Première livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 257-272).
Première livraison

Caerléon. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.


VOYAGE DANS LE PAYS DE GALLES,


PAR M. ALFRED ERNY[1].


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


De Londres à Chepstow. — Newport. — Excursion à Caerléon. — La table ronde du roi Arthur. — Antiquités romaines. — Usk et le château de Raglan. — Belle réponse du marquis de Worcester. — Cardiff. — Souvenirs de la captivité de Robert, duc de Normandie.

Si c’est un vif plaisir de parcourir des pays inconnus, c’est une satisfaction plus douce encore de revoir les lieux qu’on a déjà visités : on se retrouve avec joie au milieu d’une ville où l’on a séjourné une première fois : chaque pas y rappelle des souvenirs lointains.

J’éprouvai ce sentiment, quand j’arrivai à Londres au mois d’août 1862 : à mesure que je pénétrais dans la grande cité, tel jardin me rappelait de longues promenades, telle rue me faisait chercher du regard quelque maison amie, et même cette odeur âcre de charbon de terre qu’on peut comparer à du pain aigri, ne m’était pas désagréable. Toutefois, je ne fis que traverser la capitale de l’Angleterre, et me dirigeai presque immédiatement vers le pays de Galles.

Après une journée de voyage, j’entrai dans le comté de Monmouth du côté de Gloucester, et je n’arrêtai à Chepstow. La position de cette ville sur la charmante rivière de Wye, près de son confluent avec la Severn, est des plus pittoresques. Dans le jardin d’une maison de la rue du Pont (Bridge-Street), on me fit voir un curieux puits qui se vide et se remplit en sens inverse du flux et du reflux de la mer. Quand la marée est à son point le plus élevé, il est parfaitement sec ; et peu de temps après le reflux, l’eau revient. Ce réservoir a trente-deux pieds de profondeur, et contient jusqu’à quatorze pieds d’eau d’une excellente qualité.

Le château est construit sur un haut rocher : l’entrée est défendue par deux tours massives dans le style normand. Un boulet attaché à une chaîne de fer tient lieu de sonnette. On me montra d’abord, dans la première cour, la grande salle et le donjon où fut enfermé pendant vingt ans Marten un des juges de Charles Ier. Jeremy Taylor fut aussi emprisonné dans ce château en 1656. La seconde cour est transformée en jardin. Dans la troisième, on remarque quinze arceaux parfaitement conservés qu’on dit avoir appartenu à la chapelle. D’une chambre taillée dans le roc, on aperçoit les sinuosités de la Wye couverte de grands bois touffus.

En sortant du château, je traversai le pont en fer de la Wye, et je montai sur une hauteur désignée sous le nom de Double View. On y jouit d’une vue splendide des environs de Chepstow.

Le lendemain, après avoir suivi les belles rives de la Severn, j’arrivai à Newport, petite ville commerçante et maritime, dont la prospérité s’est rapidement accrue. Les antiquités sont l’église saxonne de Saint-Woollos et le château. Ce dernier fut bâti par le célèbre Robert Fitzham pour protéger l’entrée de la rivière et l’aider à conserver sa conquête du Glamorgan. La tour carrée, qui servait sans doute de donjon, et la salle baroniale méritent d’être visitées, mais l’archéologue voit avec peine cette belle ruine transformée en brasserie.

Mon principal but, en m’arrêtant à Newport, était d’aller voir Caerléon, la cité des romans et des légendes, l’antique résidence du roi Arthur. Une route charmante y conduit par la vallée de l’Usk, et passe près de Christchurch, dont l’église contient une pierre sépulcrale du quatorzième siècle ; de chaque côté d’une croix, y sont sculptés deux personnages, un homme et une femme, ayant les mains fermées. Les paysans des environs ont conservé longtemps la croyance que les enfants malades qui touchaient cette pierre et restaient pendant toute la nuit en contact avec elle, étaient miraculeusement guéris.

Caerléon fut la principale station des Romains dans le pays des Silures, et, pendant leur domination sur l’île de Bretagne, la capitale de la province de Britannia Secunda. Après l’établissement du christianisme, elle en devint la métropole ; mais David, le saint national du pays de Galles, trouvant le mouvement bruyant d’une ville populeuse, comme Caerléon, peu en rapport avec ses goûts contemplatifs et solitaires, transporta le siége épiscopal à Menevia, qui depuis cette époque a été appelée Ty-Dewi[2] par les Gallois, et Saint-David par les Anglais.

C’était une ville d’une grande importance, « la cité des légions, » et d’après le récit de Giraldus Cambrensis, nous pouvons juger de ce qu’elle était encore au douzième siècle : « On y voit encore, dit-il dans son Itinerarium Cambriæ, beaucoup de vestiges de son ancienne grandeur ; des palais splendides, dont les toits dorés rivalisaient avec ceux de Rome ; une tour gigantesque, des bains, des ruines de temples, et un théâtre, dont les murs subsistent en partie. On y voit, à l’intérieur et au dehors des murs, des constructions souterraines, des aqueducs, des passages voûtés ; et, ce qui me parut le plus remarquable, des tuyaux si habilement disposés, qu’ils distribuaient leur chaleur à travers de petits trous cachés et imperceptibles. » Près de sept siècles se sont écoulés depuis le temps où écrivait Giraldus : combien tout a changé dans Caerléon ! Aujourd’hui, il ne reste plus de la ville romaine que des pans de murailles et une enceinte qui est fort loin d’être aussi bien conservée que celle de Caerwent. « Cette enceinte a la forme d’un carré long imparfait ; trois des côtés sont droits, et le quatrième, comme le mur du nord de Caerwent, est curviligne ; les angles sont arrondis comme ceux des stations romaines en Bretagne, et correspondent à peu près aux points cardinaux. » Le mamelon artificiel sur lequel s’élevait « la tour gigantesque » dont parle Giraldus, existe encore. C’est un énorme tumulus d’aspect celtique ; il se trouve dans le jardin d’un particulier, M. Hogskee, et mérite d’être examiné. Les Normands y construisirent un château dont les ruines, au milieu du siècle dernier, avaient encore quarante pieds de haut. Dans le pays, on l’appelle la butte du roi Arthur, et la tradition rapporte que c’est là qu’il venait d’habitude dîner avec ses chevaliers. En creusant, on a découvert des chambres voûtées, sans doute celles dont parle Giraldus. J’ai vu dans le jardin un grand nombre d’antiquités romaines : beaucoup d’autres ont été réunies dans un musée fort curieux qui contient aussi des objets de provenance celtique.

Dans un champ, près du musée, se trouve une enceinte creuse de forme elliptique qu’on appelle la Table ronde du roi Arthur ; elle à deux cent vingt-deux pieds de long, sur cent quatre-vingt-dix de large. En fouillant de chaque côté, on a trouvé des rangs de gradins en pierre ; ce qui n’a plus permis de douter que ce ne fût l’amphithéâtre romain. Tout auprès j’ai observé le mur qui entourait toute la ville, et dont les pierres sont reliées entre elles par ce beau ciment dont l’on croit à tort que les Romains ont gardé le secret.

On ne peut visiter Caerléon sans se rappeler l’époque romanesque ou le héros breton Arthur y tenait sa cour, « sept fois à Pâques et cinq fois à Noël. Les rois couronnés venaient lui rendre hommage avec une suite nombreuse de comtes et de barons, et il ne fallait rien moins qu’un obstacle invincible pour les empêcher de s’y trouver. » Aucun des personnages des romans gallois n’a laissé une plus fonte trace qu’Arthur. Son nom est resté profondément gravé dans le cœur du peuple, et son auréole chevaleresque et poétique l’a rendu fameux dans toute l’Europe.

Le roi Arthur est le point central autour duquel se meut un monde légendaire dont les personnages ont servi de prototypes aux trouvères du douzième siècle.


Gravé chez Erhard r Duguay-Trouin 17

Son nom s’incarne dans les souvenirs les plus anciens

de la chevalerie et des romans ; et ses exploits, soit réels, soit fabuleux, ont fourni une riche matière à la poésie, sinon une matière bien authentique à l’histoire. Voici le résumé de ce qu’en racontent les traditions.

