Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre II

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LE CHOCOLAT

Que le lecteur me pardonne la digression qui précède : j'avais besoin de le renseigner sur le choix d'une profession que je n'ai pas choisie et qui me vient d'un légitime héritage. Somme toute, la profession d'employé en vaut bien une autre, puisqu'elle est convoitée par une foule d'envieux.

Si l'ambition ne nous portait pas maladroitement à lever les yeux plus haut que notre emploi, nous saurions nous épargner bien des déceptions. C'est en voulant arriver au degré le plus élevé de la position sociale qui nous sourit, que le pied nous manque ou bien que l'échelon casse sous la pesanteur de notre corps, et les assistants rient assez souvent de notre chute.

Or, je ne tiens point à tomber de haut. Je préfère vivre ignoré au centre de mes occupations, et ne pas manquer l'heure de mon bureau.

A propos, je pense qu'il est bientôt temps de me mettre en route. Je demande seulement au lecteur la permission de m' habiller proprement et de déjeuner à mon aise.

J'ai pour habitude de prendre tous les matins une tasse de chocolat au lait. Cette nourriture simple, mais substantielle, me soutient jusqu'à l'heure de midi, et me donne les forces nécessaires pour entreprendre mon voyage à mon bureau.

Toute autre préparation alimentaire serait nuisible à mon estomac, qui jouit du reste d'une assez bonne réputation, et qui n'a pas les moyens de garnir son sac du déjeuner d'un chef de division. Le bifteck saignant et la côtelette parée sont des viandes de luxe pour l'employé qui veut vivre dans la carrière administrative ; il doit donc, dès le début, ne pas contracter d'habitude dépensière, et, dans ce cas, la tasse de chocolat, n'en déplaise à M. Brillat-Savarin, doit être préférée par l'employé modèle qui est désireux de ne pas dépasser le chiffre de son budget.

D'ailleurs comment déjeuner à la fourchette sans arroser le bifteck ou le rosbif d'une boisson plus ou moins vieille et des plus fortifiantes ? Or, le vin, on le sait, est salutaire à la digestion, mais il trouble l'esprit et alourdit les sens, surtout à jeun, et l'on s'expose à dormir sur pupitre le restant de la journée.

J'avais eu d'abord l'intention de me faire servir chaque matin un œuf à la coque. La pensée était bonne et le désir semblait modeste. Mais, halte-là ! J'ai lu dans certain livre que les médecins ne sont pas d'accord sur les propriétés albumineuses du volatile en germe. Les œufs, dit l'un des docteurs, se digèrent mal et ne contiennent qu'une faible partie de matière caséenne peu propre à la nutrition. Les œufs, affirme l'autre docteur, sont de nature à porter la perturbation dans le sang, et leur usage journalier peut causer la mort.

N'étant rien, pas même médecin, je me garderai bien de trancher une question aussi sérieuse, et je me contente, en homme sage, du déjeuner du cardinal Richelieu, jusqu'à ce que le livre d'un troisième docteur m'ait appris que le chocolat est nuisible à ma santé.



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