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Pibewiki/La Mettrie
Œuvres philosophiquesCharles TutotTome second (p. Titre-TdM).

Œuvres
philosophiques
de
La Mettrie.

M U V R E S

PHILOSOPHIQUES D E LA ME T T RIE. NOUVELLE ÉDITION, Précédée dtfon Eloge, Par FRÉDÉRIC 1 1 , Roi de Pruflè. TOME SECOND. A BERLIN, Et fe trouve à Paris, Chbs CHARLES TUTOT, Imprimeur, rueFavart, NV+17.

I796.

Systême
d’Épicure.


Quam miſera animalium ſuperbiſſimi origo !
Plin.

Systême d’Épicure.

I.

Lorsque je lis dans Virgile, Georg. L. 2.

Felix qui potuit rerum cognoſcere cauſas !


je demande, quis potuit ? Non, les ailes de notre génie ne peuvent nous élever juſqu’à la connoiſſance des cauſes. Le plus ignorant des hommes est auſſi éclairé à cet égard, que le plus grand philoſophe. Nous voyons tous les objets, tout ce qui ſe paſſe dans l’univers, comme une belle décoration d’opéra, dont nous n’appercevons ni les cordes, ni les contre-poids. Dans tous les corps, comme dans le nôtre, les premiers reſſorts nous ſont cachés, & le ſeront vraiſemblablement toujours. Il eſt facile de ſe conſoler d’être privés d’une ſcience qui ne nous rendroit, ni meilleurs, ni plus heureux.

II.

Je ne puis voir ces enfans, qui avec une pipe & du ſavon battu dans de l’eau, s’amuſent à faire ces belles veſſies colorées, que le ſouffle dilate ſi prodigieuſement, ſans les comparer à la nature. Il me ſemble qu’elle prend comme eux, ſans y ſonger, les moyens les plus ſimples pour opérer. Il eſt vrai qu’elle ne ſe met pas plus en dépenſe, pour donner à la terre un prince qui doit la faire trembler, que pour faire éclore l’herbe qu’on foule aux pieds. Un peu de boue, une goutte de morve, forme l’homme & l’inſecte ; & la plus petite portion de mouvement a ſuffi pour faire jouer la machine du monde.

III.

Les merveilles de tous les regnes, comme parlent les chimiſtes, toutes ces choſes que nous admirons, qui nous étonnent ſi fort, ont été produites, pour ainſi dire, à-peu-près par le même mélange d’eau & de ſavon, & comme par la pipe de nos enfans.

IV.
Comment prendre la nature ſur le fait ? Elle ne s’y eſt jamais priſe elle-même. Dénuée de connoiſſance & de ſentiment, elle fait de la ſoie, comme le Bourgeois Gentilhomme fait de la proſe, ſans le ſavoir : auſſi aveugle, lorſqu’elle donne la vie, qu’innocente lorſqu’elle la détruit.
V.

Les phyſiciens regardent l’air comme le chaos univerſel de tous les corps. On peut dire qu’il n’eſt preſque qu’une eau fine, dans laquelle ils nagent, tant qu’ils ſont plus légers qu’elle. Lorſque le ſoutien de cette eau, ce reſſort inconnu par lequel nous vivons, & qui conſtitue, ou eſt lui-même l’air proprement dit, lors, dis-je, que ce reſſort n’a plus la force de porter les graines diſperſées dans toute l’athmoſphere, elles tombent ſur la terre par leur propre poids ; ou elles ſont jetées çà & là par les vents ſur ſa ſurface. Delà toutes ces productions végétales, qui couvrent ſouvent tout-à-coup les foſſés, les murailles, les marais, les eaux croupies, qui étoient, il y a peu de temps, ſans herbe & ſans verdure.

VI.

Que de chenilles & autres inſectes viennent auſſi quelquefois manger les arbres en fleur, & fondre ſur nos jardins ! D’où viennent-ils, ſi ce n’eſt de l’air ?

VII.

Il y a donc dans l’air des graines ou ſemences, tant animales, que végétales ; il y en a eu, & il y en aura toujours. Chaque individu attire à ſoi celles de ſon eſpece, ou celles qui lui ſont propres, à moins qu’on n’aime mieux que ces ſemences aillent chercher les corps ou elles peuvent mûrir, germer & ſe développer.

VIII.

Leur premiere matrice a donc été l’air, dont la chaleur commence à les préparer. Elles ſe vivifient davantage dans leur seconde matrice, j’entends les vaiſſeaux ſpermatiques, les teſticules, les véſicules ſéminales ; & cela, par les chaleurs, les frottemens, la ſtagnation d’un grand nombre d’années ; car on ſait que ce n’eſt qu’à l’âge de puberté, & par conſéquent après une longue digeſtion dans le corps du mâle, que les ſemences viriles deviennent propres à la génération. Leur troiſieme & derniere matrice, eſt celle de la femelle, où l’œuf fécondé, deſcendu de l’ovaire par les trompes de Fallope, eſt en quelque ſorte intérieurement couvé, & où il prend facilement racine.

IX.

Les mêmes ſemences qui produiſent tant de ſortes d’animalcules, dans les fluides expoſés à l’air, & qui paſſent auſſi aiſément dans le mâle, par les organes de la reſpiration & de la déglutition ; que du mâle, ſous une forme enfin viſible, dans la femelle, par le vagin ; ces ſemences, dis-je, qui s’implantent & germent avec tant de facilité dans l’uterus, ſuppoſent-elles qu’il y eut toujours des hommes, des hommes faits, & de l’un, & de l’autre ſexe ?

X.

Si les hommes n’ont pas toujours exiſté, tels que nous les voyons aujourd’hui, (eh ! le moyen de croire qu’ils ſoient venus au monde, grands, comme pere & mere, & fort en état de procréer leurs ſemblables !) il faut que la terre ait ſervi d’uterus à l’homme ; qu’elle ait ouvert ſon ſein aux germes humains, déjà préparés, pour que ce ſuperbe animal, certaines loix posées, en pût éclore. Pourquoi, je vous le demande, Anti-Épicuriens modernes, pourquoi la terre, cette commune mere & nourrice de tous les corps, auroit-elle refusé aux graines animales, ce qu’elle accorde aux végétaux les plus vils, les plus pernicieux ? Ils trouvent toujours ſes entrailles fécondes ; & cette matrice n’a rien au fond de plus ſurprenant que celle de la femme.

XI.

Mais la terre n’eſt plus le berceau de l’humanité ! On ne la voit point produire d’hommes ! Ne lui reprochons point ſa ſtérilité actuelle ; elle a fait ſa portée de ce côté-là. Une vieille poule ne pond plus, une vieille femme ne fait plus d’enfans ; c’eſt à-peu-près la réponſe que Lucrece fait à cette objection.

XII.

Je ſens tout l’embarras que produit une pareille origine, & combien il eſt difficile de l’éluder. Mais comme on ne peut ſe tirer ici d’une conjecture auſſi hardie, que par d’autres, en voici que je ſoumets au jugement des philoſophes.

XIII.

Les premieres générations ont dû être fort imparfaites. Ici l’œſophage aura manqué ; là l’eſtomac, la vulve, les inteſtins, &c. Il eſt évident que les ſeuls animaux qui auront pu vivre, ſe conſerver, & perpétuer leur eſpèce, auront été ceux qui ſe ſeront trouvés munis de toutes les pieces néceſſaires à la génération, & auxquels en un mot aucune partie eſſentielle n’aura manqué. Réciproquement ceux qui auront été privés de quelque partie d’une néceſſité abſolue, ſeront morts, ou peu de temps après leur naiſſance, ou du moins ſans ſe reproduire. La perfection n’a pas plus été l’ouvrage d’un jour pour la nature, que pour l’art.

XIV.

J’ai vu cette[1] femme ſans ſexe, animal indéfiniſſable, tout-à-fait châtré dans le ſein maternel. Elle n’avoit ni motte, ni clitoris, ni tetons, ni vulve, ni grandes levres, ni vagin, ni matrice, ni regles ; & en voici la preuve. On touchoit par l’anus la ſonde introduite par l’uretre, le biſtouri profondément introduit à l’endroit où eſt toujours la grande fente dans les femmes, ne perçoit que des graiſſes & des chairs peu vaſculeuſes, qui donnoient peu de ſang : il fallut renoncer au projet de lui faire une vulve, & la démarier après dix ans de mariage avec un payſan auſſi imbécille qu’elle, qui n’étant point au fait, n’avoit eu garde d’inſtruire ſa femme de ce qui lui manquoit. Il croyoit bonnement que la voie des ſelles étoit celle de la génération, & il agiſſoit en conſéquence, aimant fort ſa femme qui l’aimoit auſſi beaucoup, & étoit très-fâchée que ſon ſecret eût été découvert. M. le comte d’Erouville, lieutenant-général, tous les médecins & chirurgiens de Gand, ont vu cette femme manquée, & en ont dreſſé un procès-verbal. Elle étoit abſolument dépourvue de tout ſentiment du plaiſir vénérien ; on avoit beau chatouiller le ſiège du clitoris abſent, il n’en réſultoit aucune ſenſation agréable. Sa gorge ne s’enfloit en aucun temps.

XV.

Or ſi aujourd’hui même la nature s’endort juſqu’à ce point ; ſi elle eſt capable d’une ſi étonnante erreur, combien de ſemblables jeux ont-ils été autrefois plus fréquens ! Une diſtraction auſſi conſidérable, pour le dire ainſi, un oubli auſſi ſingulier, auſſi extraordinaire, rend, ce me ſemble, raiſon de tous ceux où la nature a dû néceſſairement tomber dans ces temps reculés, dont les générations étoient incertaines, difficiles, mal établies, & plutôt des eſſais, que des coups de maître.

