Vie de la vénérable mère d’Youville/02/03

CHAPITRE III


1o ASILE SAINT-PATRICE. — 2o HOSPICE SAINT-JOSEPH. — 3o REFUGE SAINTE-BRIGITTE — 4o ASILE NAZARETH.
1o Asile Saint-Patrice (1846).

Les Sœurs Grises, comme nous l’avons dit en parlant de la Mère Lemaire[1], s’étaient dès 1823 chargées des orphelines irlandaises, que l’émigration de ce peuple éprouvé rendait chaque jour plus nombreuses. Une salle de l’Hôpital Général avait même été spécialement attribuée à cette œuvre, continuée ensuite dans les mêmes conditions jusqu’à l’époque où nous sommes maintenant arrivés.

En 1846, sœur Hurly, chargée de la visite des Irlandais pauvres du Griffintown, eut l’heureuse pensée d’ouvrir un refuge spécial pour les veuves et les orphelins des émigrés. Aidée par une femme aussi généreuse que profondément chrétienne, Mme McGrath, elle put bientôt mettre son projet à exécution.

Cette création nouvelle, comme nous allons le voir, arrivait à son heure, car à peine était-elle commencée que se répandit dans le monde entier la nouvelle de la terrible famine qui dévastait l’Irlande.

Le 2 février 1847, un journal de Montréal, « Les Mélanges Religieux », reproduisait l’article suivant, extrait de l’« Ami de la Religion » :

« M. Cummins, magistrat du comté de Cork (Irlande), s’adressant au duc de Wellington, s’exprime ainsi : Ayant entendu parler de l’effrayante misère qui règne dans la paroisse de Miross, South Keen, je m’y suis transporté avec autant de pain que cinq hommes pouvaient en porter.

En arrivant, je trouvai le village désert en apparence ; je suis entré dans quelques maisons : dans la première, j’ai aperçu des fantômes ou squelettes étendus dans un coin obscur sur la paille. Ils n’avaient pour se couvrir qu’une mauvaise couverture de cheval ; ils avaient une fièvre brûlante ; ils se serraient les uns contre les autres, l’homme, la femme et les quatre enfants.

« La nouvelle de mon arrivée s’étant répandue, Je me vis entouré de deux cents fantômes délirants, les yeux hagards et poussant des cris sauvages.

« La police trouva dans une maison deux cadavres gelés, à demi dévorés par les rats. Une mère en délire cacha sous des pierres le cadavre de sa fille. Un médecin trouva sept personnes abritées sous une même couverture ; un de ces malades était mort depuis plusieurs heures, et les autres n’avaient pas la force de l’enlever. »

Le commissaire du bureau de bienfaisance de Skibereen, comté de Cork, écrivait de son côté au ministre de l’Intérieur, Sir George Grey : « Du commencement à la fin ce n’est qu’un funèbre catalogue de famine et de mort. Les pauvres meurent comme des bestiaux empoisonnés. La faim a détruit chez cette population infortunée tout germe de sympathie généreuse : le désespoir l’a pétrifiée.

« On voit des familles entières sur des restes de paille pourrie qui jonchent le sol humide, dévorées par la fièvre, et ils n’ont personne pour humecter leurs lèvres et soutenir leur tête. Le même lambeau recouvre les cadavres et les êtres vivants ; les rats viennent chercher leur proie au milieu de cet affreux pêle-mêle, et nul n’a assez de force pour troubler leur festin. »

Ces représentations n’eurent pas le don d’émouvoir le gouvernement anglais. Les catholiques, au contraire, ne furent pas indifférents au récit de pareilles infortunes. Le pape Pie IX vint le premier au secours des malheureux Irlandais : il envoya mille couronnes de son trésor, fit faire des collectes dans Rome et adressa aux évêques du monde entier une lettre touchante faisant appel à leur charité.

De toutes les parties du monde arrivèrent des secours : New-York souscrivit 300,000 dollars ; Philadelphie, 250,000 ; Washington, 500,000 ; Charlestown, 100,000 ; la Nouvelle-Orléans, 250,000. À Québec et à Montréal, on recueillit 12,000 dollars, et les campagnes tinrent aussi à honneur de fournir leur part.

Près d’un million et demi de dollars put ainsi être envoyé au secours de ces malheureux dont on avait d’abord tenté d’exploiter les souffrances dans l’intérêt d’un prosélytisme cruel, mais qui, bien que décimés par la misère et la maladie, étaient restés héroïquement fidèles à leur foi, préférant mourir plutôt que de céder à ces indignes sollicitations.

Cependant le fléau continuait son œuvre. Ceux qui avaient été épargnés fuyaient leur patrie et allaient demander à un sol étranger un abri et du pain : l’émigration, commencée depuis des années déjà, prit, à raison de cette calamité, des proportions effrayantes.

Au mois d’avril 1847, 1268 émigrants débarquèrent à Boston, 78 étaient morts pendant la traversée ; 2152 arrivèrent à New-York, et notre pays ne devait pas tarder à en recevoir un aussi grand nombre.

Du 1er janvier au 17 mai 1847, 4677 passagers d’entrepont étaient arrivés à la station de la quarantaine ; 537 étaient morts sur mer et 797 étaient atteints du typhus. Le 27 mai, le nombre d’émigrés arrivés à Québec était de 5546, et vingt-cinq vaisseaux étaient annoncés pour le 1er juin à la Grosse-Île.

L’héroïque dévouement du clergé de Québec n’a pas été oublié. Cinquante-un prêtres se dirigèrent vers la Grosse-Île et l’Hôpital de Marine : la contagion en atteignit la moitié (Mgr Baillargeon, coadjuteur, fut de ce nombre) et cinq de ces prêtres en moururent.

Montréal ne voulut pas rester en arrière : une assemblée, présidée par M. Mills, alors maire de la ville, décida d’organiser un comité pour recevoir les fils de la malheureuse Irlande, et une construction provisoire fut érigée en dehors de la ville, pour servir d’hôpital.