Pendant les troubles qui suivirent la mort d’Uter Pen-Dragon, les nobles de Bretagne s’assemblèrent pour lui choisir un successeur ; après qu’ils eurent longtemps discuté, sans pouvoir rien décider, on découvrit, près du lieu où se tenait l’assemblée, une large pierre, dans laquelle était enfoncée une épée. Autour de cette arme, une inscription gravée en cercle, annonçait que celui qui tirerait l’épée était le véritable héritier du trône. Tous ceux qui ambitionnaient ce titre essayèrent en vain leurs forces ; Arthur, alors inconnu, survint et tira l’épée de la pierre aussi facilement que si c’eût été du fourreau. On le salua roi. Il accomplit alors les hauts faits que la légende a conservés, et entreprit ses longues guerres contre les Saxons, tant célébrées par les chants des bardes. Le roi breton possède, comme Roland, une épée merveilleuse, Caliburn ou Dure-entaille, pareille à la Durandal du héros français : de plus il a « la lance du commandement, » sans doute la fameuse lance sanglante symbolisant la guerre à outrance contre les Germains.

Arthur eut une carrière longue et glorieuse, jusqu’à la trahison de son neveu Mordred, et périt dans un combat contre ce dernier. Au milieu de la bataille, Arthur se sentant blessé, donna son épée Caliburn à un de ses chevaliers, en le priant de la jeter dans un lac qu’il lui désigna. Arrivé au lieu indiqué, le chevalier lança l’épée de toute sa force : comme elle retombait, une main et un bras sortirent des eaux, et la saisissant par la poignée la brandirent trois fois, et disparurent avec elle dans le lac. Cette main, a dit M. Renan, c’est l’espérance des races celtiques. Arthur fut ensuite enlevé dans une barque par Morgane, Viviane, et autres fées qui le conduisirent dans l’île d’Avalon (Glastonbury).

La disparition d’Arthur resta aussi mystérieuse pour les Bretons, que celle de Romulus, enlevé, dit-on, au milieu d’un orage. Le retour d’Arthur fut longtemps la plus chère espérance de la race Cymrique. On disait que, guéri de ses blessures, il attendait dans une retraite féerique l’heure de recouvrer ses États après en avoir chassé tous les Saxons.


Le château de Raglan. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Au douzième siècle, le roi Henri II fit fouiller dans le cimetière de l’abbaye de Glastonbury, et l’on trouva une inscription qui indiquait le lieu de sépulture d’Arthur : à seize pieds en terre on découvrit un chêne creux rempli d’os d’une grandeur démesurée[3].

Quant à la fameuse table ronde, elle est plus vieille que le roi breton, car le Grec Posidonius (contemporain de Marius) raconte que les convives dans les festins des Gaulois se rangeaient autour d’une table ronde, et qu’après le repas, les guerriers aimaient à se provoquer à des combats simulés. « Cette table, a dit M. de la Villemarqué, n’est-elle pas le prototype de la table chevaleresque d’Arthur et des tournois du moyen âge. Cela est tellement vrai que ces êtes étaient encore désignées sous le nom de Table Ronde par les écrivains des siècles de la chevalerie. » La Table Ronde fut au moyen âge le symbole de la chevalerie galante comme le Graal devint le symbole de la chevalerie ascétique.

Le lendemain de mon arrivée à Newport, voulant visiter à mon aise le château de Raglan, je partis de grand matin pour Usk, et restai quelques heures à parcourir cette vieille ville qu’on croit avoir été le Burrium des Romains. C’était anciennement une place importante : mais elle est bien déchue, et ne forme plus qu’un petit village de quelques centaines d’habitants. Elle occupe une langue de terre à la jonction des rivières Olway et Usk ; ses rares maisons sont disséminées parmi des vergers et des jardins. Une charmante promenade conduit, aux ruines du château, du haut duquel on a une vue admirable des environs. La tradition désigne cet endroit comme le lieu de naissance d’Édouard IV et de Richard III. En quittant Usk, on rencontre d’anciens campements romains et bretons.

On arrive bientôt au village de Raglan, près duquel s’élève le château du même nom, une des plus belles ruines du pays de Galles. La principale entrée est magnifique, sous son épais manteau de feuillage et de lierre. Le portail gothique est défendu par deux tours massives ; l’intérieur du château présente de riches spécimens des divers styles d’architecture depuis le temps d’Henri V jusqu’à celui de Charles Ier. Les


Le château de Chepstow. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

sculptures sont dans un état de conservation remarquable.

La grande salle offre un aspect imposant, et porte encore les armes du marquis de Worcester, avec sa fière devise : « Mutare vel timere sperno : Je dédaigne de changer ou de craindre. »

La seconde cour contenait anciennement une élégante fontaine en marbre, dont il ne reste aucune trace.

Je vis ensuite les restes de la chapelle, dont le côté ouest a été détruit, et le donjon ou Tour jaune de Gwent, haut de cinq étages, et dont les murs ont dix pieds d’épaisseur. Pendant les guerres civiles, Henri, premier marquis de Worcester, combattit longtemps en faveur du roi Charles Ier ; il leva un corps de deux mille hommes, commandé par son fils. Charles visita à plusieurs reprises son fidèle sujet, et fut toujours reçu avec la plus grande magnificence. On raconte qu’une fois, le roi pensant que les provisions du château seraient insuffisantes, permit au marquis de prendre dans le pays tout ce qui lui fallait pour s’indemniser. Henri de Worcester, après avoir remercié humblement Sa Majesté, répondit que son château ne resterait pas longtemps debout s’il était un poids pour le pays, et qu’il préférerait être réduit à une bouchée de pain que d’exiger la moindre chose des autres.

L’armée de Cromwel prit, saccagea et incendia le château[4]. — Raglan était célèbre aussi pour sa « chaire de bardisme et de poésie » dont la devise était : « Deffro ! mac ddydd, Réveillez-vous, voici le jour. »

En quittant Newport, j’entrai dans le pays de Galles proprement dit (le Monmouthshire en faisait partie autrefois) ; ce fut à Cardiff que j’entendis pour la première fois parler le gallois, bien que, d’après ce qu’a voulu bien me dire M. H. Martin, il soit encore très-répandu dans le Monmouthshire. Le dialecte du nord diffère légèrement de celui du sud, le plus rapproché de notre breton ; aussi voit-on souvent des marins bretons s’entendre sans peine avec les Gallois du sud.

Robert Fitzham, après avoir conquis le comté de Glamorgan, divisa le pays entre douze chevaliers normands, pour les récompenser de leurs services, et prit pour lui la ville de Cardiff, située sur la Taff, à deux milles de l’endroit ou cette rivière se jette dans le canal de Bristol.

Après avoir passé devant la statue de lord Bute, le bienfaiteur de Cardiff qu’il a doté de très-beaux docks, je visitai la jolie église de St-Jean, et pénétrai ensuite dans le château. La nouvelle maison seigneuriale, greffée pour ainsi dire sur l’ancien château, fait un triste effet ; l’intérieur contient un grand nombre de portraits de famille, quelques-uns par Kneller, et un par Vandyck. Le rempart qui entourait anciennement le château, sert de parapet à une charmante terrasse plantée d’arbres, à travers lesquels on aperçoit toute la contrée environnante. Un pan de mur et un donjon, voilà tout ce qui reste de la puissante forteresse que bâtit Fitzham en 1110, et dont il faisait sa résidence habituelle. Un souvenir mélancolique se rattache aux vieilles tours de Cardiff. Le duc Robert de Normandie, frère de Guillaume le Roux et de Henri Ier, y fut prisonnier vingt-six ans. La tradition rapporte qu’ayant entendu les bardes dans leurs fêtes, il s’était fait recevoir dans leur ordre, avait appris le gallois, et composé dans cette langue un poëme adressé à un chêne placé à la Pointe de Penmarth, qu’il apercevait des fenêtres de sa prison. En voici la traduction :

« Ô Chêne ! toi qui croîs sur le mur de guerre, là où la terre s’est abreuvée de rouges torrents ; malheur aux folles querelles, quand le vin pétillant circule !

