ? aucun signe ne lui révélait l’issue du combat. Le lendemain, sa femme, le trouvant fatigué, les yeux hagards, et presque découragé, lui demanda ce qui altérait son visage. Il avoua son embarras ; elle prit la chose légèrement, et lui dit : « Comment pouvez-vous hésiter ? Dites-lui qu’il réussira ; si la prédiction se confirme, cela nous fera honneur ; sinon, il ne reviendra pas vous le reprocher. » Le prophète mit le conseil à profit, et l’on prétend que c’est de là que vient le proverbe gallois : Cynghar gwraig heb ei ofyn… — L’avis d’une femme sans le demander. »


VI


Route de Macylneth à Dolgelly. — Cadair Idris. — Les voleurs à chevelure rouge de Mowddy. — Rapport de la légende d’Idris et de Gargantua. — Dolgelly. Curieuse coutume du peuple. — La maison du Parlement d’Owen Glendower. — Harlech et son château. Les Esprits du feu. — Tremadoc. — La pierre de Pitt. — Légende de Craes-Mawn.

À partir de Macynleth, le pays devient de plus en plus montueux, et, avant d’arriver à Tal-y-lyn, nous apercevons le sommet de Cadair Idris, une des plus hautes montagnes du pays de Galles.

Toute cette partie sauvage du comté de Merioneth a protégé successivement les patriotes gallois et bon nombre de malfaiteurs. Le dernier héros gallois, Owen Glendower, en fit un de ses refuges les plus sûrs ; puis, au seizième siècle, ces étroits vallons furent infestés de brigands. On raconte de terribles histoires de crimes commis par une troupe appelée Gwylliaid y Dugved, les bandits du Bois noir, autrement dit les voleurs à chevelure rouge de Mowddy, qui habitaient dans le voisinage de la montagne de Dinas Mowddy. Quelques-uns des chefs appartenaient, disait-on, à des familles nobles, et l’oppression des seigneurs anglais poussait nombre de paysans à rejoindre ces hommes désespérés. Ils effrayaient tellement le pays, que les fermiers avaient l’habitude de mettre des faux dans leurs cheminées, pour les empêcher d’entrer par ce chemin. Des soldats débandés, qui avaient servi dans les guerres des deux Roses, des repris de justice et des mécontents de toute sorte se mêlaient à ces brigands. En 1554, le meurtre du vice-chambellan de la Galles du Nord décida enfin le gouvernement à prendre des mesures vigoureuses, qui amenèrent la destruction complète de la bande ; voici dans quelles circonstances. John Wynne de Gwydir et Lewis Owen, vice-chambellan et baron de l’Échiquier, avaient levé des troupes pour en débarrasser le pays et avaient réussi à en prendre une centaine qui furent pendus sur place. La mère d’un des voleurs ayant demandé en vain la grâce de son fils, jura que sa mort serait vengée et que ses amis laveraient leurs mains dans le sang de l’implacable juge. Quelque temps après, le baron et un de ses parents traversaient un bois épais, quand, tout à coup, ils se virent arrêtés par des arbres abattus en travers de la route. Tandis que les domestiques travaillaient à écarter cet obstacle, on entendit un signal, et les voyageurs furent aussitôt entourés et assaillis par la bande des Cochion (hommes rouges) de Mowddy. Le baron et ses compagnons furent massacrés, les parents de la vieille femme avaient tenu leur serment. Cet événement mit tout le pays en émoi, et, on se décida a ne plus laisser de trêve à la bande qui fut détruite et disparut entièrement. Il paraît que, dans certaines fermes, on trouve encore, dans les cheminées, des faux qu’on y a laissées en souvenir de ces temps malheureux.

Après Tal-y-lyn, la route, de plus en plus pittoresque, entre dans ce qu’on appelle la passe de Cadair-Idris, qui me rappelle beaucoup celles des Pyrénées. Des collines noires et stériles sont comme suspendues au-dessus de la vallée, et d’énormes blocs de rocher semblent à chaque instant prêts à crouler sur votre tête. Pendant une demi-heure, on longe un précipice, au fond duquel un torrent gronde et forme une ligne argentée jusqu’au petit lac de Tal-y-lin, déjà perdu dans le brouillard, qui, en Galles, moins épais qu’aux bords de la Tamise, voile légèrement les objets sans en cacher les contours.

Près d’un petit lac appelé Llyn-tri-Graenen, ou la mare des Trois-Cailloux, gisent quelques blocs de pierre que le géant Idris ôta, dit-on, de ses souliers, parce qu’ils le gênaient pour marcher ; ces blocs roulèrent dans la vallée et y restèrent afin de montrer de quelles dimensions devaient être des bottes qui contenaient de tels cailloux[2]. Idris, suivant les Triades, était un poëte, un astronome et un philosophe, d’un esprit aussi vaste que son corps, et Cader ou Cadair veut dire siége (cathedra). Ce géant faisait son observatoire favori du sommet de la montagne.

Vers le sommet de la passe, on remarque plusieurs points intéressants ; l’un s’appelle Llam y Cladron, ou le Saut du Voleur : c’est la roche tarpéienne du pays de Galles ; l’autre, la Tête de la reine Victoria. Tout auprès, ou peut noter un rocher nommé Pen y Telyn, d’après sa ressemblance avec une harpe.

En sortant de la gorge de Cadair Idris, le paysage s’adoucit, et les collines s’abaissent graduellement. Après les Cross-stones commence à paraître la ville de Dolgelly, brillant comme un joyau au milieu de cette vallée entourée d’une épaisse verdure.

Dolgelly, la principale ville du Merionetshire, est située entre les rivières Aran et Wnion, dans une large et fertile vallée appelée le vallon des Noisetiers. On peut en faire le centre de diverses excursions dans le pays environnant, qui est aussi attrayant pour le touriste que pour l’artiste. Cette ville est assez mal bâtie, et l’on prétend qu’un natif de l’endroit, prié d’en donner une description, jeta un bouchon et des coquilles de noix sur une table, et désigna le premier comme l’église et les autres comme le tracé de la ville, ce qui détermina tant bien que mal la forme et l’architecture des rues.

L’église n’est pas ancienne et n’offre d’intéressant qu’un monument portant l’effigie d’un chevalier de la famille des Vaughan. Aux piliers sont suspendues en quantité des plaques en métal sur lesquelles sont inscrits les noms des personnes décédées dans la paroisse, avec les dates de leur naissance et de leur mort. Ceci me rappelle ces églises bretonnes dont les murs sont chargés d’ex-voto : ce sont des traces de la religion catholique, respectées dans ces pays maintenant entièrement protestants.

Dans une cour, derrière la poste, on nous fit voir une vieille maison détachée, qu’on appelle le Parliament-House, et que la tradition désigne comme le lieu où Owen Glendower réunissait ses partisans : c’est là qu’en 1404, il signa, avec l’envoyé de Charles VI, roi de France, son fameux traité, qui commence par ces mots : « Owen, par la grâce de Dieu, roi de Galles, » et finit par ceux-ci : « Daté de Dolgelly. » Une des façades de la maison présente quelques bas-reliefs que M. Henri Martin attribue au seizième siècle.

J’aurais passé volontiers quelques jours à Dolgelly ; mais M. H. Martin désirait partir pour l’Irlande, et, de mon côté, j’étais pressé d’assister à l’Eisteddfod de Carnarvon ; aussi prîmes-nous la diligence qui conduit à cette dernière ville par Barmouth, Harlech et Tremadoc.

En quittant Dolgelly, il est préférable de partir à marée hante, si l’on ne veut pas perdre beaucoup de la beauté du paysage. Une grande partie de cette vallée est richement cultivée ; ailleurs, d’énormes rochers couverts d’une magnifique bruyère violette viennent se projeter sur la route. Devant nous s’étend un long bras de mer entouré de montagnes, dont Cadair Idris est le point culminant.

Barmouth, où nous arrivâmes bientôt, est un petit port de mer assez insignifiant ; j’y quittai M. H. Martin qui s’y arrêtait pour visiter un ami.


