Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/14


Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 195-234).

SAINT BASILE LE GRAND ET SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE.


Ces deux illustres saints ont tant fait d’honneur à l’ordre monastique, que nous ne saurions nous dispenser d’en parler dans ce recueil. Nous n’avons pas cru devoir les séparer ici, puisque leur liaison a été si étroite, et qu’ils ont agi d’un accord merveilleux pour donner dans leur province le même éclat à l’état monastique qu’il avait dans la Syrie, la Palestine et l’Égypte.

La ville de Césarée en Cappadoce fut la patrie de saint Basile. On met sa naissance vers l’an 328 ou 329. Il trouva dans sa famille la noblesse, les richesses et la sainteté. Il fut élevé dans son enfance par son aïeule sainte Macrine, et reçut de son père les premières connaissances des lettres humaines, et apparemment de la rhétorique. Il alla ensuite successivement à Césarée de Palestine, à Constantinople et à Athènes, pour faire ses autres études, et ce fut dans cette dernière ville qu’il contracta une étroite amitié avec saint Grégoire de Nazianze, qui était à peu près de son âge et avait les mêmes inclinations que lui pour la vertu.

La conduite qu’il garda dans ces différentes villes répondit à l’éducation toute sainte qu’il avait reçue, et aux excellentes dispositions qu’il avait naturellement pour les hautes sciences. Il égalait ses maîtres, et surpassait ses condisciples en toutes sortes de sciences. Il s’acquit en peu de temps une gloire tout extraordinaire parmi le commun du peuple et parmi les premiers de la ville. On admirait en lui une science et une érudition qui étaient au-dessus de son âge. Il faisait paraître une gravité et une égalité dans sa conduite encore plus admirable que cette science. L’étude de l’éloquence ne lui tenait lieu que d’accessoire ; il n’y recherchait que l’avantage de s’en servir pour la philosophie chrétienne, parce qu’on en a besoin pour bien expliquer ses pensées : mais son étude capitale était d’apprendre à se détacher du monde pour s’unir à Dieu, à gagner les biens immuables et éternels par le moyen des biens passagers et fragiles, et à acquérir le ciel aux dépens de toutes les choses de la terre. Basile continua de se conduire de même à Constantinople, où il étudia sous le célèbre Libanius, qui le respectait dès lors, quoique jeune, à cause de la gravité de ses mœurs, et qui était transporté d’admiration de son éloquence. La Providence divine et la louable avidité qu’il avait pour les sciences le conduisirent ensuite à Athènes.

Saint Grégoire de Nazianze, qu’il avait connu à Césarée, y était arrivé avant lui. Ce saint était né vers l’an 329, dans le bourg d’Arianze, du territoire de Nazianze, ce qui fait que cette ville est regardée comme sa patrie. Il eut pour père Grégoire, depuis évêque de la même ville, et pour mère la bienheureuse Nonne, tous deux reconnus pour saints, ainsi que saint Césaire, son frère, et sainte Gorgonie, sa sœur. Sa mère l’obtint de Dieu par la ferveur de ses prières, et son enfance se passa dans cette belle innocence, qui fut nourrie et soutenue par la piété de ses parents. On remarqua en lui dès l’âge le plus tendre une certaine maturité qui donna les plus belles espérances pour la suite. L’inclination de son cœur pour la vertu croissait avec son âge ; il aimait à lire les livres sacrés et trouvait son divertissement dans la conversation des personnes les plus saintes. Un songe qu’il eut, où il crut voir la Chasteté se présenter à lui avec ses attraits célestes, remplit son cœur d’amour pour cette vertu, et le lui dévoua pour toujours. Il renonça en conséquence à tous les divertissements de la jeunesse et à tout ce qui pouvait le tenter du côté du monde, et ne mit sa satisfaction qu’au service de Jésus-Christ.

Après qu’il eut profité dans sa maison des soins que son père avait pris pour son éducation, il alla à Césarée de Cappadoce, et ensuite à Césarée de Palestine, où il prit des leçons de Thespèce, célèbre professeur d’éloquence. Mais en y cultivant les lettres profanes, il donna toujours la préférence aux lettres saintes, qu’il considérait comme la seule étude digne d’un chrétien. Il demeura aussi quelque temps à Alexandrie, et alla ensuite à Athènes pour se perfectionner dans l’éloquence. Son passage fut pour lui une époque de la protection particulière de Dieu, qui le destinait au soutien de l’Église et au salut de plusieurs. Le vaisseau qui le portait fut battu pendant vingt jours d’un violent orage, durant lequel il se vit à tout moment sur le point de périr. Il passa presque tout ce temps prosterné sur le tillac pour implorer le secours de Dieu, à qui il renouvela l’oblation que sa sainte mère avait faite de lui en le mettant au monde. Son père et sa mère eurent dans le même temps un sentiment intérieur du danger où il se trouvait, et joignirent leurs prières aux siennes. Dieu les écouta favorablement : la mer devint calme, et tous ceux qui étaient dans le vaisseau furent si persuadés qu’ils devaient leur salut à ses prières, qu’ils embrassèrent la foi de Jésus-Christ. Enfin il aborda à Égine, d’où il se rendit à Athènes ; ce fut vers l’an 350, et il pouvait avoir vingt-un à vingt-deux ans au plus.

Saint Basile, dont nous reprenons l’histoire, y arriva vers l’an 531. Ce fut sans doute pour lui un sujet de consolation de l’y rencontrer ; mais, n’ayant pas trouvé qu’Athènes répondit à l’idée qu’il s’en était formée, il commença à se repentir d’y être venu. Grégoire releva son courage presque abattu, et lui rendit la tranquillité en lui représentant que, comme on ne connaît les mœurs des hommes que par une longue expérience, il fallait aussi du temps pour juger équitablement de leur doctrine.

Leur amitié, qui n’était d’abord qu’une amitié naturelle, fut plus étroite et plus solide lorsqu’ils eurent pris assez de confiance l’un avec l’autre pour se découvrir les sentiments de leur cœur ; et, reconnaissant qu’ils n’avaient point d’autres desseins que de se consacrer entièrement à Dieu, ils n’eurent plus qu’un logis et une table commune, comme ils n’avaient qu’une même volonté de servir Dieu parfaitement. « Hélas ! dit saint Grégoire en parlant de cette belle union, comment pourrais-je rapporter ceci sans répandre des larmes ? La science, si fort sujette à la jalousie, était le but auquel nous tendions sans être jaloux l’un de l’autre : au contraire, l’émulation ne nous excitait qu’à bien étudier, et nous combattions, non à qui l’emporterait, mais à qui céderait à son ami. Chacun de nous regardait la gloire de l’autre comme la sienne propre. Notre seul ouvrage et notre seule prétention était d’acquérir la vertu ; nous ne voulions vivre que pour nous rendre dignes du siècle à venir ; nous travaillions à nous détacher de cette vie avant de la quitter, c’est à quoi nous rapportions toute notre conduite. La loi de Dieu nous guidait, et nous nous portions mutuellement à la pratique de la vertu ; nous n’avions point de relations avec les écoliers libertins, les plus chastes étaient ceux que nous fréquentions ; nous évitions les esprits turbulents, et nous nous joignions aux pacifiques, parce qu’il est plus facile de contracter le vice que de communiquer la vertu ; nous nous plaisions plus dans les sciences utiles que dans celles qui sont seulement agréables ; nous ne savions que deux chemins, celui de l’église, que nous aimions beaucoup, et celui qui nous menait chez nos maîtres de littérature, que nous estimions moins ; nous laissions aux autres la voie qui conduisait aux fêtes profanes, aux spectacles, aux assemblées et aux festins, car on ne doit faire cas que de ce qui contribue à bien régler la vie. Il y en a qui prennent des noms, ou de leurs parents, ou selon leurs inclinations ; mais nous mettions notre gloire à être appelés chrétiens et à l’être véritablement. »

C’est ainsi que parle saint Grégoire, et nous avons cru devoir rapporter leur conduite si édifiante dans le cours de leurs études, pour la présenter comme un modèle aux écoliers, sans qu’ils puissent s’excuser sur leur jeunesse, ni sur les mauvais exemples, puisque ces saints étaient alors dans un âge où les passions se font sentir quelquefois fortement, et que dans la ville où ils étudiaient il ne manquait pas d’écoliers libertins qui, en cultivant leur esprit par les sciences, abandonnaient malheureusement leur cœur à leurs mauvais penchants.

Julien, depuis empereur et apostat, vint à Athènes pendant que les deux saints y étudiaient. Ils reconnurent bientôt les mauvais sentiments qu’il avait dans l’âme, quoiqu’il n’osât pas les manifester. Ce qui fit dire avec douleur à saint Grégoire : « Oh ! que l’empire romain nourrit un grand mal en la personne de ce jeune homme ! Plût à Dieu qu’en cela je fusse un faux prophète ! » Ils demeurèrent peu dans cette ville après l’arrivée de ce prince, et saint Basile en partit le premier, vers l’an 355, malgré les efforts qu’on fit pour le retenir. Saint Grégoire le suivit bientôt après. Ils furent l’un et l’autre à Constantinople, et se réunirent enfin dans la Cappadoce.