« Ô Chêne ! toi qui croîs dans la plaine verte, où a débordé le sang des guerriers immolés ; le malheureux qui est au pouvoir de la haine peut bien se plaindre de ses misères !

« Ô Chêne ! toi qui croîs dans toute la gloire de ta force, le sang répandu suit une horrible injustice ; malheur à celui qui se trouve au milieu des combats !

« Ô Chêne ! toi qui croîs près du ruisseau de la pelouse, la tempête a brisé tes branches autrefois si belles ; celui que poursuit l’envie de la haine vivra dans une triste angoisse !

« Ô Chêne ! toi qui croîs sur un rocher escarpé et boisé, la où les vagues de la Severn répondent aux vents ; malheur à celui auquel les années n’enseignent pas que la mort est proche !

« Ô Chêne ! toi qui croîs au milieu des années de malheur, parmi les terribles émotions des batailles ; n’est-il pas écouté, celui qui prie la mort de terminer ses jours ! »

Dans ce beau poëme, comme on l’aura facilement compris, Robert se compare au chêne, et chante sa triste destinée. On a dû être frappé de la forme particulière des strophes. En Galles on appelle ce genre de poésie Tribannau, ce qui peut se traduire par Tercets[5]. Les bardes ont perpétue ces rhythmes dont l’origine remonte jusqu’aux époques druidiques. Les Tribannau se composent de trois vers liés par l’unité de la rime, mais non par l’unité de la pensée. Le premier se rapportant soit à une plante, soit à un animal, soit à quelque accident de la vie. Le second continue souvent la même idée, mais avec moins de précision, et quelquefois s’en écarte un peu. Enfin le troisième termine brusquement le couplet par une leçon morale, dont le rapport avec les deux premières parties est fréquemment insaisissable ; cependant si l’on réfléchit que les druides dans leurs poésies comme dans leurs enseignements se servaient de formes symboliques, on peut supposer qu’il y avait là une corrélation secrète dont le sens nous échappe. On sent dans ces chants quelque chose de hardi et d’original, qui porte le cachet d’une race créatrice, n’ayant tiré aucune de ses inspirations des sources grecques ou romaines.


II


Briton Ferry. — Usage touchant. — Séjour à Swansea. — Excursion dans la Péninsule de Gower. — Les Mumbles. — La pierre d’Arthur. — Caermarthen. — Le chêne de Merlin.

De Cardiff à Neath, on passe successivement près de Llandaff, célèbre pour son antique cathédrale, et devant le château de Coity, magnifique ruine qui attire également l’artiste et l’antiquaire.

Avant Neath apparaît Briton Ferry, joli village où la température est si douce et les vents si tempérés, que des fleurs du midi s’y épanouissent. Dans la cour de l’église qui en Galles comme en Angleterre sert de cimetière, on retrouve le touchant usage français de parer les tombeaux de fleurs[6]. Dans la semaine qui précède Pâques ou la Pentecôte, on renouvelle sur la terre des tombeaux les plantes et les fleurs qui les poétisent. La rose blanche orne la tombe d’une jeune fille ; la rose rouge est destinée aux trépassés qui se sont distingués par leurs vertus. Toucher à ces plantes serait un sacrilége ; un parent ou un ami peut seul en détacher une feuille ou un rameau qu’il lui est permis de porter en souvenir du défunt. Les pierres tumulaires qu’on élève aux deux bouts de chaque tombe sont blanchies à la chaux à chaque fête annuelle. Ces usages sont communs à toutes les conditions sociales. Même sur les tombeaux placés dans l’intérieur des églises, les amis survivants viennent un jour de chaque semaine déposer des fleurs au moins pendant tout le cours de l’année qui suit la mort de la personne aimée. Shakspeare fait allusion à cette coutume lorsqu’il dit dans Cymbeline (acte IV) : « Tant que durera l’été, et que fidèle j’habiterai ici, j’ornerai ta triste tombe des fleurs les plus belles. »

C’est à Neath que l’on entre dans les districts manufacturiers ; le paysage ne présente plus que collines arides, à moitié ensevelies dans les vapeurs grises du ciel et les nuages blancs des fabriques. Bientôt on atteint Swansea, la ville la plus importante et la plus populeuse du pays de Galles ; elle est située au fond d’une baie magnifique à laquelle elle donne son nom ; un amphithéâtre de collines la protége contre les vents du nord. Cette ville possède peu d’antiquités. Le château, malheureusement caché par les maisons, sert de bureau de poste : on suppose qu’il a été fondé en 1113 par Henri de Beaumont, comte de Warwick.

Le marché est, dit-on, couvert avec le plomb de la cathédrale de St-David, donné par Cromwell à un habitant de Swansea.

Les principaux monuments sont : l’Hôtel-de-ville, la Chambre de commerce, le théâtre, et la « Royal institution of south Wales. » Ce dernier établissement, construit en forme de temple grec, contient une excellente bibliothèque, des galeries de zoologie, de minéralogie, de géologie, et des collections d’antiquités très-intéressantes.

En traversant la ville et en montant sur la hauteur appelée Hilney Hill, on a une vue splendide de la baie et des pays environnants : à droite, la pointe des Mumbles, à gauche, la vallée de Swansea, où l’air est vicié par les vapeurs arsenicales et sulfureuses des manufactures de cuivre. Partout le sol est aride et dégarni de verdure ; on affirme pourtant que cette atmosphère n’est pas pernicieuse aux ouvriers, et qu’un grand nombre d’entre eux arrivent à un âge très-avancé.

Le comté de Glamorgan se termine par une péninsule qu’on nomme le Gower ; cette partie du pays de Galles, m’ayant été désignée comme très-remarquable pour ses antiquités et le caractère sauvage de ses côtes, je résolus d’y faire une excursion. Un omnibus qui suivait les bords de la baie de Swansea, me conduisit d’abord aux ruines du château d’Oystermouth, qui s’élève fièrement sur une éminence, en s’enveloppant d’un manteau de lierre. Quelques minutes après, j’étais aux Mumbles, petit village de pêcheurs, bâti au pied d’une falaise rougeâtre. Une vieille église y montre les caractères les plus saillants des constructions normandes.

En quittant cette première étape, je donnai un coup d’œil à la baie de Caswel et passai près du château de Pennard. À partir de ce point, de vastes bancs de sable bordent la route jusqu’à la baie d’Oxwich, à la droite de laquelle apparaît le vieux château de Penrice. Non loin de Penrice s’élève sur une longue colline un puissant monument qu’on nomme la Pierre d’Arthur. C’est peut-être le plus célèbre Cromlech[7] du pays de Galles. On l’appelait « une des merveilles du monde dans le Gower. » Il n’a point été facile de l’ériger dans la position qu’il occupe, car les Triades[8] qualifient ce fait comme « une des trois œuvres difficiles accomplies en Bretagne, » et de plus « une des trois preuves étonnantes de la puissance humaine ; » les deux autres étant Stone-Henge et Salisbury-Hill. Dans ces mêmes Triades, ce monument est désigné comme la pierre de Cetty ; sans doute du nom d’une localité située dans la baie de Swansea. Un proverbe gallois en parlant d’entreprises difficiles dit : « Comme le travail pour la pierre de Cetty. » La Pierre d’Arthur a environ quatorze pieds de longueur, sept d’épaisseur, et à peu près cinq de largeur : elle a été brisée en partie[9]. Il existait autrefois dans ce lieu un célèbre puits sacré sur lequel M. Kempe fait les remarques suivantes : « Comme on sait que les druides consacraient les bois, les rochers, les cavernes, les lacs et les fontaines à leur religion, il est très-probable que la pierre d’Arthur a été placée sur une de leurs fontaines sacrées : elle se transforma ensuite en lieu de prière, et comme l’adoration de la Vierge égala à une certaine époque et éclipsa presque celle de Jésus-Christ, la fontaine fut appelée « Puits de Notre-Dame. » Une vieille tradition prétendait que cette fontaine suivait le mouvement des marées. On n’y voit plus maintenant qu’une petite mare complétement sèche pendant l’été. On rencontre dans les environs des sources minérales auxquelles on attribue des propriétés médicinales, et la plus renommée sur la colline dite Cefn Bryn, produisait, dit-on, des guérisons miraculeuses : beaucoup de gens venaient boire de son eau et jetaient ensuite une épingle en signe de reconnaissance. Autour de la pierre d’Arthur, on aperçoit des Carneddau ou monceaux de pierres, une des espèces de monuments funéraires des Celtes, et à l’est ce qui semble les restes d’une voie sacrée ou avenue conduisant au principal monument.