Dès les premiers jours du mois de juin arrivaient dans notre port des navires chargés d’hommes, de femmes et d’enfants que la maladie et la misère avaient exténués et dont la vue inspirait la plus profonde pitié. À Montréal comme à Québec, le dévouement des habitants fut à la hauteur des circonstances. Les messieurs de Saint-Sulpice, ayant à leur tête M. l’abbé John Richards, s’installèrent au chevet des malades, passant la nuit à les confesser et à administrer les mourants. On compta bientôt 1300 malades sous les abris, et il en mourait à peu près 25 par jour. La contagion se répandit bientôt en dehors des ambulances et il fallut porter des secours religieux dans tous les quartiers de la ville.

M. Billaudèle, supérieur du Séminaire, fit fermer le collège afin d’avoir tous ses prêtres à sa disposition ; mais, voyant que ceux-ci ne pouvaient suffire à la tâche, il alla frapper à la porte des fils de saint Ignace, et la maison de New-York lui envoya six de ses membres, qui furent logés au Séminaire et partagèrent avec les fils de M. Olier le service des pestiférés.

Un dévouement plus humble, mais non moins héroïque, devait bientôt suivre celui de ces courageux apôtres. Émue de compassion au récit des malheurs des pauvres émigrés, la révérende Mère Forbes-McMullen, supérieure de la communauté des Sœurs Grises, voulut aller les visiter. De retour chez elle et sous l’impression de l’affreux spectacle qu’elle avait eu sous les yeux, elle réunit ses filles pour leur en faire part. Un seul sentiment jaillit du fond de leurs cœurs, un seul cri s’échappa de leurs lèvres : se dévouer aux ambulances, aller soulager les membres souffrants de Notre-Seigneur !

La communauté, qui comptait trente-sept sœurs professes et dix-huit novices, en sacrifia vingt-trois ; les plus âgées et les infirmes restèrent seules à la maison pour soigner les vieillards et les enfants.

Quelle douce et bienfaisante présence pour les pauvres malades que celle de ces hospitalières improvisées, leur prodiguant les soins dont elles ont le secret !

Des lits et de la paille fraîche remplacent bientôt les planches sur lesquelles reposent ces infortunés, et une nourriture substantielle vient soutenir leurs forces épuisées.

Le gouvernement canadien donne du pain, du thé, de la viande : de pieuses personnes de la ville envoient mille douceurs ; les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, ne pouvant payer de leur personne, veulent cependant s’associer au mérite des Sœurs Grises en fournissant d’abondantes provisions.

Les Sœurs de la Charité, dit avec raison l’éloquent abbé Casgrain, sont le chef-d’œuvre de l’amour de Dieu ; aussi les voyons-nous, au milieu de ces pestiférés, accomplir leur tâche héroïque avec ce calme que donne seul l’amour de Dieu et de la croix. Humbles et simples dans leur sublime dévouement, elles font l’admiration même des médecins chargés du service de ces malades. L’un d’eux, protestant, atteint du terrible fléau, veut avoir à son chevet une de ces femmes à qui il a vu faire si modestement ces grandes choses[2]. Il embrasse la religion catholique et proclame que c’est le noble dévouement qu’il a admiré aux ambulances qui a décidé sa conversion.

Cependant, le nombre des malades augmentant chaque jour, le service devenait de plus en plus difficile et pénible. Les précautions prises tout d’abord contre la contagion furent négligées ; pour éviter de quitter leurs malades, les sœurs prenaient leur nourriture aux ambulances ; la grande fatigue, l’air vicié, tout concourait à rendre les garde-malades et les prêtres victimes du fléau. Bientôt, en effet, la maladie décimait cette troupe de vaillantes, et Mgr Bourget faisait appel aux Sœurs de la Providence pour remplacer les Sœurs Grises : en même temps l’Hôtel-Dieu offrait une salle de cinquante lits pour les émigrés.

Le 5 juillet, vingt-trois filles de la Vénérable Mère d’Youville étaient à l’infirmerie ; dix-sept étaient atteintes du fléau et celles qui restaient debout succombaient de fatigue. La supérieure, Mère McMullen, prit le lit et on craignit même pour ses jours ; seize de ses filles reçurent les derniers sacrements.[3]

Sœur Limoges et Sœur Chèvrefils (Primeau), modèles de douceur et de charité, s’envolaient au ciel à vingt ans, avec autant de joie qu’elles avaient couru au sacrifice.

Sœur Collins, Sœur Barbeau, Sœur Élodie Bruyère allaient à leur tour recevoir la palme du martyre.

Sœur Sainte-Croix (Pominville), religieuse aussi distinguée que vertueuse, était quelques jours après ravie à la communauté. Au moment où elle mourait, une jeune fille, qui l’accompagnait ordinairement dans ses œuvres de charité et qui était retenue au lit, malade, appela sa mère en lui disant : « Maman, oh ! venez donc voir Sœur Sainte-Croix qui monte au ciel ! »

Enfin, pour clore cette liste funèbre, Sœur Nobles, âgée de soixante-douze ans, fut la dernière victime de ce dévouement. D’une douceur angélique, d’une charité sans bornes, elle quitta les ambulances pour aller recevoir la récompense de sa vie si remplie et de son dernier et sublime sacrifice.

Les Sœurs de la Providence, qui furent admirables au chevet des malades, eurent aussi leurs victimes. Seize furent atteintes du fléau, et trois en moururent : Sœur Angélique Belouin, Sœur Catherine Brady et Sœur Olympe Guy.

Les Religieuses de l’Hôtel-Dieu payèrent aussi leur tribut ; Sœur Gertrude Poirier, Sœur Sophie Darche et Sœur Joséphine Portelance furent emportées par la terrible maladie.

Quatre prêtres du Séminaire de Saint-Sulpice, MM. Morgan, Pierre Richard, Caroff et John Richards, tombèrent mortellement atteints. M. Gotefray mourut d’un accident en allant secourir les malades.

