Vie de Tolstoï/Les Contes populaires

Hachette (p. 128-134).


La plus belle théorie n’a de prix que par les œuvres où elle s’accomplit. Chez Tolstoï, théorie et création sont toujours unies, comme foi et action. Dans le même temps où il élaborait sa Critique de l’Art, il donnait des modèles de l’art nouveau qu’il voulait, — des deux formes de l’art, l’une plus haute, l’autre moins pure, mais toutes deux « religieuses », au sens le plus humain, — l’une travaillant à l’union des hommes par l’amour, l’autre en livrant combat au monde ennemi de l’amour. Il écrivait ces chefs-d’œuvre : la Mort d’Ivan Iliitch (1884-86), les Récits et les Contes populaires (1881-86), la Puissance des ténèbres (1886), la Sonate à Kreutzer (1889) et Maître et Serviteur (1895)[1]. Au sommet et au terme de cette période artistique, comme une cathédrale aux deux tours, symbolisant l’une, l’amour éternel, l’autre, la haine du monde, s’élève Résurrection (1899).

Toutes ces œuvres se distinguent des précédentes par des caractères artistiques nouveaux. Les idées de Tolstoï n’avaient pas seulement changé sur l’objet de l’art, mais sur sa forme. On est frappé, dans Qu’est-ce que l’art ? ou dans le livre sur Shakespeare, des principes de goût et d’expression qu’il énonce. Ils sont, pour la plupart, en contradiction avec ses plus grandes œuvres antérieures. « Netteté, simplicité, concision », lisons-nous dans Qu’est-ce que l’art ? Mépris de l’effet matériel. Condamnation du réalisme minutieux. — Et dans le Shakespeare : idéal tout classique de perfection et de mesure. « Sans le sentiment de la mesure, il ne saurait exister d’artistes. » — Et si, dans les œuvres nouvelles, le vieil homme ne parvient pas à s’effacer tout à fait, avec son génie d’analyse et sa sauvagerie native, qui, par certains côtés, s’accuse même davantage, son art s’est profondément modifié par la netteté du dessin plus vigoureusement accentué, par les raccourcis d’âmes, par la concentration du drame intérieur, ramassé sur lui-même comme une bête de proie qui se tend pour bondir[2], par l’universalité de l’émotion, dégagée des détails passagers d’un réalisme local, enfin, par la langue imagée, savoureuse, qui sent la terre.

Son amour du peuple lui avait depuis longtemps fait goûter la beauté de la langue populaire. Enfant, il avait été bercé par les récits des conteurs mendiants. Homme fait et écrivain célèbre, il éprouvait une jouissance artistique à causer avec ses paysans.

Ces hommes-là, disait-il plus tard à M. Paul Boyer[3], sont des maîtres. Autrefois, quand je causais avec eux, ou avec ces errants qui vont, le bissac à l’épaule, par nos campagnes, je notais soigneusement telles de leurs expressions que j’entendais pour la première fois, oubliées souvent de notre langue littéraire moderne, mais toujours frappées au bon vieux coin russe… Oui, le génie de la langue vit en ces hommes…

Il devait y être d’autant plus sensible que son esprit n’était pas encombré de littérature[4]. À force de vivre loin des villes, au milieu des paysans, il s’était fait un peu la façon de penser du peuple. Il en avait la dialectique lente, le bon sens raisonneur qui se traîne pas à pas, avec de brusques saccades qui déconcertent, la manie de répéter une idée dont on est convaincu, de la répéter dans les mêmes termes, sans se lasser, indéfiniment.

Mais c’en étaient plutôt les défauts que les qualités. À la longue seulement, il prit garde au génie latent du parler populaire, à la saveur d’images, à la crudité poétique, à la plénitude de sagesse légendaire. Dès l’époque de Guerre et Paix, il avait commencé d’en subir l’influence. En mars 1872, il écrivait à Strakov :

J’ai changé le procédé de ma langue et de mon écriture. La langue du peuple a des sons pour exprimer tout ce que peut dire le poète, et elle m’est très chère. Elle est le meilleur régulateur poétique. Veut-on dire quelque chose de trop, d’emphatique ou de faux, la langue ne le supporte pas. Au lieu que notre langue littéraire n’a pas de squelette, on peut la tirailler dans tous les sens, tout ressemble à de la littérature[5].

Il ne dut pas seulement au peuple des modèles de style ; il lui dut plusieurs de ses inspirations. En 1877, un conteur de bylines vint à Iasnaïa Poliana, et Tolstoï nota plusieurs de ses récits. Du nombre étaient la légende De quoi vivent les hommes et les Trois Vieillards, qui devinrent, comme on sait, deux des plus beaux Récits et Contes populaires que Tolstoï publia quelques années plus tard[6].