XVI.

Par quelle infinité de combinaiſons il a fallu que la matiere ait paſſé, avant que d’arriver à celle-là ſeule, de laquelle pouvoit réſulter un animal parfait ! Par combien d’autres, avant que les générations ſoient parvenues au point de perfection qu’elles ont aujourd’hui !

XVII.

Par une conséquence naturelle, ceux-là ſeuls auront eu la faculté de voir, d’entendre, &c. à qui d’heureuſes combinaiſons auront enfin donné des yeux & des oreilles exactement faits & placés comme les nôtres.

XVIII.

Les élémens de la matiere, à force de s’agiter & de ſe mêler entr’eux, étant parvenus à faire des yeux, il a été auſſi impoſſible de ne pas voir, que de ne pas ſe voir dans un miroir, ſoit naturel, ſoit artificiel. L’œil s’eſt trouvé le miroir des objets, qui ſouvent lui en ſervent à leur tour. La nature n’a pas plus ſongé à faire l’œil pour voir, que l’eau, pour ſervir de miroir à la ſimple bergere. L’eau s’eſt trouvée propre à renvoyer les images ; la bergere y a vu avec plaiſir ſon joli minois. C’eſt la penſée de l’auteur de l’homme machine.

XIX.

N’y a-t-il pas eu un peintre, qui ne pouvant repréſenter à ſon gré un cheval écumant, réuſſit admirablement, fit la plus belle écume, en jetant de dépit ſon pinceau ſur la toile ?

Le haſard va ſouvent plus loin que la prudence.
XX.

Tout ce que les médecins & les phyſiciens ont écrit ſur l’uſage des parties des corps animés, m’a toujours paru ſans fondement. Tous leurs raiſonnemens ſur les cauſes finales ſont ſi frivoles, qu’il faut que Lucrece ait été auſſi mauvais phyſicien, que grand poëte, pour les réfuter auſſi mal.

XXI.

Les yeux ſe ſont faits, comme la vue ou l’ouïe ſe perd & ſe recouvre ; comme tel corps réfléchit le ſon, ou la lumiere. Il n’a pas fallu plus d’artifice dans la conſtruction de l’œil, ou de l’oreille, que dans la fabrique d’un écho.

XXII.
S’il y a un grain de pouſſiere dans le canal d’Euſtache, on n’entend point ; ſi les arteres de Ridley dans la rétine, gonflées de ſang, ont uſurpé une partie du ſiege qui attend les rayons de lumiere, on voit des mouches voler. Si le nerf optique eſt obſtrué, les yeux ſont clairs & ne voient point. Un rien dérange l’optique de la nature, qu’elle n’a par conſéquent pas trouvée tout d’un coup.
XXIII.

Les tâtonnemens de l’art pour imiter la nature, font juger des ſiens propres.

XXIV.

Tous les yeux, dit-on, ſont optiquement faits, toutes les oreilles mathématiquement ! Comment ſait-on cela ? Parce qu’on a obſervé la nature ; on a été fort étonné de voir ſes productions ſi égales, & même ſi ſupérieures à l’art : on n’a pu s’empêcher de lui ſuppoſer quelque but, ou des vues éclairées. La nature a donc été avant l’art, il s’eſt formé ſur ſes traces ; il en eſt venu, comme un fils vient de ſa mere. Et un arrangement fortuit donnant les mêmes privileges qu’un arrangement fait exprès avec toute l’induſtrie poſſible, a valu à cette commune mere, un honneur que méritent les ſeules loix du mouvement.

XXV.

L’homme, cet animal curieux de tout, aime mieux rendre le nœud qu’il veut délier plus indiſſoluble, que de ne pas accumuler queſtions ſur queſtions, dont la dernière rend toujours le problême plus difficile. Si tous les corps ſont mus par le feu, qui lui donne ſon mouvement ? l’éther. Qui le donne à l’éther ? D*** a raiſon ; notre philoſophie ne vaut pas mieux que celle des Indiens.

XXVI.

Prenons les choſes pour ce qu’elles nous ſemblent ; regardons tout autour de nous ; cette circonſpection n’eſt pas ſans plaiſir, le ſpectacle eſt enchanteur ; aſſiſtons-y ; en l’admirant, mais ſans cette vaine démangeaiſon de tout concevoir, ſans être tourmentés par une curioſité toujours ſuperflue, quand les ſens ne la partagent pas avec l’eſprit.

XXVII.

Comme, certaines loix phyſiques poſées, il n’étoit pas poſſible que la mer n’eût ſon flux & ſon reflux, de même, certaines loix du mouvement ayant exiſté, elles ont formé des yeux qui ont vu, des oreilles qui ont entendu, des nerfs qui ont ſenti, une langue tantôt capable & tantôt incapable de parler, ſuivant ſon organiſation ; enfin elles ont fabriqué le viſcere de la penſée. La nature a fait, dans la machine de l’homme, une autre machine qui s’eſt trouvée propre à retenir les idées & à en faire de nouvelles, comme dans la femme, cette matrice, qui d’une goutte de liqueur fait un enfant. Ayant fait, ſans voir, des yeux qui voient, elle a fait ſans penſer, une machine qui penſe. Quand on voit un peu de morve produire une créature vivante, pleine d’eſprit & de beauté, capable de s’élever au ſublime du ſtyle, des mœurs, de la volupté, peut-on être ſurpris qu’un peu de cervelle de plus ou de moins, conſtitue le génie, ou l’imbécillité ?

XXVIII.

La faculté de penſer n’ayant pas une autre ſource que celle de voir, d’entendre, de parler, de ſe reproduire, je ne vois pas quelle abſurdité il y auroit de faire venir un être intelligent d’une cauſe aveugle. Combien d’enfans extrêmement ſpirituels, dont les pere & mere ſont parfaitement ſtupides & imbécilles !

XXIX.

Mais, ô bon dieu ! Dans quels vils inſectes n’y a-t-il pas à-peu-près autant d’eſprit, que dans ceux qui paſſent une vie doctement puérile à les obſerver ! Dans quels animaux les plus inutiles, les plus venimeux, les plus féroces, & dont on ne peut trop purger la terre, ne brille pas quelque rayon d’intelligence ? Suppoſerons-nous une cauſe éclairée, qui donne aux uns un être ſi facile à détruire par les autres, & qui a tellement tout confondu, qu’on ne peut qu’à force d’expériences fortuites diſtinguer le poiſon de l’antidote, ni tout ce qui eſt à rechercher, de ce qui eſt à fuir ? Il me ſemble, dans l’extrême déſordre où ſont les choſes, qu’il y a une ſorte d’impiété à ne pas tout rejeter ſur l’aveuglement de la nature. Elle ſeule peut en effet innocemment nuire & ſervir.

XXX.

Elle ſe joue davantage de notre raiſon, en nous faiſant porter plus loin une vue orgueilleuſe, que ceux qui s’amuſoient à preſſer le cerveau de ce pauvre qui demandoit à Paris l’aumône dans ſon crâne, ne ſe jouoient de la ſienne.

XXXI.

Laiſſons là

Cette fiere raiſon, dont on fait tant de bruit.

Pour la détruire, il n’eſt pas beſoin de recourir au délire, à la fievre, à la rage, à tout miaſme empoiſonné, introduit dans les veines par la plus petite ſorte d’inoculation ;

Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.

À force de raiſon, on parvient à faire peu de cas de la raiſon. C’eſt un reſſort qui ſe détraque, comme un autre, & même plus facilement.

XXXII.

Tous les animaux, & l’homme par conſéquent qu’aucun ſage ne s’aviſa jamais de ſouſtraire à leur catégorie, ſeroient-ils véritablement fils de la terre, comme la fable le dit des géans ? La mer couvrant peut-être originairement la ſurface de notre globe, n’auroit-elle point été elle-même le berceau flottant de tous les êtres éternellement enfermés dans ſon ſein ? C’eſt le ſyſtême de l’auteur de Telliamed, qui revient à-peu-près à celui de Lucrece ; car toujours faudroit-il que la mer, abſorbée par les pores de la terre, conſumée peu-à-peu par la chaleur du ſoleil & le laps infini des temps, eût été forcée, en ſe retirant, de laiſſer l’œuf humain, comme elle fait quelquefois le poiſſon, à ſec ſur le rivage. Moyennant quoi, ſans autre incubation que celle du ſoleil, l’homme & tout autre animal ſeroient ſortis de leur coque, comme certains écloſent encore aujourd’hui dans les pays chauds, & comme font auſſi les poulets dans un fumier chaud par l’art des phyſiciens.

XXXIII.

Quoi qu’il en ſoit, il eſt probable que les animaux, en tant que moins parfaits que l’homme, auront pu être formés les premiers. Imitateurs les uns des autres, l’homme l’aura été d’eux ; car tout leur regne n’eſt, à dire vrai, qu’un compoſé de différens ſinges plus ou moins adroits, à la tête deſquels Pope a mis Newton. La poſtériorité de naiſſance, ou du développement de la ſtructure contenue dans le germe de l’homme, n’auroit rien de ſi ſurprenant. Par la raiſon qu’il faudroit plus de temps pour faire un homme, ou un animal doué de tous ſes membres & de toutes ſes facultés, que pour en faire un imparfait & tronqué ; il en faudroit auſſi davantage pour donner l’être à un homme, que pour faire éclore un animal. On ne donne point l’antériorité de la production des brutes, pour expliquer la précocité de leur inſtinct, mais pour rendre raiſon de l’imperfection de leur eſpece.

