Vie de Tolstoï/La Critique de l’Art

Hachette (p. 111-127).


Il est singulier que, lorsqu’on parle des idées de Tolstoï sur la science et sur l’art, on laisse généralement de côté le plus important des livres où ces idées sont exprimées : Que devons-nous faire ? (1884-1886). C’est là que, pour la première fois, Tolstoï engage le combat contre la science et l’art ; et jamais nul des combats suivants n’a dépassé en violence cette première rencontre. On s’étonne que, lors des récents assauts livrés chez nous à la vanité de la science et des intellectuels, personne n’ait songé à reprendre ces pages. Elles constituent le réquisitoire le plus terrible qu’on ait écrit contre « les eunuques de la science » et les « forbans de l’art », contre ces castes de l’esprit, qui, après avoir détruit ou asservi les anciennes castes régnantes : Église, État, Armée, se sont installées à leur place, et, sans vouloir ou pouvoir rien faire d’utile aux hommes, prétendent qu’on les admire et qu’on les serve aveuglément, édictant comme des dogmes une foi impudente en la science pour la science et en l’art pour l’art, — masque menteur dont cherche à se couvrir leur justification personnelle, l’apologie de leur monstrueux égoïsme et de leur néant.

« Ne me faites point dire, continue Tolstoï, que je nie l’art et la science. Non seulement je ne les nie pas, mais c’est en leur nom que je veux chasser les vendeurs du temple. »

La science et l’art sont aussi nécessaires que le pain et l’eau, même plus nécessaires… La vraie science est la connaissance de la mission, et par conséquent du vrai bien de tous les hommes. Le vrai art est l’expression de la connaissance de la mission et du vrai bien de tous les hommes.

Et il loue ceux qui, « depuis que les hommes existent, ont sur les harpes et sur les tympanons, par les images et la parole, exprimé leur lutte contre la duplicité, leurs souffrances dans cette lutte, leur espoir dans le triomphe du bien, leur désespoir au triomphe du mal et leur enthousiasme à la vue prophétique de l’avenir ».

Alors, il trace l’image du vrai artiste, dans une page brûlante d’ardeur douloureuse et mystique :

L’activité de la science et de l’art n’a de fruit que lorsqu’elle ne s’arroge aucun droit et ne se connaît que des devoirs. C’est seulement parce que cette activité est telle, parce que son essence est le sacrifice, que l’humanité l’honore. Les hommes qui sont appelés à servir les autres par le travail spirituel souffrent toujours dans l’accomplissement de cette tâche : car le monde spirituel naît seulement dans les souffrances et les tortures. Le sacrifice et la souffrance, tel est le sort du penseur et de l’artiste : car son but est le bien des hommes. Les hommes sont malheureux, ils souffrent, ils meurent ; on n’a pas le temps de flâner et de s’amuser. Le penseur ou l’artiste ne reste jamais assis sur les hauteurs olympiennes, comme nous sommes habitués à le croire ; il est toujours dans le trouble et dans l’émotion. Il doit décider et dire ce qui donnera le bien aux hommes, ce qui les délivrera des souffrances, et il ne l’a pas décidé, il ne l’a pas dit ; et demain il sera peut-être trop tard, et il mourra… Ce n’est pas celui qui est élevé dans un établissement où l’on forme des artistes et des savants (à dire vrai, on en fait des destructeurs de la science et de l’art) ; ce n’est pas celui qui reçoit des diplômes et un traitement, qui sera un penseur ou un artiste ; c’est celui qui serait heureux de ne pas penser et de ne pas exprimer ce qui lui est mis dans l’âme, mais qui ne peut se dispenser de le faire : car il y est entraîné par deux forces invincibles : son besoin intérieur et son amour des hommes. Il n’y a pas d’artistes gras, jouisseurs, et satisfaits de soi[1].