La péninsule de Gower abonde en antiquités de diverses origines ; on y compte six ou sept camps ou retranchements considérables. Son histoire est très-curieuse. Elle fut longtemps une importante station des Bretons ; les Normands l’envahirent peu après la conquête de l’Angleterre et s’y maintinrent avec beaucoup de peine. En 1103, une nombreuse troupe de Flamands, chassés de leur pays par une inondation de la mer, vinrent chercher un asile dans le sud de l’Angleterre. Henri II eut l’idée d’implanter cette énergique colonie dans le Gower et dans le Pembroke pour contenir les Gallois du Sud. Les Flamands furent forcés de défendre, les armes à la main, les terres qu’il leur avait données. Ce peuple a conservé son caractère national, à travers une période de près de sept siècles. Ils se sont rarement mêlés avec leurs voisins les Gallois. Leur physionomie est différente ; l’anglais qu’ils parlent est encore mélangé de mots flamands. Leur caractère est bon, leurs goûts modérés ; ils sont pour la plupart marins ou pêcheurs. Ils ont adopté les superstitions, et aussi, dit-on, l’amour des procès par lesquels les Gallois rivalisent avec les Normands. Leur habillement se compose d’étoffes du pays ; quelques-uns portent des plaids ; la plupart des femmes ont un whitle, ou espèce de schall, généralement teint en rouge et orné dans le bas de franges appelées drums. Ce vêtement est très-pittoresque, et les femmes ont une manière toute particulière de l’arranger. Elles enveloppent leurs enfants afin de pouvoir les porter, tout en gardant les mains libres pour tricoter ou s’occuper des soins de la maison. Elles ont le chapeau d’homme en castor, si commun en Galles, mais qui cependant perd du terrain.


Harpiste gallois jouant de la telyn (voy. p. 269). — Dessin de É. Bayard d’après M. A. Erny.

Pendant mon séjour à Swansea, j’allai passer une journée à Caërmarthen, la vieille cité, considérée longtemps comme la capitale du pays de Galles. Elle est située sur les bords de la rivière Towy, dans une des positions les plus pittoresques que je connaisse. Comme à Quimperlé, et dans toutes les villes bâties sur un point élevé, chaque coin de rue ouvre une échappée sur la campagne, et, à chaque pas, on trouve des tableaux tout composés. Je gravis d’abord sur une petite colline que couronne l’église de Saint-Pierre ; monument fort simple, orné d’une tour carrée qui ressemble beaucoup à celle de l’église des Mumbles : l’intérieur contient des tombeaux dont le plus remarquable est celui de Rhys ap Thomas et de sa femme.

La salle du marché est vaste ; les rues sont petites et irrégulières, mais d’autant plus pittoresques. Après avoir examiné les ruines d’un prieuré dont la date et le fondateur sont inconnus, je descendis près d’un pont d’où je considérai la splendide vallée du Towy avec sa riche décoration de verdure et de fleurs. À ma droite, une grosse tour, garnie de lierre et comme enclavée dans les habitations, était le seul reste du vieux château. Selon Giraldus Cambrensis, Caërmarthen était entourée de murs en brique, dont on voit encore les débris près de la rivière. C’est là que se trouvait le Maridunum de Ptolémée et d’Antonin d’où divergeaient les deux grandes sections de la fameuse route appelée Via Julia.

Caërmarthen est aussi renommée comme le lieu de naissance du fameux barde et prophète Merlin, qu’un ancien auteur appelle le fils d’un démon et le grand Apollon de la Bretagne. On assure même que le nom de la ville est une corruption de Caer-Merddin, oula ville de Merlin. À trois milles de Caërmarthen, du côté d’Abergwili, on voit un rocher creux désigné comme la grotte de Merlin ; et c’est là, dit la tradition, que la belle fée Viviane emprisonna pour toujours le trop confiant magicien. Cependant Spencer, dans sa Fairy Queen, place la grotte de Merlin dans les bosquets touffus de Dynevor, à quelques milles plus haut dans la vallée de Towy ; les Bretons de France la revendiquent aussi pour leur pays. Nous ne pouvons que renvoyer au charmant récit de M. de la Villemarqué dans son Étude sur le Barde gallois.

« Quand Merlin revint vers Viviane, les églantiers étaient en fleurs, au bord de la forêt, comme lorsqu’il vit son amie pour la première fois. Ce qui désolait Viviane, c’était l’idée de le voir la quitter encore ; vainement elle chercha les moyens de le retenir ; alors elle eut recours à Merlin, et lui demanda comment emprisonner quelqu’un sans pierre, sans bois et sans fer, et seulement par enchantement. Merlin, quoique avec peine, lui apprit comment elle devait s’y prendre, et Viviane en fut si ravie qu’elle redoubla ses tendresses. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, ils trouvèrent un grand buisson d’aubépine, tout chargé de fleurs. Ils s’assirent sous son ombre, et Merlin, la tête appuyée sur les genoux de Viviane, ne tarda pas à s’endormir. Elle se leva alors et tourna neuf fois son écharpe autour du buisson, en faisant neuf enchantements que Merlin lui avait appris. Quand ce dernier ouvrit les yeux, tout avait disparu pour faire place à un château enchanté, et, couché sur un lit de fleurs, il se vit prisonnier d’amour de Viviane ; « Ah ! Viviane ! s’écria-t-il, je croirais que vous avez voulu me tromper, si vous me quittiez jamais ! — Mon doux ami, répondit-elle, pourriez-vous le croire ? pourrais-je vous quitter jamais ! »


Cimetière gallois. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Tout rappelle Merlin à Caermarthen. Si l’on traverse la rue du Prieuré ; dans un coin, un chêne tout couvert de chaux blanche et semblable à un beau vieillard s’offre à la vue. Si l’on s’arrête curieux et étonné, et qu’on demande quel est ce squelette blanc, les vieux habitants répondront que c’est l’arbre de Merlin, et qu’ils en couvrent les branches de chaux pour le conserver, car le prophète gallois a prédit : que, du jour où les rameaux de ce chêne tomberaient, le comté de Caermarthen serait inondé. Le peuple croit religieusement à cette tradition, et personne n’oserait porter une main sacrilége sur ce tronc vénéré.

Dans tous ces environs, comme dans beaucoup d’autres parties des Galles du Sud, s’est conservé l’usage des biddings aux mariages. Cette coutume a une grande ressemblance avec celle du pays breton, où chaque invité apporte un cadeau au marié et à la mariée, et marche en procession en tenant son offrande à la main. Le bidding est une invitation envoyée par un jeune couple à ses amis et voisins, pour les prier d’assister à leur union, et les engager à contribuer à l’achat des objets nécessaires aux jeunes époux. Chaque don de cette nature est inscrit, avec le nom et la demeure du donateur, et considéré comme une dette à payer dans une occasion semblable. Suivant l’ancien usage, c’est un personnage appelé le bidder, qui va de maison en maison annoncer le mariage et faire les invitations. Souvent aujourd’hui on remplace le bidder par une simple circulaire imprimée. Selon une autre coutume du pays de Galles, dans certains villages, après la cérémonie nuptiale, les invités et la mariée montent à cheval, et la mariée part au grand galop ; tout le monde cherche à l’attraper, mais c’est un honneur qu’il est convenu de laisser au mari. Cependant il arrive quelquefois que des malins du village s’avisent de donner un mauvais cheval au marié, ce qui le met dans une situation très-désagréable, et dont s’amusent beaucoup ses amis et ses connaissances.

