Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XIII

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CLEMENT

Avant de traverser l'antichambre pour aller dans les bureaux, je veux vous parler de Clément, l'un des gardiens de bureau qui nous a reçus, et que j'ai salué en entrant, quoique ce ne soit pas l'habitude, pour certaines gens bien élevés, de saluer en premier leurs inférieurs. Mais j'ai pour principe de ne reconnaître aucune supériorité en ce qui touche la politesse. Elle est due à tout le monde en général, et à tout homme près duquel on se présente, quels que soient le rang et la place qu'il occupe. A mon avis, c'est au supérieur qu'il appartient d'enseigner la politesse à ses inférieurs, s'il veut que ceux-ci soient polis envers lui.

Clément est un bon garçon qui est sensible au salut que je lui donne, et il me le rend avec satisfaction. Voilà bien trente ans qu'il est à son poste, et il connaît tous les us et coutumes de la vie de bureau. Pourtant, il sait à peine lire et écrire, mais il en sait assez pour se tenir modestement à sa place, et n'avoir aucune ambition.

Il a vu des surnuméraires et des commis de tout âge goûter les faveurs de l'avancement, et suivre plus ou moins rapidement leur marche ascendante dans la carrière administrative ; mais lui n'a pas bougé de sa vieille chaise, où il vécut chaque année avec le même traitement, sans proférer aucune plainte ni témoigner le moindre refus de service. Il est soumis à tous les ordres, et il en reçoit de chaque employé. Il cherche à ne mériter aucun reproche, et c'est sur lui que les reproches tombent si quelque chose manque à telle ou telle place, si, par exemple, les encriers sont mal nettoyés, s'ils sont dépourvus d'encre, ou bien si les poudrières sont dégarnies de sciure de bois. Il s'empresse alors de satisfaire à chacune des demandes, et il s'excuse d'avoir manqué à son devoir.

C'est aussi Clément qui fait les provisions de bouche des employés, et qui achète les petits pains destinés à leurs déjeuners. Lui n'a quelquefois pas le temps de goûter au morceau de pain et de fromage qu'il a apportés dans la poche de son habit. Son repas est interrompu vingt fois par un coup de sonnette qui part soit à gauche, soit à droite, ou bien par des commissions qu'on lui donne pour aller porter des lettres ou des dossiers dans d'autres bureaux que celui où on attend son retour avec impatience.

Clément ne dit mot, et, lorsqu'il est revenu de course, il reprend son pain et son fromage ; mais s'il reçoit l'ordre de retourner ailleurs, il laisse de côté son déjeuner pour satisfaire aux nouvelles exigences du service.

Le tableau de cet homme calme et serviable au milieu de l'agitation continuelle d'un bureau a quelque chose de surprenant, et pourtant il est réel.

Je me souviens qu'une fois j'eus la sottise de laisser en évidence, sur la table devant laquelle je m'assieds, un flacon de vin de Bordeaux que je m'étais réservé pour l'heure de mon déjeuner. Mais quand je voulus déguster le vin, je trouvai le flacon vide.

Je courus aussitôt me plaindre de cet abus de confiance à Clément, et je lui montrai la pièce de conviction qui semblait accuser le pauvre garçon du crime qui avait été commis. Clément, au lieu de se fâcher de mon accusation mal fondée, ne me fit qu'une seule objection : « Monsieur n'avait donc pas mis le flacon dans son armoire fermant à clé ? - Je n'y avais pas songé, lui répondis-je. - En ce cas, je ne puis qu'engager monsieur à n'y pas manquer une autre fois. »

J'ai su depuis que des ouvriers qui avaient été occupés à des travaux de réparations à l'intérieur du bureau s'étaient procuré le plaisir de boire à ma santé.

J'aurais donc eu tort de soupçonner la bonne foi de Clément, mais j'ai mis à profit le conseil qu'il m'a donné.

J'ajouterai qu'il ne faut jamais accuser nos serviteurs des conséquences fâcheuses résultant de notre incurie, ni tenter la pauvreté de ces mêmes serviteurs, pour s'assurer s'ils sont réellement fidèles.

Voulant réparer le mal dont je m'étais rendu coupable en faisant peser sur Clément un soupçon qui ne l'atteignit pas, je le chargeai à dessein d'une commission à sa sortie du bureau, et le lendemain je lui glissai dans la main, à titre de remerciement, une double pièce blanche de monnaie. L'honnête garçon la refusa en disant : « Vous me donnez plus d'argent que n'exige un service qui ne m'a coûté aucun dérangement. Je ne veux rien pour ma peine, et je m'estime assez payé en ayant su me rendre utile. Je tiens d'ailleurs à ce que le jour des étrennes, qui m'apportera quelques profits, soit la conséquence de mes services pendant l'année ».


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