Cette page splendide, qui jette un jour tragique sur le génie de Tolstoï, était écrite sous l’impression immédiate de la souffrance que lui causait le spectacle de la misère à Moscou et dans la conviction que la science et l’art étaient complices de tout le système actuel d’inégalité sociale et de violence hypocrite. — Cette conviction, jamais il ne la perdra. Mais l’impression de sa première rencontre avec la misère du monde ira en s’atténuant ; la blessure est moins saignante[2] ; et dans nul de ses livres suivants on ne retrouvera le frémissement de douleur et de colère vengeresse qui tremble en celui-ci. Nulle part, cette sublime profession de foi de l’artiste qui crée avec son sang, cette exaltation du sacrifice et de la souffrance, « qui sont le lot du penseur », ce mépris pour l’art olympien, à la façon de Gœthe. Les ouvrages où il reprendra ensuite la critique de l’art traiteront la question d’un point de vue littéraire et moins mystique ; le problème de l’art y sera dégagé du fond de cette misère humaine, à laquelle Tolstoï ne peut penser sans délirer, comme le soir de sa visite à l’asile de nuit, où, rentré chez lui, il sanglote et crie désespérément.

Ce n’est pas à dire que ces ouvrages didactiques soient jamais froids. Froid, il lui est impossible de l’être. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera celui qui écrivait à Fet :

Si l’on n’aime pas ses personnages, même les moindres, alors il faut les insulter de telle façon que le ciel en ait chaud, ou se moquer d’eux jusqu’à ce que le ventre en éclate[3].

Il ne s’en fait pas faute, dans ses écrits sur l’art. La partie négative — insultes et sarcasmes — y est d’une telle vigueur qu’elle est la seule qui ait frappé les artistes. Elle blessait trop violemment leurs superstitions et leurs susceptibilités pour qu’ils ne vissent point, dans l’ennemi de leur art, l’ennemi de tout art. Mais jamais la critique, chez Tolstoï, ne va sans la reconstruction. Jamais il ne détruit pour détruire, mais pour réédifier. Et dans sa modestie, il ne prétend même pas rien bâtir de nouveau ; il défend l’Art, qui fut et sera toujours, contre les faux artistes qui l’exploitent et qui le déshonorent :

La science véritable et l’art véritable ont toujours existé et existeront toujours ; il est impossible et inutile de les contester, m’écrivait-il, en 1887, dans une lettre qui devance de plus de dix ans sa fameuse Critique de l’Art[4]. Tout le mal d’aujourd’hui vient de ce que les gens soi-disant civilisés, ayant à leur côté les savants et les artistes, sont une caste privilégiée comme les prêtres. Et cette caste a tous les défauts de toutes les castes. Elle dégrade et rabaisse le principe en vertu duquel elle s’organise. Ce qu’on appelle dans notre monde les sciences et les arts n’est qu’un immense humbug, une grande superstition dans laquelle nous tombons ordinairement, dès que nous nous affranchissons de la vieille superstition de l’Église. Pour voir clair dans la route que nous devons suivre, il faut commencer par le commencement, — il faut relever le capuchon qui me tient chaud, mais qui me couvre la vue. — La tentation est grande. Nous naissons ou nous nous hissons sur les marches de l’échelle ; et nous nous trouvons parmi les privilégiés, les prêtres de la civilisation, de la Kultur, comme disent les Allemands. Il nous faut, comme aux prêtres brahmanes ou catholiques, beaucoup de sincérité et un grand amour du vrai, pour mettre en doute les principes qui nous assurent cette position avantageuse, Mais un homme sérieux, qui se pose la question de la vie, ne peut pas hésiter. Pour commencer à voir clair, il faut qu’il s’affranchisse de la superstition où il se trouve, quoiqu’elle lui soit avantageuse. C’est une condition sine qua non… Ne pas avoir de superstition. Se mettre dans l’état d’un enfant, ou d’un Descartes…