XXXIV.

Il ne faut pas croire qu’il ait été impoſſible à un fœtus humain, ſorti d’un œuf enraciné dans la terre, de trouver les moyens de vivre. En quelque endroit de ce globe, & de quelque maniere que la terre ait accouché de l’homme, les premiers ont dû ſe nourrir de ce que la terre produiſoit d’elle-même & ſans culture, comme le prouve la lecture des plus anciens hiſtoriens & naturaliſtes. Croyez-vous que le premier nouveau-né ait trouvé un teton, ou un ruiſſeau de lait tout prêt pour ſa ſubſiſtance ?

XXXV.

L’homme nourri des ſucs vigoureux de la terre, durant tout ſon état d’embryon, pouvoit être plus fort, plus robuſte qu’à préſent, qu’il eſt énervé par une ſuite infinie de générations molles & délicates ; en conſéquence il pouvoit participer à la précocité de l’inſtinct animal, qui ne ſemble venir que de ce que le corps des animaux qui ont moins de temps à vivre, eſt plutôt formé. D’ailleurs, pour joindre des ſecours étrangers aux reſſources propres à l’homme, les animaux, qui, loin d’être ſans pitié, en ont ſouvent montré dans des ſpectacles barbares, plus que leurs ordonnateurs, auront pu lui procurer de meilleurs abris, que ceux où le haſard l’aura fait naître ; le tranſporter, ainſi que leurs petits, en des lieux où il aura eu moins à ſouffrir des injures de l’air. Peut-être même qu’émus de compaſſion à l’aſpect de tant d’embarras & de langueurs, ils auront bien voulu prendre ſoin de l’allaiter, comme pluſieurs écrivains, qui paroiſſent dignes de foi, aſſurent que cela arrive quelquefois en Pologne : je parle de ces ourſes charitables, qui après avoir enlevé, dit-on, des enfans preſque nouveaux-nés, laiſſés ſur une porte par une nourrice imprudente, les ont nourris & traités avec autant d’affection & de bonté que leurs propres petits. Or tous ces ſoins paternels des animaux envers l’homme auront vraiſemblablement duré juſqu’à ce que celui-ci, devenu plus grand & plus fort, ait pu ſe traîner, à leur exemple, ſe retirer dans les bois, dans les troncs d’arbres creux, & vivre enfin d’herbes comme eux. J’ajoute que ſi les hommes ont jamais vécu plus qu’aujourd’hui, ce n’eſt qu’à cette conduite & à cette nourriture, qu’on peut raiſonnablement attribuer une ſi étonnante longévité.

XXXVI.
Ceci jette, il eſt vrai, de nouvelles difficultés ſur les moyens & la facilité de perpétuer l’eſpèce ; car ſi tant d’hommes, ſi tant d’animaux ont eu une vie courte, pour avoir été privés, ici d’une partie, ſouvent double là, combien auront péri faute de ſecours dont je viens d’indiquer la poſſibilité ! Mais que deux, ſur mille peut-être, ſe ſoient conſervés, & ayent pu procréer leur ſemblable, c’eſt tout ce que je demande, ſoit dans l’hypothèſe des générations ſi difficiles à ſe perfectionner, ſoit dans celle de ces enfans de la terre qu’il eſt difficile d’élever, ſi impoſſible même, quand on conſidère que ceux d’aujourd’hui, auſſi-tôt abandonnés que mis au monde, périroient tous vraiſemblablement, ou preſque tous.
XXXVII.
Il eſt cependant des faits certains qui nous apprennent qu’on peut faire par néceſſité bien des choſes, que nos ſeuls uſages plus que la raiſon même nous font croire abſolument impoſſibles. L’auteur du traité de l’âme en a fait la curieuſe récolte. On voit que des enfans laiſsés aſſez jeunes dans un déſert, pour avoir perdu toute mémoire, & pour croire n’avoir ni commencement ni fin, ou égarés pendant bien des années dans des forêts inhabitées, à la ſuite d’un naufrage, ont vécu des mêmes alimens que les bêtes, ſe ſont traînés comme elles, au lieu de marcher droits, & ne prononçoient que des ſons inarticulés, plus ou moins horribles, au lieu d’une prononciation diſtincte, ſelon ceux des animaux qu’ils avoient machinalement imités. L’homme n’apporte point ſa raiſon en naiſſant ; il eſt plus bête qu’aucun animal ; mais plus heureuſement organisé pour avoir de la mémoire & de la docilité, ſi ſon inſtinct vient plus tard, ce n’eſt que pour ſe changer aſſez vîte en petite raiſon, qui, comme un corps bien nourri, ſe fortifie peu-à-peu par la culture, Laiſſez cet inſtinct en friche, la chenille n’aura point l’honneur de devenir papillon ; l’homme ne fera qu’un animal comme un autre.
XXXVIII.

Celui qui a regardé l’homme comme une plante, & n’en a gueres eſſentiellement fait plus d’eſtime que d’un chou, n’a pas plus fait de tort à cette belle eſpèce, que celui qui en a fait une pure machine. L’homme croît dans la matrice par végétation, & ſon corps ſe dérange & ſe rétablit, comme une montre, ſoit par ſes propres reſſorts, dont le jeu eſt ſouvent heureux, ſoit par l’art de ceux qui les connoiſſent, non en horlogers, (les anatomiſtes) mais en phyſiciens chymiſtes.

XXXIX.
Les animaux éclos d’un germe éternel, quel qu’il ait été, venus les premiers au monde, à force de ſe mêler entr’eux, ont, ſelon quelques philoſophes, produit ce beau monſtre qu’on appelle homme : & celui-ci à ſon tour, par ſon mélange avec les animaux, auroit fait naître les différens peuples de l’univers. On fait venir, dit un auteur qui a tout pensé & n’a pas tout dit, les premiers rois de Danemarck du commerce d’une chienne avec un homme ; les Péguins ſe vantent d’être iſſus d’un chien & d’une femme Chinoiſe, que le débris d’un vaiſſeau expoſa dans leur pays : les premiers Chinois ont, dit-on, la même origine.
XL.

La différence frappante des phyſionomies & des caractères des divers peuples, aura fait imaginer ces étranges congrès, & ces biſarres amalgames : & en voyant un homme d’eſprit mis au monde par l’opération & le bon plaiſir d’un ſot, on aura cru que la génération de l’homme par les animaux n’avoir rien de plus impoſſible & de plus étonnant.

XLI.

Tant de philoſophes ont ſoutenu l’opinion d’Épicure, que j’ai ôsé mêler ma foible voix à la leur ; comme eux au reſte, je ne fais qu’un ſyſtême ; ce qui nous montre dans quel abyme on s’engage, quand voulant percer la nuit des temps, on veut porter de préſomptueux regards ſur ce qui ne leur offre aucune priſe : car admettez la création ou la rejettez, c’eſt par-tout le même myſtère ; par-tout la même incompréhenſibilité. Comment s’eſt formée cette terre que j’habite ? Eſt-elle la ſeule planète habitée ? D’où viens-je ? Où ſuis-je ? Quelle eſt la nature de ce que je vois ? de tous ces brillans phantômes dont j’aime l’illuſion ? Étois-je, avant que de n’être point ? Serai-je, lorſque je ne ſerai plus ? Quel état a précédé le ſentiment de mon exiſtence ? Quel état ſuivra la perte de ce ſentiment ? C’eſt ce que les plus grands génies ne ſauront jamais ; ils battront philoſophiquement la campagne,[2] comme j’ai fait, feront ſonner l’alarme aux dévots, & ne nous apprendront rien.

XLII.

Comme la médecine n’eſt le plus ſouvent qu’une ſcience de remèdes dont les noms ſont admirables, la philoſophie n’eſt de même qu’une ſcience de belles paroles ; c’eſt un double bonheur, quand les uns guériſſent, & quand les autres ſignifient quelque choſe. Après un tel aveu, comment un tel ouvrage ſeroit-il dangereux ? Il ne peut qu’humilier l’orgueil des philoſophes, & les inviter à ſe ſoumettre à la foi.

XLIII.

Ô ! qu’un tableau auſſi varié que celui de l’univers & de ſes habitans, qu’une ſcène auſſi changeante & dont les décorations font auſſi belles, a de charmes pour un philoſophe ! Quoiqu’il ignore les premières cauſes (& il s’en fait gloire), du coin du parterre où il s’eſt caché, voyant ſans être vu, loin du peuple & du bruit, il aſſiſte à un ſpectacle, où tout l’enchante & rien ne le ſurprend, pas même de s’y voir.

XLIV.

Il lui paroît plaiſant de vivre, plaisant d’être le jouet de lui-même, de faire un rôle auſſi comique, & de ſe croire un perſonnage important.

XLV.

La raiſon pour laquelle rien n’étonne un philoſophe, c’eſt qu’il fait que la folie & la ſageſſe, l’instinct & la raison, la grandeur & la petiteſſe, la puérilité & le bon ſens, le vice & la vertu, ſe touchent d’auſſi près dans l’homme, que l’adoleſcence & l’enfance ; que l’eſprit recteur & l’huile dans les végétaux ; enfin que le pur & l’impur dans les foſſiles. L’homme dur, mais vrai, il le compare à un carroſſe doublé d’une étoffe précieuſe, mal ſuſpendu ; le fat n’est à ſes yeux, qu’un paon qui admire sa queue ; le foible & l’inconſtant, qu’une girouette qui tourne à tout vent ; l’homme violent, qu’une fuſée qui s’élève dès qu’elle a pris feu, ou un lait bouillant, qui passe par-dessus les bords de ſon vaſe, &c.