Saint Basile avait perdu son père ; étant arrivé à Césarée sa patrie, il donna quelque chose à l’air du monde et à la scène du siècle, selon l’expression de saint Grégoire de Nazianze, ce qui peut signifier qu’il enseigna la rhétorique, non point par ostentation, mais pour satisfaire au désir de ses concitoyens. Mais sa sœur sainte Macrine, ajoutant ses avis aux mouvements intérieurs qu’il avait de renoncer tout à fait au monde, acheva de l’y déterminer. Il commença donc, dit saint Grégoire de Nazianze, à vivre pour lui-même, à devenir homme, d’enfant qu’il était auparavant, et à faire des efforts plus généreux pour s’élever à la divine philosophie. Il méprisa, dit aussi saint Grégoire de Nysse, tout le vain éclat d’une science profane, et aima mieux embrasser une vie humble, comme Moïse avait préféré les Hébreux aux trésors des Égyptiens.

Mais il faut entendre saint Basile décrire lui-même en ces termes l’état où il se trouvait alors. « Après avoir, dit-il, donné beaucoup de temps à la vanité, et avoir employé presque toute ma jeunesse pour acquérir par un long et inutile travail les sciences de cette sagesse réprouvée de Dieu, je me réveillai enfin comme d’un profond sommeil. Dans cet état je désirais un guide qui me conduisit et me fit entrer dans les principes de la piété. Mon plus grand soin fut de réformer mes mœurs. Je lus donc l’Évangile, et je remarquai qu’il n’y a pas de moyen plus propre pour arriver à la perfection que de vendre son bien, d’en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, de telle sorte que l’âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes.

Saint Grégoire, qui avait différé de recevoir le saint baptême jusqu’à son retour dans son pays, entreprit, après l’avoir reçu, la même perfection qu’il avait voulu inspirer à son ami. Il se donna dès lors à Dieu d’une façon à ne vouloir posséder que lui seul. Il méprisa absolument les richesses, la noblesse, la réputation, la puissance et toutes les voluptés basses et périssables de la terre. « J’ai tout donné, dit-il en un endroit, à Celui qui m’a reçu et conservé pour son partage. Je lui ai consacré mes biens, ma gloire, ma santé et le talent de la parole que je pouvais avoir ; et tout le fruit que j’ai tiré de ces avantages a été de les mépriser, et d’avoir quelque chose à quoi je pusse préférer Jésus-Christ. » Dès lors il n’aima plus rien de toutes les grandeurs et les douceurs de la terre. L’assaisonnement de sa table était de gros pain, un peu de sel et d’eau ; et il estimait plus cette vie pauvre et pénitente, que toutes les délices et l’abondance des personnes les plus élevées dans le monde.

Ceci nous montre que, tant lui que saint Basile, embrassèrent alors la vie des ascètes ; mais ils ne demeuraient pas ensemble, quoiqu’ils l’eussent bien désiré, parce que saint Grégoire était obligé de remplir auprès de son père et de sa mère les devoirs que la nature l’obligeait de leur rendre. Ainsi saint Basile entreprit quelques voyages qu’il jugea conformes au but qu’il s’était proposé de se consacrer à Dieu sans réserve, et parcourait pour cela la Mésopotamie, la Célésyrie, la Palestine et l’Égypte. Il visita les saints solitaires de ces contrées, et admira leur vie austère et laborieuse, ainsi que leur ferveur et leur application à la prière. Il était étonné de voir qu’invincibles au sommeil et aux autres nécessités de la nature, dans la faim, la soif, le froid, la nudité, sans vouloir recevoir le moindre soulagement, comme si leur corps leur fût étranger, ils tenaient pourtant toujours leur esprit libre et élevé vers Dieu, montrant par leur conduite comment on peut sur la terre se regarder comme citoyen du ciel.

Il y a apparence que saint Basile se trouva dans Alexandrie quand l’impie George, cet arien furieux, y persécutait si étrangement les catholiques et les disciples de saint Athanase, comme nous l’avons rapporté ailleurs. Ce fut aussi dans ces voyages et vers l’an 357 ou 358, qu’il eut la douleur de voir partout les plus considérables et les plus vertueux d’entre les évêques et les autres ecclésiastiques bannis et maltraités par les ariens, qui avaient rempli l’Église de troubles et de schismes. Il en eut le cœur percé, considérant que, tandis que dans les différents états de la vie l’union régnait entre ceux qui en faisaient profession, on voyait, au contraire, dans l’Église de Dieu, pour laquelle Jésus-Christ est mort et sur laquelle il a répandu l’abondance des grâces du Saint-Esprit, que la plupart des peuples étaient opposés entre eux et aux règles de l’Écriture. Mais ce qui lui paraissait encore plus horrible était de voir les prêtres divisés de sentiments et de croyance, et si contraires dans leur conduite aux préceptes que Jésus-Christ nous a donnés, déchirant sans compassion l’Église de Dieu, troublant son troupeau sans respect pour ceux qui lui appartiennent, et vérifiant ce que saint Paul avait dit, que quelques-uns d’entre eux enseigneraient une doctrine corrompue pour s’attirer des disciples. Il voulut examiner en lui-même quelle pouvait être la cause de ces désordres, et connut, après avoir consulté les livres saints, que ces divisions et la témérité de ceux qui se donnaient la liberté d’inventer de nouveaux dogmes, et d’aimer mieux former un parti contre Jésus-Christ que de se soumettre à lui, ne pouvaient venir que de ce qu’ils avaient abandonné Dieu et ne voulaient plus le reconnaître pour leur roi.

Dianée était évêque de Césarée depuis plusieurs années lorsqu’il revint de ses voyages, et il avait reçu de lui le saint baptême ; ce prélat, craignant que quelque autre Église ne le lui ravît pour le mettre dans son clergé, lui donna l’ordre de lecteur ; mais cela n’empêcha pas qu’il ne tâchât d’imiter la vie des solitaires qu’il avait vus. Il se lia pour cela avec Eustache et ses disciples, qui y professaient la vie monastique. Eustache était son compatriote et son ami depuis le bas âge. Il avait bâti dans la suite un monastère où il avait assemblé plusieurs disciples qui gardaient une fort exacte discipline ; et saint Basile crut devoir leur donner son estime, en voyant leur extérieur si régulier et qui approchait de la conduite des moines qu’il avait vus dans les autres provinces.

Cependant diverses personnes tâchèrent de le détourner d’avoir aucun commerce avec eux, parce qu’on publiait qu’ils n’avaient pas de bons sentiments touchant la divinité de Jésus-Christ. Mais le saint rejetait ces conseils, ne pouvant se persuader qu’ils fussent intérieurement tout autres que leur extérieur modeste et pénitent le montrait. Il comprit bientôt qu’il s’était trompé dans le jugement trop favorable qu’il en avait porté, et il suffit de lire l’histoire ecclésiastique pour reconnaître dans Eustache un élève d’Arius, un protée qui n’avait d’autre foi que celle qui s’accordait mieux avec sa fortune, et enfin le plus grand persécuteur que saint Basile lui-même ait eu.

Le saint ne fut pas longtemps dans Césarée ; il y attendait saint Grégoire de Nazianze pour se retirer avec lui dans le Pont ; mais celui-ci étant empêché, il en prit occasion de faire une visite à sa mère, qui y demeurait avec sa fille sainte Macrine, et où elles avaient établi un monastère de vierges ; il y trouva une solitude très-propre à seconder ses désirs. Le monastère de sa mère était auprès de la rivière d’Iris, à peu de distance d’Ibore, petite ville épiscopale du Pont, et à sept à huit stades de l’église des Quarante-Martyrs. La solitude que choisit Basile était de l’autre côté de l’Iris, et il en fait une description fort agréable à saint Grégoire pour l’encourager à l’y venir joindre ; mais le temps n’en était pas encore venu.

On peut mettre cette première retraite vers l’an 358. La vie qu’il y mena fut très-pauvre et très-austère : du pain, du sel et de l’eau faisaient sa nourriture, comme nous l’avons dit de saint Grégoire ; quand il y ajoutait quelques herbes ou quelques légumes, c’était pour lui un festin. Ce fut de là qu’il écrivit à saint Grégoire de Nazianze cette excellente lettre qu’on a mise à la tête des autres, où il traite au long de la conduite des solitaires, et qui est pleine d’instructions. Il y entre dans un détail qui peut servir aux personnes religieuses pour diriger toutes leurs actions et en faire des modèles parfaits de sainteté dans leur état ; et dans les règles qu’il y donne, il ne fait qu’exprimer sa propre conduite.

Il ne faut, pour en être convaincu, que lire ce que saint Grégoire de Nysse, son frère, et saint Grégoire de Nazianze ont écrit de lui. Ils disent qu’ayant eu dessein d’embrasser la pauvreté évangélique, cette résolution avait été aussi ferme dans son âme qu’un rocher est inébranlable au milieu des flots ; que ses richesses étaient de n’avoir rien et de suivre nu la croix de son Sauveur ; qu’il ne possédait que son corps, employant tout ce qui lui restait au soulagement des pauvres. Et enfin son abstinence était si grande, que ceux qui l’ont loué après sa mort, comme ayant été les témoins de ses austérités durant sa vie, ont dit qu’il donnait à son corps, non ce que la nature lui demandait pour le soutenir, mais ce que la loi de son abstinence lui avait prescrit.