Mgr Bourget, évêque de Montréal, n’avait pas été le dernier à se dévouer ; il baptisait les enfants, administrait les mourants, rendait à tous les services les plus humbles. Il ne tarda pas non plus à être atteint par la maladie. Dès qu’il fut rétabli, pour consoler son clergé et le peuple de son diocèse, ce digne pasteur publia un mandement dont nous extrayons quelques lignes : « Elles sont tombées, » dit-il, « celles qui, comme des anges de paix, consolaient tant d’affligés. Nous leur devons, à elles et à leurs dévoués pasteurs, un juste tribut d’éloges ; mais nous ne saurions le leur payer que par les larmes que nous versons dans le secret de notre âme. Dieu détournera le fléau qui nous menace en considération de ces bons serviteurs et de ces humbles servantes qui ont tout sacrifié pour accomplir le grand précepte de la charité. »

En même temps, Mgr Bourget fit placer dans l’église de Bon-Secours une statue de la Sainte-Vierge en bronze doré, faite à Paris et bénite à Notre-Dame-des-Victoires, sur le pied de laquelle il fit graver ces paroles : « Ora pro populo, interveni pro clero. »

De Montréal, où le fléau avait enlevé huit prêtres au diocèse[4] et treize religieuses aux communautés de charité[5], le typhus s’étendit à Bytown, à Saint-Hyacinthe, à Québec et à Toronto. Mgr Power, évêque de cette dernière ville, ayant pour sa part huit cents malades à secourir, voulut se multiplier, et sa charité d’apôtre, qui rappelle celle du grand évêque de Marseille, Mgr Belsunce, ayant outrepassé ses forces, il tomba épuisé pour mourir.

Enfin Dieu entendit les supplications de son peuple ; le fléau cessa, mais les convalescents étaient nombreux : le clergé et les communautés n’épargnaient ni leurs forces ni leur temps, et cependant ils ne pouvaient suffire à la tâche que leur imposaient les circonstances. C’est alors que l’on put apprécier l’œuvre commencée l’année précédente par la Sœur Hurly, avec l’aide de Mme McGrath. Établi d’abord sur la rue Murray, le refuge fut quelque temps après transporté sur la rue Bleury, puis, en 1849, sur la rue Craig. La nécessité de cet établissement éclatait aux yeux de tous ; aussi des dons nombreux vinrent-ils bientôt s’ajouter au dévouement de Mme McGrath, et, en 1851, l’Asile Saint-Patrice actuel était construit, sur la rue Dorchester. On y transporta aussitôt les orphelins de la rue Craig. Ils étaient là cinquante, recueillis par la Sœur Reid, qui avait succédé à la Sœur Hurly et à la Sœur Hughes pour la visite des Irlandais pauvres et qui fut la première supérieure de la maison Saint-Patrice.

Sœur Forbes, qui en prit l’administration en 1853, la conserva jusqu’à sa mort, en 1877.

Depuis, Sœur Olier, Sœur Dalpée (Pagnuelo) lui succédèrent. Sœur Pagnuelo y demeura vingt-deux ans. Sœur Devins, Sœur Harkin, Sœur Pepin, Sœur Marie (Christin), Sœur Sainte-Croix consacrèrent à cet établissement leur travail et leur dévouement et contribuèrent à en assurer le succès.

Mais c’est surtout grâce au zèle du dévoué M. Dowd, curé de Saint-Patrice, et à l’intervention marquée de la Providence divine que cet orphelinat, augmenté de l’Asile Sainte-Brigitte pour les vieillards, est aujourd’hui en état de pourvoir facilement à l’entretien de tous les pauvres qui y sont abrités.

L’orphelinat Saint-Patrice est actuellement sous la direction de Sœur Michaud, qui n’a laissé son poste que pour occuper, durant cinq ans, l’importante fonction d’assistante générale de la maison-mère.

Mmes Vallières de Saint-Réal, Charles Wilson, McDonald, M. P. Ryan, W. Brennan, Edward Murphy, Sir William et Lady Hingston et un grand nombre d’autres figurent parmi les plus généreux bienfaiteurs de cet asile qui, grâce au zèle et à l’énergie du regretté M. Dowd et des curés de la paroisse, est aujourd’hui tout à fait prospère.

On y élève actuellement 200 orphelins et orphelines,

2o Hospice Saint-Joseph (1854).

L’Hospice Saint-Joseph, comme toute maison destinée à faire un grand bien, commença bien humblement et fut confié d’abord à de pieuses filles.

En 1841, M. Olivier Berthelet, citoyen riche et charitable, dont le nom est associé à un grand nombre de bonnes œuvres à Montréal, avait été touché de la grande misère des pauvres du quartier Saint-Joseph. Il prit la résolution de recueillir les femmes et les veuves sans ressources, et dans ce but il fit bâtir une maison en bois au coin des rues du Cimetière et Bonaventure, près de la gare actuelle de la compagnie de chemin de fer du Grand Tronc.

M. Berthelet désirant mettre cette maison sous la direction d’une personne capable, M. Granjon, prêtre du Séminaire de Saint-Sulpice, qui était chargé de visiter le faubourg Saint-Joseph, lui conseilla de s’adresser à Mlle Laferté et, le 26 décembre 1841, celle-ci fut installée dans ses fonctions et commença à recevoir les femmes pauvres et les enfants. Mais bientôt, des querelles s’étant élevées entre ces diverses familles, Mlle Laferté fut obligée de les congédier et on décida de ne garder que des infirmes, des femmes âgées et des orphelins. Le nombre de ceux-ci s’accrut bientôt à tel point que Mlle Laferté demanda quelques compagnes pour l’aider dans son œuvre.

En 1844, M. Gotefray, qui avait été nommé aumônier du nouvel hospice, obtint de Mgr l’évêque de Montréal le privilège d’y garder le Saint-Sacrement et Mgr Prince vint y dire la première messe, à laquelle assistèrent le bienfaiteur de la maison et toute sa famille.

Le nouvel hospice fut bientôt insuffisant et M. Berthelet dut bâtir de nouveau. Mme Berthelet, née Marie-Angélique-Amélie Chaboillez, était morte le 20 avril 1850, laissant par testament une somme de quatre mille piastres pour la fondation d’un hospice et exprimant le désir que cet établissement fût confié aux Sœurs Grises.

M. Berthelet, pour se conformer au testament de sa femme et aidé par sa sœur, Mlle Thérèse, digne et sainte fille qui consacra sa grande fortune aux bonnes œuvres, commença à bâtir la maison actuelle, de cent pieds de front par cinquante de profondeur, en pierre et à trois étages. À peine était-elle couverte qu’un terrible incendie réduisait en cendres onze cents maisons du faubourg Québec, laissant sans abri plusieurs milliers de familles. M. Villeneuve, du Séminaire, demanda alors à Mlle Laferté d’entrer immédiatement dans la nouvelle bâtisse de M. Berthelet et de lui abandonner la vieille maison pour y loger des incendiés. Elle y consentit et s’y transporta avec ses pauvres, au nombre de cent dix, trente vieilles femmes et quatre-vingts orphelins.