XLVI.

Moins délicat en amitié, en amour, &c. plus aiſé à ſatisfaire & à vivre, les défauts de confiance dans l’ami, de fidélité dans la femme & la maîtreſſe, ne ſont que de légers défauts de l’humanité, pour qui examine tout en phyſicien, & le vol même, vu des mêmes yeux, eſt plutôt un vice qu’un crime. Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C’est que je les crois ſérieuſement des machines. Dans l’hypothèse contraire, j’en connois peu dont la ſociété fût eſtimable. Le matérialiſme eſt l’antidote de la miſanthropie.

XLVII.

On ne fait point de ſi ſages réflexions, ſans en tirer quelque avantage pour ſoi-même ; c’eſt pourquoi le philoſophe, oppoſant à ſes propres vices, la même égide qu’à l’adverſité, n’eſt pas plus intérieurement déchiré par la malheureuſe néceſſité de ſes mauvaiſes qualités, qu’il n’eſt vain & glorieux de ſes bonnes. Si le haſard a voulu qu’il fût auſſi bien organiſé que la ſociété peut, & que chaque homme raiſonnable doit le ſouhaiter, le philoſophe s’en félicitera, & même s’en réjouira, mais ſans ſuffisance & sans préſomption. Par la raiſon contraire, comme il ne s’eſt pas fait lui-même, ſi les reſſorts de ſa machine jouent mal, il en eſt fâché, il en gémit en qualité de bon citoyen ; comme philoſophe, il ne s’en croit point responſable. Trop éclairé pour ſe trouver coupable de penſées & d’actions, qui naiſſent & ſe font malgré lui ; ſoupirant ſur la funeſte condition de l’homme, il ne ſe laiſſe pas ronger par ces bourreaux de remords, fruits amers de l’éducation, que l’arbre de la nature ne porta jamais.

XLVIII.

Nous ſommes dans ſes mains, comme une pendule dans celles d’un horloger ; elle nous a pétris, comme elle a voulu, ou plutôt comme elle a pu ; enfin nous ne ſommes pas plus criminels, en ſuivant l’impreſſion des mouvemens primitifs qui nous gouvernent, que le Nil ne l’eſt de les inondations, & la mer de ſes ravages.

XLIX.
Après avoir parlé de l’origine des animaux, je ferai quelques réflexions ſur la mort ; elles ſeront suivies de quelques autres ſur la vie & la volupté. Les unes & les autres ſont proprement un projet de vie & de mort, digne de couronner un ſyſtème épicurien.
L.

La tranſition de la vie à la mort, n’eſt pas plus violente, que ſon paſſage. L’intervalle qui les ſépare, n’eſt qu’un point, ſoit par rapport à la nature de la vie, qui ne tient qu’à un fil, que tant de cauſes peuvent rompre, ſoit dans l’immenſe durée des êtres. Hélas ! puiſque c’eſt dans ce point que l’homme s’inquiète, s’agite, & ſe tourmente ſans-ceſſe, on peut bien dire que la raiſon n’en a fait qu’un fou.

LI.

Quelle vie fugitive ! Les formes des corps brillent, comme les vaudevilles ſe chantent. L’homme & la rose paroiſſent le matin, & ne ſont plus le ſoir. Tout ſe ſuccede, tout diſparoît, & rien ne périt.

LII.

Trembler aux approches de la mort, c’eſt reſſembler aux enfans, qui ont peur des ſpectres & des eſprits. Le pâle phantôme peut frapper à ma porte, quand il voudra, je n’en ſerai point épouvanté. Le philoſophe ſeul eſt brave, où la plupart des braves ne le ſont point.

LIII.

Lorsqu’une feuille d’arbre tombe, quel mal ſe fait-elle ? La terre la reçoit bénignement dans ſon ſein ; & lorſque la chaleur du soleil en a exalté les principes, ils nagent dans l’air, & ſont le jouet des vents.

LIV.

Quelle différence y a-t-il entre un homme & une plante, réduits en poudre ? Les cendres animales ne reſſemblent-elles pas aux végétales ?

LV.

Ceux[3] qui ont défini le froid, une privation du feu, ont dit ce que le froid n’eſt pas, & non ce qu’il eſt : il n’en eſt pas de même de la mort. Dire ce qu’elle n’eſt pas ; dire qu’elle eſt une privation d’air, qui fait ceſſer tout mouvement, toute chaleur, tout ſentiment ; c’est aſſez déclarer ce qu’elle eſt : rien de poſitif ; rien ; moins que rien, ſi on pouvoit le concevoir ; non, rien de réel ; rien qui nous regarde, rien qui nous appartienne, comme l’a fort bien dit Lucrece. La mort n’eſt dans la nature des choſes, que ce qu’eſt le zéro dans l’arihmétique.

LVI.

C’eſt cependant (qui le croiroit ?) c’eſt ce zéro, ce chiffre qui ne compte point, qui ne fait point nombre par lui même ; c’eſt ce chiffre, pour lequel il n’y a rien à payer, qui cauſe tant d’alarmes & d’inquiétudes ; qui fait flotter les uns dans une incertitude cruelle, & fait tellement trembler les autres, que certains n’y peuvent penſer ſans horreur. Le ſeul nom de la mort les fait frémir. Le paſſage de quelque choſe à rien, de la vie à la mort, de l’être au néant, eſt-il donc plus inconcevable, que le paſſage de rien à quelque chose, du néant à l’être, ou à la vie ? Non, il n’eſt pas moins naturel ; & s’il eſt plus violent, il eſt auſſi plus néceſſaire.

LVII.

Accoutumons-nous à le penſer, & nous ne nous affligerons pas plus de nous voir mourir, que de voir la lame uſer enfin le fourreau ; nous ne donnerons point de larmes puériles à ce qui doit indiſpenſablement arriver. Faut-il donc tant de force de raiſon, pour faire le ſacrifice de nous-mêmes, & y être toujours prêts. Quelle autre force nous retient à ce qui nous quitte ?

LVIII.

Pour être vraiment ſage, il ne ſuffit pas de ſavoir vivre heureux dans la médiocrité, il faut ſavoir tout quitter de sang froid, quand l’heure en eſt venue. Plus on quitte, plus l’héroïſme eſt grand. Le dernier moment eſt la principale pierre de touche de la ſageſſe ; c’est, pour ainſi dire, dans le creuſet de la mort, qu’il la faut éprouver.

LIX.

Si vous craignez la mort, ſi vous êtes trop attaché à la vie, vos derniers ſoupirs ſeront affreux ; la mort vous ſervira du plus cruel bourreau ; c’eſt un ſupplice, que d’en craindre.

LX.

Pourquoi ce guerrier qui s’eſt acquis tant de gloire dans le champ de Mars, qui s’eſt tant de fois montré redoutable dans des combats ſinguliers, malade au lit, ne peut-il ſoutenir, pour ainſi dire, le duel de la mort ?

LXI.

Au lit de mort, il n’eſt plus queſtion de ce faſte, ou de ce bruyant appareil de guerre, qui excitant les eſprits, fait machinalement courir aux armes. Ce grand aiguillon des François, le point d’honneur n’a plus lieu ; on n’a point devant ſoi l’exemple de tant de camarades, qui braves les uns par les autres, ſans doute plus que par eux-mêmes, s’animent mutuellement à la ſoif du carnage. Plus de ſpectateurs, plus de fortune, plus de diſtinction à eſpérer. Où l’on ne voit que le néant pour récompenſe de ſon courage, quel motif ſoutiendroit l’amour-propre ?

LXII.

Je ne suis point surpris de voir mourir lâchement au lit, & courageuſement dans une action. Le duc de *** affrontoit intrépidement le canon ſur le revers de la tranchée, & pleuroit à la garde-robe. Là héros, ici poltron, tantôt Achille, tantôt Therſite ; tel eſt l’homme ! Qu’y a-t-il de plus digne de l’inconſéquence d’un esprit auſſi biſarre ?

LXIII.
Voilà, dieu merci, tant de fortes épreuve par lesquelles j’ai paſſé sans trembler, que j’ai lieu de croire que je mourrai de même, en philoſophe. Dans ces violentes crises, où je me suis vu prêt de paſſer de la vie à la mort, dans ces momens de foibleſſe, où l’âme s’anéantit avec le corps, momens terribles pour tant de grands hommes, comment moi, frêle & délicate machine, ai-je la force de plaiſanter, de badiner, de rire ?
LXIV.

Je n’ai ni craintes, ni eſpérances. Nulle empreinte de ma premiere éducation ; cette foule de préjugés, ſucés, pour ainsi dire, avec le lait, a heureuſement diſparu de bonne heure à la divine clarté de la philoſophie. Cette ſubſtance molle & tendre, sur laquelle le cachet de l’erreur s’étoit ſi bien imprimé, raſe aujourd’hui, n’a conſervé aucuns veſtiges, ni de mes collegues, ni de mes pédans. J’ai eu le courage d’oublier ce que j’avois eu la foibleſſe d’apprendre ; tout eſt rayé ; (quel bonheur !) tout eſt effacé, tout eſt extirpé jusqu’à la racine ; & c’eſt le grand ouvrage de la réflexion & de la philoſophie ; elles ſeules pouvoient arracher l’yvraie, & ſemer le bon grain dans les ſillons que la mauvaiſe herbe occupoit.