Saint Grégoire de Nazianze se rendit enfin à ses invitations, et le vint joindre dans la solitude. Nous avons de lui une lettre qu’il lui écrivit dans la suite, dans laquelle, en lui rappelant les jours si consolants qu’ils y avaient passés ensemble dans les exercices de la vie religieuse, il nous apprend de quelle manière ils y vivaient. « Qui pourrait, disait-il, être assez heureux pour jouir pendant un mois seulement de ces jours si désirables que j’ai passés avec vous, lorsque nous faisions nos délices de nos travaux mêmes et des maux que nous souffrions ? tant il est vrai que les choses les plus pénibles nous deviennent agréables lorsque nous les faisons volontairement, comme celles qui sont agréables d’elles-mêmes nous deviennent fâcheuses lorsque nous les faisons par contrainte. Qui me rendra ces chants, ces veilles, ces prières qui nous transportaient de la terre au ciel ; cette vie qui était presque dégagée de la matière ; cette émulation que nous avions pour les pratiques de la vertu, et ce zèle que nous faisions paraître en conformant nos actions aux règles de la solide piété ! Quelle satisfaction n’avais-je pas alors en m’appliquant à l’étude des divines Écritures ! Et, pour parler des moindres choses, ne verrai-je plus ce temps que nous passions à travailler des mains, à porter du bois, à tailler des pierres, à planter des arbres, à conduire de l’eau par des canaux ? »

C’est ainsi que saint Grégoire rappelle à saint Basile les innocentes délices de leur retraite ; et il paraît qu’elles consistaient toutes dans le goût de la prière, dans l’exercice des vertus, dans les travaux de la pénitence, dans la méditation des saintes lettres, à laquelle ils ajoutaient la lecture des Pères qui les avaient expliquées avant eux, pour puiser dans leurs interprétations leur véritable sens et la tradition de l’Église.

Les habitants de Néocésarée députèrent vers ce temps-là à saint Basile leurs principaux magistrats, pour le prier de venir se charger dans leur ville de l’instruction de la jeunesse ; mais l’amour de la solitude prévalut dans son cœur sur leurs sollicitations, quelques instances qu’ils pussent lui faire, aimant mieux se remplir de Dieu dans le silence, que d’enseigner aux autres l’art de parler avec éloquence. Mais quoiqu’il se fût retiré dans le Pont pour ne vaquer qu’à Dieu et à lui-même, loin du tumulte des villes, il ne put empêcher qu’on ne vînt à lui de toutes parts pour lui demander des règles de conduite ; d’autant plus que, outre le rare talent qu’il avait de développer les saintes maximes de la religion, dont il était parfaitement instruit, il en montrait la pratique par son exemple.

Ce fut ce qui donna occasion à l’établissement d’un grand monastère, et ensuite de plusieurs, dont la charité l’obligea à prendre soin avec toute l’attention que le zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes pouvait lui inspirer. Nous apprenons de saint Grégoire de Nazianze, qui en était témoin oculaire, que les religieux y vivaient, sous la conduite du saint, dans une union merveilleuse et dans une ardeur extraordinaire pour la pratique des vertus, s’y animant les uns les autres, en telle sorte qu’on pouvait dire qu’ils se rendaient, par leur ferveur, des hommes supérieurs à eux-mêmes et tout célestes. Le saint voulut qu’ils vécussent en commun, et qu’ils joignissent ainsi la société avec la retraite, ce qui fait qu’il les appelle ordinairement des communautés de frères, et, s’il est permis d’user de ce terme, des fraternités.

Pour mieux établir parmi eux une observance exacte et uniforme, il les instruisit des maximes des pères et des premiers maîtres de la vie religieuse, et leur prescrivit aussi des règles pour se conduire et se sanctifier dans leur état ; ce qui nous a procuré le précieux trésor des règles que nous avons dans ses ouvrages : savoir, les grandes règles, qui contiennent trente-cinq questions et autant de réponses ; et les petites règles, qui sont au nombre de trois cent treize, où les choses sont traitées avec moins d’étendue. Il écrivit aussi dans sa solitude diverses lettres soit à des moines, soit à des vierges et à d’autres personnes. Mais tandis qu’il travaillait à inspirer aux hommes l’amour de la retraite par l’expérience qu’il avait des avantages qu’elle procure à l’âme, il ne témoignait pas moins de zèle pour remplir le monastère de sa sœur, sainte Macrine, de chastes colombes, dont le principal exercice était de soupirer sans cesse après le ciel. C’est ce qu’il marque expressément à une dame nommée Julite, qui était veuve et sa parente, en l’assurant que, s’il a la consolation de la voir un jour embrasser ce genre de vie si saint et si sublime, il aura besoin d’avoir avec lui un grand nombre de personnes pour en rendre de dignes actions de grâces à Dieu.

Son zèle ne se borna pas à ces premières fondations, il allait aussi par toutes les villes et les villages du Pont, animant les habitants de cette province par de puissantes exhortations à sortir de la lâcheté qui leur était naturelle, pour servir Dieu fidèlement. Il en porta plusieurs à renoncer au siècle pour ne penser qu’à leurs âmes, et à se réunir plusieurs pour le service de Dieu. Il leur apprit à bâtir des monastères, à y établir des communautés, à prendre soin les uns des autres, afin qu’aucun ne manquât du nécessaire ; à s’occuper à la prière, à chanter des hymnes et des psaumes, à prendre soin des pauvres, à leur bâtir des logements honnêtes, et à leur fournir les choses nécessaires à la vie. Il prit aussi soin des filles comme il faisait des hommes, et apprit à ces peuples à élever des vierges pour les rendre de dignes épouses de Jésus-Christ. C’est ainsi qu’il changea en peu de temps la face de cette province, où presque tout le monde commença à mener une vie pure et chaste, et où plusieurs personnes apportaient leurs biens à ses pieds pour les distribuer aux pauvres.

Saint Grégoire de Nazianze travaillait aussi de son côté pour la gloire de Dieu ; et ces deux grands personnages, que le Seigneur avait donnés à son Église pour la soutenir dans le temps orageux de l’arianisme, faisaient dès lors les essais de leur zèle avec un merveilleux succès, mettant à profit leurs talents et leurs études pour confondre les pécheurs, conserver et encourager les justes, et défendre la pureté de la foi contre les assauts de l’erreur. Basile, plein de tendresse, et de compassion pour les pécheurs, travaillait avec douceur à les relever de leur chute, et Grégoire allait au-devant de ce qui pouvait les porter au péché, en les empêchant de s’y précipiter : l’un était pur dans sa foi, l’autre l’annonçait avec liberté ; l’un était humble devant Dieu, l’autre l’était aussi devant les hommes ; l’un s’élevait au-dessus des superbes en les méprisant ; l’autre les atterrait par la force de ses raisons. C’est ainsi que par diverses grâces ils arrivaient tous deux à une même perfection, et que Dieu les destinait au gouvernement des peuples.

Saint Grégoire ne put pas goûter longtemps la consolation de tenir compagnie à saint Basile dans sa solitude. Son père, qui était évêque de Nazianze, le rappela ; et il en avait un besoin essentiel, surtout depuis qu’il s’était malheureusement laissé surprendre par les artifices des ariens en signant le formulaire captieux de Rimini, qui causa tant de désordres dans l’Église. Depuis cette signature les moines du diocèse de Nazianze s’étaient séparés de lui ; et ce fut ce qui obligea Grégoire à venir au plus tôt à son secours pour les lui réunir et remédier aux troubles que sa chute avait causés.

D’autre part, Dianée, évêque de Césarée, comme nous l’avons dit, était tombé dans la même faute que le père de saint Grégoire ; et saint Basile, quoiqu’il le chérît tendrement comme son père spirituel, puisqu’il avait reçu de lui le saint baptême, se crut obligé de se séparer aussi de sa communion, sa foi lui étant plus chère que l’affection filiale qu’il avait pour ce prélat. La simplicité du père de saint Grégoire et sa droiture naturelle jointe à son grand âge, l’avaient empêché de se défier des déguisements des ariens et du venin caché dans la formule de foi de Rimini ; et le caractère trop doux de Dianée, qui ne savait point prendre sur lui-même d’user de fermeté comme il l’aurait dû contre l’hérésie, avait donné occasion à sa faute.

Saint Grégoire, étant arrivé à Nazianze auprès de son père, travailla de tout son pouvoir pour lui réunir ceux qui s’étaient séparés de sa communion, et il eut enfin la consolation d’en venir à bout. Les moines, qui avaient été les derniers à s’en séparer, étant plus affligés qu’aigris de la chute de leur évêque, furent les premiers à donner l’exemple de la paix. Ceci arriva vers l’an 364, et ils souhaitèrent que saint Grégoire célébrât cette réunion par un discours public ; ce qu’il fit, car il avait déjà reçu le sacerdoce des mains de son père, qui le lui avait conféré malgré ses résistances, et il s’était retiré ensuite auprès de saint Basile pour adoucir en quelque façon la douleur qu’il en avait eue, sa modestie lui faisant redouter un si haut ministère.