Un établissement de ce genre ne pouvait subsister sans compter beaucoup sur la charité publique. M. Arraud, prêtre de Saint-Sulpice, était alors chargé de la distribution des aumônes du Séminaire aux pauvres de la ville ; mais les nombreux besoins qu’il avait à satisfaire ne lui permettaient pas de donner à cet hospice une part suffisante pour en assurer le fonctionnement. D’un autre côté, Mlle Laferté remarquait certains désordres chez ses pensionnaires, et elle aurait voulu y remédier. Les choses marchaient donc péniblement. M. Quiblier, supérieur du Séminaire, comprit qu’il fallait un changement et nomma alors M. Musard aumônier de l’hospice. Celui-ci, se dévoua de tout cœur à sa nouvelle tâche, mais sans résultat, car il fut remplacé presque aussitôt par M. Villeneuve. Des difficultés surgirent bientôt entre lui et la directrice ; celle-ci, découragée, donna sa démission à M. Berthelet.

Les personnes qui succédèrent à Mlle Laferté n’ayant ni ses talents, ni son économie, ni ses grandes qualités, la maison ne tarda pas à décliner, et peu après la situation était sérieusement compromise. M. Berthelet, qui ne voulait pas laisser périr l’œuvre, songea alors à la confier aux Sœurs Grises, chez qui il avait une cousine, Sœur Chénier, qu’il estimait particulièrement et qui fut l’instrument dont Dieu se servit pour faire passer cet hospice entre les mains des Sœurs de la Charité.

Conseillé par Sœur Chénier, M. Berthelet s’adressa à la révérende Mère Deschamps, alors supérieure générale, et lui offrit de donner à sa communauté la propriété de la maison, de ses dépendances et du terrain, à condition que les sœurs prissent en retour l’obligation de recevoir et d’élever les pauvres et les orphelins. La proposition fut acceptée par le conseil de la communauté et, le 31 décembre 1853, le contrat de donation était déposé près de la châsse de la Vénérable Mère d’Youville.

C’est le 4 janvier 1854 que les Sœurs Grises prirent possession de l’Hospice Saint-Joseph, ainsi que du terrain, mesurant trois cent soixante-quatorze pieds de long sur cent de large. La maison contenait cent deux pauvres. La direction en fut confiée à Sœur Rose Coutlée, qui venait de laisser la charge de supérieure générale de la communauté.

La tâche confiée à Sœur Coutlée était à la fois difficile et délicate. Les personnes qui étaient alors à la tête de l’établissement avaient cherché à conduire l’œuvre à bonne fin, mais elles avaient échoué. Il fallait maintenant les amener, sans trop de froissements, à abandonner une entreprise qui était réellement au-dessus de leurs forces. Très habile et énergique, la Sœur Coutlée ne tarda pas à obtenir ce qu’elle voulait et la maison fut bientôt cédée complètement aux Sœurs Grises.

On avait donné à Sœur Coutlée, pour l’aider dans sa mission, quatre compagnes : Sœur Normand, née Zoé Beaubien. Sœur Gaudry, Sœur Versailles et Sœur Agnès (Rose Caron).

Le 3 janvier, dit une de ces religieuses, les cinq nouvelles fondatrices se rendirent à l’hospice pour préparer la fête de l’inauguration. Le lendemain matin, la messe fut dite par le supérieur du Séminaire, M. Granet ; la supérieure générale et plusieurs de ses compagnes, plusieurs prêtres et les bienfaiteurs y assistaient. On fit la visite de la maison, qui était bien pauvre ; mais, grâce à la générosité des familles Berthelet, LaRocque et Valois et de plusieurs dames du faubourg Saint-Joseph réunies en association, les pauvres furent bientôt installés confortablement et la chapelle fut abondamment pourvue de tout ce qui lui manquait.

Le révérend M. Rousselot, dont le public de Montréal a bien souvent admiré la générosité, a contribué pour une large part à la prospérité du nouvel asile, auquel il prenait le plus grand intérêt.

En 1858, il voulut commencer une crèche ou salle d’asile à Montréal. Les sœurs n’avaient aucune idée du fonctionnement de cette œuvre nouvelle : mais, grâce aux explications de M. Rousselot et à leur bonne volonté, elles réussirent à merveille. Comme il fallait une construction nouvelle, M. Rousselot en fit lui-même le plan et commença cette bâtisse, qui a cent seize pieds de longueur sur quarante de largeur.

Le 2 juin 1859, Mgr Bourget en fit l’inauguration et lui donna le nom de « Salle d’asile Saint-Joseph ».

On sait que M. Rousselot ne borna pas ses charités à la salle d’asile Saint-Joseph ; nous le retrouverons plus tard à l’Asile Nazareth, destiné à recevoir les aveugles, et l’Hospice Saint-Joseph bénéficiera aussi plusieurs fois de ses dons généreux.

Depuis la fondation de cette maison, M. Berthelet et sa sœur, Mlle Thérèse, n’avaient cessé de la protéger. Cependant leur insatiable désir de faire du bien leur inspira encore une nouvelle générosité. Ils voulurent ajouter une église (de cent deux pieds de long sur cinquante de large) à leur magnifique hospice et augmenter celui-ci d’une aile de quarante pieds sur cinquante. Cette église, commencée en 1862, n’était qu’un agrandissement de la chapelle de l’hospice construite en 1846. Les bienfaiteurs tenaient à élever ce monument en l’honneur de l’époux de Marie, afin de faciliter aux pieux fidèles le moyen de venir honorer ce grand saint dans un temple dédié à son nom. Le jeudi, 15 octobre 1863, fête de sainte Thérèse, patronne de Mlle Berthelet, fut choisi pour la consécration de l’église Saint-Joseph. Le grand autel fut consacré par Mgr Bourget assisté de M. Granet, supérieur du Séminaire, et du R. P. Saché, recteur du Collège Sainte-Marie ; les autres, par Mgr Lynch, évêque de Toronto, et Mgr McIntyre, évêque de Charlottetown.