Vue extérieure du château de Carnarvon. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Harlech, ou j’arrivai sous une pluie battante, est une petite ville pauvre et mal bâtie ; son château est un des plus beaux du pays de Galles : une double porte et quatre puissantes tours sont assez bien conservées pour donner une idée de son antique grandeur. On a pensé que Harlech était une ville romaine, et la découverte fréquente de monnaies et d’autres antiquités dans les environs, rend cette conjecture probable. En 1692, on trouva dans un jardin, près du château, un collier d’or du poids de huit onces, provenant de quelque ancien chef breton : cette curieuse antiquité est conservée dans la famille de Mostyn. Un château-fort existait à Harlech, dès le treizième siècle, car, à cette époque, Bronwen « au sein de neige, » fille de Bran Bendigeid ou le Béni[3], y faisait sa résidence : une des tours s’appelait twr Bronwen. Le château actuel s’élève sur un énorme rocher qui domine la mer d’Irlande : du côté de l’est il est défendu par un fossé profond ; et, du côté de la mer, par un grand marais. Il a été bâti par Édouard Ier, et fut le théâtre de nombreux combats entre Owen Glendower et les Anglais : en 1440, il servit de refuge à la malheureuse Marguerite d’Anjou, après la bataille de Northampton, et le dernier des Galles du Nord tint pour le roi Charles Ier.

Avant qu’on eût construit des chaussées et que le marais dont nous avons parlé eût été desséché, les esprits du feu avaient l’habitude de jouer d’étranges tours aux habitants des environs ; ils empoisonnaient le gazon, mettaient le feu au foin et au blé et faisaient grand mal aux bestiaux.

Une fois, pendant huit mois consécutifs, ces terribles feux follets ne cessèrent d’apparaître dans toutes les parties de la Morfa Bychan ou petit Marais, sous la forme de flammes bleuâtres et errantes, faisant entendre le son du cor ou d’autres bruits étranges, à la grande frayeur de tout le pays. Ils n’avaient aucun pouvoir sur les hommes, mais détruisaient les animaux domestiques et les végétaux. Une nuit, un fermier, voyageant à cheval, vit devant lui comme une boule vivante qui roulait autour des pieds de son cheval. On ne sait ce qu’il serait devenu s’il ne se fût rappelé le pouvoir d’un Pater noster sur les mauvais esprits. Il dit la prière à haute voix ; la boule jeta un éclair ; un rire sardonique déchira l’air, et le fermier, en regardant derrière lui, vit le feu follet bondir vers le centre de Cwm Bychan (le petit Creux)[4], puis, de là, rouler et disparaître dans un cercle de pierres druidiques au fond de la vallée.

À Maentrowg, je profitai de trois heures d’arrêt pour aller voir la vallée de Festiniog, une des plus célèbres du pays de Galles. Lord Littleton dit : « Avec la femme qu’on aime, l’ami de son choix et quelques bons livres, on pourrait y passer un siècle et croire n’avoir vécu qu’un jour. Si quelqu’un désire vivre longtemps et renouveler sa jeunesse, qu’il vienne se fixer à Festiniog. » À trois milles de cette ville, l’on voit sur une colline trente ou quarante monticules de trois pieds de haut, avec une petite pierre de chaque côté. Tout près sont un carnedd et plusieurs cercles de pierres.


Vue intérieure du château de Carnarvon. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Voici la tradition que l’on raconte à ce sujet.

Les hommes d’Ardnwy, ayant fait une incursion dans la vallée de la Clyde, ramenèrent un certain nombre de femmes qu’ils conduisirent dans cette partie du pays. Poursuivis et atteints par les guerriers de la vallée, un combat s’ensuivit, et les hommes d’Ardnwy furent tous tués. Cependant ils avaient si bien conquis l’amour de leurs belles prisonnières, que, plutôt que de retourner dans leur pays, elles préférèrent se jeter dans une mare, appelée depuis Llyn-y-Morwynion, où elles périrent toutes. Les guerriers morts furent enterrés dans cet endroit, et les monticules marquent le lieu de chaque sépulture.

De Maentrowg au petit Port de Tremadoc[5], je ne vis rien qu’une route poudreuse et des champs succédant à d’autres, d’une façon assez monotone. Les huit milles qui séparent Tremadoc de Beddgelert sont, au contraire, magnifiques ; les masses de rochers se rapprochent de plus en plus, et l’on se trouve au milieu d’un défilé sauvage. À droite de la route, court la jolie rivière de Glas Llyn, dont les eaux cristallines scintillent comme un long serpent blanc se déroulant dans la vallée. Ses bords sont couverts de bois touffus et parsemés de cette belle bruyère violette, que j’avais admirée déjà près de Barmouth.

Après Beddgelert, on aperçoit la charmante vallée de Colwyn et le lac de la Chaise, Llyn y Gader, mare noirâtre près de laquelle est une pierre fort curieuse appelée Pitt’s head ou la tête de Pitt, et qui, vue d’un certain endroit, ressemble beaucoup au profil bien connu du célèbre homme d’État.

Quelques minutes après on côtoye un lac appelé Llyn Cwelyn, dont les eaux sont obscurcies par la masse sombre de Mynydd Mawr, haute montagne, dont une partie s’avance sur le lac et porte le nom de Craig Cwm Bychan. Quoique ce point paraisse inaccessible, il garde encore des traces de fortification bretonne. Un Gallois me raconta la légende suivante. Le frère de Constantin le Grand passait à la tête de ses soldats, le long de cette gorge, pour aller rejoindre sa mère Hélène, lorsqu’il fut tué d’un coup de flèche par Cidwn, célèbre chef de brigands. Un soldat, chargé de porter cette triste nouvelle à la mère, la rencontra dans un des défilés qui conduisent à Tan y Bwlch. Elle s’avançait joyeuse, pensant que son fils n’était pas loin ; mais, dès qu’elle connut la catastrophe, elle tordit ses mains de désespoir, et s’écria : Craes awr imi ! Oh ! malheur à moi !


VII


Carnarvon. — L’Eisteddfod. — Origine de cette institution. — Les trois Journées. — La pierre du Gorsedd. — Curieuse proclamation. — Devises et drapeaux. — L’Ariandlws. — La lampe d’argent. — Cérémonie de la chaire bardique. — Intérieur du château de Carnarvon. — Souvenirs d’Édouard Ier. — Le massacre des bardes.

J’arrivai le soir à Ctarnarvon et trouvai cette ville encombrée de monde qu’attirait la grande cérémonie de l’Eisteddfod. La réunion bardique devait avoir lieu dans l’intérieur du château, à l’entrée duquel je remarquai au-dessus des trois rayons bardiques dont j’ai parlé, un œil, symbolisant l’œil divin, l’œil de la lumière, dans le langage des bardes.

Avant de décrire les séances de l’Eisteddfod, il est bon de dire quelques mots sur l’origine et le but de ces réunions. Les anciens druides et bardes de l’île de Bretagne, si honorés parmi les Kymris, tenaient leurs Gorsedd ou assemblées dans des lieux sacrés et à des époques déterminées, comme aux équinoxes et aux solstices. L’institution du Gorsedd remonte à ces âges reculés où l’on élevait les austères monuments dont nous voyons les restes à Stonehenge et à Carnac. Les druides et les bardes présidèrent aux destinées de la nation bretonne, et dominèrent le peuple et les princes jusqu’à l’année 60, ou Suétonius Paulinus en fit un terrible massacre. L’introduction du christianisme compléta la destruction du druidisme antique, mais les bardes survécurent aux druides, leurs associés, et gardèrent beaucoup de leurs traditions au sein du christianisme. L’institution bardique est attribuée à un personnage historique ou mythique, appelé Tydain. Les traditions nationales disent que le tombeau de Tydain-ap-Awen est situé au pied de la colline d’Awen, là où vient mourir la vague murmurante. Ce Tydain, dit M. Ampère, pourrait bien être le Teutatès ou Mercure gaulois, inventeur des Arts. Ap-awen veut dire père de l’awen, c’est-à-dire de l’inspiration bardique. L’awen s’obtient en passant une nuit sur la montagne du Snowdon, appelée en Kymrique Pen-Eriri, le pic des Aigles.

Les écrivains grecs et romains nous apprennent que les bardes, associés aux druides, étaient les guides du peuple, et lui enseignaient la morale et le patriotisme[6].

L’Eisteddfod, simple réunion poétique et musicale, a remplacé l’ancien Gorsedd politique, judiciaire et religieux tout à la fois. Gorsedd voulait dire tribunal. On voit encore dans l’île de Man des cercles de pierres dans lesquelles, disent les traditions, se tenaient les Gorsedd.