Œuvre unique dans l’art moderne. Œuvre plus haute que l’art : qui songe, en la lisant, à la littérature ? L’esprit de l’Évangile, le chaste amour de tous les hommes frères, s’unit à la bonhomie souriante de la sagesse populaire. Simplicité, limpidité, bonté de cœur ineffable, — et cette lueur surnaturelle qui, si naturellement, baigne le tableau par moments ! Elle enveloppe d’une auréole la figure centrale, le vieillard Élysée[7], ou plane dans l’échoppe du cordonnier Martin, — celui qui, par sa lucarne au ras du sol, voit passer les pieds des gens et à qui le Seigneur fait visite, sous la figure des pauvres qu’a secourus le bon savetier[8]. Souvent se mêle, en ces récits, aux paraboles évangéliques, je ne sais quel parfum de légendes orientales, de ces Mille et une Nuits, que Tolstoï aimait depuis l’enfance[9]. Parfois aussi, la lueur fantastique se fait sinistre et donne au conte une grandeur effrayante. Tel le Moujik Pakhom[10], l’homme qui se tue à acquérir beaucoup de terre, toute la terre dont il fera le tour, en marchant pendant une journée. Et il meurt en arrivant.

Sur la colline, le starschina, assis par terre, le regardait courir, et il s’esclaffait, se tenant le ventre à deux mains. Et Pakhom tomba.

— « Ah ! Bravo, mon gaillard, tu as acquis beaucoup de terre. »

Le starschina se leva, jeta au domestique de Pakhom une pioche :

— « Voilà, enterre-le. »

Le domestique resta seul. Il creusa à Pakhom une fosse, juste de la longueur des pieds à la tête : trois archines, — et il l’enterra.

Presque tous ces contes renferment sous leur poétique enveloppe la même morale évangélique de renoncement et de pardon :

Ne te venge pas de qui t’offense[11].

Ne résiste pas à qui te fait du mal[12].

C’est à moi qu’appartient la vengeance, dit le Seigneur[13].

Et partout et toujours, pour conclusion, l’amour. Tolstoï, qui voulait fonder un art pour tous les hommes, a atteint du premier coup à l’universalité. L’œuvre a eu, dans le monde entier, un succès qui ne peut cesser : car elle est épurée de tous les éléments périssables de l’art ; il n’y a plus rien là que d’éternel.

  1. À ces mêmes années appartient, comme date de publication et sans doute d’achèvement, une œuvre qui fut écrite, en réalité, au temps heureux des fiançailles et des premières années du mariage : la belle histoire d’un cheval, Kholstomier (1861-1886). Tolstoï en parle dans une lettre à Fet, de 1863. (Corresp. inéd., p. 35). — L’art du début, avec ses paysages fins, sa sympathie pénétrante des âmes, son humour, sa jeunesse, a de la parenté avec les œuvres de la maturité (Bonheur conjugal, Guerre et Paix). La fin macabre, les dernières pages sur les cadavres comparés du vieux cheval et de son maître, sont d’une brutalité de réalisme qui sent les années après 1880.
  2. Sonate à Kreutzer, Puissance des Ténèbres.
  3. Le Temps, 29 août 1901.
  4. « Pour le style, lui disait son ami Droujinine, en 1856, vous êtes fortement illettré, parfois comme un novateur et un grand poète, parfois comme un officier qui écrit à son camarade. Ce que vous écrivez avec amour est admirable. Aussitôt que vous êtes indifférent, votre style s’embrouille et devient épouvantable. » (Trad. Bienstock, Vie et Œuvre.)
  5. Vie et Œuvre. — Pendant l’été de 1879, Tolstoï fut très intime avec les paysans ; et Strakov nous dit qu’en dehors de la religion, « il s’intéressait beaucoup à la langue. Il commençait à sentir fortement la beauté de la langue du peuple. Chaque jour, il découvrait de nouveaux mots, et chaque jour il maltraitait davantage la langue littéraire. »
  6. Dans ses notes de lectures, entre 1860 et 1870, Tolstoï a écrit :

    « Les Bylines… impression très grande. »

  7. Les Deux Vieillards (1885).
  8. Où l’amour est, Dieu est (1885).
  9. De quoi vivent les hommes (1881) ; — Les Trois Vieillards (1884) ; — Le Filleul (1886).
  10. Ce récit porte aussi le titre : Faut-il beaucoup de terre pour un homme ? (1886).
  11. Feu qui flambe ne s’éteint plus (1885).
  12. Le Cierge (1885) ; — Histoire d’Ivan l’Imbécile.
  13. Le Filleul (1886).

    Ces récits populaires ont été publiés dans le t. xix des Œuvres complètes.