Les femmes des comtés de Caermarthen et de Pembroke s’habillent d’une étoffe à carreaux rouges et noirs. Le rouge était en honneur dans le pays de Galles ; on lit, dans les écrits d’Howel ap Owain : « Mon prince nous a transformés en bardes rouges. » Le dragon rouge de Cadwalader, dans la tradition, est l’emblème des Gallois, tandis que le dragon blanc est celui des Saxons.


III


Départ pour le château de Llanover. — Neath. — La vallée et ses légendes. — Le rocher de Dinas et la légende du roi Arthur. — Abergavenny. — Séjour au château de Llanover. — Promenades dans les environs. — Le Mary-Lewyd. — Les manuscrits barriques. — Le harpiste Griffith. — La Teiyn. — Musique galloise. — Légende du Pooka.

Je revins à Swansea dans la soirée, et trouvai une lettre de M. Henri Martin, qui était arrivé depuis deux jours au château de Llanover, où je devais le rejoindre.

Le lendemain je partis pour Abergavenny. La route passait à travers la vallée de Neath, une des plus jolies du pays de Galles ; sa partie la plus élevée est dans le comté de Brecknock, et la plus basse dans le Glamorgan. Neath est une ville de grande antiquité, située sur les bords pittoresques de la rivière du même nom, qu’entourent des collines riches de produits minéraux de toutes sortes. Les seuls monuments dignes d’attention sont le Town-Hall (hôtel de ville) et l’église ornée d’une tour quadrangulaire contenant six cloches.

À l’est de la rivière on peut encore distinguer les ruines de l’abbaye de Neath, que Leland appelait autrefois la plus belle du pays de Galles. Le roi Édouard II s’y réfugia en 1326, lorsque les vents contraires l’empêchèrent de mettre à exécution son projet de fuite en Irlande ; mais il fut bientôt découvert, et confiné dans le château de Kenilworth, sous la garde du comte de Leicester : la vie de ce prince ne devait pas tarder à se terminer tragiquement dans les tours de Berkeley. À Glyn-Neath habite Miss J. Williams, dont la plume élégante a conservé à la postérité les charmants contes de fées de sa vallée. Deux milles plus loin, à Pont-Neath Vaughan, je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil aux cascades des environs ; la plus intéressante est celle de Cilh Heptse partagée en deux chutes, dont la première en se précipitant forme une telle arcade qu’on passe dessous à pied sec. Un voyageur, M. Warner, raconte que, pendant un orage, il se mit à l’abri sous ce parapluie d’un nouveau genre. La colline aride qui borde la route passe pour être hantée par les esprits ténébreux ; car elle se trouve dans ce qu’on appelle la vallée du Diable. Selon les traditions du pays, on voit aussi aux environs les fées danser et chanter aux sons de harpes mélodieuses. En Galles, les fées passent pour être intermédiaires entre la terre et le ciel. On les suppose bien disposées pour les hommes vertueux, ennemies du mensonge et de la malpropreté, et punissant sévèrement tous ceux qui sont sujets à ces vices. On compte encore parmi les hôtes terribles de ces vallées, les cwn wybir (les chiens du ciel) ou cwn anwn (chiens de l’abîme), spectres qui poursuivent avec d’affreux aboiements l’âme de quelque malheureux coupable. Les habitants de ces districts sont familiarisés avec ces cris surhumains et racontent souvent qu’ils les ont entendus en revenant chez eux pendant les nuits noires et pluvieuses. Chez ce peuple nerveux et poétique, les légendes de fantômes, de cris surnaturels et de fées sont les sujets favoris des conteurs.

En reprenant le chemin de fer à Glyn-Neath, on côtoie une masse énorme de rochers jetée là comme une forteresse destinée à garder la vallée. On l’appelle Craig y Dinas, nom qui vient sans doute de sa position, car Dinas veut dire une colline fortifiée. Une tradition prétend que le roi Arthur et ses chevaliers sont renfermés dans une caverne située au-dessous de Craig y Dinas, et qu’il attendent, plongés dans un sommeil enchanté, l’heure de chasser les Saxons.

Je passai quelques heures à Merthyr-Tydvil, et j’arrivai bientôt à Abergavenny, d’où je me rendis au château de Llanover. La route est une des plus charmantes du pays de Galles ; point de dureté de lignes ; partout des courbes gracieuses de montagnes et de collines qui caressent l’œil, et le délassent de l’aridité des environs de Merthyr. La principale entrée de Llanover (Porth-Mawr), est la représentation exacte de l’ancienne porte des Tudors, détruite il y a quelques années à Abergavenny. Sur le fronton est gravée une inscription galloise, que je cite pour son caractère d’antique hospitalité.

Qui es-tu voyageur ?
Si tu es ami, du fond du cœur sois le bienvenu.
Si tu es étranger, l’hospitalité t’attend.
Si tu es ennemi, la bonté te retiendra.

En descendant de voiture, j’allai remercier lord et lady Llanover pour la gracieuse invitation qu’ils m’avaient faite de passer quelques jours au château.

Lord Llanover a été pendant quelque temps ministre des finances ; il est actuellement lord-lieutenant de son comté. Milady, personne d’une haute énergie, et passionnée pour tout ce qui est gallois, a défendu et défend pied à pied la langue et les coutumes galloises battues en brèche par le mauvais vouloir des Anglais. Ces derniers veulent opérer dans la principauté le même travail d’absorption qui a si bien réussi en Écosse et en Cornouailles, et s’assimiler comme dans ces deux pays, les habitants et la langue primitive. L’esprit de nationalité est encore très-vivace dans le pays de Galles qui a conservé sa langue et sa physionomie propre. En effet rien n’est plus différent d’un Anglais qu’un Gallois ; le premier à une roideur (au moins apparente) qui n’existe pas en Galles. Le Gallois comme le Français, dont il se rapproche beaucoup par les traits comme par les mœurs, est d’accès plus facile, et se montre bien plus disposé à faire des avances au voyageur. La femme galloise, elle aussi, a quelque chose d’original et de fier qui signale le vieux sang indompté des Kymris. Dans la conversation, elle a plus d’entrain, plus de gaieté que les Anglaises ; une Galloise ne sachant que quelques mots de français, parlera volontiers avec un étranger, et devinera presque sa pensée, ce qui n’arrive pas toujours avec une Anglaise.

La réception qu’on me fit fut aussi cordiale que gracieuse. Milady me conduisit immédiatement dans son jardin où je m’arrêtai devant un Rhododendron gigantesque de cent cinquante pieds de circonférence. Au milieu d’un petit bois, j’aperçus neuf fontaines provenant de neuf sources aussi abondantes l’été que l’hiver, et qui ne tarissent jamais, même dans les plus chaudes saisons[10]. Plus loin, en traversant le parc, nous arrivâmes au village de Llanover. Milady, qui s’occupe du bien-être de tous, était venue nous accompagner, M. Martin et moi. Elle s’arrêta dans plusieurs maisons, et donna à chacun de ses tenanciers des encouragements et de bonnes paroles. L’intérieur des fermes est remarquablement soigné, tous les meubles sont frottés ; le foyer est en fer, les parquets luisants et polis rappellent la propreté des maisons hollandaises. Comme je faisais remarquer à M. H. Martin quelle différence il y avait entre ce foyer et le foyer breton : « Ne dites pas de mal des Bretons, observa milady, ce sont nos frères ! » Pour les Gallois, la Bretagne est la sœur patrie, et ils appellent les Bretons, nos frères de Gaule. Dans un des cottages, la maîtresse du logis nous montra avec orgueil un magnifique escalier en bois sculpté ; il doit dater de plusieurs centaines d’années.

Une petite auberge attira mes regards par son enseigne extraordinaire. C’était un tableau à l’huile représentant une scène fantastique, une sorte d’apparition bizarre. On me dit qu’il avait été peint d’après nature à l’époque du dernier Mary-Lewid et l’on m’expliqua cette vieille et curieuse coutume qui s’éteint comme tant d’autres. Le jour des Rois, les jeunes gens se procurent le squelette d’une tête de cheval, et l’ornent de rosettes de soie et de rubans de toutes couleurs. Dans le creux des yeux, on met deux bouteilles cassées, et dans chacune une petite lanterne. Le soir des Rois, appelé en Galles, la nuit du Mary-Lewyd, un garçon met sa tête dans ce squelette, se couvre d’un drap blanc, et promène cette espèce de fantôme de maison en maison, en faisant la quête. Trois jeunes gens accoutrés d’une manière fantastique, exécutent derrière le spectre une danse particulière ; puis chantent en partant un air charmant qui porte le même nom de Mary-Lewyd.