Les Eisteddfods se composent de bardes, de joueurs de harpe et de personnes de toute condition qui se rassemblent, à des époques déterminées, dans telle ou telle partie de la principauté de Galles. Le but de ces assemblées est d’encourager la littérature, la poésie, la musique et les sciences, et de maintenir la culture de la langue nationale. Depuis un temps immémorial, il s’en est tenu de semblables chez les Kymris, sous la sanction des princes du pays. Soutenues par le sentiment énergique du peuple, elles ont été tantôt entravées, tantôt autorisées ou tolérées par les dominateurs anglais.

Le roi Arthur, auquel tout se rapporte en Galles, est, dit-on, le fondateur des Eisteddfods.

« Anciennement, dit M. de la Villemarqué, les assemblées des bardes, avaient lieu tous les trois ans. Ces réunions se rattachaient sans doute aux synodes bardiques et druidiques, qui se tenaient, dit César, dans un lieu consacré au centre même de la Gaule. Les lois de Moëlnud les nomment des congrès privilégiés de fraternité et d’union, et il y a lieu de croire qu’elles faisaient partie primitivement des institutions religieuses celtiques. La chute du druidisme, en les dépouillant de leur caractère païen, ne put toutefois leur ôter leur esprit national, civil et littéraire. Elles continuèrent d’être utiles à la conservation de l’art poétique et musical parmi les descendants des bardes… Ces joutes intellectuelles ont du rapport avec les combats littéraires que se livraient les poëtes du sixième siècle à Rome, où le sénat décernait au vainqueur un tapis de drap d’or pour couvrir son fauteuil académique ; leur ressemblance avec les fêtes dionysiaques, où l’on couronnait les plus belles hymnes en l’honneur de Bacchus, n’est pas ce qui me frappe le plus. C’est avec les cérémonies religieuses de la Samothrace qu’elles ont le plus de rapport ; c”est avec les mystères auxquels allèrent se faire initier Orphée et Pythagore. Ceint d’une écharpe de pourpre, comme le barde d’une écharpe bleue, couronné d’un rameau d’olivier, comme le barde peut-être d’une branche de bouleau, le poëte initié était installé sur un siége, tous les autres initiés formant un cercle autour de lui, et se tenant par la main dans une ronde. Cette cérémonie, dit Platon, s’appelait intronisation, et l’initié recevait le même nom que le chef des bardes bretons : enfin l’un et l’autre devaient garder toute leur vie l’écharpe initiatrice. Maintenant, si l’on observe que la Samothrace était le sanctuaire de ces initiations et que le culte cabirique, religion de la Samothrace, se répandit dans le pays des Celtes, puis dans les îles Britanniques, où les Grecs l’ont positivement reconnu, selon le témoignage formel de Diodore de Sicile et de Strabon ; si l’on se rappelle, d’autre part, que les Pythagoriciens passaient pour les instituteurs des bardes et des druides celtiques, peut-être pensera-t-on que les joutes poétiques des bardes bretons étaient l’ombre de certaines initiations religieuses d’autrefois. »

C’est à partir du sixième siècle qu’on commence à signaler des Eisteddfods ; en 540, une assemblée de ce genre fut tenue à Conway sous le patronage du prince Maelgwyn, qui imposa, dit-on, aux compétiteurs, la condition bizarre de traverser à la nage la rivière, large en cet endroit de près d’un mille. Toutes les harpes furent mises hors de service, mais les bardes qui savaient leurs compositions par cœur, n’en remportèrent pas moins toutes les récompenses. Griffith ap Cynan, prince des Galles du Nord, fut un des plus grands protecteurs des Eisteddfods, et ses lois concernant le bardisme et la musique existent encore. Les cruelles exécutions d’Édouard Ier ne réussirent pas à extirper les bardes ; ses successeurs tolérèrent les restes de l’institution bardique. En 1400, lorsqu’Owen Glendover eut levé l’étendard national contre le roi d’Angleterre, Henri IV, les bardes s’enflammèrent d’un nouvel enthousiasme, et animèrent le peuple à la résistance. La défaite d’Owen fut un coup terrible pour eux ; ils furent persécutés, et Henri IV interdit leurs assemblées qu’ils ne purent reprendre que sous Henri V.

Henri VIII et la reine Élisabeth accordèrent des lettres patentes pour tenir des Eisteddfods : il y en eut de très-importants au dix-septième siècle ; en 1796, l’autorité en prit ombrage, car Iolo Morganwg y déployait le drapeau tricolore, et ses sympathies pour la Révolution française déplaisaient fort à William Pitt. « Le nom de Bonaparte, » dit M. Ampère, « fut pour quelque chose dans l’effroi des shériffs ; et ainsi, par un jeu étrange de la fortune, le vieux bardisme gallois disparut devant l’ombre de Napoléon. »

Depuis cette époque, les Eisteddfods ont été renouvelés avec ardeur, et se tiennent tous les ans dans quelques villes galloises. Ils sont très-populaires, et stimulent puissamment l’art de la composition en prose et en vers ainsi que l’étude de la musique ; ils inspirent aux Gallois de toutes classes un vif sentiment du rang élevé qu’ils méritent comme peuple. Malheureusement, les traditions s’altèrent : la couleur galloise n’est plus si pure qu’autrefois dans ces assemblées, et l’élément anglais s’y introduit dans de trop fortes proportions. Plus d’un orateur prêche l’étude de la langue anglaise, sans laquelle, disent-ils, on ne peut arriver à rien. Je dois dire que, dans l’Eisteddfod, j’ai entendu plus de speeches anglais que de discours en langue kymrique. On semble chercher à transformer peu à peu cette institution en une espèce de meeting, ou réunion annuelle ou l’on donne des prix et des récompenses, mais qui tend à n’avoir plus rien d’exclusivement gallois.

L’Eisteddfod, convoqué un an et un jour à l’avance, suivant les rites et coutumes des bardes de l’île de Bretagne, devait durer quatre jours, par dérogation aux anciennes traditions druidiques, qui appliquent partout le nombre trois. Il s’ouvrit le mardi 26 août, à Carnarvon, le Segontium des Romains, et l’ancienne capitale des Galles du Nord à l’époque où elles étaient gouvernées par leurs princes. Des milliers de personnes étaient venues des environs, et la ville était garnie d’arcs de triomphe, décorée de fleurs, et pavoisée de bannières de toutes sortes.

La réunion devait avoir lieu dans l’intérieur du château. Le comité de l’Eisteddfod s’assembla à l’hôtel de ville, où l’on forma une procession qui, précédée de la musique militaire, se rendit à la pierre du Gorsedd, sur la place du château.

Au milieu d’un cercle de pierres (le cercle sacré des traditions), on avait dressé un cromlech assez bizarrement placé au pied d’un réverbère. Les bardes entrèrent dans le cercle et admirent auprès d’eux les porteurs des décorations bleues, vertes et blanches, insignes des bardes, ovates et druides. Deux servants, qui avaient tiré l’épée d’or, la déposèrent, en signe de paix et de concorde, aux pieds du barde président, qui, monté sur le cromlech et la tête nue, ouvrit le Gorsedd parla proclamation suivante :

« La vérité contre le monde.

« En l’année mil huit cent soixante-deux, le soleil approchant de l’équinoxe d’automne, le matin du vingt-sixième jour d’août, après exacte proclamation et avis d’un an et un jour, ce gorsedd est ouvert près du château royal de Carnarvon, dans la province de Gwynedd, avec appel à tous ceux qui voudront se rendre à cette réunion, où ne sera dégainée contre eux aucune arme, et où jugement sera prononcé sur toutes les œuvres poétiques soumises à son appréciation, à la face du soleil et devant l’œil de la lumière.

La vérité contre le monde. »

Cette formule, conservée depuis les temps les plus reculés, rappelle ces époques où l’état de guerre perpétuel du pays de Galles n’engageait guère à voyager sans une protection assurée de la part du prince qui réunissait l’Eisteddfod.