Cette superstition de l’art moderne, dans laquelle se complaisent des castes intéressées, « cet immense humbug », Tolstoï les dénonce dans son livre : Qu’est-ce que l’Art ? Avec une rude verve, il en montre les ridicules, la pauvreté, l’hypocrisie, la corruption foncière. Il fait table rase. Il apporte à cette démolition la joie d’un enfant qui massacre ses jouets. Toute cette partie critique est souvent pleine d’humour, mais aussi d’injustice : c’est la guerre. Tolstoï se sert de toutes armes et frappe au hasard, sans regarder au visage ceux qu’il frappe. Bien souvent, il arrive — comme dans toutes les batailles — qu’il blesse tels de ceux qu’il eût été de son devoir de défendre : Ibsen ou Beethoven. C’est la faute de son emportement qui ne lui laisse pas le temps de réfléchir assez avant d’agir, de sa passion qui l’aveugle souvent sur la faiblesse de ses raisons, et — disons-le — c’est aussi la faute de sa culture artistique incomplète.

En dehors de ses lectures littéraires, que peut-il bien connaître de l’art contemporain ? Qu’a-t-il pu voir de la peinture, qu’a-t-il pu entendre de la musique européenne, ce gentilhomme campagnard, qui a passé les trois quarts de sa vie dans son village moscovite, qui n’est plus venu en Europe depuis 1860 ; — et qu’y a-t-il vu alors, à part les écoles, qui seules l’intéressaient ? — Pour la peinture, il en parle d’après ouï-dire, citant pêle-mêle, parmi les décadents, Puvis, Manet, Monet, Bœcklin, Stuck, Klinger, admirant de confiance, à cause de leurs bons sentiments, Jules Breton et Lhermitte, méprisant Michel-Ange, et, parmi les peintres de l’âme, ne faisant pas une fois mention de Rembrandt. — Pour la musique, il la sent beaucoup mieux[5], mais ne la connaît guère : il en reste à ses impressions d’enfance, s’en tient à ceux qui étaient déjà des classiques vers 1840, n’a rien appris à connaître depuis, (à part Tschaikovsky, dont la musique le fait pleurer) ; il jette au fond du même sac Brahms et Richard Strauss, fait la leçon à Beethoven[6], et, pour juger Wagner, croit en savoir assez après une seule représentation de Siegfried où il arrive après le lever du rideau et d’où il part au milieu du second acte[7]. — Pour la littérature, il est (cela va sans dire) un peu mieux informé. Mais par quelle étrange aberration évite-t-il de juger les écrivains russes qu’il connaît bien et se mêle-t-il de faire la loi aux poètes étrangers, dont l’esprit est le plus loin du sien et dont il feuillette les livres avec une hautaine négligence[8] !

Son intrépide assurance augmente encore avec l’âge. Il en vient à écrire un livre, pour prouver que Shakespeare « n’était pas un artiste ».

Il pouvait être n’importe quoi ; mais il n’était pas un artiste[9].

Admirez cette certitude ! Tolstoï ne doute pas. Il ne discute pas. Il a la vérité. Il vous dira :

La Neuvième Symphonie est une œuvre qui désunit les hommes[10].

Ou :

En dehors de l’air célèbre pour violon de Bach, du Nocturne en Es dur de Chopin, et d’une dizaine de morceaux, non pas même entiers, choisis parmi les œuvres de Haydn, Mozart, Schubert, Beethoven et Chopin,… tout le reste doit être rejeté et méprisé, comme un art qui désunit les hommes.

Ou :

Je vais prouver que Shakespeare ne peut être tenu même pour un écrivain de quatrième ordre. Et, comme peintre de caractères, il est nul.

Que le reste de l’humanité soit d’un autre avis, n’est pas pour l’arrêter : au contraire !

Mon opinion, écrit-il fièrement, est entièrement différente de celle qui s’est établie sur Shakespeare, dans tout le monde européen.

