Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XII

◄  Chapitre XI XII Chapitre XIII   ►


LA FEUILLE DE PRESENCE


Le lecteur s'est montré jusqu'à présent si bienveillant à mon égard, que je le prierai de me laisser signer vivement la feuille de présence avant que le gardien de bureau, au coup de dix heures, ne se hâte de la porter dans le cabinet du chef.

Mon nom, qui en réunit deux, peut à la première lecture paraître fort long à écrire, mais l'habitude que j'ai de la signer m'a donné l'habilité des grands personnages qui d'un seul trait forment une signature illisible, depuis qu'ils ont appris à écrire, et qu'il ne suffit plus, comme autrefois, d'apposer le pommeau de son épée au bas d'une lettre pour justifier de sa qualité de gentilhomme.

Je les imite, et la majuscule de mon nom, suivie de jambages incorrects, assure ma présence sur la feuille où je ne suis pas le seul à émarger.

Je pourrais confier le soin de la contrefaçon de ma signature à un collègue habile et complaisant qui se chargerait, à titre de camarade, et moyennant la redevance du même service de ma part, de signer mon nom avec le sien pendant la durée de la semaine bureaucratique.

Mais mon caractère d'indépendance s'est toujours révolté à l'idée qu'un homme peut se livrer à un autre pieds et poings liés ; que cet homme est maître de notre secret et de nos actions. Je ne tiens pas en conséquence à ce que l'on devienne mon esclave, et je ne veux mettre personne à la merci de mes soins assidus ou de mon imprévoyance. Chacun doit être responsable de ses actes bons ou mauvais, et, s'il a encouru une réprimande pour n'avoir pas signé la feuille de présence, j'estime qu'elle n'atteindra jamais la hauteur du blâme sévère que mérite un abus de confiance.

Celui qui attache une importance réelle à tous les actes de la vie se met en mesure d'éviter la chute que se préparent certains hommes dans des entreprises périlleuses. N'abordons jamais l'inconnu sans avoir sondé le terrain à l'avance. Marchons à tâtons, comme l'enfant ou comme l'aveugle, et ne relevons fièrement la tête que lorsqu'il s'agit de montrer notre dignité d'homme.

Ce que je pense peut être applicable à toute autre chose qu'à la feuille de présence, mais c'est elle qui m'a inspiré les réflexions que je viens de faire, et je ne dois pas la quitter brusquement sans lui adresser quelque compliment flatteur, bien qu'elle soit l'ennemie jurée des pauvres employés qui la maudissent.

Pour moi, qui vois un côté philosophique à chaque chose, je regarde la feuille de présence comme une liste où des noms sont inscrits pour y vivre en frères, et je la compare au banquet de la vie où nous apparaissons pour le quitter, hélas ! les uns avant les autres.

Continue donc, ô feuille de présence, de circuler parmi nous avec ton même personnel et mêmes hiéroglyphes. Que chaque case soit remplie sans intervalle. Il est triste, sur cette terre, de vivre ensemble pour constater un jour que l'un de nous manque à l'appel.


◄  Chapitre XI XII Chapitre XIII   ►