Anciennement les rites bardiques s’accomplissaient avec les costumes druidiques ; comme on l’a vu plusieurs fois à Abergavenny, où hommes et femmes marchaient en procession, vêtus de grandes robes blanches, et couronnés de guirlandes de chêne. Maintenant l’habit noir a partout remplacé ces pittoresques draperies, et je n’ai vu, en fait de costumes originaux, que les grands schalls à carreaux rouges et noirs des femmes, et leurs chapeaux de feutre pointus pareils à ceux des hommes.

Après l’ouverture du Gorsedd, on lut en anglais et en gallois la prière de l’Eisteddfod, et l’on chanta un chœur fort beau, accompagné par les harpes.

Le cortége se dirigea ensuite vers le château, aux sons des trompettes, et entra dans une vaste tente disposée pour recevoir de quatre à cinq mille personnes : elle était soutenue par un grand nombre de colonnes, et se composait de trois rangées de siéges, de prix divers, correspondant aux différentes classes de la population. Autour de l’enceinte et aux mâts du centre, étaient suspendus les écussons des nations unies de la Grande-Bretagne, et des bannières, dont l’une portait les trois couleurs, comme les drapeaux français et hollandais. Partout serpentaient des guirlandes de feuillages entremêlées de fleurs blanches et rouges. Les principales devises qu’on pouvait lire sur les drapeaux étaient : Hebb dduw, heb dim. (Sans Dieu il n’y a rien) ; Duw aphob duioni (Dieu est tout bien) ; Mewn undeb mae nerth (Dans la concorde est la force). Sur un grand carré noir, on distinguait l’emblème des princes de Galles, la couronne aux trois plumes. Au fond s’élevait une estrade devant laquelle on avait placé six bustes, représentant la reine Victoria et des personnes éminentes de Galles. Un grand nombre des assistants étaient décorés de rubans verts et bleus, figurant le poireau gallois, rival du chardon d’Écosse et du trèfle d’Irlande ; çà et là plus d’une jolie Galloise portait à la ceinture l’emblème bardique des trois épis de blé mûr.


L’Eisteddfod, à Carnarvon (1862). — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Une foule compacte se pressait dans la vaste tente, où s’étaient réunis nobles, bourgeois, manufacturiers, paysans et ouvriers. Un des secrétaires honoraires lut au président une adresse où je remarquai les phrases suivantes :

« L’Eisteddfod est une des institutions littéraires les plus anciennes qu’on puisse noter. Il a pour objet le développement du talent naturel, l’élévation du goût et du caractère national, et a contribué à tirer de l’obscurité la plupart des hommes de talent qui ont fait la gloire du pays de Galles. »

Un des bardes présidents se leva alors et dit : « Que durant cette session, on devait éviter toute matière pouvant conduire à de regrettables dissensions. Nul bien ne peut sortir de déclamations violentes contre d’autres nations (l’Angleterre, comme on peut le deviner). Quand ce vieux château a été bâti, une inimitié terrible régnait entre les Anglais et les Gallois. Ces jours de combat sont passés, les passions de ces temps-là sont éteintes ; ensevelissons-les pour jamais. Maintenant nous ne


Le pont Aber-Glas-Lyn (voy. p. 287). — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

formons plus qu’un seul peuple. Nous vivons sous les

mêmes lois, le même drapeau, le même souverain. Je dis donc que toute personne qui excite à la haine des Gallois contre les Anglais, est non-seulement un ennemi de cet eisteddfod, mais son propre ennemi, et celui de son pays. Eh quoi ! direz-vous, ne serions-nous point patriotes et nationaux ? Soyons-le, tant que vous le voudrez, mais n’offensons point le patriotisme et la nationalité des autres. Nous devons nous rappeler que cette estrade n’est ni une chaire religieuse, ni une tribune de whigs, de torys ou de radicaux. Elle doit être une plate-forme nationale, sur laquelle nous sommes libres de témoigner notre amour pour notre pays. »

Ce discours anglo-gallois était peu conforme aux traditions des anciens Eisteddfods, entièrement consacrés à la gloire et aux souvenirs kymriques. Un second discours fut prononcé dans le même sens : « On a dit, bien à tort, que nous autres Gallois, pour conserver notre langue, nous voulions exclure l’anglais ; je crois que c’est une absurdité, car il y a plus de Gallois qui se soient améliorés par l’anglais, que d’autres sans la connaissance de cet idiome. »

Vers le milieu de la journée, on lut le jugement des bardes, sur plusieurs englyns et autres compositions poétiques envoyées à l’Eisteddfod ; puis un membre de l’assemblée prit la parole, et raconta qu’ayant causé la veille avec un barde, et lui ayant dit qu’il ne pouvait apprendre le Gallois, celui-ci lui avait répondu : « Comme vous serez mal à l’aise, quand vous irez au ciel. » et lui avait expliqué avec le plus grand sérieux qu’on parlait le kymri avant la construction de la tour de Babel, et qu’il ne pouvait douter qu’Adam ne fût Gallois. À l’appui de cette dernière prétention, une jeune Galloise me disait un jour à Llanover, qu’on ne pouvait douter de ce fait, car le premier enfant qu’Ève mit au monde s’appelait Caïn, or Cahen (en gallois) veut dire « j’ai un fils, » ce qui prouvait indubitablement, continuait-elle, que la première exclamation d’Ève avait été prononcée en gallois. Une tradition à peu près pareille existe chez les Bretons.

Le même orateur continua, en disant que, « quelques jours auparavant, ayant passé la nuit sur le Snowdon, il s’y était rencontré avec cent cinquante ouvriers, laboureurs et mineurs, venus des environs pour contempler le spectacle grandiose qui se déploie du haut de cette montagne et peut-être aussi pour tâcher d’obtenir l’awen ou inspiration bardique, promis par la tradition à quiconque veille sur la montagne sainte…

« Un des traits les plus caractéristiques de notre caractère national, dit encore M. Brindley Richards, est notre amour pour la musique, manifesté d’une façon si enthousiaste par toutes les classes de notre société. Le devoir d’encourager l’éducation musicale du peuple fait donc partie des attributions les plus élevées de l’Eisteddfod. Ce genre de réunion a été attaqué à fond. On a prétendu qu’il n’était bon qu’à conserver des traditions inutiles, une langue sans littérature, et une musique digne seulement d’un peuple a demi civilisé. On nous a dit que, malgré tous nos efforts, ces assemblées n’ont produit ni un Mozart, ni un Beethoven ; on en peut dire autant de l’Angleterre, qui, malgré ses progrès en tous genres, n’a encore donné naissance à aucun compositeur de génie depuis Purcell. Mais tout le monde admire nos mélodies nationales, si originales, et dont l’habile composition étonne d’autant plus quand on se rappelle à quel temps éloigné elles remontent. Haendel n’a pas seulement admiré notre musique : il l’a introduite dans ses œuvres. On raconte que, voyageant une fois en Galles, il s’arrêta chez un forgeron, qui lui chanta un air accompagné par le marteau de ses ouvriers (comme dans le chœur du Trovatore), il en fut si enchanté qu’à son retour il en fit l’air du Forgeron. »

Ce discours terminé, on fit un concours pour la harpe a pédale (ou harpe ordinaire), et le pencerdd ou chef de la musique dit que c’était dommage de ne pas donner, comme autrefois, une harpe en récompense, car l’argent allait souvent à la brasserie, tandis que l’instrument restait, et engageait son possesseur à s’en servir.

On voit encore, en effet, au château de lord Mostyn, la harpe d’argent que cette famille avait le droit de donner en prix au premier barde de la chaire. Elle a un nombre de cordes égal à celui des muses.

Tout autour de moi je remarquai des ariandlws, décoration bardique que l’on donnait anciennement au meilleur joueur de harpe, qui la portait sur la poitrine. J’ai vu de près une de ces décorations. La couronne qui l’orne ressemble à celle d’un prince de Galles ; on suppose qu’elle a appartenu anciennement à un barde royal, natif des environs de Gwedir, dans le comté de Caermarthen. Ce médaillon est en argent doré et l’on croit qu’il date de trois ou quatre siècles : la devise se rapproche de celle de la République française : c’est liberté, force et fraternité ; comme on le voit, il y manque l’égalité qui n’existait guère à cette époque. Les ariandlws actuels ont la même forme que les anciens, mais sont surmontés des trois plumes du prince de Galles, et portent, à la place de la harpe, une figure de roi ou de personnage éminent.