Dans sa hantise du mensonge, il le flaire partout ; et plus une idée est généralement répandue, plus il se hérisse contre elle ; il s’en défie, il y soupçonne, comme il dit à propos de la gloire de Shakespeare, « une de ces influences épidémiques qu’ont toujours subies les hommes. Telles, les Croisades du moyen âge, la croyance aux sorciers, la recherche de la pierre philosophale, la passion des tulipes. Les hommes ne voient la folie de ces influences qu’une fois qu’ils en sont débarrassés. Avec le développement de la presse, ces épidémies sont devenues particulièrement extraordinaires. » — Et il donne comme type le plus récent de ces maladies contagieuses l’Affaire Dreyfus, dont il parle, lui, l’ennemi de toutes les injustices, le défenseur de tous les opprimés, avec une indifférence dédaigneuse[11]. Exemple bien frappant des excès où peuvent l’entraîner sa méfiance du mensonge et cette répulsion instinctive contre « les épidémies morales », dont il s’accusait lui-même, sans pouvoir la combattre. Revers des vertus humaines, inconcevable aveuglement qui entraîne ce voyant des âmes, cet évocateur des forces passionnées, à traiter le Roi Lear « d’œuvre inepte » et la fière Cordelia de « créature sans aucun caractère[12] ».

Notez qu’il voit très bien certains des défauts réels de Shakespeare, défauts que nous n’avons pas la sincérité d’avouer : ainsi, le caractère artificiel de la langue poétique, uniformément prêtée à tous les personnages, la rhétorique de la passion, de l’héroïsme, voire de la simplicité. Et je comprends parfaitement qu’un Tolstoï, qui fut le moins littérateur de tous les écrivains, ait manqué de sympathie pour l’art de celui qui fut le plus génial des hommes de lettres. Mais pourquoi perdre son temps à parler de ce qu’on ne peut comprendre, et quelle valeur peuvent avoir des jugements sur un monde qui vous est fermé ?

Valeur nulle, si nous y cherchons la clef de ces mondes étrangers. Valeur inestimable, si nous leur demandons la clef de l’art de Tolstoï. On ne réclame pas d’un génie créateur l’impartialité critique. Quand un Wagner, quand un Tolstoï parlent de Beethoven ou de Shakespeare, ce n’est pas de Beethoven ou de Shakespeare qu’ils parlent, c’est d’eux-mêmes : ils exposent leur idéal. Ils n’essaient même pas de nous donner le change. Pour juger Shakespeare, Tolstoï ne tâche pas de se faire « objectif ». Bien plus, il reproche à Shakespeare son art objectif. Le peintre de Guerre et Paix, le maître de l’art impersonnel n’a pas assez de mépris pour ces critiques allemands, qui, à la suite de Goethe, « inventèrent Shakespeare » et « la théorie que l’art doit être objectif, c’est-à-dire représenter les événements, en dehors de toute valeur morale, — ce qui est la négation délibérée de l’objet religieux de l’art ».

Ainsi, c’est du haut d’une foi que Tolstoï édicte ses jugements artistiques. Ne cherchez dans ses critiques nulle arrière-pensée personnelle. Il ne se donne pas en exemple ; il est aussi impitoyable pour ses œuvres que pour celles des autres[13]. Que veut-il donc, et que vaut pour l’art l’idéal religieux qu’il propose ?

Cet idéal est magnifique. Le mot « art religieux » risque de tromper sur l’ampleur de la conception. Bien loin de rétrécir l’art, Tolstoï l’élargit. L’art, dit-il, est partout.

L’art pénètre toute notre vie ; ce que nous nommons art : théâtres, concerts, livres, expositions, n’en est qu’une infime partie. Notre vie est remplie de manifestations artistiques de toutes sortes, depuis les jeux d’enfants jusqu’aux offices religieux. L’art et la parole sont les deux organes du progrès humain. L’un fait communier les cœurs, et l’autre les pensées. Si l’un des deux est faussé, la société est malade. L’art d’aujourd’hui est faussé.

