Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre I

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AVANT-PROPOS

Un conteur de beaucoup d'esprit et d'un talent incontestable a profité de sa détention chez lui, pendant quarante-deux jours, pour donner naissance à un livre délicieusement écrit et ayant pour titre : Voyage autour de ma chambre.

Son heureuse idée m'a inspiré celle de publier, sous un autre titre, un ouvrage à peu près semblable, à la différence près de la manière d'écrire du savant Xavier de Maistre.

J'offre donc cette nouvelle production au public penseur et littéraire qui a bien voulu, à d'autres époques, accueillir favorablement nos Fables et notre Bouquet de Pensées, et je le prie d'avoir la même indulgence à l'égard d'un tableau représentant la vie bureaucratique sous un jour qui ne saurait offenser personne.


I
LA PROFESSION

La destinée fait de nous ce que nous sommes. Il est rare que l'on ait choisi à l'avance sa profession. J'aurais été fier d'être médecin, et je suis devenu bureaucrate, comme mon père. C'est peut-être beaucoup de témérité de ma part que de faire l'aveu d'une faute qui, si elle en est réellement une, est très rare de nos jours. Chacun donne à ses enfants une profession étrangère à la sienne, et ceux-ci semblent plus tard devoir faire fi à leur tour, sans doute pour suivre la mode, du métier qu'ils ont appris.

Je me plais parfois, dans mon voyage à mon bureau, à m'arrêter à la porte des riches devantures des petits marchands de la capitale, où le luxe est déployé à grands frais, et où l'acheteur trouve à satisfaire ses goûts les plus coûteux et les plus excentriques. Il m'est alors facile de pouvoir constater que chaque négociant ajoute à son commerce celui de son voisin. Le cumul est à l'ordre du jour et paraît avoir été inventé dans l'espoir de faire fortune plus rapidement que du temps de nos pères. Chacun ne songe actuellement qu'à atteindre ce but. De sorte que la duplicité, le trafic et la concurrence se disputent à qui le mieux le droit d'exploiter ouvertement et sans aucun remords la bonne foi des acheteurs, que l'on qualifie aujourd'hui de clients, l'ancien mot ayant vieilli dans le commerce.

La position de bureaucrate ne comporte aucune charge coûteuse, aucune industrie. On peut être employé sans faire de tort à personne. On ne s'y enrichit pas, mais, dans cette position, on est exempt de la faillite et du déshonneur. Il suffit d'être réellement philosophe et de savoir se contenter de ses modestes appointements. Peut-on blâmer cette philosophie ? Je la crois au fond une des plus respectables.
D'ailleurs, le mérite est dans tout, et, s'il se cache, où peut-il mieux s'abriter qu'à l'ombre d'un bureau, loin du tracas des affaires, des passions mercantiles et de toute préoccupation politique ?

L'agitation des esprits les conduit à leur perte ; la tranquillité donne de longs jours. Je sais de mémoire que l'état de la bureaucratie n'a jamais fait de victimes. Il a produit, au contraire, un illustre chansonnier dont la France s'est enorgueillie, et il a abrité dans son sein une série d'écrivains distingués ou de compositeurs, nos contemporains, que les arts libéraux auraient pu laisser tomber dans l'oubli et dans la misère.

En résumé, chacun est maître de changer d'état ; mais les professions resteront continuellement les mêmes, et tel qui abandonne son métier lucratif pour un autre qui n'offre que des éventualités risque fort de subir le triste sort du chien de la fable lâchant sa proie pour l'ombre.

Tout bien pesé, les hommes peuvent changer de position, mais ils ne changent rien à l'état des choses. Chaque profession retrouve un maître, et c'est sans doute ce qui explique pourquoi l'on n'en voit disparaître aucune de la surface ronde qui tourne toujours dans le même sens. Le temps me paraît au contraire en augmenter le nombre, aussi bien que les administrations ne manquent pas d'aspirants surnuméraires.



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