On se sépara vers les quatre heures, pour se réunir le soir à un grand concert. J’y remarquai une chose curieuse ; c’était la première fois que j’entendais siffler par manière d’applaudir ; je n’en pus douter, car je vis une même personne applaudir chaleureusement et redemander un morceau, en même temps qu’un sifflement aigu sortait de sa bouche. Cette réunion musicale se termina par un hymne national intitulé : Hen wlad fy nhadau, (Vieux pays de mes pères). Un des chanteurs commença par un couplet, et le refrain fut repris en chœur par la salle tout entière, composée de quatre à cinq mille personnes. Les Gallois chantent d’instinct comme l’oiseau : ils ont surtout l’oreille très-musicale. Toutes les personnes qui m’entouraient chantaient juste, et marchaient à l’unisson avec un ensemble vraiment étonnant de la part de gens qui n’avaient probablement jamais appris une note de musique. Cet élan général me frappa profondément. Il serait difficile d’obtenir le même résultat en Angleterre ou ailleurs. Le God save the Queen joué ensuite par la musique militaire, fut loin d’être accueilli comme l’hymne national.

La deuxième journée de l’Eisteddfod s’ouvrit comme la première à la pierre du Gorsedd, et on remit au lendemain la distribution des récompenses aux candidats bardiques.

Dans le discours du président, je notai quelques paroles intéressantes : « Mon discours, dit-il, s’adresse plutôt aux étrangers qu’aux Gallois. On a prétendu que les Eisteddfods étaient une vieille institution qui, à notre époque de civilisation, ne répondait plus à son objet. On doit certainement accepter pour les Eisteddfods le reproche d’antiquité, mais il y a dans la Grande-Bretagne bon nombre d’institutions dont on peut dire la même chose : par exemple, les deux chambres du Parlement, qui, malgré leurs modifications successives, sont encore pleines de vigueur et de force. La question est donc de savoir si les Eisteddfods peuvent être adaptés au progrès moderne. J’en suis convaincu. Les anciens Eisteddfods n’égaient pas seulement un moyen d’instruire le peuple, mais bien le seul moyen. Ils remplaçaient la presse, la poste, et tout notre système actuel d’éducation. Les progrès de la civilisation sont venus modifier tout cela, mais l’importance de l’enseignement oral est encore universellement reconnue… et c’est, je crois, le grand avantage de ces réunions, dont l’objet est de cultiver et de répandre dans toutes les classes le goût de la science, de la littérature et des arts. »

Toutes les nations celtiques se ressemblent de goût et de sentiments. Il existe entre leurs mélodies une grande similitude. Lorsque l’orchestre eut joué le bel air gallois : « La marche des hommes de Harlech, » un Breton, M. Terrien, fit remarquer que la vieille Armorique avait à peu près le même air sous le nom de Guerre don Gwas Harlech. Probablement cet air aura passé en Bretagne, comme les traditions d’Arthur et de ses chevaliers. Non-seulement la marche de Harlech, mais plusieurs autres mélodies galloises m’ont paru se rapprocher beaucoup de celles publiées par M. de la Villemarqué à la fin de ses Barzaz-Breiz.

Les bustes placés près de l’estrade avaient été envoyés par un Gallois nommé Davies ; on en fit l’éloge ainsi que d’un autre sculpteur, Gibson, dont on raconte le trait suivant. Se trouvant un jour devant la reine Victoria, celle-ci, trompée par son accent, lui demanda s’il n’était pas Écossais. Non, répondit-il, j’ai l’honneur d’être Gallois. Cette fière réponse me rappelle le mot de ces Bretons qui se promenaient à Paris avec leurs costumes ; un Parisien leur demande s’ils sont Français. « Nous sommes Bretons en France, et Français à l’étranger. » Ceci paraît être le sentiment des Gallois relativement à l’Angleterre.

Je vis maintes fois, dans l’assemblée, des paysans se lever et lire des poëmes kymriques ; il y en avait de deux à quatre mille vers. Cette poésie a un caractère qui ne souffre guère la traduction. On chanta aussi à plusieurs reprises de ces duos poétiques appelés Penilion : pendant que la harpe joue un air, l’un récite ses vers sur un ton de mélopée, et l’autre répond en reprenant par une sorte de variation sur le même thème.

Les récompenses bardiques étaient données par une jeune et jolie dame. Chaque heureux concurrent venait s’agenouiller devant elle, et elle lui passait au cou le ruban bleu attaché à sa médaille.

Le matin de la troisième journée, on alla pour la dernière fois au cercle druidique, afin d’initier les nouveaux candidats aux titres bardiques. Deux druides montèrent sur la pierre du dolmen, et conférèrent les degrés. Deux femmes furent décorées du ruban vert, signe distinctif des ovates.

Selon les anciens règlements, il y avait quatre degrés pour la poésie, et cinq pour la musique. Le candidat au degré inférieur était obligé (pour la poésie) de composer cinq pièces de vers ou englyns, devant un pencerdd, ou chef du chant qui devait déclarer s’il était doué du génie poétique. Le degré suivant s’acquérait en produisant des spécimens de poésie en douze mètres différents. Le candidat agréé montait au rang de dyscybl pencer ddiaid, ou candidat pour le degré de pencerdd. Si l’on ne pouvait atteindre ce troisième degré en trois ans, on retombait au premier ; si l’on réussissait, on devenait penbardd ou pencerdd, chef de la faculté où l’on avait été candidat, musique ou poésie. On recevait le badge de la harpe d’argent, qui se portait sur l’épaule. Un pencerdd pouvait défier n’importe qui au combat poétique, pourvu qu’il en donnât avis un an et un jour l’avance. S’il était vaincu, le vainqueur gardait le prix pendant sa vie, mais devait le produire tous les ans à l’Eisteddfod.

Dans la musique, il y avait cinq degrés, qui ne différaient de ceux de la poésie que dans les deux plus bas.

Tout pencerdd avait le droit de prendre des élèves pour un certain laps de temps. Un disciple n’avait pas le droit d’en faire un autre.

Aucun événement important, fête ou mariage, ne pouvait être solennisé sans la présence des bardes et des joueurs de harpe. Une glorieuse émulation régnait parmi eux, et l’on donnait des récompenses au plus digne.

Revenons à l’Eisteddfod. Un des membres fit un long discours dans lequel je notai l’histoire suivante, prise, disait le narrateur, à une source officielle : c’est la manière dont Owen Tudor conserva sa généalogie.

« Quand Noé voguait près du Snowdon, Owen Tudor le héla pour qu’il le prît avec lui : Noé déclara qu’il n’avait pas la moindre place. Alors Owen Tudor s’écria : Pour l’amour de Dieu, prenez du moins ma généalogie, et il la jeta dans l’arche. »

Au concours de poésie succéda le concours de chant ; plusieurs groupes entonnèrent successivement de très-beaux chants. Dans un des derniers Eisteddfods, on a entendu la chanson des Bretons armoricains et des Gallois. En voici la traduction :

CHORUS.

Un navire, poussé par la tempête, est arrivé d’une terre éloignée, dans un port de Cambrie.

LES GALLOIS.

Étrangers ! dites-nous qui vous êtes et d’où vous venez ?

LES BRETONS.

Nous sommes Bretons de l’Armorique, venus pour vous visiter, au delà de la mer.

LES GALLOIS.

Votre arrivée est un heureux événement. Nous aussi, nous sommes Bretons ; nos grands-pères étaient les pères des vôtres, et nos mères sont de la même race.

CHORUS.

Alors, Frères, puisque nous avons trouvé aujourd’hui des frères[7], chantons la gloire de nos pères valeureux.


TOUTE L’ASSEMBLÉE.

Chantons ceux qui ne craignaient pas la face de César, quand il faisait trembler le monde ; ceux qui défirent les Pictes et les Saxons avec nos rois Arthur et Howel ; ceux qui chassèrent de l’Armorique la race des Francs, et résistèrent longtemps avec gloire au pouvoir normand. Le Breton de l’Armorique rencontre encore une fois le Cambrien ; la bannière noire se réunit et la bleue. Chantons ceux qui, depuis mille ans, combattirent pour Dieu, notre pays, notre liberté et notre langue ; ceux qui défendirent la patrie jusqu’à la mort. Comme l’a chanté le Barde dans sa prédiction, le Breton durera autant que son Océan[8].


LE BARDE.

