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LE FAUTEUIL
En parlant le langage des administrations, on emploie assez souvent les pronoms mon, ma, mes. Clément dit : « J'ai fait mes bureaux ». Les agents lui répliquent, chacun en particulier : « Vous n'avez pas bien balayé ma place. » Et le chef s'écrie : « Il faut que je surveille mes employés ». Possession vaut titre, j'en conviens, mais le titre ne donne pas toujours la possession. Je suis tenté de croire que sur la terre nous possédons peu de choses en toute propriété. Je prends à témoin le fauteuil sur lequel je suis assis. Ce fauteuil m'appartient, et je pourrais dire, comme bien d'autres : « Mon fauteuil. » Eh bien, non ! il porte sur le dossier une inscription qui m'accuserait de mensonge. Je ne m'appelle pas Lecocq, et ce nom a été gravé avec l'aide d'un canif ou d'un poinçon sur le meuble antique qui a dû appartenir, avant d'être à moi, à un employé du nom de Lecoq. Il a voulu, ce pauvre employé, survivre à son bureau et à son fauteuil. - Jouit-il encore de sa pension de retraite ? Est-il mort ? - C'est ce que le fauteuil ne saurait nous apprendre, mais il est là pour constater qu'il n'y a rien de stable ici-bas, et qu'en fait de possession nous ne sommes que les propriétaires passagers de nos biens. Un jour arrive où il faut abandonner fauteuil, pupitre, encrier et fournitures de bureau, pour aller se retirer dans un petit coin de terre qui ne sera pas encore celui destiné au repos de notre corps. Quant au champ d'Atropos, il est si souvent remué, si souvent changé de place, que les paisibles os de nos ancêtres doivent craquer de mécontentement. On ne pourra bientôt plus mettre sur les tombes d'inscriptions ainsi conçues : « Concession à perpétuité. - Ici repose en paix, etc. » Il n'y a donc rien au monde auquel le pronom possessif soit applicable et bien approprié.
Aussi je me garde bien de dire : Mon fauteuil. Je me sers d'un pronom plus collectif, et je dis, en m'asseyant fraîchement le matin devant la table du bureau : « Mettons-nous dans notre fauteuil. - Prenons nos dossiers. - Examinons cette affaire. - Pesons nos mots. - Réfléchissons sur notre réponse. - Prenons notre plume. - Ecrivons, et, si le style administratif nous rend lourd, tâchons de ne pas nous endormir dans notre fauteuil. »
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