En 1867, M. Rousselot, qui avait déjà doté l’église d’un appareil de chauffage, se joignit à MM. Barbarin et Toupin pour en faire faire la décoration.

Outre ces bienfaiteurs originaires, bien d’autres personnes sont venues aussi apporter à l’Asile Saint-Joseph le concours de leur dévouement et de leurs dons. M. Narcisse Valois peut compter parmi les plus généreux. Dès 1842, Mmes Drummond, Valois, Racine, Léandre et Charles Brault, Louis Renaud, Beaubien, Faucher, etc… s’étaient formées en comité de dames patronnesses et avaient organisé un bazar annuel, des souscriptions et autres secours pour le maintien de l’asile. Soutenu par la charité de ces pieuses chrétiennes, l’asile réunit bientôt soixante orphelins, vingt infirmes et les enfants trouvés de dix-huit mois qui revenaient de nourrice.

Depuis la mort de M. Berthelet et de sa sœur, l’asile a pu se maintenir et prospérer, grâce au dévouement des Sœurs de la Charité, des dames de la ville et du quartier St-Antoine.

C’est dans le caveau de l’église que reposent aujourd’hui les cendres du principal bienfaiteur de l’hospice, sous la protection des naïves et ferventes prières des orphelins qui lui doivent encore maintenant leur bien-être et une éducation chrétienne. 2813 orphelins ont bénéficié de cette charité depuis la fondation de l’asile.

Les supérieures de cet asile ont été : Mère Coutlée, Sœur Charlebois, Mère Deschamps, Sœur Frigon, Sœur Christin, Sœur Brault, Sœur Lanthier, Sœur Reid et Sœur Marie-Joseph.

9788 enfants ont été reçus à la salle d’asile.

En 1894, les sœurs ont ouvert un « jardin de l’enfance », et 196 garçons y ont été admis.

Depuis sa fondation, l’Hospice Saint-Joseph a assisté 3974 familles pauvres. Les sœurs ont visité à domicile 153845 pauvres et ont pu donner 19886 secours divers ; 92886 repas y ont été servis.

Au dispensaire, 303348 prescriptions ont été remplies.

L’Hospice Saint-Joseph doit tant à M. Berthelet et à sa sœur, Mlle Thérèse, que nous ajouterons à ce que nous avons dit dans les pages précédentes quelques notes biographiques sur ces deux charitables personnes.


Antoine-Olivier Berthelet, né à Montréal le 25 mai 1798, était le fils de Pierre-Nicolas Berthelet, négociant, et de Marguerite Viger, de Boucherville. La famille Berthelet était originaire de Genève, en Suisse.

En 1822, M. Berthelet épousa, en premières noces, Mlle Marie-Angélique-Amélie Chaboillez, qui mourut le 20 mai 1850, et le 21 octobre 1851, en secondes noce, Mlle Charlotte Guy, fille de l’honorable Louis Guy, notaire.

De son premier mariage il eut une fille, Mlle Marie-Amélie-Angélique, qui épousa, le 22 septembre 1841, M. François-Alfred Chartier LaRocque et mourut à Paris, le 2 avril 1856, âgée de trente-trois ans. Ses restes mortels, transportés au Canada, reposent dans l’église des Sœurs Grises à la maison-mère de la rue Guy.

Après avoir dépensé la plus grande partie de sa fortune en bonnes œuvres, M. Berthelet mourut, à la suite d’une douloureuse maladie, le 25 septembre 1872, un mercredi, comme sa sœur et sa fille.

Ses restes reposent, comme nous l’avons dit, dans le caveau de l’église Saint-Joseph, que sa piété avait élevée à côté du magnifique hospice qu’il avait fondé.


Née à Montréal le 27 septembre 1783, quinze ans avant son frère Olivier, dont elle fut la marraine, Mlle Marie-Amable-Thérèse Berthelet consacra sa vie aux pratiques de la charité chrétienne. Afin de mieux satisfaire son désir de secourir les pauvres et les affligés, elle renonça au confort de sa maison pour aller vivre comme pensionnaire chez les Sœurs de la Providence, qui bénéficièrent de ses largesses, Elle fit exécuter différents travaux dans la maison ; elle l’agrandit même, et comme l’humilité était la passion de cette sainte fille, elle cachait ses aumônes sous le nom de son frère. Celui-ci conduisait les différents travaux des œuvres entreprises par sa sœur et souvent y contribuait lui-même.

Le 6 novembre 1862, Mlle Berthelet augmentait encore ses sacrifices en entrant dans le Tiers-Ordre des Servites, sous le nom de Sœur Flavie. Par cet engagement, la nouvelle tertiaire devenait membre de la communauté de la Providence, qu’elle affectionnait particulièrement, et trois ans après elle mourait, le 18 avril 1866, laissant à tous le souvenir de ses mérites et de ses vertus. Sa mort fut l’écho de sa vie. Les dernières années de celle qui avait voulu rester ignorée de ceux qu’elle secourait et qui s’était faite pauvre pour mieux donner aux pauvres se sont écoulées dans le silence et l’ombre d’une maison religieuse, sous l’humble habit d’une tertiaire et sous l’œil de Dieu qui seul a connu et recueilli tout le bien qu’elle a fait, toutes les aumônes qu’elle a distribuées. « Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur !  »

3o Refuge Sainte-Brigitte (1860).

Ce refuge a été fondé en 1860 par une congrégation irlandaise, sous la direction de M. Dowd, curé de Saint-Patrice.

On y reçoit pour la nuit les Irlandais pauvres des deux sexes. C’est aussi un asile, qui complète celui des orphelins en y admettant les vieillards et les servantes, auxquelles on procure des places.

336574 pauvres ont été reçus dans le refuge de nuit depuis sa fondation, tandis que 3557 vieux et vieilles y ont été admis d’une manière permanente, et 20147 servantes ont été placées dans différentes familles de la ville.

4o Asile Nazareth.