Ô rochers ! qui n’avez jamais gardé l’écho d’un son ; gardez le cri de triomphe !

Ô rochers de Cambrie ! qui dominez la mer, répétez l’écho de la voix d’un barde de Bretagne. Répétez à jamais les courageuses actions de nos aïeux. S’ils les connaissaient, leurs cœurs seraient remplis de joie ! S’ils pouvaient mourir une seconde fois, ils béniraient leurs fils chéris.


Sommet du Snowdon. — Dessin du Grandsire d’après M. A. Erny.

Après les chœurs, plusieurs candidats récitèrent des poëmes dont l’un avait plus de deux mille vers ; un autre (composé sur y Eyr, l’armée) valut à son heureux auteur le grand prix et l’honneur de la chaire bardique. L’heureux Barde reçut la médaille (Ariandlws) des mains d’une dame, et fut placé dans la chaise bardique. Deux Bardes de premier rang vinrent chercher le vainqueur, le firent asseoir sur le fauteuil orné de festons et de plantes toujours vertes (symboles de l’immortalité bardique) ; au-dessus de sa tête l’un d’eux étendit l’épée nue, figurant la lance sanglante, sur laquelle les initiés juraient autrefois la guerre éternelle aux envahisseurs Germains et Saxons.

Contrairement aux traditions, l’Eisteddfod devait avoir une quatrième journée, mais la dernière séance fut presque vide, et cette innovation anglaise échoua devant les souvenirs du peuple.

Je profitai de cette journée pour visiter le château de Carnarvon, une des belles ruines du pays de Galles. Il est situé sur un rocher, au bord de la mer ; malheureusement les maisons qui l’entourent de plusieurs côtés empêchent d’en saisir d’un coup d’œil tout l’ensemble.

Les murs ont sept pieds d’épaisseur ; ils relient un grand nombre de tours qui communiquent entre elles par une triple galerie. La plus haute et la plus belle des tours est celle de l’Aigle, qui était anciennement surmontée d’un aigle en pierre. On monte jusqu’au faîte par un escalier de cent cinquante-huit marches. J’y suis resté longtemps à contempler la belle vue qui s’étendait autour de moi. Dans la partie basse de cette tour, on me montra une petite chambre, où naquit, dit-on, Édouard II, le premier prince de Galles, de sang étranger. Quand Edouard Ier, son père, devint maître du pays de Galles, le district de Snowdon fut le plus difficile à soumettre ; pour le dominer il éleva les châteaux de Conway et de Carnarvon bâtis sur les plans, dit-on, de ceux qu’il avait vus en Palestine. On regrette, dans cette belle ruine, l’absence du lierre qui orne d’une façon si pittoresque tant d’autres vieux châteaux. Dans une petite niche au-dessus de l’entrée apparaît la statue du fondateur, tenant dans sa main gauche une épée qu’il remet au fourreau selon les uns, et dont, selon les autres, il menace ses nouveaux sujets. Quant au massacre des Bardes, ordonné par ce prince, les uns le nient, d’autres l’affirment. Les premiers assurent qu’Édouard Ier attira les Bardes, sous prétexte d’une fête, au château de Carnarvon, et fit massacrer ses hôtes. Le fait paraît peu probable. Ce qui est sûr, c’est qu’Édouard promulgua des lois très-sévères contre les Bardes ; peut-être en a-t-il fait mettre à mort quelques-uns ; mais il était trop désireux de pacifier sa nouvelle conquête, pour blesser à ce point les sentiments les plus chers du peuple par un massacre général. Qu’on se rappelle le voyage de la reine Éléonore, femme d’Edouard Ier, partant au cœur de l’hiver du château de Conway pour venir mettre au monde un fils à Carnarvon. Un acte aussi politique est incompatible avec le prétendu massacre. Il est caractéristique qu’Édouard ait choisi le château de Carnarvon, plutôt que ceux de Flint, de Rhuddlan ou de Conway. L’Arvon était le domaine privé de Llewelyn, et le point où le roi d’Angleterre avait eu le plus de résistance à vaincre ; car, après la mort de Llewelyn, les hommes de Snowdon avaient signifié qu’ils ne rendraient point hommage à un étranger dont ils ignoraient la langue, les lois et les coutumes. Édouard leur promit un prince gallois, au risque d’une collision future entre deux branches de sa propre famille (car son fils aîné vivait encore) ; il envoya sa femme à Carnarvon pour donner aux Gallois, comme il s’y était engagé, un prince né dans leur pays et n’ayant jamais parlé un mot d’anglais.


Maison de Iolo Morganwg, auteur gallois. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

La ville de Carnarvon est entourée de murs épais et fort bien conservés. L’église principale est dédiée à Publicius, frère de la célèbre Hélène, la mère de Constantin. À peu de distance se trouvent les restes de Segontium, bâti vers 365, par Maximus, que les Gallois célèbrent dans leur traditions, sous le nom de Maxen.

Les traditions prétendent qu’il désola l’île de Bretagne, en transportant une partie de ses habitants en Gaule, où il aurait donné son origine à la population de la Bretagne. Il se fit proclamer empereur en 381, selon les uns, 383 selon d’autres, et fut battu en Pannonie par Théodose, auquel il fut livré, et qui le fit massacrer.


VIII


Excursions aux lacs de Llanberis. — Le captif de Dolbadarn. — L’histoire de Llwelyn. — Dinas Emrys ou le fort de Merlin. — Histoire du prince Madoc et de sa découverte de l’Amérique. — Beddgelert. — Légende du chien Gelert. — Les Esprits frappeurs. — Retour à Carnarvon.

Je profitai de mon séjour à Carnarvon pour faire une excursion aux lacs de Llanberis et à Beddgelert. La route d’abord, assez monotone, serpente ensuite le long du premier lac dont les rives sont fort pittoresques. Un peu plus loin apparaît une ligne de montagnes d’où se détachent trois pics d’un aspect étrange. Ce sont Yr Eifl ou les Rivaux. J’aperçus ensuite dans toute sa gloire la montagne sacrée du pays de Galles, le Snowdon, la tête entourée d’une couronne de nuages, et appuyé sur deux hauteurs moins élevées, comme un patriarche soutenu par ses fils.

Le second lac, était en partie couvert de nénufars blancs qui étalaient au soleil leur calice transparent, parmi les reflets pourpres que jetaient dans les eaux les bruyères de la rive.

Sur une petite presqu’île, entre les deux lacs, s’élève une tour circulaire qui commande les deux côtés de la vallée, et qui a été, grâce à sa position, une forteresse de grande importance. La prairie voisine fut appelée Dol-badarn, ou la prairie de Padarn, du nom d’un saint homme qui avait choisi ce lieu pour y passer le reste de ses jours dans la solitude et la prière. C’est sans doute le fameux barde chrétien auquel on attribue ces paroles : « As-tu entendu ce que dit Padarn, le célèbre prédicateur ? Ce que l’homme fait, Dieu le juge. » Le château de Dolbadarn a remplacé sa cellule, on ne sait qui l’a construit. Il appartint à Llewelyn, le dernier des princes gallois, qui y tint prisonnier, pendant plus de vingt ans, son frère Owen Goch, ou le rouge. Owen, élevé à la principauté en commun avec Llewellyn, avait tenté d’exclure son frère pour rester seul prince, et probablement, s’il eût réussi, c’est Llewelyn qui eût été le prisonnier. Pendant les dernières guerres de l’indépendance, Owen resta confiné dans cette tour, abandonné de tous excepté de son barde, qui composa sur sa captivité une ode awdl, qui rappelle singulièrement celle du trouvère sur Richard Cœur de Lion.

« De cette hauteur, les plaintes d’un captif me sont portées par la brise.

« Là, enchaîné, abandonné, gît Owen, et je vis encore pour raconter cette histoire, pour dire comment cette tour est devenue la tombe vivante d’Owen, d’après l’ordre de son frère.

« J’errais au milieu de ces tristes montagnes, me lamentant sur mon héros absent, quand des sons douloureux ont frappé mon oreille. Je me suis arrêté, et j’ai frémi ; car dans la voix que j’aimais je crus reconnaître le chant de mort d’Owen.

« D’une naissance royale et puissante, élevé en courage et en belles actions, quel Saxon osait envahir notre terre, ou tirer l’épée, quand il était là ? À la guerre on le reconnaissait à son bouclier brisé. Comme le grand Roderic il ne cédait jamais.