Saint Basile fut aussi fait prêtre dans Césarée fort peu de temps après saint Grégoire, et vers l’an 362. Il avait été appelé dans cette ville par l’évêque Dianée, qui, se voyant au lit de la mort, voulut se réconcilier avec lui, et lui protesta que, quoiqu’il eût signé le formulaire de Rimini, n’en connaissant pas le mal, il n’avait point prétendu rien faire contre la foi de Nicée ; et le saint crut devoir se satisfaire de cette assurance. Dianée étant mort, on élut en sa place Eusèbe, qui se hâta, après sa consécration, d’élever saint Basile au sacerdoce pour le fixer par là dans son clergé, ce qui fit autant de peine à ce saint qu’en avait eu saint Grégoire. Il fut donc obligé de s’arrêter dans Césarée, quelque désir qu’il eût de retourner à sa chère solitude du Pont ; et il s’en plaignit à saint Grégoire par une lettre à laquelle ce saint, pour le consoler, lui répondit en ces termes : « Vous avez donc vous-même été pris aussi bien que nous, et nous sommes tombés tous deux dans le piége. Mais enfin on nous a contraints d’être prêtres, quoique ce ne fût nullement notre dessein ; car nous nous pouvons rendre l’un à l’autre un témoignage très-certain, que nous avons toujours aimé la vie la plus humble et la plus basse, et il nous eût peut-être été, en effet, plus avantageux de n’être pas élevés à la prêtrise : au moins je n’oserais dire autre chose jusqu’à ce que je connaisse quel est le dessein et la conduite de Dieu sur nous. Mais puisque c’est une chose faite, je crois, pour moi, qu’il faut s’y soumettre, principalement à cause du temps où nous sommes, où les langues des hérétiques nous attaquent de tous côtés, et ne rien faire d’indigne de l’espérance que l’on a conçue de nous, ni de la vie que nous avons menée jusqu’ici. »

Quoique ces deux saints fussent affligés de leur ordination, parce qu’ils étaient pénétrés de bas sentiments d’eux-mêmes et qu’ils redoutaient la dignité du sacerdoce, l’Église eut sujet de s’en réjouir pour les grands biens qui lui en revinrent dans ces temps orageux, où la foi des fidèles avait besoin d’être puissamment soutenue par des ministres sûrs et intrépides contre les violences de Julien l’Apostat et celles des ariens. Ils résistèrent, en effet, à Julien avec une fermeté héroïque, en 362, qui fut l’année où la persécution de ce prince se fit sentir plus vivement dans la Cappadoce ; ce qu’on peut voir au long dans l’Histoire ecclésiastique : il suffit de dire ici que, quelques promesses que Julien leur fît pour se les attirer, et de quelques menaces qu’il usât ensuite, ils méprisèrent souverainement et son amitié et son indignation, et que ce prince, qui redoutait leur érudition et leur éloquence comme un des plus grands obstacles au dessein qu’il avait de rétablir l’idolâtrie sur les ruines du christianisme, se proposa enfin de les immoler des premiers aux démons à son retour de la guerre de Perse, comme les plus belles victimes qu’il pût leur offrir. Mais Dieu y pourvut par sa mort, qui arriva l’an d’après, comme tout le monde sait.

Elle fut, cette mort, une espèce de triomphe pour saint Basile, à qui Dieu la fit connaître au milieu de ses prières au même moment qu’elle arriva. Mais en même temps Dieu permit que sa patience fût exercée par une espèce de persécution à laquelle il devait d’autant moins s’attendre, qu’elle lui vint de la part d’Eusèbe, son nouvel évêque ; car qui devait, en effet, être plus uni à lui par toute sorte de raisons que ce prélat ? Mais, comme dit saint Grégoire de Nazianze, il se ressentit contre lui de la faiblesse humaine, et l’on conjecture que la gloire que saint Basile s’acquérait toujours plus par ses talents et par ses vertus, et que l’amour extrême que la ville de Césarée avait pour lui, blessèrent ses yeux et lui donnèrent des sentiments de jalousie.

Il les manifesta par la manière injurieuse dont il le traita en plus d’une rencontre, et par là il irrita contre lui ce qu’il y avait de plus saint et de plus sage dans son Église, les moines en particulier, qui ne purent souffrir qu’on maltraitât ainsi un homme qui faisait tant d’honneur à leur profession. Enfin la chose alla si loin, que le saint, craignant quelque division entre le pasteur et les ouailles, prit le parti de quitter secrètement la ville et de retourner dans sa chère solitude du Pont, où saint Grégoire le suivit, et où il continua de gouverner les monastères qu’il y avait établis. Le peuple de Césarée, voyant qu’il ne paraissait plus, lui témoigna par lettre ou par quelque autre voie le regret qu’il avait de son absence, lui représentant, pour l’engager à y revenir, que Césarée était sa patrie qui le chérissait uniquement. Mais il les pria avec beaucoup de modestie, en leur rendant raison de sa retraite, de lui accorder encore un peu de temps pour jouir des délices qu’il trouvait en la compagnie des saints, c’est-à-dire saint Grégoire et les religieux de ses monastères ; et il leur témoigna l’amour et le zèle qu’il avait pour eux, en leur recommandant de se donner de garde que les ariens, qu’il appelle les Philistins, ne troublassent la pureté de leur foi par leurs blasphèmes, dont il fait un abrégé, et par leurs calomnies, qu’il réfute.

Nous ne savons rien de particulier de ses occupations dans cette seconde retraite. On croit qu’il y travailla avec saint Grégoire aux deux discours que celui-ci publia vers ce temps-là contre Julien. Mais il n’y a pas d’apparence qu’il soit demeuré longtemps auprès de saint Basile, à cause du besoin que son père avait de lui pour l’aider dans le gouvernement de son diocèse. Eusèbe lui faisait de grands honneurs et le conviait à venir aux assemblées ; mais Grégoire lui témoigna, par une lettre, qu’il lui en était obligé, et qu’il était contraint de lui dire, avec la liberté dont il faisait profession et dont un amateur de la vérité comme Eusèbe ne devait pas s’offenser, que l’injure qu’il avait faite et qu’il continuait de faire à Basile le touchait très-sensiblement ; que l’ayant choisi pour compagnon, honorer l’un et maltraiter l’autre, c’était caresser une personne d’une main et de l’autre lui donner un soufflet ; qu’il le conjure donc de remédier au tort qu’il faisait à Basile, l’assurant que Basile de son côté ne manquerait pas de le satisfaire. Il amena enfin Eusèbe à la réconciliation avec ce saint, et ayant été envoyé vers lui de sa part pour se rendre au plus tôt à Césarée, il consomma cette paix que toute la ville désirait avec empressement.

Elle ne pouvait être plus nécessaire à cette Église que dans ce temps-là ; car Jovien ayant peu vécu, et Valens, grand fauteur des ariens, lui ayant succédé, les hérétiques osèrent tout sous la protection de ce prince, et entrèrent en nombre dans Césarée pour y répandre le trouble et leurs erreurs ; mais saint Basile les y combattit avec tant de courage, de force et de sagesse, que Valens et les évêques ariens qui étaient venus avec lui à Césarée, furent obligés de se retirer sans avoir rien pu gagner pour leur secte, et ils ne remportèrent de leur entreprise que la honte d’avoir succombé sous le zèle de Basile.

Ceci se passa vers l’an 366, après que notre saint eut demeuré trois ans dans sa retraite du Pont. On ne saurait exprimer tous les biens qu’il fit dans Césarée depuis la défaite et la fuite des hérétiques. Son soin fut d’abord de ménager avec tant de sagesse l’esprit d’Eusèbe, qu’il en effaça toute sorte de méfiance et de soupçons. Il était continuellement auprès de lui ; il l’instruisait, lui obéissait, l’avertissait ; il lui rendait enfin tous les services d’un excellent conseiller, d’un assistant toujours prêt au besoin, d’un interprète des divins oracles : de sorte qu’on pouvait dire que de tous les ministres que l’évêque employait, Basile était le plus fidèle et le plus propre à exécuter toutes choses. Cela suffira pour ce que nous pourrions dire de sa conduite dans Césarée, parce qu’un plus grand détail nous écarterait de notre principal objet, qui est de parler du rapport que les actions de ce grand saint ont avec l’histoire monastique.

Eusèbe mourut vers le milieu de l’an 370, et ce fut pour lui un grand sujet de consolation d’expirer entre les bras de saint Basile, qui lui succéda dans le gouvernement de son Église, malgré les ressorts que les gens mal intentionnés et ambitieux, et même des évêques jaloux de son mérite, firent agir pour l’empêcher. L’Église de Césarée était des plus considérables : saint Grégoire l’appelle la mère de presque toutes les Églises. Elle était la métropole de toute la Cappadoce, et il y a des savants qui tiennent qu’elle était la capitale de tout ce que les Romains comprenaient sous le diocèse de Pont, c’est-à-dire la Cappadoce, la Galatie, la petite Arménie, toute la côte du Pont, la Paphlagonie, la Bithynie, ce qui du temps de Théodoret comprenait onze provinces et plus de la moitié de l’Asie Mineure. Il ne faut dont point s’étonner si elle fut un objet d’ambition pour plusieurs ; mais personne n’était plus digne de la gouverner que le grand Basile, soit qu’on eût égard à son mérite personnel, soit qu’on se réglât sur les circonstances critiques du temps, où il ne fallait pas moins, pour soutenir la foi contre les violences des hérétiques, qu’un homme aussi éminent que lui en science, en talent, en fermeté et en sainteté.