Depuis la Renaissance, on ne peut plus parler d’un art des nations chrétiennes. Les classes se sont séparées. Les riches, les privilégiés ont prétendu s’arroger le monopole de l’art ; et ils ont fait de leur plaisir le critérium de la beauté. En s’éloignant des pauvres, l’art s’est appauvri.

La catégorie des émotions éprouvées par ceux qui ne travaillent pas pour vivre est bien plus limitée que les émotions de ceux qui travaillent. Les sentiments de notre société actuelle se ramènent à trois : l’orgueil, la sensualité et la lassitude de vivre. Ces trois sentiments et leurs ramifications constituent presque exclusivement le sujet de l’art des riches.

Il infecte le monde, il pervertit le peuple, il propage la dépravation sexuelle, il est devenu le pire obstacle à la réalisation du bonheur humain. Il est d’ailleurs sans beauté véritable, sans naturel, sans sincérité, — un art affecté, fabriqué, cérébral.

En face de ce mensonge d’esthètes, de ce passe-temps de riches, élevons l’art vivant, l’art humain, celui qui unit les hommes, de toutes classes, de toutes nations. Le passé nous en offre de glorieux modèles.

Toujours la majorité des hommes a compris et aimé ce que nous considérons comme l’art le plus élevé : l’épopée de la Genèse, les paraboles de l’Évangile, les légendes, les contes, les chansons populaires.

L’art le plus grand est celui qui traduit la conscience religieuse de l’époque. N’entendez point par là une doctrine de l’Église. « Chaque société a une conception religieuse de la vie : c’est l’idéal du plus grand bonheur auquel tend cette société. » Tous en ont un sentiment plus ou moins clair ; quelques hommes d’avant-garde l’expriment nettement.

Il existe toujours une conscience religieuse. C’est le lit où coule le fleuve[14].

La conscience religieuse de notre époque est l’aspiration au bonheur réalisé par la fraternité des hommes. Il n’y a d’art véritable que celui qui travaille à cette union. Le plus haut est celui qui l’accomplit directement par la puissance de l’amour. Mais il en est un autre qui participe à la même tâche, en combattant par les armes de l’indignation et du mépris tout ce qui s’oppose à la fraternité. Tels, les romans de Dickens, ceux de Dostoievsky, les Misérables de Hugo, les tableaux de Millet. Même sans atteindre à ces hauteurs, tout art qui représente la vie journalière avec sympathie et vérité rapproche entre eux les hommes. Ainsi, le Don Quichotte et le théâtre de Molière. Il est vrai que ce dernier genre d’art pèche habituellement par son réalisme trop minutieux et par la pauvreté des sujets, « quand on les compare aux modèles antiques, comme la sublime histoire de Joseph ». La précision excessive des détails nuit aux œuvres, qui ne peuvent, pour cette raison, devenir universelles.

Les œuvres modernes sont gâtées par un réalisme, qu’il serait plus juste de taxer de provincialisme en art.

Ainsi Tolstoï condamne, sans hésiter, le principe de son génie propre. Que lui importe de se sacrifier tout entier à l’avenir, — et qu’il ne reste plus rien de lui ?

L’art de l’avenir ne continuera plus celui du présent, il sera fondé sur d’autres bases. Il ne sera plus la propriété d’une caste. L’art n’est pas un métier, il est l’expression de sentiments vrais. Or, l’artiste ne peut éprouver un sentiment vrai que lorsqu’il ne s’isole pas, lorsqu’il vit de l’existence naturelle à l’homme. C’est pourquoi celui qui se trouve à l’abri de la vie est dans les pires conditions pour créer.

