Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXV

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LE PETIT PAIN

Quand j'ai bien occupé le temps, le dos appuyé sur notre fauteuil, à débrouiller les affaires dont je suis chargé; que j'ai examiné attentivement chaque dossier, chaque réclamation des particuliers, et qu'il n'y a plus qu'à traiter chacune de ces affaires, en répondant aux ayants droit, je regarde l'heure qu'il est à ma montre. - Midi! - A cette apparition subite de l'heure de mon déjeuner, je saisis vivement le petit pain que m'a acheté Clément, et qui, tout en satisfaisant à mon appétit, me permet de songer aux lettres que j'ai à écrire.

Le petit pain, c'est le trait d'union du mot bien-être. Ce trait d'union coupe le mot pour l'adoucir et ne paraît pas l'avoir allongé ; de même le petit pain coupe la journée de l'employé.

Il m'est permis, sans crainte d'être dérangé, de manger ce petit pain tout à mon aise, à moins que le chef ne me fasse l'honneur de me faire appeler dans son cabinet pour y conférer d'une affaire pendant quelques minutes.

Or, dans le cas où ces quelques minutes se prolongeraient, elles ne feraient qu'accroître mon appétit qui, se retrouvant en face du petit pain, lorsque je serais de retour à ma place, ne manquerait pas de réjouir mes yeux et mon estomac.

Un petit pain, quelle bonne chose ! Surtout quand il est bien doré en dessus et bien blanc à l'intérieur.

Que de gens voudraient en avoir un semblable, et le briser mollement entre leurs doigt ! Du pain blanc ! que de poésie il y a dans ce mot !

Du pain blanc ! ce serait de la brioche pour le malheureux qui est habitué au pain de munition ; pour le travailleur et l'habitant des campagnes, qui n'ont que du pain noir comme celui qu'on donne à regret aux prisonniers. Que de réflexions philosophiques on peut faire à l'aspect d'un pain blanc, et que d'émotions ce même pain peut procurer !

Plaigniez-vous, hommes injustes, hommes insatiables ! plaigniez-vous du sort qui vous a réservé du pain blanc pour vos repas quotidiens !

Plaigniez-vous d'avoir ce qui manque aux indigents, qui seraient satisfaits de ramasser les miettes de votre table !

Mais songez-vous quelquefois dans votre prospérité à ces infortunés qui meurent de faim ? Ne les repoussez-vous pas le plus souvent ?

Hommes ingrats auxquels la nature ne refuse rien, hommes égoïstes qui deviendriez avares, réfléchissez un peu, je vous en conjure, avant de commettre d'infâmes actions. Ne brisez pas un petit pain sans vous dire à part vous : « Nous sommes heureux d'avoir le nécessaire ; nous sommes heureux d'être commodément assis dans un bureau bien chauffé, et d'y faire à peu près ce que nous voulons ; nous sommes heureux d'y prendre notre repas à notre heure habituelle, et de joindre à notre petit pain, si l'appétit nous y invite, une tranche de pâté ou bien l'aile d'une volaille.


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