LXV.

Laiſſons-là cette épée fatale qui pend ſur nos têtes. Si nous ne pouvons l’enviſager ſans trouble, oublions que ce n’eſt qu’à un fil qu’elle eſt ſuſpendue. Vivons tranquilles, pour mourir de même.

LXVI.

Epictète, Antonin, Séneque, Pétrone, Anacréon, Chaulieu, &c. soyez mes évangéliſtes & mes directeurs dans les derniers momens de ma vie… Mais non ; vous me ſerez inutiles ; je n’aurai beſoin ni de m’aguerrir, ni de me diſſiper, ni de m’étourdir. Les yeux voilés, je me précipiterai dans ce fleuve de l’éternel oubli, qui engloutit tout ſans retour. La faulx de la Parque ne ſera pas plutôt levée, que déboutonnant moi-même mon cou, je ſerai prêt à recevoir le coup.

LXVII.

La faulx ! Chimere poétique ! La mort n’eſt point armée d’un inſtrument tranchant. On diroit (autant que j’en ai pu juger par ſes plus intimes approches) qu’elle ne ſait que paſſer au cou des mourans un nœud coulant, qui ſerre moins, qu’il n’agit avec une douceur narcotique : c’eſt l’opium de la mort ; tout le ſang en eſt enivré, les ſens s’émouſſent : on ſe ſent mourir, comme on ſe ſent dormir, ou tomber en foibleſſe, non sans quelque volupté.

LXVIII.

Combien tranquille en effet, combien douce eſt une mort qui vient comme pas à pas, qui ne ſurprend, ni ne bleſſe ! Une mort prévue, où l’on n’a que le ſentiment qu’il faut avoir, pour en jouir ! Je ne ſuis point étonné que ces mots-là ſéduiſent par leur flatteuſe amorce. Rien de douloureux, rien de violent ne les accompagne ; les vaiſſeaux ne ſe bouchent que l’un après l’autre, la vie s’en va peu-à-peu, avec une certaine nonchalance molle : on ſe ſent ſi doucement tiré d’un côté, qu’à peine daigne-t-on ſe retourner de l’autre. Il en coûte, il eſt violent à la nature, de ne pas ſuccomber à la tentation de mourir, quand le dégoût de la vie fait le plaiſir de la mort.

LXIX.

La mort & l’amour ſe conſomment par les mêmes moyens, l’expiration. On ſe reproduit, quand c’eſt d’amour qu’on meurt : on s’anéantit, quand c’eſt par le ciſeau d’Atropos. Remercions la nature, qui ayant conſacré les plaisirs les plus vifs à la production de notre eſpece, nous en a encore réſervés d’aſſez doux, le plus ſouvent, pour ces momens où elle ne peut plus nous conſerver vivans.

LXX.
J’ai vu mourir, triſte ſpectacle ! des milliers de ſoldats, dans ces grands hôpitaux militaires, qui m’ont été confiés en Flandres durant la derniere guerre. Les morts agréables, telles que je viens de les peindre, m’ont paru beaucoup moins rares,que les morts douloureuſes. Les plus communes ſont inſenſibles. On ſort de ce monde, comme on y vient, ſans le ſavoir.
LXXI.

Que riſque-t-on à mourir ? Et que ne riſque-t-on à vivre ?

LXXII.

La mort eſt la fin de tout ; après elle, je le répète, un abyme, un néant éternel ; tout eſt dit, tout eſt fait ; la ſomme des biens, & la ſomme des maux eſt égale : plus de ſoins, plus d’embarras, plus de perſonnage à repréſenter ; la farce eſt jouée[4]

LXXIII.

« Pourquoi n’ai-je pas profité de mes maladies, ou plutôt d’une d’entr’elles, pour finir cette comédie du monde ! Les frais de ma mort étoient faits ; voilà un ouvrage manqué, auquel il faudra toujours revenir. Semblables à une montre dont les mouvemens retardés, parcourant toujours le même cercle, quoique avec plus de lenteur, remettent cependant l’aiguille au point où elle étoit, quand elle a commencé de tourner, nous parviendrons tous de même au point que nous fuyons : la médecine la plus éclairée, ou la plus heureuſe, ne peut que retarder les mouvemens de l’aiguille. À quoi bon tant de peines & tant d’efforts ! Après avoir courageuſement monté ſur l’échaffaud, est aussi dupe que lâche qui en deſcend, peur paſſer de nouveau par les verges & les étrivières de la vie. » Langage bien digne d’un homme dévoré d’ambition, rongé d’envie, en proie à un amour malheureux, ou poursuivi par d’autres furies !

LXXIV.

Non, je ne ferai point le corrupteur du goût inné qu’on a pour la vie ; je ne répandrai point le dangereux poiſon du Stoïcisme sur les beaux jours, & juſques ſur la proſpérité de nos Lucilius. Je tâcherai au contraire d’émouſſer la pointe des épines de la vie, ſi je n’en puis diminuer le nombre, afin d’augmenter le plaisir, d’en cueillir les roſes : & ceux qui par un malheur d’organiſation déplorable, s’ennuyeront au beau ſpectacle de l’univers, je les prierai d’y reſter, par religion, s’ils n’ont pas d’humanité ; ou, ce qui eſt plus grand, par humanité, s’ils n’ont pas de religion. Je ferai enviſager aux ſimples les grands biens que la religion promet à qui aura la patience de ſupporter ce qu’un grand homme a nommé le mal de vivre ; & les tourmens éternels dont elle menace ceux qui ne veulent point reſter en proie à la douleur, ou à l’ennui. Les autres, ceux pour qui la religion n’eſt que ce qu’elle eſt, une fable, ne pouvant les retenir par des liens rompus, je tâcherai de les ſéduire par des ſentimens généreux, de leur inſpirer cette grandeur d’ame, à qui tout cede ; enfin faiſant valoir les droits de l’humanité, qui vont devant tout, je montrerai ces relations cheres & ſacrées, plus patétiques que les plus éloquens diſcours. Je ferai paroître une épouſe, une maîtreſſe en pleurs ; des enfans déſolés, que la mort d’un pere va laiſſer ſans éducation ſur la face de la terre. Qui n’entendroit des cris ſi touchans du bord du tombeau ? Qui ne t’ouvriroit une paupière mourante ? Quel eſt le lâche qui refuſe de porter un fardeau utile à pluſieurs ? Quel eſt le monſtre, qui par une douleur d’un moment, s’arrachant à ſa famille, à ses amis, à ſa patrie, n’a pour but que de ſe délivrer des devoirs les plus ſacrés !

LXXV.

Que pourroient contre de tels argumens, tous ceux d’une ſecte, qui, quoiqu’on[5] en diſe, n’a fait de grands hommes qu’aux dépens de l’humanité ?

LXXVI.

Il eſt aſſez indifférent par quel aiguillon on excite les hommes à la vertu. La religion n’eſt néceſſaire que pour qui n’eſt pas capable de ſentir l’humanité. Il eſt certain (qui n’en fait pas tous les jours l’obſervation ou l’expérience ?) qu’elle eſt inutile au commerce des honnêtes gens. Mais il n’appartient qu’aux ames élevées de ſentir cette grande vérité. Pour qui donc eſt fait ce merveilleux ouvrage de la politique ? Pour des eſprits, qui n’auroient peut-être point eu aſſez des autres freins ; eſpece, qui malheureuſement conſtitue le plus grand nombre ; eſpece imbécille, baſſe, rampante, dont la ſociété a cru ne pouvoir tirer parti, qu’en la captivant par le mobile de tous les eſprits, l’intérêt ; celui d’un bonheur chimérique.

LXXVII.

J’ai entrepris de me peindre dans mes écrits, comme Montagne a fait dans ses Eſſais. Pourquoi ne pourroit-on pas ſe traiter ſoi-même ? Ce ſujet en vaut bien un autre, où l’on voit moins clair : & lorſqu’on a dit une fois que c’est de ſoi qu’on a voulu parler, l’excuſe eſt faite, ou plutôt on n’en doit point.

LXXVIII.

Je ne suis point de ces misanthropes, tels que le Vayer, qui ne voudroient point recommencer leur carriere, l’ennui hypocondriaque eſt trop loin de moi ; mais je ne voudrois pas repaſſer par cette ſtupide enfance, qui commence & finit notre courſe. J’attache dejà volontiers, comme parle Montagne, la queue d’un philoſophe au plus bel âge de ma vie ; mais, pour remplir par l’eſprit, autant qu’il eſt poſſible, les vuides du cœur, & non pour me repentir de les avoir autrefois comblés d’amour. Je ne voudrois revivre, que comme j’ai vécu, dans la bonne chere, dans la bonne compagnie, la joie, le cabinet, la galanterie ; toujours partageant mon temps entre les femmes, cette charmante école des graces, Hyppocrate, & les muſes, toujours auſſi ennemi de la debauche, qu’ami de la volupté ; enfin tout entier à ce charmant mêlange de ſageſſe & de folie, qui s’aiguiſant l’une par l’autre, rendent la vie plus agréable, & en quelque ſorte plus piquante.

LXXIX.

Gémissez, pauvres mortels ! Qui vous en empêche ? Mais que ce soit de la brieveté de vos égaremens ; leur délire eſt d’un prix fort au-deſſus d’une raiſon froide qui déconcerte, glace l’imagination & effarouche les plaiſirs.