Le 14 mai 1860, M. l’abbé Rousselot, curé de Notre-Dame de Montréal, qui, comme nous l’avons dit plus haut, avait puissamment contribué, deux ans auparavant, à la fondation, dans le faubourg Saint-Joseph, de la première salle d’asile établie au Canada pour les enfants de la classe ouvrière, jetait les fondements d’un nouvel établissement du même genre dans le faubourg Saint-Laurent. Mais, nous le verrons bientôt, la pensée du fondateur, cette fois, allait encore plus loin, et la nouvelle maison devait bientôt donner non seulement un asile, mais encore l’éducation à cette classe d’infortunés pour qui la vie semble si triste et si lourde, les aveugles. Cette maison devait porter le nom de Nazareth et être confiée, comme la première, aux soins des Sœurs Grises.

On nous saura gré, nous n’en doutons pas, de donner ici quelques notes biographiques sur le saint prêtre qui a laissé dans notre ville tant de monuments de son zèle et de sa charité.

C’est le 27 mai 1854 qu’arrivait à Montréal ce jeune prêtre, l’un des plus dévoués que la société de Saint-Sulpice ait envoyés au Canada, M. l’abbé Victor Rousselot. Il appartenait par sa naissance à cette féconde terre de Vendée qui a fourni tant de dévouements à l’Église et à la patrie.

Victor-Benjamin Rousselot, dixième fils d’une famille très chrétienne qui s’honore à juste titre de compter parmi ses ancêtres des martyrs et des héros, naquit à Cholet, petite ville du diocèse d’Angers, en 1823. Son père avait pris part à la lutte héroïque de la Vendée ; son aïeul avait péri à Angers, victime, comme tant d’autres, de la Révolution, et son grand-père était tombé en combattant sous les ordres de cet immortel Bonchamp qui, blessé à Saint-Florent-le-Vieil, obtenait de ses compagnons d’armes, avant de rendre le dernier soupir, la grâce de 5000 prisonniers républicains condamnés à mort. Ce glorieux passé de la famille Rousselot devait briller d’un nouvel éclat dans la personne du jeune Victor, dont l’enfance aimable et aimante fit bientôt présager les futures destinées. Placé par ses parents au collège de Beaupréau, il eut pour supérieur le vénéré M. Mongazon, qui se plaisait à l’appeler un membre de la Sainte-Enfance !

Il fit sa philosophie à Nantes sous la direction de M. de Courson, prêtre aussi pieux qu’éclairé et distingué, qui ne tarda pas à reconnaître dans son élève toutes les qualités d’une vocation sacerdotale. Après un court séjour au séminaire de cette ville, il vint terminer ses études ecclésiastiques au Séminaire de Paris. Ordonné prêtre en 1846, il aurait voulu entrer immédiatement dans la Compagnie de Saint-Sulpice, mais, son état de santé ne le permettant pas, sur le conseil de son directeur, le savant orientaliste LeHir, il résolut de se livrer au ministère paroissial et fut nommé vicaire à Cholet, sa ville natale.

Ce zèle pour le bien dont il devait plus tard donner tant de preuves commençait dès lors à se manifester, et ce fut pendant son séjour à la cure de Cholet qu’il fonda, de concert avec le curé, l’œuvre du Patronage de Saint-Joseph, qui fit un bien considérable dans cette paroisse.

En 1853, sa santé s’étant améliorée, il quitta ce poste pour entrer à Saint-Sulpice et, dès l’année suivante, il partait pour le Canada. C’est là que pendant trente-cinq ans il devait exercer son apostolat et donner libre cours à son zèle.

Nommé aumônier des Sœurs Grises en 1854, il consacra à ce ministère, qui convenait si bien à ses goûts, douze années de sa vie et toutes les ressources de son grand cœur.

Deux ans après avoir accepté la direction des Sœurs Grises, M. Rousselot, comme nous l’avons vu dans la fondation de l’Hospice Saint-Joseph, se joignait à M. Berthelet pour établir cette admirable œuvre de la crèche, la première du genre au Canada.

Le grand succès de cette salle d’asile Saint-Joseph engagea M. Rousselot à doter le faubourg Saint-Laurent d’un établissement analogue. Il acheta un vaste terrain sur la rue Sainte-Catherine et y installa sa nouvelle salle d’asile, le 14 mai 1860. Chacun sait ce qu’il faut de ressources pour faire réussir de semblables entreprises ; sa fortune personnelle y passa tout d’abord, puis il recourut à la générosité de sa famille, et presque chacune de ses lettres à des parents ou amis de France contenait une demande de secours pour ses œuvres.

M. Rousselot n’en resta pas là. Il caressait un autre projet et voulait doter son pays d’adoption d’un hospice pour les aveugles sur le plan de celui des Quinze-Vingts de Paris. Jusque-là ces pauvres infortunés, privés de la lumière, avaient également été privés, au Canada, du grand bienfait de l’éducation. Grâce à la grande charité de M. Rousselot, Montréal vit bientôt s’élever à côté de la salle d’asile de la rue Sainte-Catherine une maison destinée à instruire les jeunes aveugles. Une salle de cet asile servit d’abord de classe pour plusieurs aveugles, recueillis par M. Rousselot et confiés aux Sœurs Grises ; mais au printemps de 1869, le dévoué fondateur fit commencer la construction du nouveau Quinze-Vingts. Une aile de quatre-vingts pieds de long sur trente-six de large et une jolie chapelle[6] qui relie le premier bâtiment au second furent bientôt terminées, et, le 12 mars 1871, douze aveugles y étaient installés. Quelque temps après, on en comptait trente-sept.

La générosité de M. Rousselot, comme nous l’avons dit, avait épuisé ses moyens personnels ; il ne voulait cependant pas laisser languir ses deux belles œuvres : après avoir eu souvent recours à sa famille, il crut devoir s’adresser au public. Une quête qu’il fit lui-même dans toute la ville l’aida à éteindre certaines dettes. Les citoyens se montrèrent très généreux ; une somme de quinze mille piastres fut ainsi fournie par la ville, et cependant il lui fallut encore recourir à des emprunts pour compléter ses constructions.