Il ne trompa point l’espérance de ceux qui l’y placèrent, dont les principaux furent le vieux Grégoire, père de saint Grégoire de Nazianze, et saint Eusèbe de Samosate, que celui-là y appela pour appuyer son choix de l’autorité que lui donnaient sa réputation et son mérite éminent. Basile se surpassa alors autant lui-même, dit saint Grégoire de Nazianze, qu’il avait auparavant surpassé les autres ; et les grandes occasions où sa charge l’engagea servirent à mettre dans un jour admirable toute la grandeur de sa foi, de son zèle et de sa piété. L’histoire de son épiscopat fournirait de matière pour plus d’un volume : on peut le voir au long dans M. Hermant et M. de Tillemont, qui l’ont recueillie des monuments les plus sûrs de l’Histoire ecclésiastique ; nous n’en rapporterons ici que ce qui est nécessaire pour la lier avec notre principal objet.

On peut donc considérer sa conduite dans l’épiscopat, ou par rapport au gouvernement de son peuple, ou dans ce qu’il fit pour des provinces voisines, ou enfin dans ses travaux pour l’Église universelle, soit pour soutenir la pureté de la foi, soit pour réformer les mœurs, soit pour inspirer, encourager et perfectionner la piété. Il ne croyait pas que le soin de sa personne dût entrer dans sa sollicitude pastorale ; rien ne l’occupait que la gloire de Dieu et le salut des âmes. Sa famille était peu nombreuse. Les revenus de son Église ne l’empêchaient pas d’être pauvre, et il aimait sentir les incommodités de la pauvreté en manquant de ce qu’on peut dire être nécessaire à un évêque chargé, comme il l’était, de beaucoup de soins et d’affaires. Il observa toute sa vie un jeûne rigoureux, et l’on ne peut se représenter les maladies qu’il essuya, la faiblesse à laquelle il réduisit son corps par la mortification, et en même temps les travaux qu’il soutint pour remplir dignement sa charge, sans reconnaître la main puissante du Seigneur qui le fortifiait par sa grâce et le soutenait par une espèce de miracle pour le bien de l’Église. On ne pouvait mettre de différence entre saint Basile dans sa retraite et saint Basile dans l’épiscopat, que celle de la différence du rang et des occupations ecclésiastiques : d’ailleurs c’étaient les mêmes austérités et les mêmes vertus.

À ces soins particuliers de sa ville épiscopale, saint Basile ajoutait les visites qu’il faisait des paroisses de la campagne, sans consulter son extrême faiblesse, qui ne le lui permettait qu’avec beaucoup de peine ; mais Dieu l’en dédommageait par les bénédictions qu’il répandait sur ses travaux. À quoi il faut ajouter le nombre prodigieux de lettres qu’il écrivait, tantôt pour consoler les uns dans leurs afflictions, tantôt pour exhorter les autres à se conserver dans la piété, et tantôt pour d’autres sujets relatifs au bien de leurs âmes. Il en écrivait aussi pour les affaires temporelles de ses diocésains, selon que la charité l’exigeait de lui. Aussi se regardait-il en qualité d’évêque comme leur père et leur pasteur, et il en remplissait les fonctions par la tendresse avec laquelle il en prenait soin.

Elle parut avec éclat dans le magnifique hôpital qu’il fit bâtir pour les pauvres, les malades, et principalement pour les lépreux. C’était un édifice, ou plutôt plusieurs édifices, que saint Grégoire ne fait pas difficulté d’appeler une nouvelle ville. Il dit qu’il était un peu hors de la ville ; qu’il était un commun trésor des riches où les exhortations de saint Basile avaient fait répandre non-seulement ce qui servait à la superfluité et à l’abondance, mais même ce qui était employé pour quelques nécessités de la vie. « C’est là, ajoute ce saint, où la maladie se souffre avec joie, où la misère même paraît heureuse, et où la charité est éprouvée et se reconnaît pour véritable. » En effet, selon le plan que saint Basile en avait formé, cet hôpital était pour tous ceux à qui leur faiblesse et leurs incommodités rendaient nécessaire le secours des autres, et même pour y recevoir les étrangers. Il y avait de quoi loger toutes les personnes nécessaires pour le soulagement des malades : des médecins, des gardes, des gens pour porter les fardeaux, d’autres pour conduire les infirmes, tous les métiers nécessaires pour la vie, et des bâtiments pour les exercer. Théodoret remarque que le saint, qui le visitait fréquemment, prenait un soin particulier des lépreux, et que sa charité pour eux allait si loin, que, sans considérer sa naissance et sa dignité, il ne dédaignait pas de les embrasser et de les baiser comme ses frères. Cet hôpital fut célèbre longtemps depuis, et on l’appela la Basiliade, du nom de son fondateur. Il dut être commencé dès l’an 371 ou 372. Outre celui-là, il y en avait d’autres petits dans la campagne pour les malades des bourgs et des villages, dont les chorévêques avaient l’inspection.

S’il avait tant d’attention pour les pauvres et les malades, il n’en avait pas moins pour fournir à l’Église de bons ministres et pour conserver son clergé dans une régularité édifiante. Il avait plusieurs chorévêques pour gouverner sous lui son diocèse, et il les assemblait quelquefois à la fête de saint Eupsyque. Il renouvela les canons des Pères par lesquels les chorévêques devaient avertir l’évêque de ceux qu’on voulait mettre au rang des ecclésiastiques, ce qui avait été négligé depuis quelque temps ; et il ordonna à ses chorévêques de lui envoyer les noms de tous les clercs, de quel village ils étaient, par qui ils avaient été admis, quelle était leur profession, et voulut que ceux qui auraient été admis seulement par des prêtres, depuis la première indiction, c’est-à-dire depuis l’an 358, fussent exclus du clergé par les chorévêques, qui pourraient néanmoins les y recevoir s’ils les en trouvaient dignes après les avoir bien examinés. L’on peut juger, par cette exactitude à faire un bon choix des ministres inférieurs, avec quelle précaution il agissait dans l’ordination des diacres et des prêtres.

Ce fut cette attention qui remplit son clergé d’excellents sujets, et qui donna à ce clergé une réputation digne de l’évêque qui le gouvernait. Cela parut dans une occasion où Innocent, évêque d’une grande ville qu’on ne nomme pas, éloignée de Césarée, mais dans l’Orient, désirant de connaître avant sa mort celui qui gouvernerait son Église après lui, car il était âgé, s’adressa au saint et lui demanda un ecclésiastique qu’il lui marqua pour le faire son successeur. Saint Basile, qui connaissait l’importance d’un choix convenable, lui écrivit qu’à la vérité celui qu’il lui indiquait avait de bonnes qualités, mais qu’il n’en avait pas autant qu’il en fallait pour remplir son siége. Il jeta donc les yeux sur le collége des prêtres de sa ville, et en choisit un fort ancien, qu’il appelle un vase précieux et un enfant du bienheureux Hermogène, homme capable de soutenir le poids de l’épiscopat, d’un abord vénérable, propre à instruire avec douceur ceux qui s’opposaient à la vérité, grave dans ses mœurs, savant dans les canons, pur dans sa foi, qui observait les règles de la continence et des exercices religieux, et dénué des biens de la terre ; et il s’offre de le lui envoyer quand il voudra. Sur quoi on a remarqué fort judicieusement qu’il ne l’aurait pas fait aisément s’il n’eût eu d’autres prêtres d’une vertu et d’un mérite pareils à celui-là. On nomme, en effet, parmi ces prêtres Mélèce, que le saint appelle son coopérateur dans les travaux de l’Évangile ; Pémène, son parent, dont il relève la vertu dans une de ses lettres ; Philorome, dont Pallade parle dans sa Lausiaque, qui avait généreusement confessé la foi en présence de Julien l’Apostat.

L’an 377, les Goths, que l’empereur Valens avait reçus comme amis dans la Thrace, et avait rendus ariens de catholiques qu’ils étaient, ayant pris les armes contre lui, Dieu voulut le punir par ceux mêmes dont il avait corrompu la foi : ils le défirent près d’Andrinople, le 9 août de l’année suivante, et le brûlèrent dans une cabane où il s’était retiré. Sa mort apporta un grand changement dans les affaires de l’Église. Gratien, neveu de Valens, prince très-zélé pour la foi catholique, qui était déjà empereur d’Occident, le fut en même temps de l’Orient. Il rappela tous les évêques orthodoxes que son oncle avait exilés, et fit cesser, autant que l’état des choses put le permettre, les troubles que les ariens avaient causés. Saint Basile vit alors ses vœux accomplis, et, comme le saint vieillard Siméon, il lui sembla qu’il pouvait demander à Dieu qu’il le laissât aller en paix, puisqu’il avait eu la consolation de voir le commencement de celle de l’Église. Il reçut, en effet, cette grâce dès le premier jour de l’an 379 ; mais ce fut en ajoutant un nouveau miracle égal à tous ceux qu’il avait faits jusqu’alors : car, ayant à peine quoique reste de vie, il voulut aller dire à son Église le dernier adieu, et prêter encore ses mains et ses prières pour la consécration de ses plus fidèles disciples, afin, dit saint Grégoire de Nazianze, que l’autel possédât ceux qu’il avait instruits dans son école, et qui avaient été les aides et les coopérateurs de son sacerdoce. Ce qui montre qu’il ordonna plusieurs de ses ecclésiastiques évêques des lieux de sa juridiction, profilant de la paix que la mort de Valens donnait à l’Église pour remplir d’évêques catholiques les lieux qui n’en avaient point.