LXXX.

Au lieu de ces bourreaux de remords qui nous tourmentent, ne donnons à ce charmant & irréparable temps paſſé, que les mêmes regrets, qu’il eſt juſte que nous donnions un jour (modérément) à nous-mêmes, quand il nous faudra, pour ainſi dire, nous quitter. Regrets raiſonnables, je vous adoucirai encore, en jettant des fleurs ſur mes derniers pas, & preſque sur mon tombeau ! Ces fleurs ſeront la gaieté, le ſouvenir de mes plaiſirs, ceux des jeunes gens qui me rappelleront les miens, la converſation des personnes aimables, la vue de jolies femmes, dont je veux mourir entouré, pour sortir de ce monde, comme d’un ſpectacle enchanteur ; enfin cette douce amitié, qui ne fait pas tout-à-fait oublier le tendre amour. Délicieuse réminiſcence, lectures agréables, vers charmans, philoſophes, goût des arts, aimables amis, vous qui faites parler à la raiſon même le langage de ces grâces, ne me quittez jamais !

LXXXI.

Jouiſſons du préſent ; nous ne ſommes que ce qu’il eſt. Morts d’autant d’années que nous en avons, l’avenir qui n’eſt point encore, n’eſt pas plus en notre pouvoir, que le paſſé qui n’eſt plus. Si nous ne profitons pas des plaiſirs qui ſe préſentent, ſi nous fuyons ceux qui ſemblent aujourd’hui nous chercher, un jour viendra que nous les chercherons en vain ; ils nous fuiront bien plus à leur tour.

LXXXII.

Différer de ſe réjouir juſqu’à l’hiver de ſes ans, c’eſt attendre dans un festin pour manger, qu’on ait deſſervi. Nulle autre ſaiſon ne ſuccede à celle-là. Les froids aquilons ſoufflent juſqu’à la fin, & la joie même alors ſera plus glacée dans nos cœurs, que nos liquides dans leurs tuyaux.

LXXXIII.

Je ne donnerai point au couchant de mes jours, la préférence ſur leur midi : ſi je compare cette dernière partie, où l’on végète, c’eſt à celle où l’on végétoit. Loin de maudire le paſſé, m’acquittant envers lui du tribut d’éloges qu’il mérite, je le bénirai dans le bel âge de mes enfans, qui, raſſurés par ma douceur contre une ſévérité apparente, aimeront & chercheront la compagnie d’un bon pere, au lieu de la craindre & de la fuir.

LXXXIV.

Voyez la terre couverte de neige & de frimats ! Des cryſtaux de glace font tout l’ornement des arbres dépouillés ; d’épais brouillards éclipſent tellement l’aſtre du jour, que les mortels incertains voient à peine à ſe conduire. Tout languit, tout eſt engourdi ; les fleuves ſont changés en marbre, le feu des corps eſt éteint, le froid semble avoir enchaîné la nature. Déplorable image de la vieilleſſe ! La ſeve de l’homme manque aux lieux qu’elle arroſoit. Impitoyablement flétrie, reconnoiſſez vous cette beauté, à qui votre cœur amoureux dreſſait autrefois des autels ? Triſte, à l’aſpect d’un ſang glacé dans ſes veines, comme les poëtes peignent les Naïades dans le cours arrêté de leurs eaux, combien d’autres raiſons de gémir, pour qui la beauté eſt le plus grand préſent des dieux ! La bouche eſt dépouillée de ſon plus bel ornement ; une tête chauve ſuccede à ces cheveux blonds naturellement bouclés, qui flottoient, en se jouant, ſur une belle gorge qui n’eſt plus. Changée en eſpece de tombeau, les plus ſéduiſans appas du ſexe ſemblent s’y être écroulés, & comme enſevelis. Cette peau ſi douce, ſi unie, ſi blanche, n’eſt plus qu’une foule d’écailles, de plis & de replis hideuſement tortueux : la ſtupide imbécillité habite ces rides jaunes & raboteuses, où l’on croit la ſageſſe. Le cerveau affaiſſé, tombant chaque jour ſur lui-même, laiſſe à peine paſſer un rayon d’intelligence ; enfin l’ame abrutie s’éveille, comme elle s’endort, ſans idées. Telle eſt la derniere enfance de l’homme. Peut-elle mieux reſſembler à la premiere, & venir d’une cauſe plus différente.

LXXXV.

Comment cet âge ſi vanté l’emporteroit-il sur celui d’Hebé ? Seroit-ce sous le ſpécieux prétexte d’une longue expérience, qu’une raiſon chancelante & mal aſſurée ne peut ordinairement que mal ſaiſir ? Il y a de l’ingratitude à mettre la plus dégoûtante partie de notre être, je ne dis pas au-deſſus, mais au niveau de la plus belle & de la plus floriſſante. Si l’âge avancé mérite des égards, la jeuneſſe, la beauté, le génie, la vigueur, méritent des hommages & des autels. Heureux temps, où vivant ſans nulle inquiétude, je ne connoiſſois d’autres devoirs, que ceux des plaiſirs : ſaiſon de l’amour et du cœur, âge aimable, âge d’or, qu’êtes-vous devenus !

LXXXVI.
Préférer la vieilleſſe à la jeuneſſe, c’eſt commencer à compter le mérite des ſaiſons par l’hiver. C’eſt moins eſtimer les préſens de Flore, de Cérès, de Pomone, que la neige, la glace & les noirs frimats, les bleds, les raiſins, les fruits, & toutes ces fleurs odoriférantes, dont l’air est ſi délicieuſement parfumé, que des champs ſtériles, où il ne croît pas une ſeule roſe, parmi une infinité de chardons : c’eſt moins eſtimer une belle & riante campagne, que des landes triſtes et déſertes, où le chant des oiſeaux qui ont fui, ne ſe fait plus entendre, & où enfin, au lieu de l’alégreſſe & des chanſons de moiſſonneurs & de vendangeurs, regnent la déſolation & le ſilence.
LXXXVII.

A meſure que le ſein glacé de la terre s’ouvre aux douces haleines du zéphire, les grains ſemés germent ; la terre ſe couvre de fleurs & de verdure. Agréable force du printemps, tout prend une autre face à son aſpect ; toute la nature ſe renouvelle, tout eſt plus gai, plus riant dans l’univers ! L’homme ſeul, hélas ! ne ſe renouvelle point : il n’y a pour lui ni fontaine de Jouvence, ni de Jupiter qui veuille rajeunir nos Titons, ni peut-être d’Aurore qui daigne généreuſement l’implorer pour le ſien.

LXXXVIII.

La plus longue carriere ne doit point alarmer les gens aimables. Les graces ne vieilliſſent point ; elles ſe trouvent quelquefois parmi les rides & les cheveux blancs ; elles font en tout temps badiner la raiſon ; en tout temps elles empêchent l’eſprit d’y croupir. Ainſi par elles on plaît à tout âge ; à tout âge, on fait même ſentir l’amour, comme l’abbé Gédoin réprouva avec la charmante octogénaire Ninon de Lenclos, qui le lut avoit prédit.

LXXXIX.

Lorſque je ne pourrai plus faire qu’un repas par jour avec Comus, j’en ferai encore un par ſemaine, si je peux, avec Vénus, pour conſerver cette humeur douce & liante, ſinon plus agreable, du moins plus néceſſaire à la ſociété que l’eſprit. On reconnoît ceux qui fréquentent la déeſſe, à l’urbanité, à la politeſſe, à l’agrément de leur commerce. Quand je lui aurai dit, hélas ! un éternel adieu dans le culte, je la célébrerai encore dans ces jolies chanſons & ces joyeux propos, qui applaniſſent les rides & attirent encore la brillante jeunesse autour des vieillards rajeunis.

XC.

Lorſque nous ne pouvons plus goûter les plaiſirs, nous les décrions. Pourquoi déconcerter la jeuneſſe ? N’eſt-ce pas ſon tour de s’ébattre & de ſentir l’amour ? Ne les défendons que comme on faiſoit à Sparte, pour en augmenter le charme & la fécondité. Alors vieillards raiſonnables, quoique vieux avant la vieilleſſe, nous ſerons ſupportables, & peut-être aimables encore après.

XCI.

Je quitterai l’amour, peut-être plutôt que je ne penſe ; mais je ne quitterai jamais Thémire. Je n’en ferois pas le ſacrifice aux dieux. Je veux que ses belles mains, qui tant de fois ont amusé mon réveil, me ferment les yeux. Je veux qu’il ſoit difficile de dire, laquelle aura eu plus de part à ma fin, ou de la Parque, ou de la Volupté. Puiſſé-je véritablement mourir dans ſes beaux bras, où je me ſuis tant de fois oublié ! Et, (pour tenir un langage qui rit à l’imagination, & peint ſi bien la nature,) puiſſe mon ame errante dans les champs élyſées, & comme cherchant des yeux ſa moitié, la demander à toutes les ombres ; auſſi étonnée de ne plus voir le tendre objet qui la tenoit, il n’y a qu’un moment, dans des embraſſemens ſi doux ; que Thémire, de ſentir un froid mortel dans un cœur, qui, par la force dont il battoit, promettoit de battre encore longtemps pour elle. Tels ſont mes projets de vie & de mort ; dans le cours de l’une & juſqu’au dernier soupir, Epicurien voluptueux ; Stoïcien ferme, aux approches de l’autre.

XCII.