En 1866, M. Rousselot avait quitté son ministère chez les Sœurs Grises pour prendre charge de l’importante cure de Notre-Dame, où ses grandes qualités devaient briller d’un vif éclat. C’est à son esprit d’entreprise et à son dévouement que Montréal doit la restauration de l’église Notre-Dame, qui fait de cet édifice un des plus beaux monuments de l’Amérique. Que d’appels le vénéré curé fit à ses paroissiens pour obtenir les sommes nécessaires à l’embellissement de ce temple, aujourd’hui leur orgueil en même temps que l’admiration des étrangers !

Comme tous ceux qui se dévouent à un bien quelconque, M. Rousselot devait être critiqué et rencontrer de l’opposition ; mais le vaillant apôtre ne devait pas se laisser décourager, car il avait Dieu pour lui et avec lui. Il continua donc ses œuvres déjà si nombreuses.

Après avoir secouru l’enfance et les aveugles à Nazareth, il aida au soulagement des malades en contribuant à la fondation de l’Hôpital Notre-Dame.

La cause de l’éducation ne pouvait être indifférente à cette âme altérée de la soif du bien ; aussi apportait-il le concours si puissant de son travail et de son énergie à la création de l’Académie Commerciale du Plateau et à l’organisation de l’École Polytechnique.

Sachant que l’agriculture est la première source de prospérité d’un pays et que rien n’est plus propre à en assurer le succès que l’exemple des fermes bien tenues et bien cultivées, il favorisait la venue des Trappistes au Canada et l’installation de leur ferme-modèle au lac des Deux-Montagnes.

Peu de temps après, il donnait satisfaction à un des plus ardents désirs de son cœur en fondant à Montfort une école destinée à transformer les orphelins des différents asiles de la ville en colons vigoureux et intrépides pour le défrichement des riches terres de ce nord de la province qui sera bientôt, suivant le désir prophétique du grand Curé Labelle, le grenier du pays et le rempart de notre nationalité française.


Après avoir exercé les fonctions de curé de Notre-Dame pendant seize ans, M. Rousselot fut appelé à la cure de Saint-Jacques, qu’il administra pendant sept ans. À peine était-il arrivé au milieu de ses nouveaux paroissiens qu’il comprit combien l’agrandissement de l’église et sa restauration étaient nécessaires. Libre d’agir à sa guise, il eut bien vite démoli ces vieux murs calcinés par un incendie antérieur, pour construire un temple plus convenable et plus digne de la nombreuse population de ce quartier. Avec son amour du beau et du bon, il se désolait d’avoir à conserver cette vieille église, de proportions si restreintes pour la foule compacte des paroissiens qui s’y pressent chaque dimanche. Cependant il fit tout ce qui était en son pouvoir pour améliorer la situation : il acquit, à un prix très élevé, quelques pieds de terre appartenant aux Sœurs de la Providence, et y bâtit une fort belle sacristie et une chapelle qu’il dédia au Sacré-Cœur. Il se préparait à faire davantage lorsque la maladie vint interrompre ses travaux et ses entreprises.

Les nombreuses œuvres accomplies par M. Rousselot et les constantes sollicitudes qui en étaient résultées avaient amené des infirmités qui le forcèrent à prendre quelques mois de repos. Un voyage dans le midi de la France, un traitement imposé par des médecins de la Faculté de Paris le ramenèrent au Canada mieux portant, mais non guéri. Il se remit néanmoins au travail avec une nouvelle ardeur : il avait tant à cœur de reprendre ses œuvres, de se dévouer à ses chers paroissiens ! Mais, hélas ! la mort le réclamait : il dut céder à ses appels. Quelques semaines passées chez les Sœurs Grises, ses chères filles des premiers mois de son séjour à Montréal, adoucirent ses grandes souffrances. Il ne tarda cependant pas à demander son retour au Séminaire. C’est là qu’il mourut, le 31 août 1889. Son laborieux apostolat était terminé et il allait, dans l’immortalité glorieuse, recevoir la récompense que Dieu a promise à ceux qui, comme lui, consacrent leur vie à sa gloire et au bien du prochain.


Toutes ces œuvres auxquelles M. Rousselot s’était si généreusement dévoué ne lui avaient cependant jamais fait négliger un seul instant le bien spirituel des âmes confiées à sa sollicitude. Jamais directeur de communauté ne fut plus avide de conduire les épouses du Christ au sommet de la perfection ; jamais pasteur ne fut plus zélé pour les âmes de ses paroissiens, plus ardent à réprimer les abus, à promouvoir les œuvres de piété et de charité.

La Société de Saint-Vincent-de-Paul, l’adoration diurne, l’adoration nocturne, les congrégations d’hommes et de jeunes gens, les confréries de la Bonne-Mort, de la Sainte-Famille, du Rosaire, etc., trouvaient en lui un appui et un guide, et ses croisades contre l’intempérance sont restées dans la mémoire de tous. Enfin, nul prêtre ne restait plus longtemps que lui au confessionnal et ne dirigeait un plus grand nombre de pénitents.

Cette trop courte énumération des grandes choses accomplies par ce prêtre vénéré s’imposait, croyons-nous, avant de faire l’historique de la plus belle de ses œuvres.

Tous ceux qui ont connu ce prêtre à la fois si zélé et si humble, tous ceux qui savent avec quelle générosité et quelle abnégation il dépensait, pour le bien de nos compatriotes, les ressources de sa fortune et les talents dont Dieu l’avait doué, tous ceux qui ont pu apprécier sa grande délicatesse, son exquise sensibilité, suppléeront à ce que nous aurions voulu dire si nous n’avions écouté que les sentiments de reconnaissance et d’admiration que nous avons conservés pour lui.


L’asile des aveugles, fondé, comme nous venons de le dire, par M. l’abbé Rousselot, progressa rapidement et devint en peu d’années une de ces institutions nécessaires qu’une grande ville ne saurait laisser tomber après avoir eu l’occasion d’en apprécier les bienfaits. Aujourd’hui ces infortunés reçoivent à Nazareth une éducation très soignée et qui, outre les jouissances intellectuelles qu’elle leur procure, les met en état de gagner leur vie dans diverses carrières. La lecture, l’écriture, grâce à la méthode inventée par Louis Braille, aveugle par accident dès les premières années de sa vie, modifiée par Foucault, aveugle aussi, et enfin par Gay de Beaufort, y sont enseignées et permettent aux aveugles de lire et d’écrire comme les voyants.