Sa dernière heure arriva enfin ; toute la ville l’environnait comblée de douleur, chacun sentant la perte qu’elle allait faire. Vous eussiez dit qu’elle aurait voulu pouvoir faire violence à son âme pour l’arrêter encore dans son corps ; mais il était attendu par le chœur des anges, lui qui soupirait depuis un si long temps après leur compagnie. Ainsi, ayant encore donné quelques instructions de piété, il acheva sa vie par ces paroles de Notre-Seigneur à son Père céleste : « Je remets mon esprit entre vos mains ; » et il rendit son âme avec joie, âgé d’environ cinquante ans.

Mais voici un des plus beaux éloges qu’on puisse donner à sa vertu, et que saint Grégoire nous dit en deux mots : c’est qu’en mourant il emporta avec lui tout ce qu’il possédait des biens de la terre ; car il ne laissa pas même des richesses dont on pût lui dresser un monument qui rehaussât l’estime de sa piété. Cela n’empêcha pas que ses funérailles ne fussent des plus magnifiques. La foule qui devançait et qui suivait son cercueil était prodigieuse : chacun s’empressait de toucher son corps ou d’enlever quelque peu du bord de ses habits ; les places publiques, les galeries, les maisons jusqu’au second et au troisième étage, étaient pleines de monde. Les pleurs et les gémissements étouffaient le chant des psaumes. Toute la ville fondait en larmes ; les païens, les Juifs et les étrangers se mêlaient parmi les catholiques, et disputaient en quelque façon avec eux à qui donnerait au saint plus de marques d’affection ; enfin, après de grands efforts pour percer la foule, on le mit dans le tombeau des évêques ses prédécesseurs.

Il faut revenir à présent à saint Grégoire de Nazianze, dont nous avons interrompu l’histoire pour suivre celle de saint Basile. Nous l’avons laissé dans la solitude du Pont avec Césaire. Il n’y put demeurer longtemps, parce que son père le rappela ; il ne manqua pas de sollicitudes et de peines ; il était obligé, d’une part, d’aider son père dans le gouvernement de son Église, d’autant plus qu’il était fort vieux, et sa mère aussi dans les affaires domestiques, et surtout pour la succession de son frère Césaire, qui mourut à la fin de 368 ou au commencement de 369. Il faut ajouter à cela la faiblesse de sa santé et ses fréquentes maladies ; de sorte qu’il n’était pas exempt de croix. Mais elles sont l’apanage des amis de Dieu. Il les portait avec une soumission digne de sa piété, quand il lui en survint une à laquelle il se fût d’autant moins attendu, que ce fut saint Basile lui-même qui en fut l’occasion innocente, puisqu’il n’envisageait que la gloire de Dieu. La Cappadoce, qui jusqu’en 370 n’avait fait qu’une province ecclésiastique et civile, fut divisée alors en deux pour le civil. Césarée demeura métropole de la première, et la ville de Thyanes acquit la même dignité pour la seconde. Anthyme, qui était évêque de Thyanes, prétendit que la province était aussi bien divisée pour l’ecclésiastique que pour le civil, et s’attribua les droits de métropolitain sur les Églises de ce qu’on appela par la division la seconde Cappadoce.

Saint Basile s’y opposa, et, pour maintenir sa possession telle qu’il l’avait reçue de ses prédécesseurs, il érigea quelques nouveaux évêchés, entre autres celui de Sasimes, qui était un petit bourg situé sur une grande route de la Cappadoce, et y voulut mettre saint Grégoire de Nazianze, pour le défendre contre Anthyme, qui voulait s’en emparer, Saint Grégoire, qui aimait la paix et la tranquillité, et qui ne soupirait qu’après la solitude, fut fort affligé de ce dessein, et ne se rendit que malgré lui aux instances de saint Basile et après que son père l’y eut obligé ; ce qui arriva vers le milieu de l’an 372. Mais quand il voulut aller gouverner sa nouvelle Église, il trouva qu’Anthyme s’en était saisi, et, ne voulant point s’y établir par une espèce de guerre telle qu’Anthyme l’exerçait, il prit le parti de se retirer sur une montagne.

Il n’y put pas longtemps jouir du repos ; son père le conjura de revenir ; mais il se soumit à condition qu’il n’irait point à Sasimes, et s’engagea seulement à gouverner sous lui l’Église de Nazianze, sans que cela l’obligeât pour l’avenir. Il tâcha de s’en acquitter avec le zèle qu’on pouvait se promettre de sa piété ; et enfin, l’an 374, il perdit son père, qui avait vécu près de cent ans, et presque en même temps sainte Nonne, sa mère, qui n’était pas moins âgée. Quoiqu’il fût dans le dessein de retourner dans la solitude aussitôt après leur mort, l’importunité de beaucoup de gens, et en particulier de Bosphore, évêque de Colonie, l’emporta encore une fois sur sa résolution. Mais il ne consentit à gouverner l’Église de Nazianze que comme un étranger et non comme titulaire, ce qui n’était pas sans exemple, en attendant que les évêques eussent donné un pasteur à ce troupeau, comme il les en suppliait instamment.

Enfin, après les avoir pressés pendant près de trois ans, donnant pour raison que les incommodités le rendaient incapable de s’acquitter de ses fonctions, comme il le croyait, car il avait été très-dangereusement malade ; voyant que ses sollicitations étaient sans effet, il se retira inopinément en Séleucie, et il ne paraît pas que Nazianze ait eu depuis aucun évêque jusqu’en 381, quand le saint y retourna après le concile de Constantinople, comme nous le dirons bientôt. Séleucie était métropole de l’Isaurie ; les reliques de l’illustre sainte Thècle y étaient conservées religieusement dans une église de son nom, d’où vient que le saint l’appelle Séleucie de sainte Thècle. Il y demeura assez longtemps, et apparemment jusqu’en 379. Ce fut là qu’ayant abandonné la gloire, les biens, les espérances du monde, la science même, se contentant pour toute nourriture d’un peu de pain, il tâchait de s’élever au-dessus des choses visibles pour ne s’occuper que de la contemplation des choses célestes, et qu’il goûtait les délices innocentes d’une vie éloignée des troubles du siècle. Il ne laissa pourtant pas d’y trouver la croix, soit par les attaques des hérétiques, soit par la douleur que son cœur souffrait des maux que les ariens causèrent, en 376, à l’Église de Cappadoce ; sur quoi il écrivit plusieurs lettres à saint Grégoire de Nysse, dans lesquelles pourtant il lui promet la fin de la persécution, comme elle arriva enfin par la mort de Valens. Gratien, qui lui succéda, comme nous l’avons dit, ayant commencé de donner la paix à l’Église, notre saint commença aussitôt de respirer ; mais la mort de saint Basile, qui arriva bientôt après, le replongea dans la douleur, sans qu’il pût même l’adoucir par la consolation d’aller baiser ses précieuses reliques, n’étant pas tout à fait rétabli de la maladie qu’il avait eue.

Gratien, ayant donc donné la paix à l’Église, remit, le 19 janvier de l’an 379, l’empire d’Orient au grand Théodose, prince très-catholique et plein d’ardeur pour la foi de Nicée. Il s’agissait de rétablir cette foi dans Constantinople, où les ariens avaient fait depuis longtemps des maux inconcevables. Ils y étaient maîtres absolus et y usaient de leur pouvoir au gré de leur fureur contre les orthodoxes. Il n’y avait point d’opprobres dont ils ne les chargeassent. Ils les accablaient d’injures et de menaces ; ils leur ravissaient leur argent, ils confisquaient leurs biens ; ils les exilaient ; ils massacraient publiquement des évêques et des vieillards. Il n’y avait que les catholiques auxquels on ôtât la liberté, et ils se trouvaient exposés à tous les maux imaginables. Saint Grégoire dit encore que l’église Sainte-Sophie, qui était la grande église, se pouvait appeler la citadelle du démon, qui en avait fait sa retraite et y avait campé ses soldats. C’était là que s’assemblaient toute l’armée du mensonge et les légions des esprits impurs, et que se trouvait aussi la compagnie des furies ; car on pouvait appeler ainsi les femmes ariennes, que l’ardeur qu’elles avaient pour leur secte rendait plus emportées que les Jézabels.