Voilà deux ſortes de réflexions bien différentes les unes des autres, que j’ai voulu faire entrer dans ce ſyſteme Epicurien. Voulez-vous ſavoir ce que j’en penſe moi-même ? Les ſecondes m’ont laiſſé dans l’ame un ſentiment de volupté qui ne m’empêche pas de rire des premieres. Quelle folie de mettre en proſe, peut-être médiocre, ce qui eſt à peine ſupportable en beaux vers ? Et qu’on eſt dupe, de perdre en de vaines recherches, un temps, hélas ! ſi court, & bien mieux employé à jouir, qu’à connoître !

XCIII.

Je vous ſalue, heureux climats, où tout homme qui vit comme les autres, peut penſer autrement que les autres ; où les théologiens ne ſont pas plus juges des philoſophes qu’ils ne ſont faits pour l’être ; où la liberté de l’eſprit, le plus bel apanage de l’humanité, n’eſt point enchaînée par les préjugés : où l’on n’a point honte de dire ce qu’on ne rougit point de penſer : où l’on ne court point riſque d’être le martyr de la doctrine dont on eſt apôtre. Je vous ſalue, patrie déjà célebrée par les philoſophes, où tous ceux que la tyrannie perſécute, trouvent (s’ils ont du mérite & de la probité) non un aſyle aſſuré, mais un port glorieux ; où l’on ſent combien les conquêtes de l’eſprit sont au-deſſus de toutes les autres ; où le philoſophe enfin comblé d’honneurs & de bienfaits, ne paſſe pour un monstre que dans l’eſprit de ceux qui n’en ont point. Puiſſiez-vous, heureuſe terre, fleurir de plus en plus ! Puiſſiez-vous ſentir tout votre bonheur, & vous rendre en tout, s’il ſe peut, digne du grand homme que vous avez pour roi ! Muſes, gaâces, amours, & vous, ſage Minerve, en couronnant des plus beaux lauriers l’auguſte front du Julien moderne, auſſi digne de gouverner que l’ancien, auſſi ſavant, auſſi bel eſprit, aussi philoſophe, vous ne couronnez que votre ouvrage.


L’HOMME

L’Homme

Plante.

Préface.

LHomme eſt ici métamorphoſé en plante, mais ne croyez pas que ce ſoit une fiction dans le goût de celle d’Ovide. La ſeule analogie du regne végétal & du regne animal m’a fait découvrir dans l’un, les principales parties qui ſe trouvent dans l’autre. Si mon imagination joue ici quelquefois, c’eſt, pour ainſi dire, ſur la table de la vérité ; mon champ de bataille eſt celui de la nature, dont il n’a tenu qu’à moi d’être aſſez peu ſingulier, pour en diſſimuler les variétés.


L’Homme plante.

Chapitre premier.

Nous commençons à entrevoir l’uniformité de la nature : ces rayons de lumiere encore foibles ſont dûs à l’étude de l’hiſtoire naturelle ; mais juſqu’à quel point va cette uniformité ?

Prenons garde d’outrer la nature, elle n’eſt pas ſi uniforme, qu’elle ne s’écarte ſouvent de ſes loix les plus favorites : tâchons de ne voir que ce qui eſt, ſans nous flatter de tout voir : tout eſt piege ou écueil, pour un eſprit vain & peu circonſpect.

Pour juger de l’analogie qui ſe trouve entre les deux principaux regnes, il faut comparer les parties des plantes avec celles de l’homme, & ce que je dis de l’homme, l’appliquer aux animaux.

Il y a dans notre eſpece, comme dans les végétaux, une racine principale & des racines capillaires. Le réſervoir des lombes & le canal thoracique, forment l’une, & les veines lactées ſont les autres. Mêmes uſages, mêmes fonctions par-tout. Par ces racines, la nourriture eſt portée dans toute l’étendue du corps organiſé.

L’homme n’eſt donc point un arbre renverſé, dont le cerveau ſeroit la racine, puiſqu’elle réſulte du ſeul concours des vaiſſeaux abdominaux qui ſont les premiers formés ; du moins le ſont-ils avant les tégumens qui les couvrent, & forment l’écorce de l’homme. Dans le germe de la plante, une des premieres choſes qu’on apperçoit, c’eſt ſa petite racine, enſuite ſa tige ; l’une deſcend, l’autre monte.

Les poumons ſont nos feuilles. Elles ſuppléent à ce viſcere dans les végétaux, comme il remplace chez nous les feuilles qui nous manquent. Si ces poumons des plantes ont des branches, c’eſt pour multiplier leur étendue, & qu’en conſéquence il y entre plus d’air : ce qui fait que les végétaux, & ſur-tout les arbres en reſpirent en quelque ſorte plus à l’aiſe. Qu’avions-nous beſoin de feuilles & de rameaux ? La quantité de nos vaiſſeaux & de nos véſicules pulmonaires, eſt ſi bien proportionnée à la maſſe de notre corps, à l’étroite circonférence qu’elle occupe, qu’elle nous ſuffit. C’eſt un grand plaiſir d’obſerver ces vaiſſeaux & la circulation qui s’y fait principalement dans les amphibies.

Mais quoi de plus reſſemblant que ceux qui ont été découverts & décrits par les Harvées de la botanique ! Ruiſch, Boerhaave, &c. ont trouvé dans l’homme la même nombreuſe ſuite de vaiſſeaux que Malpighi, Leuvvenhœk, van Royen, dans les plantes ? Le cœur bat-il dans tous les animaux ? enfle-t-il leurs veines de ces ruiſſeaux de ſang, qui portent dans toute la machine le ſentiment & la vie ? La chaleur, cet autre cœur de la nature, ce feu de la terre & du ſoleil, qui ſemble avoir paſſé dans l’imagination des poëtes, qui l’ont peint ; ce feu, dis-je, fait également circuler les ſucs dans les tuyaux des plantes, qui tranſpirent comme nous. Quelle autre cauſe en effet pourroit faire tout germer, croître, fleurir & multiplier dans l’univers ?

L’air paroît produire dans les végétaux les mêmes effets qu’on attribue avec raiſon dans l’homme, à cette ſubtile liqueur des nerfs, dont l’exiſtence eſt prouvée par mille expériences.

C’eſt cet élément, qui par ſon irritation & ſon reſſort fait quelquefois élever les plantes au-deſſus de la ſurface des eaux, s’ouvrir & ſe fermer, comme on ouvre & ferme la main : phénomene dont la conſidération a peut-être donné lieu à l’occaſion de ceux qui ont fait entrer l’éther dans les eſprits animaux, auxquels il ſeroit mêlé dans les nerfs.

Si les fleurs ont leurs feuilles, ou pétales, nous pouvons regarder nos bras & nos jambes comme de pareilles parties. Le nectarium, qui eſt le réſervoir du miel dans certaines fleurs telles que la tulippe, la roſe, &c. eſt celui du lait dans la plante femelle de notre eſpece, lorſque la mâle le fait venir. Il eſt double, & a ſon ſiege à la baſe latérale de chaque pétale, immédiatement ſur un muſcle conſidérable, le grand pectoral.

On peut regarder la matrice vierge, ou plutôt non groſſe, ou, ſi l’on veut, l’ovaire, comme un germe qui n’eſt point encore fécondé. Le ſtylus de la femme eſt le vagin ; la vulve, le mont de Vénus avec l’odeur qu’exhalent les glandes de ces parties, répondent au Stigma : & ces choſes, la matrice, le vagin & la vulve forment le Piſtille ; nom que les botaniſtes modernes donnent à toutes les parties femelles des plantes.

Je compare le péricarpe à la matrice dans l’état de groſſeſſe, parce qu’elle ſert à envelopper le fœtus. Nous avons notre graine comme les plantes, & elle eſt quelquefois fort abondante.

Le nectarium ſert à diſtinguer les ſexes dans notre eſpece, quand on veut ſe contenter du premier coup d’œil, mais les recherches les plus faciles ne ſont pas les plus sûres ; il faut joindre le piſtille au nectarium, pour avoir l’eſſence de la femme ; car le premier peut bien ſe trouver ſans le ſecond, mais jamais le ſecond ſans le premier, ſi ce n’eſt dans des hommes d’un embonpoint conſidérable, & dont les mamelles imitent d’ailleurs celles de la femme, juſqu’à donner du lait, comme Morgagni & tant d’autres en rapportent l’obſervation. Toute femme imperforée, ſi on peut appeler femme, un être qui n’a aucun ſexe, telle que celle dont je fais plus d’une fois mention, n’a point de gorge, c’eſt le bourgeon de la vigne, ſur-tout cultivée.

Je ne parle point du calice, ou plutôt du corole, parce qu’il eſt étranger chez nous, comme je le dirai.

C’en eſt aſſez, car je ne veux point aller ſur les briſées de Corneille Agrippa. J’ai décrit botaniquement la plus belle plante de notre eſpece, je veux dire la femme ; ſi elle eſt ſage, quoique métamorphoſée en fleur, elle n’en ſera pas plus facile à cueillir.

Pour nous autres hommes, ſur leſquels un coup d’œil ſuffit, fils de Priape, animaux ſpermatiques, notre étamine eſt comme roulée en tube cylindrique, c’eſt la verge, & le ſperme eſt notre poudre fécondante. Semblables à ces plantes, qui n’ont qu’un mâle, nous ſommes des Monandria : les femmes font des Monagynia, parce qu’elles n’ont qu’un vagin. Enfin le genre humain, dont le mâle eſt ſéparé de la femelle, augmentera la claſſe des Dieciœ : je me ſers des mots dérivés du grec, & imaginés par Linnæus.

