Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre VIII

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LES HORLOGES

Chaque idée en ce monde se rattache à une autre idée. La société m'apparaît comme une chaîne formée d'une quantité innombrable d'anneaux qui se tiennent étroitement liés, et que l'on ne saurait briser sans détruire quelque chose de l'ordre social. Malheureusement les hommes ne sont pas toujours unis et ne se prêtent pas tous un fraternel appui. De là naissent des chaînons qui s'entrecroisent et s'entrechoquent mutuellement. De là naît aussi le besoin qui s'enchaîne à la pauvreté. Et le philosophe qui voit l'égoïsme s'attacher au cœur froid de certains hommes ne saurait unir trop de réflexions pour déplorer ce fâcheux désordre.

Pendant ce temps, les heures de joie et de bonheur se succèdent pour les uns, et des années d'une mortelle souffrance se succèdent pour les autres. Il n'y a que les horloges qui puissent nous instruire à cet égard, attendu qu'elles se lient intimement avec notre chapitre sur l'exactitude.

Je vous avoue que je les consulte assez souvent pendant mon voyage à mon bureau ; mais je dois vous dire avec regret que les horloges sont la plupart construites à l'image de l'homme, et qu'elles ont beaucoup de peine à s'accorder entre elles. L'une marque dix heures quand sa voisine a le quart d'heure en moins. L'autre retarde d'une demi-heure, et la troisième avance de je ne sais combien.

Enfin, si je m'arrête pour examiner toutes celles qui se trouvent sur mon passage, je suis à même de pouvoir constater qu'elles ont juste ce qu'il faut pour m'induire en erreur, en me mettant tantôt en avant et tantôt en arrière. Ce serait bien plus choquant encore si nous avions la fantaisie, comme Charles-Quint, de réunir en un même lieu toutes les horloges disponibles. Leur désaccord serait tellement grand qu'on ne saurait plus à quelle horloge donner la préférence ni reconnaître l'heure véritable.

Voilà bien les opinions des hommes ! Voilà bien leurs excès contraires ! Voilà bien leurs vices et leurs défauts !

Celui-ci est homme du progrès. Il marche en avant quand même. A lui l'espace ! À lui la liberté ! Aucun obstacle ne l'arrête, et il cherche à devancer le temps, qui tient toujours froidement et sans passion son sablier mouvant d'une main, sa faux menaçante de l'autre. Celui-là marche méthodiquement. Il se dit : J'ai le temps nécessaire pour arriver. Les années sont pour lui des siècles qu'il se promet d'employer dans toute leur étendue. Que lui importe donc de presser le mouvement  ! L'aiguille d'un cadran n'arrive-t-elle pas à la fin du jour à parcourir le cercle autour duquel elle tourne machinalement ?

D'une part, légèreté dans le jugement, le balancier est mal réglé. De l'autre, apathie, impuissance, manque de raisonnement ou de bonne volonté.

Les hommes devraient pourtant se pénétrer des devoirs qu'ils ont à remplir, en prenant pour base la raison qui est seule et unique. Ils devraient retenir aussi, pour leur gouverne personnelle, l'aphorisme d'Hippocrate sur la durée réelle de la science unie à l'existence : Ars longa, vita brevis.

Il n'est que trop certain, hélas ! que les horloges marquent chaque instant de la vie, et elle est bien courte comparativement à la science. Il convient donc aux hommes sages de savoir s'arrêter à propos devant les horloges qui ne les invitent pas à abréger follement le cercle de la vie, et à éviter celles dont la lenteur paralyserait le cours de leur existence endormie.


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