Ce n’était pas le seul mal qui infectât la ville impériale. Les novatiens y avaient plusieurs églises ; l’hérésie des macédoniens, qui niaient la divinité du Saint-Esprit, y faisait de grands progrès ; les apollinaristes commençaient à la menacer, et les eunomiens y avaient leur évêque ; mais les ariens étaient les plus puissants. Ainsi la vraie foi y paraissait ensevelie dans la mort de l’infidélité et de l’hérésie ; néanmoins elle conservait un reste de vie dans un petit nombre de personnes fidèles ; mais c’était encore un petit troupeau sans ordre, sans pasteur, sans bornes, sans clôture. La réputation de la science et de la vertu de Grégoire, qui avait passé au delà des mers de l’Asie, et que saint Eusèbe de Samosate n’avait pas manqué de relever, le fit appeler à Constantinople par les catholiques qui y étaient, par les évêques catholiques d’alentour, par ceux de Thrace, auxquels se joignirent saint Mélèce, Bosphore de Colonie, un autre évêque de Cappadoce, nommé Théodore ; et saint Basile l’en avait aussi sollicité avant qu’il mourût. On lui reprochait même de différer de s’y rendre ; ce qui paraît par les raisons qui l’obligèrent à se justifier, comme on peut voir dans ses différentes lettres.

Il arriva donc à Constantinople en 379, et le don des miracles l’y suivit ; mais son principal appui fut le secours de Jésus-Christ, pour la gloire duquel il allait combattre. La manière dont il explique son entrée dans cette seconde Rome nous le prouve, ainsi que son humilité. Il dit que son dessein ne devait pas moins paraître extraordinaire que de voir marcher David contre Goliath ; qu’il n’y avait rien de plus méprisable, selon le monde, qu’un homme tel que lui ; que non-seulement il était étranger, mais même natif d’une méchante bicoque ; qu’il était tout courbé de vieillesse et de maladie ; qu’il avait toujours la tête en bas, qu’il était chauve, assez mal fait de visage, desséché par les larmes, les austérités et la crainte des jugements de Dieu ; que son parler était rude et champêtre, qu’il était fort mal vêtu et n’avait non plus d’argent que d’ailes.

Il fut reçu, en arrivant, dans une maison de ses parents, qui ne lui étaient pas moins unis par l’esprit et la piété que par le sang. Les catholiques n’ayant point de lieu pour s’assembler, on dressa dans cette maison une petite église, qui devint dans la suite très-célèbre par la grandeur et la magnificence des bâtiments que les empereurs y ajoutèrent. On l’appela l’Anastasie ou la Résurrection, à cause que la vraie foi, qui était comme morte dans Constantinople, avait commencé d’y revivre. Ce fut là que ce grand docteur combattit puissamment les hérésies par ses discours, préserva les catholiques contre leurs erreurs, expliqua la doctrine de l’Église, et dirigea les mœurs selon les lois de l’Évangile.

Il prémunit surtout les fidèles contre un piége très-dangereux que les hérétiques leur tendaient, et qui était de vouloir pénétrer par leur propre esprit la sublimité de nos mystères, et de juger de leur vérité par la raison humaine. Par là ils se piquaient d’en parler d’une manière captieuse et sophistique, sous prétexte d’élévation d’esprit, et, en tâchant d’éblouir les faibles, ils les enveloppaient dans leurs erreurs. On parlait aussi de la religion dans les assemblées familières, dans les tables au milieu des repas, dans les parties de plaisir. Rien n’était plus indécent et plus hors de propos : ce qui était également dangereux, à cause des hérétiques, qui se trouvaient partout, et s’efforçaient partout d’insinuer leur venin.

Le saint redressa là-dessus les fidèles en leur recommandant de ne pas s’entretenir sur les disputes de la religion, et en leur montrant qu’il n’appartient pas à tout le monde de parler de ces choses, et qu’on ne devait pas le faire en tous les temps, en tous les lieux, ni devant toutes sortes de personnes, ni s’efforcer de pénétrer ce qui est au-dessus de notre portée ; et là-dessus il donne cette belle maxime : « Il y a, dit-il, des occasions où l’on peut écouter ; il y en a où l’on peut parler ; mais il y en a où la crainte doit nous tenir en suspens et nous empêcher également de parler et d’entendre. Il est vrai qu’il y a bien moins de danger à écouter qu’à parler ; mais aussi il est bien moins sûr d’écouter que de se retirer tout à fait. » C’était là un excellent préservatif qu’il donnait contre les entretiens avec les hérétiques ; mais, de peur qu’on ne pensât qu’il parlait ainsi comme s’il n’eût pas été capable de défendre les vérités de la foi qu’il voulait qu’on crût, il fit quatre discours excellents où il expliqua à fond la doctrine de l’Église sur la Trinité, et où il ruina absolument tous les faux raisonnements des hérétiques. Ce sont ces oraisons qui lui ont acquis le surnom de Théologien.

Le principal sujet de ses prédications était la défense de la foi et la réfutation des hérétiques. L’état de la ville l’exigeait ; mais il ne s’y arrêta pas tellement qu’il négligeât de former les mœurs de ses auditeurs. Il leur donnait pour règle que la véritable piété ne consistait pas à parler sans cesse et sans discernement des choses de la religion, mais à observer les commandements de Dieu, à donner l’aumône, à exercer l’hospitalité, visiter les malades, prier, pleurer ses péchés, mortifier les sens, réprimer la colère, modérer les ris, veiller sur sa langue, assujettir le corps à l’esprit, etc. Si l’éloquence qu’il employait dans ses discours était le fruit des études qu’il avait faites des auteurs profanes, il l’avait ennoblie par la lecture des livres sacrés, et, comme il dit, par le bois vivifiant, qui est celui de la croix.

On accourait en foule pour l’écouter, et l’on forçait même quelquefois les balustres du chœur pour l’entendre de plus près. Il n’y eut point d’hérétiques, de quelque secte qu’ils fussent, ni même de païens, qui ne vinssent l’écouter avec plaisir, les uns pour apprendre sa doctrine, les autres attirés, par son éloquence ; et enfin il était écouté avec une admiration universelle.

Mais la prédication la plus efficace était celle de son exemple. On le voyait très-rarement dans les places publiques ; il ne s’arrêtait pas à discourir indifféremment avec toutes sortes de personnes, sa conversation était grave et sérieuse. Quoiqu’il ne manquât pas de personnes qui le priassent d’aller chez eux, il aimait mieux leur déplaire en les refusant qu’en usant librement de leurs offres. Il retranchait toute visite inutile, et demeurait ordinairement chez lui, n’ayant d’autre conversation qu’avec lui-même. C’est là qu’il passait les nuits ou à converser seul à seul avec Jésus-Christ, ou à chanter des psaumes et des cantiques alternativement avec d’autres. Il mettait aussi sa joie à se prosterner devant Dieu et à arroser en sa présence son visage de ses larmes. Il macérait son corps par ses austérités ; et dans l’oblation du sacrifice auguste de nos autels, il s’offrait lui-même à Dieu en s’unissant à Jésus-Christ.

Ce qui lui gagna aussi beaucoup l’affection du peuple de Constantinople, c’est qu’on ne remarquait en lui ni précipitation, ni importunité, ni violence, ni ostentation, ni vanité, et qu’on le voyait, au contraire, modeste, humble, retiré en son particulier, et comme solitaire au milieu des hommes, menant la vie d’un philosophe, mais d’un philosophe vraiment chrétien. Aussi l’exemple d’une si éminente piété, joint à la force de son éloquence, réduisit les hérétiques au silence, et fit des effets merveilleux en faveur de la foi : ce qui était d’autant plus intéressant pour la religion, que Constantinople était regardée comme le lien qui unissait l’Orient avec l’Occident, et comme la source d’où la foi se répandait de tous les côtés.

Il ne faut pourtant pas croire que ces heureux succès fussent les suites des applaudissements qu’il recevait. Ils furent les fruits de sa patience et de ses travaux, et Dieu voulut qu’ils couronnassent les persécutions qu’il eut à souffrir de la part des hérétiques. En effet, à peine avait-il paru dans la ville, que toutes les sectes qui la divisaient se réunirent pour le combattre. Ils le déchirèrent par des discours et des diffamations publiques ; et, après l’avoir attaqué personnellement par la calomnie, ils exercèrent comme des loups leur rage sur son troupeau. Le fanatisme arma même des moines apostats, des femmes sans pudeur, des vierges folles et des gueux que leur fureur rendait indignes de compassion. Toutes ces troupes vinrent droit à l’Anastasie, au temps que l’on célébrait le baptême, ce qui pouvait être la nuit de Pâques, qui en l’an 379 était le 21 avril, et, pénétrant jusque dans l’enceinte du chœur, ils profanèrent l’autel par leurs sacriléges, renversèrent les mystères, et portèrent sur la chaire leur idole, c’est-à-dire apparemment leur évêque Démophile. À ces excès succédèrent le vin, les danses et des œuvres de ténèbres qu’on n’oserait nommer. On en voulait principalement au saint et aux ministres de l’Église. On leur jetait des pierres, on blessa les uns et on en tua d’autres, et un catholique zélé fut assommé à coup de massue au milieu de la ville. La persécution ne finit pas là : ils firent aux fidèles tous les outrages qu’ils purent imaginer ; ils les chassèrent de leurs maisons, et même des solitudes où ils s’étaient réfugiés. Saint Grégoire fut mis en justice comme un meurtrier et mené devant les préfets, qui joignaient leurs mauvais traitements à ceux du peuple, quoique ce fût contre les intentions des empereurs ; mais Jésus-Christ le protégea et le fit sortir glorieux du tribunal.