« Les portes de son palais ne s’ouvrent plus, on n’entend plus la harpe dans sa grande salle, ses amis sont vassaux de ses ennemis, le malheur et le désespoir l’ont anéanti.

« Lui, le bon, le juste, il n’est plus ; son nom, sa gloire, tout s’est envolé en fumée.

« Il n’estimait les trésors que pour les donner. Il n’aimait que les États libres. Personne ne le quittait mécontent. Il donnait à tous, surtout à moi !

« Ses lèvres étaient roses comme la lumière du matin, sa lance toujours prête était ferme et brillante ; des taches rouges y brillaient et témoignaient de la défaite du Saxon.

« C’est une honte qu’un prince pareil demeure ainsi exilé et captif. Oh ! combien d’années de honte sans fin obscurciront le nom du seigneur du Snowdon ! »

David Goch, le plus jeune frère de Llewelyn, qui s’était joint à la conspiration d’Owen, fut emprisonné à Dolbadarn, mais il s’échappa, et on le considéra longtemps comme traître pour s’être allié à Édouard Ier, qui lui donna des terres et des domaines. Il abandonna ensuite les Anglais pour revenir à la cause nationale. Llewelyn lui ayant pardonné, il joignit ses troupes à celles de son frère, et, longtemps, il harassa Édouard par son courage obstiné. Llewelyn cependant fut vaincu par Édouard, qui le traita d’abord avec générosité, croyant ainsi gagner les Gallois ; mais Édouard fut déçu de son attente. La haine des Anglais était un legs sacré, transmis de génération en génération, et il n’était pas un Gallois, prince ou paysan, qui se résignât à sacrifier l’indépendance de son pays. De Dolbadarn, je me dirigeai vers la cascade de Ceunant Mawr, ou la chute de la grande tranchée.

Dans les environs s’est passé l’événement qui a inspiré à Miss. G. Wilkinson son poëme de l’Enfant égaré du mont Aœlia. Il avait sept ans, et avait été confié aux soins de sa grand-mère, qui vivait au milieu des montagnes de Nant-y-Bettws. Sa mère vint le voir, et, quand elle le quitta, le cœur du pauvre enfant se gonfla au souvenir de ses frères et de son père qui l’aimait tant. Il résolut de suivre sa mère à Llanberis, et marcha derrière elle sans la perdre de vue pendant qu’elle traversait les montagnes. La nuit descendit, et le ciel devint sombre, puis la neige commença à tomber à gros flocons ; la mère s’entoura de son manteau et pressa le pas. L’enfant ne la voyant plus, et l’ombre devenant de plus en plus épaisse, il eut peur et jeta de grands cris, mais le vent seul lui répondit. Une fois, dans les hurlements de l’orage, la mère crut entendre sa voix, mais pensant que c’était une idée folle, elle continua de marcher jusqu’à son cottage où elle arriva trempée et glacée. Quelques jours se passèrent, et la grand’mère s’inquiétant, on fit des recherches et on trouva le corps du pauvre petit sur le bord d’un précipice, près du mont Aœlia.

L’église et le village de Llanberis sont à peu de distance du lac de Saint-Péris. Ce nom est celui d’un vénérable personnage dont le puits prédisait l’avenir par le secours d’un poisson d’argent qui apparaissait dans son eau cristalline ; il guérissait aussi les maladies et on y venait de tous côtés en pèlerinage.

La vallée se resserre ensuite de plus en plus, et l’on arrive à la fameuse passe de Llanberis, que l’on peut comparer à celle de Glencoë en Écosse. Elle est garnie de rochers énormes qui gisent couchés ou debout le long d’un ruisseau qui va se jeter dans le lac de Saint-Peris. À moitié chemin, une masse basaltique portant sur plusieurs grosses pierres, forme une sorte de dolmen naturel.

Laissant à gauche le village de Capel Curig, je continuai mon excursion jusqu’à Beddgelert. Je suivis, pendant près de deux lieues, la jolie vallée de Nant Gwynant, et passai près du rocher appelé Dinas Emrys ou le fort de Merlin. Il y a de nombreuses traditions sur le fameux barde ou magicien qui savait évoquer les esprits du fond des abîmes. On raconte que le prince breton Vortigern, pour échapper à ses ennemis les Pictes et les Romains, appela à son secours les Saxons et prit même pour femme Rowena, la fille de leur chef Hengist. Mais les Saxons massacrèrent par trahison les nobles Bretons et forcèrent le roi de leur céder la partie orientale de l’île. Vortigern appela à son aide les sages de son royaume, et, selon leur conseil, résolut d’élever une forteresse qui pût le mettre à l’abri des attaques de ses ennemis. On se mit à l’œuvre ; mais les ouvriers reconnurent avec étonnement que des esprits, habitants du Snowdon, détruisaient toutes les nuits les murs qu’on avait commencé d’élever de jour. Les sages se consultèrent et voici ce qu’ils dirent à Vortigern : « Si tu ne trouves un enfant sans père dont on puisse répandre le sang sur les pierres, jamais tu ne bâtiras ce château. »

Après bien des recherches, un des messagers du roi, en passant dans un village, entendit au milieu d’une dispute, un enfant dire à un autre : « Ô fils sans père ! tu ne gagneras pas. Va ! » Aussitôt l’envoyé fit chercher la mère de l’enfant et la conduisit avec son fils près du roi. On interrogea la mère, qui avoua que son fils devait le jour à un esprit. La mort de ce mystérieux enfant fut résolue ; mais déjà il avait étonné ceux qui l’avaient amené, par la sagesse de ses réponses. Il dit à Vortigern qu’il s’appelait Merlin, et demanda à parler aux sages : dès les premiers mots, il leur montra leur ignorance. Il conduisit le roi sur une haute colline, d’où il lui fit voir deux dragons, l’un blanc, l’autre rouge[9], combattant avec acharnement. « Tant qu’ils lutteront ainsi, dit Merlin, il te sera impossible de bâtir la forteresse, car ils sont puissants, et les esprits leur obéissent ; mais tu as près de toi quelqu’un qui est plus puissant qu’eux et qui peut les dominer. Le dragon rouge, c’est le tien ; le blanc, celui des Saxons. Ces derniers seront d’abord vainqueurs, mais à la fin la nation rejettera les Saxons dans la mer. Quant à toi, tyran, fuis loin d’ici, tu ne pourras jamais bâtir cette citadelle ; va chercher dans d’autres pays un lieu plus sûr où te réfugier ; moi je ne quitterai pas cette terre ; elle m’a été donnée par ma destinée. » Le tyran épouvanté, abandonna au jeune prophète sa citadelle, et se retira dans la vallée de Gwrtheyrn. On montre encore au voyageur la cellule du magicien, et tout auprès les tombeaux des conseillers de Vortigern. La tradition rapporte aussi que presqu’au sommet du Snowdon, s’ouvre une large caverne où Merlin, par crainte des Saxons, cacha ses joyaux et son fauteuil d’or.

Dans le voisinage de Dinas Emrys est le beau lac appelé Llyn Dinas, qui tire son nom du fort de Merlin : il est entouré de montagnes grandioses. C’est près de là que se retira le fameux prince Madoc, avant d’accomplir l’expédition qui l’immortalisa : il fonda une chapelle, et y fit prier en faveur de son voyage. D’après les historiens gallois, ce prince passe pour avoir découvert l’Amérique avant Christophe Colomb ; voici ce qu’ils racontent à ce sujet. Madoc était un navigateur du quinzième siècle (on trouve dans les écrits des poëtes de cette époque des allusions fréquentes à ce personnage). Il partit avec ses frères et aborda vers le nord à une terre où il vit des choses extraordinaires. Il revint au bout de quelques mois, et repartit emmenant avec lui tous ceux qui voulurent le suivre. On a supposé que le pays où ils s’établirent était la Floride : suivant Lopez de Gomara, à Acusanus et dans d’autres endroits du Yucatan, le peuple adorait la croix ; d’où l’on croit pouvoir induire qu’il y avait là des chrétiens avant les Espagnols ; mais comme ils étaient en petit nombre, ils durent peu à peu adopter la langue et les coutumes du pays qu’ils habitaient. Benjamin Struton qui dit avoir découvert les Indiens gallois, remarqua qu’ils observaient le dimanche. Anciennement en Galles, on déclarait la guerre en lançant une flèche près de la maison des chefs ; le même usage s’est retrouvé chez plusieurs tribus indiennes. Il est curieux aussi de noter, avec les croix trouvées à Mexico et au centre de l’Amérique, les mots bretons et les noms de localités encore en usage jusqu’à ce jour. On peut citer Gwandro, qui veut dire en gallois écouter ; le Pengwin (pingouin), qui signifie oiseau à tête blanche ; l’île de Corroseo (curaço), le cap Breton, la rivière de Gnawdor, et le rocher Blanc, Pen Gwyn. Serait-il donc permis de supposer, avec les historiens gallois, que Madoc et ses compagnons habitèrent l’Amérique longtemps avant l’arrivée de Christophe Colomb.