Dans l’avenir, « les artistes seront tous les hommes doués ». L’activité artistique deviendra accessible à tous « par l’introduction dans les écoles élémentaires de l’enseignement de la musique et de la peinture, qui sera donné à l’enfant, en même temps que les premiers éléments de la grammaire ». Au reste, l’art n’aura plus besoin d’une technique compliquée, comme celle d’à présent ; il s’acheminera vers la simplicité, la netteté, la concision, qui sont le propre de l’art classique et sain, de l’art homérique[15]. Comme il sera beau de traduire dans cet art aux lignes pures des sentiments universels ! Composer un conte ou une chanson, dessiner une image pour des millions d’êtres, a bien plus d’importance — et de difficulté — que d’écrire un roman ou une symphonie[16]. C’est un domaine immense et presque vierge. Grâce à de telles œuvres, les hommes apprendront le bonheur de l’union fraternelle.

L’art doit supprimer la violence, et seul il peut le faire. Sa mission est de faire régner le royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’Amour[17].

Qui de nous n’épouserait ces généreuses paroles ? Et qui ne voit qu’avec beaucoup d’utopies et quelques puérilités, la conception de Tolstoï est vivante et féconde ! Oui, l’ensemble de notre art n’est que l’expression d’une caste, qui se subdivise elle-même, d’une nation à l’autre, en petits clans ennemis. Il n’y a pas en Europe une seule âme d’artiste qui réalise en elle l’union des partis et des races. La plus universelle, en notre temps, fut celle même de Tolstoï. En elle nous nous sommes aimés, hommes de tous les peuples et de toutes les classes. Et qui a, comme nous, goûté la joie puissante de ce vaste amour, ne saurait plus se satisfaire des lambeaux de la grande âme humaine, que nous offre l’art des cénacles européens.

  1. Que devons-nous faire ? p. 378-9.
  2. Il en arrivera même à justifier la souffrance, — non seulement la souffrance personnelle, mais la souffrance des autres. « Car c’est le soulagement des souffrances des autres qui est l’essence de la vie rationnelle. Comment donc l’objet du travail pourrait-il être un objet de souffrance pour le travailleur ? C’est comme si le laboureur disait qu’une terre non labourée est une souffrance pour lui. » (De la Vie, ch. xxxiv-xxxv.)
  3. 23 février 1860. Corresp. inédite, p. 19-20. — C’est en quoi l’art « mélancolique et dyspeptique » de Tourgueniev lui déplaisait.
  4. Cette lettre du 4 octobre 1887 a paru dans les Cahiers de la quinzaine, 1902, et dans la Correspondance inédite, 1907.

    Qu’est-ce que l’art ? parut en 1897-98 ; mais Tolstoï y pensait depuis quinze ans, soit depuis 1882.

  5. Je reviendrai sur ce point à propos de La Sonate à Kreutzer.
  6. Son intolérance s’était accrue depuis 1886. Dans Que devons-nous faire ? il n’osait pas encore toucher à Beethoven (ni à Shakespeare). Bien plus, il reprochait aux artistes contemporains d’oser s’en réclamer. « L’activité des Galilée, des Shakespeare, des Beethoven n’a rien de commun avec celle des Tyndall, des Victor Hugo, des Wagner. De même que les Saints Pères renieraient toute parenté avec les papes. » (Que devons-nous faire ? p. 375.)
  7. Encore voulait-il partir avant la fin du premier. « Pour moi, la question était résolue. Je n’avais plus de doute. Il n’y avait rien à attendre d’un auteur capable d’imaginer des scènes comme celles-ci. On pouvait affirmer d’avance qu’il n’écrirait jamais rien qui ne fût mauvais. »
  8. On sait que, pour faire un choix parmi les poètes français des écoles nouvelles, il a cette idée admirable de « copier, dans chaque volume, la poésie qui se trouvait à la page 28 » !
  9. Shakespeare, 1903. — L’ouvrage fut écrit, à l’occasion d’un article d’Ernest Crosby sur Shakespeare et la classe ouvrière.
  10. (Exactement :) « La Neuvième Symphonie n’unit pas tous les hommes, mais seulement un petit nombre d’entre eux, qu’elle sépare des autres. »
  11. « C’était là un de ces faits qui se produisent souvent, sans attirer l’attention de personne, ni intéresser — je ne dis pas l’univers — mais même le monde militaire français… »