Le programme des études de l’Institut des Jeunes Aveugles comprend même les mathématiques, l’histoire, la géographie, la littérature, des notions de physique, etc.

La musique tient aussi une grande place dans cet enseignement, nous dirons même la plus grande place, puisque c’est la carrière dans laquelle les aveugles peuvent gagner leur vie le plus facilement. En effet, la plus grande partie des élèves sortis de l’institution sont devenus et deviennent tous les jours des professeurs, des organistes, etc., et parviennent ainsi à se créer des ressources pour l’avenir et même à se faire une réputation d’artistes. Les classes de solfège et d’harmonie sont confiées à un professeur aveugle, gradué de l’institution. Le nombre des élèves est aujourd’hui de plus de soixante-dix enfants, de huit à vingt ans. Parmi les aveugles sortis de l’institution, on compte actuellement treize professeurs de musique et six organistes.

Sept religieuses seulement sont chargées de diriger les classes et d’enseigner. A-t-on jamais réfléchi à la somme de patience et d’intelligence qu’il faut à ces éducatrices pour initier ces pauvres infirmes à tout ce qu’ils doivent savoir avant de quitter l’Institut ? Mais le dévouement des Sœurs Grises n’est pas au-dessous de cette tâche : elles réussissent à faire faire à leurs aveugles un cours d’études, comme dans les meilleures écoles ; de plus, elles enseignent aux jeunes filles la couture à la machine, le tricot et même la clavigraphie d’une manière si parfaite que l’on hésite à croire qu’elles soient privées de la vue.

304 aveugles des deux sexes ont été reçus à l’Institut Nazareth jusqu’à ce jour. Depuis plusieurs années, une moyenne de 80 aveugles y reçoit l’instruction chaque année.

12000 enfants ont été admis à la salle d’asile.

Pour subvenir aux dépenses de l’établissement, les Sœurs Grises n’ont qu’une subvention du gouvernement de huit cent trente piastres, dont quatre cents destinées aux aveugles, un dîner annuel donné par les dames de charité, qui rapporte à peu près huit cents piastres, et un don de deux cent cinquante piastres de la Banque d’Épargne.

Ce revenu est évidemment bien insuffisant ; aussi les Sœurs Grises comptent-elles surtout sur la charité publique pour l’asile Nazareth. Les dévouées patronesses de l’œuvre, à la tête desquelles est Mme Gustave Raymond qui fait chaque année des prodiges pour le succès du dîner, ont jusqu’ici réussi à maintenir cette œuvre si digne d’encouragement : que ne feraient-elles pas si, comme les institutions des vieux pays et des États-Unis, elles étaient aidées d’une manière proportionnée aux progrès et aux besoins de l’institution ?

Institut ophthalmique.

On a cru nécessaire d’avoir à côté de Nazareth un dispensaire et un hôpital pour le traitement des maladies des yeux, du nez, des oreilles et de la gorge, et aussi pour le traitement des maladies nerveuses.

Ce dispensaire est sous la direction des Drs Édouard et Henri Desjardins, spécialistes distingués, et rend des services immenses aux pauvres de la ville, qui peuvent y être traités gratuitement.

On a établi dans cette vaste maison à cinq étages une salle destinée au traitement par l’hydrothérapie, et une autre destinée au traitement par l’électricité, avec les appareils les plus perfectionnés et les plus modernes.

La charité privée a fondé des lits à l’Institut ; les malades pauvres peuvent donc y être traités comme ceux du dispensaire, et les Sœurs Grises peuvent aussi y continuer leur belle œuvre de Sœurs de Charité.


Supérieures de Nazareth depuis sa fondation :

1861 Sœur Christin, première supérieure,

1869 Sœur Robin,

1877 Sœur Labrèche,

1878 Sœur Filiatrault,

1882 Sœur Peltier,

1887 Sœur Robin,

1894 Sœur Dionne,

1897 Sœur Dalton.



  1. Pages 279-280.
  2. Sœur Barbeau.
  3. Celles qui se dévouèrent et offrirent ainsi leur vie pour les pestiférés sont : sœurs Brault, Desjardins, Youville, Blondin, Chèvrefils, Cinq-Mars, Denis, Labrèche, Montgolfier, Dalpée, Caron, Perrin, Deschamps, Dunn. Des femmes du monde vinrent aider les sœurs et se faire leurs garde-malades : Mmes Chalifoux, Charles Brault et Mlle Angélique Caron furent de ce nombre.
  4. C’étaient les quatre prêtres du Séminaire de Saint-Sulpice nommés plus haut et M. le grand-vicaire Hudon, M. Rey, de l’évêché, M. Colgan, curé de Saint-André, et M. McEnerny, vicaire à Lachine. Les religieux et les prêtres dont les noms suivent offrirent aussi leurs services à l’évêque et se dévouèrent aux pestiférés : les RR PP. Martin, Sachez, Duranquet, jésuites ; M. Clément, curé de Beauharnois ; M. Hughes, curé d’Ottawa ; M. Pominville, vicaire de Chambly ; M. Resther, curé de Joliette ; M. Lafrance, curé de Saint-Aimé ; M. Lafrance, curé de Saint-Vincent-de-Paul ; M. Saint-Germain, curé de Saint-Laurent ; M. Martineau, curé de Sainte-Marthe ; M. Lionais, prêtre de Saint-Martin ; M. Hulès, vicaire de Saint-Valentin ; M. J. Laroque, supérieur du Séminaire de Saint-Hyacinthe ; M. Desaulniers, professeur de philosophie au même collège ; M. Dallaire, curé de Rigaud ; M. J. Prince, missionnaire dans les Townships de l’Est ; M. Leclaire, de Stanbridge ; M. Saint-Aubin, du Séminaire de Sainte-Thérèse ; M. Pelletier, vicaire de Saint-Grégoire ; M. Monet, vicaire de Berthier ; M. Crevier, curé de Saint-Pie, M. G. Thibault curé de Saint-Jérôme, M. Lasnier, curé de Saint-Benoît, etc.
  5. Nous avons donné leurs noms ci-dessus, p. 351-352.
  6. La décoration de cette chapelle est due à la générosité de notre éminent artiste, M. Bourassa.