Près de Llyn y Dinas, la nature offre un champ sans bornes à la peinture ; c’est là que le fameux artiste anglais Wilson composa ses plus beaux tableaux. Il est triste de penser que la vie entière de cet homme remarquable se soit passée dans la pauvreté, et que ses derniers moments aient été assombris par le désespoir et le besoin.

J’arrivai bientôt à Beddgelert, charmant village, situé à la jonction de trois vallées, dont les prairies verdoyantes contrastent avec l’âpreté des montagnes environnantes. L’église a été fondée, croit-on, par Llewelyn ap Farweth, en souvenir du salut de son fils, et comme expiation de sa fatale colère, décrite si pathétiquement dans un poëme de Spencer. Voici ce que raconte la légende qui a inspiré le poëte :

« Llewelyn le Grand avait une résidence dans ce canton. Un jour qu’il revenait de la chasse, son chien Gelert s’élança vers lui, tout joyeux ; Llewelyn voyant la gueule du chien rouge et ensanglantée, courut au manoir, et trouva le berceau de son enfant renversé, et, tout autour, des taches de sang. Croyant que son lévrier avait étranglé son enfant ; il tira son épée et le tua. Un instant après, en retournant le berceau, il vit l’enfant endormi près d’un loup étranglé. La vérité lui apparut aussitôt, et, profondément affligé, il enterra avec honneur son chien fidèle, et lui éleva un tombeau. De là le nom de Beddgelert, où le tombeau de Gelert. »

Avant de continuer ma route, je fis une excursion jusqu’au pont Aber-Glas-Llyn. À mi-route, on me montra un rocher appelé la Chaise de Rhys Goch O’ryri, le célèbre barde patriote des montagnes. Les Anglais craignaient beaucoup ses chants insurrectionnels, et, après la défaite de ses compatriotes, il n’échappa à leur vengeance qu’en fuyant de montagne en montagne. Rhys-Goch se réfugia à Beddgelert, et tous les jours, il venait s’asseoir sur cette pierre, y réfléchir, composer et chanter : il mourut en 1420. Le pont Aberglaslyn est situé dans un des endroits les plus romantiques du pays de Galles. Autrefois, si le voyageur se penchait sur le manteau de lierre qui revêt ce pont, il entendait comme la voix étouffée de quelqu’un qui se débattait dans l’eau, et qui s’écriait : Ô Dduw ! pa beth a wnoff ? Ô Dieu que ferai-je ? Si, par compassion, il descendait près des rochers pour porter secours au malheureux noyé, il devenait la proie de l’Esprit des eaux[10]. La façon expéditive dont on voyage maintenant, ne permet plus à personne de passer son temps à écouter les plaintes des esprits : ils se le tiennent pour dit et se taisent.

De Beddgelert à Carnarvon, je passai près de la mine de Drws y Coed, découverte, dit-on, de la manière suivante : « Il y a un siècle, un colporteur qui traversait les montagnes avec sa lourde sacoche, fatigué de la chaleur, s’étendit dans un lieu retiré et s’y endormit. Il fut éveillé par un craquement violent, et, se dirigeant vers l’endroit d’où le son venait, il aperçut une large fissure et y trouva, comme si elle venait de sortir de la montagne, une substance métallique fortement imprégnée d’une odeur de soufre. Il raconta son aventure ; on fit des recherches, et l’on trouva la mine. »


Le fort de Merlin. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Selon les traditions du pays, il est un moyen sûr de découvrir les mines ; il suffit d’écouter les avertissements d’une tribu d’esprits souterrains, appelés les Frappeurs, qui connaissent toutes les richesses métalliques des montagnes. Bien qu’il ne faille pas toujours se fier à eux sans précautions, car ils aiment à jouer de malicieux tours, ceux qui suivent avec soin leurs indications ne peuvent manquer d’en être récompensés. Les paysans des environs des mines, prétendent les entendre causer entre eux, mais sans pouvoir les comprendre.

Quelques-unes des plus belles mines du pays de Galles passent pour avoir été découvertes par les Frappeurs, qui plus d’une fois auraient guidé les mineurs vers un riche filon. On les entend souvent, par centaines (disent les paysans), jouer de leurs petits marteaux, mais si les mineurs qui travaillent près d’eux s’arrêtent pour les écouter, les esprits s’arrêtent aussi, et ne reprennent l’ouvrage qu’avec leurs compagnons de travail.

Je laisse aux Spirites le plaisir de rechercher les rapports entre ces vieux génies des montagnes et les esprits frappeurs modernes qui, s’ils n’ont pas l’art de découvrir, ont quelquefois celui d’exploiter.

Après être rentré à Carnarvon, je partis pour Bangor et Conway, que je vis en passant, puis j’arrivai à Chester où je dis adieu à la vieille terre galloise et à cette belle race kymrique dont la persistance et la fermeté se peignent admirablement dans leur fière devise de : « Tra mor, Tra Briton. » Tant durera la mer, tant durera le Breton.

Alfred Erny.



  1. Suite et fin. — Voy. page 257.
  2. Dans des légendes de la Savoie et de diverses parties de la France, on trouve la même tradition : elle s’y rapporte à Gargantua.
  3. Selon les légendes galloises, Bran, souverain de Bretagne, reçut le titre de bendiged (béni) pour avoir introduit le christianisme dans l’île. Il était père du célèbre Caradawc (Caratacus), dont il partagea la captivité, et, pendant ses sept années de prison à Rome, il embrassa le christianisme. À son retour dans son pays, il y fit prêcher l’évangile. (Note de l’auteur.)
  4. Cwm Bychan est une vallée d’environ un mille de long ; elle tire son nom d’un petit lac entouré de hautes montagnes.
  5. On croit généralement que l’aiguille de la boussole est sensiblement affectée en approchant de cette côte, grâce à l’aimant qui abonde dans les montagnes voisines.
  6. Ils reprirent ce rôle après la chute de l’empire romain, et furent les inspirateurs de la résistance nationale des Kymris, durant des siècles, contre les Anglo-Saxons, puis contre les Anglo-Normands. Ils conservèrent aussi en secret beaucoup d’idées mystiques et philosophiques, remontant à l’antiquité celtique : c’est ce qu’on appelle le néo-druidisme. (Note de M. Henri Martin.)
  7. On doit se rappeler à ce sujet la bataille de Saint-Caff, où les Bretons et les Gallois, après s’être reconnus, refusèrent de combattre.
  8. Tra mor tra Brython.
  9. Dans les triades galloises on trouve à ce sujet les curieux paragraphes suivants sous cette légende : les trois révélations de l’île de Bretagne.

    1o La tête de Bran, le béni, le fils de Lyr, cachée sous la colline blanche de Londres : tant qu’elle restera cachée, aucun malheur n’arrivera au pays, mais le roi Arthur l’a montrée par orgueil, car il avait résolu de défendre son royaume par sa seule force.

    2o Les os de Gwrthr, qui étaient dispersés et enterrés dans les différentes parties du pays, mais Vortigern par amour pour Rowena, les montra, et ruina ainsi le royaume.

    3o Les dragons cachés par Lludd, fils de Béli, dans la forteresse de Pharaow, au milieu des roches d’Eryri (le Snowdon), mais révélés par Vortigern en haine de ses sujets, qui lui reprochaient d’avoir introduit les Saxons.

  10. Cette tradition a beaucoup de rapport avec celle de l’ondine de Lurlei sur les bords du Rhin.