Les Gallois ont comme les Basques et les Bretons, l’habitude de lutter paroisse contre paroisse. L’excitation que produisent ces rivalités est incroyable. Pour décider leurs prétentions, ils se rendent dans de grandes plaines, et vingt ou trente joueurs de chaque côté se renvoient la balle, en présence d’une multitude de spectateurs.

Actuellement m’a dit une vieille femme de Llanover, les jeunes gens ne s’amusent plus comme autrefois à toutes sortes de jeux. Cet abandon des anciens jeux populaires, a cependant sa compensation, car maintenant les jeunes gens occupent leurs loisirs à composer de la musique, à écrire des vers et des essais en prose, afin d’obtenir des récompenses aux Eistedfods ou réunions bardiques qui se tiennent tous les ans. Ces goûts contribuent à conserver la langue, la littérature nationale, et la culture de la poésie pour laquelle les Gallois ont tant d’aptitude. L’exemple le plus frappant qu’on puisse en donner c’est le Pennilion, où se montre dans toute sa vivacité, le véritable talent d’improvisation que les Gallois possèdent comme les Basques et les Bretons. Deux concurrents chantent, avec ou sans accompagnement de harpe, des stances appelées Pennilion. Le premier improvise des vers et les chante ; le second reprend l’air et introduit dans la réplique une pointe comique et satirique. D’autres improvisateurs les suivent et tant qu’il se trouve un champion, le joyeux combat continue ; cela dure quelquefois toute une nuit.

Les environs de Llanover abondent en sites magnifiques. On nous conduisit une fois à l’endroit ou commence le comté de Brecknock, et nous restâmes longtemps à contempler le paysage environnant, et les pics du pain de Sucre et du Blorenge entourés de ce léger brouillard bleuâtre qui laisse entrevoir le contour et la masse des montagnes, sans les voiler entièrement comme la brume épaisse de la Suisse.

Une autre fois, nous allâmes visiter l’ancienne COURT de Llanover, c’est-à-dire l’endroit ou habitait la famille Hall avant la construction du château, qui ne date que d’une trentaine d’années. La porte d’entrée, un couloir et un bel escalier sont en bois sculpté. Dans la salle, près du foyer je remarquai un vieux siége en bois où quatre personnes peuvent s’asseoir : c’est là que se réunit la famille après le repas du soir, et c’est le moment que choisissent les vieillards pour conter les légendes de fées qu’affectionnent tant les Gallois. La maison a son esprit, qui est le Pooka ou Puck, que nous retrouvons dans le Songe d’une nuit d’été. Comme l’a dit spirituellement Ch. Dickens, c’est le droit de toute grande famille d’avoir un fantôme ou un lutin dans son château. Le Pooka est d’un très-bon naturel ; si on met une pelle près du foyer, il le balayera ; si vous laissez un plat rempli de crème, le lendemain matin il l’aura vidé. Il aime le plaisir, et n’est pas en très-bons termes avec l’Église, il n’affectionne pas les prédicateurs et leur joue toutes sortes de tours, mettant au milieu de leurs sermons les pelles et les pincettes en danse, faisant aboyer les chiens ou donnant des attaques de nerfs aux jeunes filles. Pook est le même mot que Pouke, qui désignait autrefois le diable. On retrouve ce nom dans plusieurs auteurs ; mais Shakspeare seul nous le montre avec ce caractère d’esprit du foyer qu’il a en Galles. En Islancle, Pucki est l’esprit du mal ; dans la Frise, le nain se nomme Puk, et en Allemagne nous trouvons Putz ou Butz, qui se rapproche beaucoup du Pulk Anglais et Gallois. Les Irlandais aussi ont leur Pooka. Selon les traditions, il est fils d’Oberon, roi des Génies.

À quelque distance de la vieille Court, nous visitâmes une chapelle fort ancienne. Près de la porte est une pierre tumulaire, qui autrefois se trouvait dans le cimetière : ele est ornée d’une croix, et quand on a bâti la chapelle on l’a scellée dans le mur. C’est dit-on, la pierre de saint Gower. Dans l’intérieur de la chapelle, au-dessus d’un grand tableau d’armoiries, se lit l’inscription suivante : « Ici reposent les corps de Williams Pritchard de Llanover, descendant de Cradoc, des comtes d’Hereford, entre la Wye et la Sewern. » Dans le cimetière on remarque le tombeau de Jones Jones, harpiste de Llanover ; on y a figuré une harpe entourée de rayons sous un massif de verdure : près de là reposait un barde, car nous reconnûmes le symbole bardique trois rayons mystiques, et, au-dessous, une légende en caractères bardiques ou koëlbrenn. Ces caractères, dit la tradition, ont été formés par Menw. Ce nom de Menw se rapproche singulièrement du sanscrit Manou. Menw, ap tair Gwaedd, ou Menw des trois voix. Ce personnage, plongé dans une profonde méditation, aperçut une fois trois rayons de lumière descendant du ciel, et vit dessus les arts et les sciences du monde. Ces trois rayons forment la base de l’alphabet bardique. « Si l’on réfléchit à l’émigration des Kymris, venant d’un climat chaud en Galles ; si l’on compare les dogmes druidiques et brahmaniques, et qu’on observe les ressemblances frappantes entre le sanscrit et la langue des Kymris ; on ne doutera plus de l’origine commune des races Celtiques et Indoues. »


Pierre du roi Arthur, dans le pays de Galles. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Le château élégant et spacieux, possède une grande salle (ou hall) remarquable par la haute galerie où se placent les musiciens et les chanteurs, les dimanches et jours de fête. Une première bibliothèque, où se trouvent les portraits de Guillaume III et de Cromwell, fait suite à un magnifique salon orné de tableaux et de curiosités de toutes sortes : au-dessus d’un groupe de porcelaines on distingue le portrait de Nell Gwyn, une des favorites de Charles II.

Dans la deuxième bibliothèque, une tête vigoureuse, signée de Michel-Ange, attira mon attention. Un meuble très-curieux est un coffre en bois de chêne qui contient tous les manuscrits Gallois achetés par lady Llanover au fils d’Iolo Morganwg, le barde du Glamorgan ; beaucoup de ces écrits datent des quinzième et seizième siècles et quelques-uns remontent même jusqu’au douzième (voy. p. 270 et 271). Iolo Morganwg a passé sa vie à collectionner ces précieux manuscrits, qui renferment des trésors de poésie et de prose, dont une société a commencé la publication depuis plusieurs années. — Je trouvai dans la bibliothèque de Llanover plusieurs vieux recueils de musique galloise qui contiennent des restes fort intéressants de l’ancienne musique des bardes Gallois. Je vis aussi la collection d’airs et de mélodies recueillis par miss Williams d’Aberpergwm ; c’est un vrai collier de perles, et certes l’éditeur a droit d’être fier d’un tel joyau.

Il est étonnant que la musique du pays de Galles, soit restée ignorée du reste de l’Europe ; c’est pourtant une des plus anciennes qui existent. Le moyen âge l’a connue un instant ; depuis, elle est restée dans ce coin de la Grande-Bretagne comme une mine dont l’entrée aurait été cachée par un éboulement. Quelques airs seulement ont pénétré jusqu’à Londres.

Les Gallois ont un instrument national qu’on appelle la Telyn, c’est une harpe qui offre la particularité d’un triple rang de cordes. La telyn a été inventée, dit-on par Idris, un des trois bardes primitifs de l’île de Bretagne, les deux autres étaient Eidiol le magicien et le roi Beli. C’était l’instrument favori des Bardes. On rapporte que dans ce mélodieux pays les évêques et les abbés des premiers siècles chrétiens avaient leur harpe comme les Bardes[11]. La rangée du milieu correspond aux touches noires du piano. On joue de la telyn sur l’épaule gauche et de la main gauche. Ce qui rend l’autre harpe si facile à manier, me disait une jeune dame, c’est qu”il ne s’agit que de faire le contraire. La telyn est un instrument si difficile, que les musiciens du continent et de l’Angleterre ne veulent pas l’apprendre. Elle possède néanmoins une grande supériorité sur la harpe ordinaire ou à une rangée de cordes ; chez la telyn, les grosses cordes suffisent à donner le volume de son le plus ample, tandis qu’avec l’autre harpe, on ne peut, qu’au moyen d’une pédale, obtenir le même résultat. Le mot telyn est d’une grande antiquité.