L’empereur Théodose, étant enfin arrivé de Macédoine à Constantinople le 24 novembre de l’année 380, fit à saint Grégoire un accueil des plus favorables. Le saint lui demanda dans ce premier entretien la permission de se retirer de Constantinople, et l’empereur lui dit : « Dieu se sert de moi pour vous accorder cette Église. La ville le demande avec tant de chaleur, qu’elle ne s’en départirait pas, ce semble, quelque chose qui lui en pût arriver : elle paraît même dans la disposition de me faire violence pour m’y obliger ; mais elle sait qu’il ne m’en faut pas faire une bien grande pour m’y faire consentir. »

L’empereur appela ou fit dire dès le même jour à Démophile, évêque des ariens, s’il voulait accepter la foi de Nicée et réunir tout le peuple dans la même créance ; et sur le refus qu’il en fit, il lui commanda de quitter toutes les Églises, qui furent rendues aux catholiques. Les ariens s’en étaient emparés quarante ans auparavant, lorsque Eusèbe avait usurpé le siége de l’évêque saint Paul, en 339. Le peuple fidèle témoigna sa joie à Theodose par ses acclamations, et crut pouvoir lui demander qu’il leur donnât saint Grégoire pour évêque, protestant que nulle grâce ne leur serait plus sensible. Le saint, saisi de crainte, ne pouvait presque parler, tant il appréhendait que ces clameurs eussent leur effet. Il fit dire au peuple de cesser, qu’il ne s’agissait alors que de rendre grâces à Dieu, et que les autres affaires auraient leur temps. Le peuple admira sa modestie, et Théodose ne la releva pas moins. Il le rendit maître de la maison épiscopale, des revenus ecclésiastiques et de toutes les églises de la ville. Grégoire ne voulut pourtant pas monter le premier jour sur le trône des évêques, mais il paraît qu’on l’y força quelques jours après. Les hérétiques en furent dans une si étrange colère, qu’ils voulurent lui ôter la vie. Un jeune homme fut assez hardi pour l’entreprendre, mais Dieu ne permit pas qu’il l’exécutât ; au contraire, il fut lui-même son propre dénonciateur, et vint se jeter à ses pieds pour lui avouer le funeste dessein qu’il avait eu. Le saint le lui pardonna et le mit au nombre de ses amis, ce qui accrut encore plus dans la ville la haute estime qu’on avait de sa charité et de sa générosité. Quoiqu’il eût pu poursuivre les hérétiques à la rigueur, comme il lui eût été aisé de le faire par la faveur de Théodose, il ne voulut employer que des remèdes doux pour les guérir, espérant que sa modération les rendrait eux-mêmes plus modérés et plus aisés à convertir. Telle fut sa conduite dans ces circonstances si favorables aux catholiques et si humiliantes pour les ariens.

Celle qu’il garda dans le peu de temps qu’il gouverna l’Église de Constantinople, peut bien être proposée pour modèle à former les plus grands prélats. Son désintéressement dans l’administration des revenus de son Église était telle, qu’il n’en voulut jamais profiter, quoiqu’ils fussent très-grands. Il prit un soin particulier des pauvres, des moines, des vierges, des étrangers, des prisonniers, des citoyens, et de toutes les personnes qui faisaient profession particulière de piété. Il commit des gens pour veiller sur leurs besoins. Il fit fleurir le chant des psaumes et les veilles dans la prière et les larmes. Enfin, par ses soins, par ses exhortations, ses discours pleins d’une force apostolique, sa vigilance, ses vœux et ses gémissements devant Dieu, il attira tant de bénédictions sur son peuple, qu’il fit triompher la foi pure et la piété solide dans tous les états. Des services si essentiels méritaient d’être mieux reconnus de la part des évêques, qu’ils ne le furent dans le second concile œcuménique, qui y fut assemblé ; mais Dieu en réservait au saint toute la récompense dans le ciel. L’empereur Théodose, ayant mis les catholiques en possession des églises de Constantinople, ordonna par ses lettres à tous les évêques de ses États de se trouver en cette ville pour y confirmer la foi de Nicée, y établir un évêque et y faire des règlements pour affermir la paix qu’elle commençait de goûter. Il s’y assembla donc cent cinquante évêques, en y comprenant ceux d’Égypte et de Macédoine, qui n’y vinrent pas au commencement. On y établit dans toutes les formes saint Grégoire évêque de Constantinople, au grand contentement de l’empereur, des plus saints évêques du concile, et des autres aussi, dont quelques-uns le témoignèrent, du moins en apparence. Il n’y eut que lui qui résistât ; mais il fut placé sur le trône épiscopal malgré ses gémissements et ses cris. Cependant il survint des affaires entre les évêques, qui dégoûtèrent si fort le saint de sa nouvelle dignité, qu’il demanda absolument de s’en démettre et de se retirer. On peut voir dans les écrivains ecclésiastiques les raisons qu’il en eut, et dont le détail serait ici une digression inutile. On mit donc Nectaire en sa place ; et comme un daim échappé des toiles, ainsi Grégoire se sauva de Constantinople pour se délasser dans la retraite des travaux qu’il avait soufferts, et des sujets de peine que les évêques envieux de son mérite lui avaient donnés. Il vint donc à Nazianze ; mais il n’y goûta pas sitôt le repos qu’il désirait. Au contraire, il eut la douleur de trouver cette Église semblable à un vaisseau qui erre au milieu de la mer sans pilote, n’ayant point d’évêque, et livrée presque aux apollinaristes, qui s’efforçaient de s’en rendre maîtres. Il tâcha en vain d’y mettre un évêque, et n’en pouvant pas prendre soin lui-même à cause de ses maladies, il se retira à la terre d’Arianze, qu’il avait héritée de son père, pour y rétablir sa santé. Ce fut vers l’année 381 ou 382 ; mais il n’y demeura pas tout à fait oisif, car il écrivit plusieurs lettres, et en particulier pour le soutien de la foi dans Nazianze, où les apollinaristes avaient osé mettre un évêque de leur secte. Cela fit que les chefs et le peuple de cette ville le forcèrent en quelque façon d’y venir, tant pour l’amour qu’ils avaient pour lui que pour la crainte de ces hérétiques.

Son humilité, qui le suivait partout, jointe à ses infirmités, lui faisait regarder le poids de cette Église comme au-dessus de ses forces ; et il obtint enfin qu’on lui substituât un évêque, qui fut Eulale, son cousin et son disciple. Alors, se voyant libre et en état de ne plus penser qu’à Dieu et à son salut, il se retira à la campagne pour tout le reste de ses jours. Il y mena la vie d’un moine et d’un solitaire. « Je vis, dit-il, parmi les rochers et avec les bêtes farouches ; ma demeure est une caverne où je passe ma vie tout seul ; je n’ai qu’un seul habit et je n’ai ni souliers ni feu ; je ne vis que de l’espérance ; je suis le rebut et l’opprobre des hommes ; je ne couche que sur la paille, je me couvre d’un sac ; mon plancher est tout trempé des larmes que je répands continuellement. » Cela n’empêchera pas que quelques personnes du caractère de Maxime le Cynique, qui avaient un extérieur de philosophe et qui se moquaient des austérités des véritables religieux, ne lui osassent faire un crime de sa vie, comme si elle eût été trop molle et trop délicate, auxquels il répondit par un petit poëme qu’il composa.

Il en a composé plusieurs, car il excellait en poésie, et son éloquence est admirée dans ses vers comme dans sa prose ; mais il n’employa ce double talent que pour rendre gloire à Dieu, à qui il avait consacré ses affections et ses œuvres. Il y aurait beaucoup encore à parler des actions et des écrits de ce grand saint ; mais nous le laissons à ceux qui nous ont donné sa Vie au long et qui ont parlé des écrivains ecclésiastiques, pour venir à son bienheureux décès. Dieu l’y avait préparé insensiblement par de fréquentes maladies, et il l’attendait en paix et confiance dans sa solitude. Nous ne savons point les circonstances de sa fin. Et comme saint Jérôme dit qu’il était mort près de trois ans avant qu’il fît son Catalogue des auteurs ecclésiastiques, l’an 392, il faut que cela soit arrivé en 389, ou au commencement de 390, dans la soixante ou soixante-unième année de son âge, s’il est né, comme on le croit, en 329.

L’Église latine fait sa fête le 9 mai. Les Grecs l’honorent le 30 janvier avec saint Basile et saint Jean Chrysostome, et en particulier le 25 du même mois. Son corps fut transféré de Nazianze à Constantinople par ordre de Constantin Porphyrogenète, et déposé dans l’église des Apôtres, près de l’autel et du corps de saint Jean Chrysostome. Il fut apporté de là à Rome, et placé sous l’autel de l’église de la Vierge au Champ de Mars, en 1505, d’où le pape Grégoire XIII le fit porter solennellement, en 1582, le 11 juin, dans une grande chapelle qu’il avait fait faire sous le nom de ce saint, dans l’église Saint-Pierre au Vatican, et le lendemain il le fit enfermer sous l’autel. La fête de cette translation est marquée dans le Martyrologe romain le 11 juin.



FIN