    Et plus loin :

    « Il fallut quelques années, avant que les hommes s’éveillassent de leur hypnotisme et comprissent qu’ils ne pouvaient nullement savoir si Dreyfus était coupable ou non, et que chacun a d’autres intérêts plus importants et plus immédiats que l’Affaire Dreyfus. » (Shakespeare, trad. Bienstock, p. 116-118.)

  12. « Le Roi Lear est un drame très mauvais, très négligemment fait, qui ne peut inspirer que du dégoût et de l’ennui. » — Othello, pour lequel Tolstoï montre quelque sympathie, sans doute parce que l’œuvre s’accordait avec ses pensées d’alors sur le mariage et sur la jalousie, « tout en étant le moins mauvais drame de Shakespeare, n’est qu’un tissu de paroles emphatiques ». Le personnage d’Hamlet n’a aucun caractère ; « c’est un phonographe de l’auteur, qui répète toutes ses idées, à la file ». Pour la Tempête, Cymbeline, Troïlus, etc., Tolstoï ne les mentionne qu’à cause de leur « ineptie ». Le seul personnage de Shakespeare qu’il trouve naturel est celui de Falstaff, « précisément parce qu’ici la langue de Shakespeare, pleine de froides plaisanteries et de calembours ineptes, s’accorde avec le caractère faux, vaniteux et débauché de cet ivrogne répugnant ».

    Tolstoï n’avait pas toujours pensé ainsi. Il avait plaisir à lire Shakespeare, entre 1860 et 1870, surtout à l’époque où il avait l’idée d’écrire un drame historique sur Pierre i. Dans ses notes de 1869, on voit même qu’il prenait Hamlet pour modèle et pour guide. Après avoir mentionné ses travaux achevés, Guerre et Paix, qu’il rapprochait de l’idéal homérique, Tolstoï ajoute :

    « Hamlet et mes futurs travaux : poésie du romancier dans la peinture des caractères. »

  13. Il range dans « l’art mauvais » ses « œuvres d’imagination ». (Qu’est-ce que l’Art ?) — Il n’excepte pas de sa condamnation de l’art moderne ses propres pièces de théâtre, « dénuées de cette conception religieuse qui doit former la base du drame de l’avenir. »
  14. (Ou, plus exactement :) « C’est la direction du cours du fleuve. »
  15. Dès 1873, Tolstoï écrivait : « Pensez ce que vous voudrez, mais de telle façon que chaque mot puisse être compris du charretier qui transporte les livres de l’imprimerie. On ne peut rien écrire de mauvais dans une langue tout à fait claire et simple. »
  16. Tolstoï a donné l’exemple. Ses quatre Livres de lectures, pour les enfants des campagnes, ont été adoptés dans toutes les écoles de Russie, laïques et ecclésiastiques. Ses Premiers contes populaires sont l’aliment de milliers d’âmes. « Dans le bas peuple, écrit Stephan Anikine, ancien député à la Douma, le nom de Tolstoï se confond avec l’idée de « livre ». On peut souvent entendre un petit villageois demander naïvement, dans une bibliothèque : « Donnez-moi un bon livre, un tolstoïen ! » (Il veut dire un livre épais). — (À la mémoire de Tolstoï, lectures faites à l’Aula de l’Université de Genève, le 7 décembre 1910.)
  17. Cet idéal de l’union fraternelle entre les hommes ne marque point pour Tolstoï le terme de l’activité humaine ; son âme insatiable lui fait concevoir un idéal inconnu, au delà de l’amour : « Peut-être la science découvrira-t-elle, un jour, à l’art un idéal encore plus élevé, et l’art le réalisera. »