Le château de Lanover. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Le cap qui commande la rade de Toulon (cap Ceret), s’appelait anciennement le promontoire des Citharides (ou des joueurs de harpe), et la ville elle-même Telo-Martius.

Les Gallois avaient encore d’autres instruments de musique, comme la rhôte, la cornemuse, le tambour et le cornet ou trompe, mais ils ne s’en servent plus depuis longtemps.

Comme je manifestais le désir de voir et d’entendre une de ces belles harpes touchée par une main habile ; milady fit venir son harpiste Griffith, qui est logé et entretenu par le seigneur, comme l’était en Écosse le joueur de cornemuse. Anciennement, tous les châteaux du pays de Galles avaient leur joueur de harpe, mais tous les jours les vieilles traditions s’effacent dans les hautes classes, et les trois quarts de la noblesse galloise ont à peu près oublié les mœurs et la langue nationales.

À deux reprises, et toujours avec un plus vif plaisir, je l’entendis interpréter les mélodies galloises. Dans les variations, il obtenait des effets ravissants qu’il serait impossible, je crois, de produire avec la harpe ordinaire. Tenant, d’une main, une note en pizzicato accentué et lent, tandis que, de l’autre, il joue l’air en pizzicato plus léger, il diminue peu à peu le son et le fait mourir et renaître selon son caprice. Une autre fois, je le vis faire des arpéges sur les petites cordes, et piquer les notes graves de son air sur les grosses cordes. Quand il eut terminé, une jeune paysanne vint chanter des romances accompagnées par la harpe. (Je dois noter un fait curieux, c’est que pour certains airs la telyn a besoin d’être accordée d’une façon particulière.) Descendant belle et pure de la haute galerie, la voix de la chanteuse produisit sur moi un effet prodigieux, car ces airs originaux ne ressemblent à rien de ce que je connaissais déjà. Ce qui me frappa surtout, ce sont les changements fréquents de tons majeurs en mineurs et la multiplicité des arpéges, signe évident que cette musique a été composée pour la harpe.

Le caractère de la musique galloise, est tantôt guerrier, tantôt doux et mélancolique. Elle s’est transmise de génération en génération comme une légende. On peut classer parmi les airs les plus anciens les chansons et les marches guerrières. Les Bardes les composèrent durant les longues luttes des Gallois pour leur liberté, et, au milieu des batailles, ils les chantaient sans doute pour enflammer le courage des guerriers. D’après les traditions quelques airs remonteraient jusqu’aux temps druidiques, mais cela me semble bien douteux. Ce que j’ai entendu de plus ancien, est la marche des moines de Bangor lorsqu’ils allèrent à Chester, assister Brochmaël Ysnygthrog, prince de Powis, contre l’invasion d’Ethelred, roi de Northumberland, en 603. Cet air porte le cachet de sombre résignation qui animait ces hommes marchant à l’ennemi sans autres armes que leurs prières. Les moines furent tous massacrés par les Saxons.

Plus on se rapproche des temps modernes, plus la mélodie guerrière s’adoucit, et bientôt elle se change en chants d’amour et de fête dont la naïve simplicité rappelle les plus gracieux airs d’Haydn et de Mozart. Ce dernier dans son voyage en Angleterre, a pu avoir connaissance de quelques-uns de ces chants : dans l’air appelé New’years Eve (le jour de l’an), l’ensemble et surtout une certaine ritournelle ressemblent à s’y méprendre à une composition de Mozart ; cependant cet air date de deux à trois cents ans, et a été composé dans le pays de Galles, qui toujours vécut de sa vie propre et s’est créé un style et une musique si originaux et si caractéristiques. Haendel qui a si longtemps habité l’Angleterre s’en est profondément inspiré. M. Henri Marlin n’a pas été peu surpris de reconnaître un des plus beaux passages de l’oratorio de Samson, dans un air splendide appelé le vieux Carphilly, que l’on chante depuis des siècles.


IV


Départ de Llanover. — Pontypool. — Abercarn. — Merthyr. — Tydvil. — Montagnes de charbon. — Les Mabinogion. — Llandovery.

En quittant Llanover nous remarquâmes, sur la route de Pontypool, une vieille église entourée d’un groupe d’ifs d’une grosseur étonnante ; un d’entre eux a environ six cents ans. À Pontypool, nous prîmes congé de lady Llanover, en la remerciant vivement, elle et son mari, de leur aimable réception et non sans emporter de précieux souvenirs de leur château dont ils ont fait le vrai centre des traditions du pays.


Manuscrit bardique. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Pontypool est une petite ville, dépendant de la paroisse manufacturière de Trevethin ; elle tire, dit-on, son nom d’un pont du voisinage, appelé Pont-ap-Hywel ou le pont d’Howel. Depuis très-longtemps, elle fait le commerce du fer, et fut célèbre autrefois par la manufacture des poteries vernies, inventées sous Charles II.

Avant la station de Crumlin, nous passâmes sur un magnifique pont en fer, de deux cents à deux cent cinquante pieds de hauteur ; on y jouit d’une vue admirable sur la vallée qui s’étend au-dessous. Nous nous arrêtâmes à Crumlin, pour visiter Abercarn, ancienne résidence de sir B. Hall, père de lord Llanover ; c’est un charmant nid de verdure caché au milieu de hautes collines boisées, remarquables par leurs arbres séculaires et par l’abondance du gibier qui se tapit sous leurs feuilles. Dans un petit pavillon du jardin, on nous fit voir des poissons fossiles, trouvés à trois cents mètres de profondeur, en creusant un puits pour l’exploitation du fer. Les spécimens les plus curieux et les plus volumineux étaient des saumons et des truites.

Le lendemain, nous partîmes pour Merthyr-Tydvil. C’est la ville manufacturière par excellence, et longtemps avant d’y arriver, l’atmosphère est noircie par des nuages de fumée : la route passe à travers des montagnes de cendre qui me rappellent l’aspect aride d’Aden : quelques-unes brûlent encore. Il paraît presque incroyable que le travail de l’homme puisse transporter de telles masses, mais quand on pense que la presque totalité a passé par les fournaises et a été remuée deux ou trois fois, l’étonnement augmente encore. La nuit la vallée est illuminée par ces flammes ; si bien qu’à l’époque où lord Guest habitait Dowlais (vaste village industriel qui lui appartient presque en entier), il n’avait pas besoin de bougies, car la lueur des forges éclairait ses appartements comme en plein jour.

Lady Ch. Guest a rendu un grand service à la littérature galloise en publiant les Mabinogion, anciens contes celtiques dont M. de la Villemarqué a fait connaître la plus grande partie aux lecteurs français sous le titre de Contes des anciens Bretons. Ces romans en prose ont été l’œuvre non des bardes, mais de conteurs populaires, traitant à leur manière les anciennes traditions nationales auxquelles les bardes imprimaient un caractère plus profond et plus mystérieux.

Les Mabinogion (Enfances, contes d’enfants), dans leur forme présente, ne remontent pas plus haut que le douzième siècle, mais procèdent de traditions bien antérieures. On peut distinguer là deux espèces de récits ; les uns n’ont rien de celtique et ne sont que des traductions d’ouvrages latins ou romans, les autres sont entièrement originaux, et la preuve en est dans les détails de mœurs, de coutumes et de géographie celtiques que l’on y retrouve à chaque pas. Ces derniers, les vrais Mabinogion, se rapportent, pour la plupart, au cycle du roi Arthur. Les noms des auteurs ne sont pas arrivés jusqu’à nous.

Le grand village industriel de Dowlais est d’un aspect triste et sombre. Sur la route, M. Henri Martin me faisait remarquer l’aspect gaulois de tous les enfants que nous voyions sur notre route. Les plus jeunes ont tous des chevelures blondes ou rousses qui deviennent brunes avec l’âge ; on remarque peu de cheveux noirs. Hommes et femmes ont des physionomies complétement différentes du type anglais et se rapprochent beaucoup plus du francais. À Dowlais, nous allâmes voir M. E. Williams, le petit-fils d’Iolo Morganwg. Ce dernier a laissé une correspondance volumineuse, où l’on trouverait, mêlés aux antiquités bardiques, des détails intéressants sur les personnages de la Révolution française, avec lesquels Iolo a été en correspondance ; mais M. Ed. Williams est plongé dans l’industrie, et l’on ne sait quand il pourra mettre en ordre ses papiers de famille.

Nous visitâmes ensuite les immenses manufactures de fer de Dowlais ; elles me rappellent les fameux Atlas Iron Works de Manchester. Les ouvriers qui y travaillent ressemblent à de vrais cyclopes ; et quelques-uns de ceux qui sont employés près des fournaises ne vivent, m’a-t-on dit, que deux ou trois années, quelquefois moins ; l’ardeur du feu leur donne une soif continuelle, leur dessèche la poitrine et les pousse à l’usage des liqueurs fortes qui les achève !

Après une journée à Merthyr, nous reprîmes notre route par la jolie vallée de Neath, et, quelques heures après, nous étions à Llandovery, où le directeur du collége gallois nous reçut de la manière la plus gracieuse. La Welsh-School est un monument gothique moderne, composé d’un corps de logis relié à une vaste salle où se font les prières et les classes, et d’une tour carrée, du sommet de laquelle on jouit d’un coup d’œil charmant de la vallée, bornée au fond par les montagnes du Caermarthenshire. Autour du bâtiment principal s’étendent de grandes pelouses où courent et jouent les éléves[12].


Coffret conservé au château de Llanover et où sont enfermés les manuscrits bardiques (voy. p. 268). — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Llandovery est située sur la rivière Bran, non loin de sa réunion avec la Towy, dans une belle et fertile vallée entourée de tous côtés de collines boisées et pittoresques. On y aperçoit les ruines d’un vieux château, et quelques restes de voies romaines. Sa renommée toute littéraire vient des nombreuses publications que M. W. Rees a éditées sur la littérature galloise ; ces livres malheureusement vont peu à l’étranger, car ils s’éditent par souscriptions, se tirent à un petit nombre d’exemplaires et ne sont guère connus que des souscripteurs.

M. Rees habite avec sa famille une charmante villa appelée Tonn ; nous passâmes la journée à parcourir avec lui les vertes vallées environnantes. Sur ma demande, il me donna la légende de Llyn-y-Van-Vach qu’il a écrite d’après le récit oral de M. J. Evans.

Vers le douzième siècle, vivait à Blaensawdde (dans le comté de Caermarthen) une pauvre veuve et son fils, dont les seules ressources consistaient en un modeste troupeau. Tous les matins le jeune homme conduisait ses moutons le long du lac de Van-Vach (près des montagnes noires), mais un jour à son grand étonnement, il vit, assise sur la surface de l’eau, une adorable créature qui peignait sa chevelure en se servant du lac comme miroir. — Tout d’un coup, elle aperçut le jeune Gallois, les yeux fixés sur elle, et lui présentant sa provision de pain et de fromage : elle glissa jusqu’à lui, mais refusa l’offre qu’il faisait si galamment, et comme il essayait de la toucher, elle disparut au sein des eaux après avoir prononcé ces paroles : « Pour celui qui mange du pain cuit au four, il est difficile de nous saisir. »

Le berger s’en retourna chez lui désespéré, mais le lendemain en se promenant sur le bord du lac, il vit une substance pareille à du pain flotter sur l’eau : il attira à lui ce pain d’un nouveau genre, et remarqua qu’il était doré, comme s’il était fait avec la farine jaune qui saupoudre l’intérieur des nénufars. Il le goûta, et le trouva délicieux… mais ce fut en vain qu’il attendit pendant de longues heures : celle que son cœur appelait, n’arriva pas.

Le soleil avait presque quitté les montagnes noires, lorsqu’il observa soudain des vaches marchant sur le lac. La vue de ces animaux extraordinaires, ramena l’espérance chez le jeune Gallois. En effet, quelques minutes après, la fée parut plus belle que jamais, et s’approcha de la rive où il restait tremblant d’admiration et d’amour. Devant ses pressantes supplications, la fée consentit à devenir sa femme, et à sa voix sortirent du lac sept vaches et trois taureaux. « Voici mon douaire, » dit-elle, « je serai votre épouse fidèle, mais si jamais vous me frappez trois fois, je vous laisserai pour toujours. »

Ils vécurent sept ans ensemble et la fée eut trois fils qui se rendirent célèbres comme médecins sous le nom de Medyggon Myddvai. Pendant leur enfance, le berger, désirant aller à une foire dans les environs, pria sa femme de lui amener son cheval. Elle répondit « oui » mais d’une façon dilatoire ; alors il lui dit en riant : « Allez, allez, » et la frappa doucement avec un gant. Elle s’enfuit immédiatement, et il l’entendit sommer son troupeau de la suivre. Les bœufs, qui labouraient un champ voisin, lui obéirent, et emportèrent la charrue avec eux. On peut encore voir le sillon qu’ils ont tracé jusqu’au lac.


Le Mary Lewyd. — Dessin de Grandsire d’après M. A. Erny.

Quelque temps après son départ, elle apparut à son fils aîné Rhyvallon, et lui dit que sa mission sur la terre devait être de soulager les maux de l’humanité ; et elle lui remit un petit sac contenant des ordonnances médicales.

« En vous y conformant exactement, reprit-elle, toi, tes frères et tes descendants vous serez des médecins illustres. »

Il existe, en effet, un livre de Rhyvallon et de ses frères (personnages historiques) sur la médecine, et c’est dans ce livre (publie par M. Rees) que j’ai puisé la légende que je viens de résumer.

Alfred Erny.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Ce voyage a été fait en partie dans la société de M. Henri Martin, et l’auteur a naturellement mis à profit, ainsi qu’on le verra dans le cours de son récit, ses entretiens avec notre savant historien, si versé, comme l’on sait, dans l’étude des traditions celtiques.
  2. Maison de David.
  3. Les Gallois et les Bretons refusèrent de croire à l’authenticité de la découverte du roi Henri, et l’histoire par d’autres motifs est d’accord avec la légende pour admettre que la prétendue trouvaille fut une supposition de la politique. (Note de M. Henri Martin.)
  4. La magnifique bibliothèque formée au siècle précédent par lord Herbert, comte de Pembroke, a péri dans les flammes. Elle contenait une quantité de manuscrits dont la plupart étaient uniques. Là se trouvaient les textes originaux des documents secrets des Bardes. Par bonheur une copie faite au seizième siècle a conservé les plus importants. (Note de M. Henri Martin.)
  5. Voyez une note de la page 287.
  6. Usage inconnu des Anglais. (Note de M. Henri Martin).
  7. Les antiquaires des Îles Britanniques appellent Cromlech ce que nous appelons Dolmen. (Note de M. Henri Martin).
  8. Documents en prose des bardes gallois, où tout est disposé sous une forme ternaire dont la tradition remonte aux Druides. (Note de M. Henri Martin.)
  9. Il en est des pierres d’Arthur dans la Grande-Bretagne comme des camps de César en France : ce sont le plus souvent des noms populaires sans valeur historique. (Note de M. Henri Martin.)
  10. Ce sont les fontaines de Saint-Gower, vieux saint gallois qui a donné son nom au château (Llan-gower Llanover).
  11. La Telyn était alors beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : on ne sait pas au juste l’époque de l’introduction du triple rang de cordes (note de M. Henri Martin).
  12. Cet établissement a été fondé par Th. Philipps à l’aide des souscriptions des personnes zélées pour la langue galloise. — C’est une sorte de séminaire gallois libre, qui rend les plus grands services. (Note de M. Henri Martin)