J’ai cru devoir expoſer d’abord l’analogie qui regne entre la plante & l’homme déjà formés, parce qu’elle eſt plus ſenſible & plus facile à ſaiſir. En voici une plus ſubtile, & que je vais puiſer dans la génération des deux regnes.

Les plantes ſont mâles & femelles, & ſe ſecouent comme l’homme, dans le congrès. Mais en quoi conſiſte cette importante action qui renouvelle toute la nature ? Les globules infiniment petits, qui ſortent des grains de cette pouſſiere, dont ſont couvertes les étamines des fleurs, ſont enveloppés dans la coque de ces grains, à-peu-près comme certains œufs, ſelon Needham & la vérité. Il me ſemble que nos gouttes de ſemence ne répondent pas mal à ces grains, & nos vermiſſeaux à leurs globules. Les animalcules de l’homme ſont véritablement enfermés dans deux liqueurs, dont la plus commune, qui eſt le ſuc des proſtates, enveloppe la plus précieuſe, qui eſt la ſemence proprement dire ; & à l’exemple de chaque globule de poudre végétale, ils contiennent vraiſemblablement la plante humaine en miniature. Je ne ſais pourquoi Needham s’eſt aviſé de nier ce qu’il eſt ſi facile de voir. Comment un phyſicien ſcrupuleux, un de ces prétendus ſectateurs de ſeule expérience, ſur des obſervations faites dans une eſpece, oſe-t-il conclure que les mêmes phénomenes doivent ſe rencontrer dans une autre, qu’il n’a cependant point obſervée, de ſon propre aveu ? De telles concluſions tirées pour l’honneur d’une hypotheſe, dont on ne hait que le nom, fâché que la choſe n’ait pas lieu, de telles concluſions, dis-je, en font peu à leur auteur. Un homme du mérite de Needham avoit encore moins beſoin d’exténuer celui de M. Geoffroy, qui, autant que j’en puis juger par ſon mémoire ſur la ſtructure & les principaux uſages des fleurs, a plus que conjecturé que les plantes étoient fécondées par la pouſſiere de leurs étamines. Ceci ſoit dit en paſſant.

Le liquide de la plante diſſout mieux qu’aucun autre, la matiere qui doit la féconder ; de ſorte qu’il n’y a que la partie la plus ſubtile de cette matiere qui aille frapper le but.

Le plus ſubtil de la ſemence de l’homme ne porte-t-il pas de même ſon ver, ou ſon petit poiſſon, juſque dans l’ovaire de la femme ?

Needham[6] compare l’action des globules fécondants à celle d’une éolipille violemment échauffé. Elle paroit auſſi ſemblable à une eſpece de petite bileveſée, tant dans la nature même, ou dans l’obſervation, que dans la figure que ce jeune & illuſtre naturaliſte Anglois nous a donnée de l’éjaculation des plantes.

Si le ſuc propre à chaque végétal produit cette action d’une maniere incompréhenſible, en agiſſant ſur les grains de pouſſiere, comme l’eau ſimple fait d’ailleurs, comprenons-nous mieux comment l’imagination d’un homme qui dort, produit des pollutions, en agiſſant ſur les muſcles érecteurs & éjaculateurs, qui, même ſeuls & ſans le ſecours de l’imagination, occaſionnent quelquefois les mêmes accidents ? À moins que les phénomenes qui s’offrent de part & d’autre, ne vinſſent d’une même cauſe, je veux dire d’un principe d’irritation, qui après avoir tendu les reſſorts, les feroit ſe débander. Ainſi l’eau pure, & principalement le liquide de la plante, n’agiroit pas autrement ſur les grains de pouſſiere, que le ſang & les eſprits ſur les muſcles & réſervoirs de la ſemence.

L’éjaculation des plantes ne dure qu’une ſeconde ou deux ; la nôtre dure-t-elle beaucoup plus ? Je ne le crois pas : quoique la continence offre ici des variétés qui dépendent du plus ou moins de ſperme amaſſé dans les véſicules ſéminales. Comme elle ſe fait dans l’expiration, il falloit qu’elle fût courte : des plaiſirs trop longs euſſent été notre tombeau. Faute d’air ou d’inſpiration, chaque animal n’eût donné la vie qu’aux dépens de la ſienne propre, & fût véritablement mort de plaiſir.

Mêmes ovaires, mêmes œufs & même faculté fécondante. La plus petite goutte de ſperme, contenant un grand nombre de vermiſſeaux, peut, comme on l’a vu, porter la vie dans un grand nombre d’œufs.

Même ſtérilité encore, même impuiſſance des deux côtés : s’il y a eu de grains qui frappent le but, & ſoient vraiment féconds, peu d’animalcules percent l’œuf féminin. Mais dès qu’une fois il s’y eſt implanté, il y eſt nourri, comme le globule de poudre, & l’un & l’autre forment avec le temps l’être de ſon eſpece, un homme & une plante.

Les œufs, ou les graines de la plante, mal-à-propos appelés germes, ne deviennent jamais fœtus, s’ils ne ſont fecondés par la pouſſiere dont il s’agit ; de même une femme ne fait point d’enfant, à moins que l’homme ne lui lance, pour ainſi dire, l’abrégé de lui-même au fond des entrailles.

Faut-il que cette pouſſiere ait acquis un certain degré de maturité pour être féconde ? La ſemence de l’homme n’eſt pas plus propre à la génération dans le jeune âge, peut-être parce que notre petit ver ſeroit encore alors dans un état de nymphe, comme le traducteur de Needham l’a conjecturé. La même choſe arrive, lorſqu’on eſt extrêmement épuiſé, ſans doute parce que les animalcules mal nourris meurent, ou du moins ſont trop foibles. On ſeme en vain de telles graines, ſoit animales, ſoit végétales ; elles ſont ſtériles & ne produiſent rien. La ſageſſe eſt la mere de la fécondité.

L’amnios, le chorion, le cordon ombilical, la matrice, &c. ſe trouvent dans les deux regnes. Le fœtus humain ſort-il enfin par ſes propres efforts de la priſon maternelle ? Celui des plantes, ou, pour le dire néologiquement, la plante embrionnée, tombe au moindre mouvement, dès qu’elle eſt mûre : c’eſt l’accouchement végétal.

Si l’homme n’eſt pas une production végétale, comme l’arbre de Diane, & les autres, c’eſt du moins un inſecte qui pouſſe ſes racines dans la matrice, comme le germe fécondé des plantes dans la leur. Il n’y auroit cependant rien de ſurprenant dans cette idée, puiſque Needham obſerve que les polypes, les bernacles & autres animaux ſe multiplient par végétation. Ne taille-t-on pas encore, pour ainſi dire, un homme comme un arbre ? Un auteur univerſellement ſavant l’a dit avant moi. Cette forêt de beaux hommes qui couvre la Pruſſe, eſt due aux ſoins & aux recherches du feu roi. La généroſité réuſſit encore mieux ſur l’eſprit ; elle en eſt l’aiguillon, elle ſeule peut le tailler, pour ainſi dire, en arbres des jardins de Marli, & qui plus eſt, en arbres qui, de ſtériles qu’ils euſſent été, porteront les plus beaux fruits. Eſt-il donc ſurprenant que les beaux arts prennent aujourd’hui la Pruſſe pour leur pays natal ? Et l’eſprit n’avoit-il pas droit de s’attendre aux avantages les plus flatteurs, de la part d’un prince qui en a tant ?

Il y a encore parmi les plantes des noirs, des mulâtres, des taches où l’imagination n’a point de part, ſi ce n’eſt peut-être dans celle de Mr. Colonne. Il y a des panaches ſinguliers, des montres, des loupes, des goëtres, des queues de ſinges & d’oiſeaux ; & enfin, ce qui forme la plus grande & la plus merveilleuſe analogie, c’eſt que les fœtus des plantes ſe nourriſſent, comme Mr. Monroo l’a prouvé, ſuivant un mélange du mécaniſme des ovipares & des vivipares. C’en eſt aſſez ſur l’analogie des deux regnes.


Chapitre ſecond.

Je paſſe à la ſeconde partie de cet ouvrage, ou à la différence des deux regnes.

La plante eſt enracinée dans la terre qui la nourrit, elle n’a aucuns beſoins, elle ſe féconde elle-même, elle n’a point la faculté de ſe mouvoir ; enfin on l’a regardée comme un animal immobile, qui cependant manque d’intelligence, & même de ſentiment.

Quoique l’animal ſoit une plante mobile, on peut le conſidérer comme un être d’une eſpece bien différente : car non ſeulement il a la puiſſance de ſe mouvoir, & le mouvement lui coûte ſi peu, qu’il influe ſur la ſaineté des organes dont il dépend ; mais il ſent, il penſe, il peut ſatiſfaire cette foule de beſoins dont il eſt aſſiégé.

Les raiſons de ces variétés ſe trouvent dans ces variétés même, avec les loix que je vais dire.

Plus un corps organiſé a de beſoins, plus la nature lui a donné de moyens pour les ſatiſfaire. Ces moyens ſont les divers degrés de cette ſagacité, connue ſous le nom d’inſtinct dans les animaux, & d’âme dans l’homme.

Moins un corps organiſé a de néceſſités, moins il eſt difficile à nourrir & à élever, plus ſon partage d’intelligence eſt mince. Les êtres ſans beſoins, ſont auſſi ſans eſprit : derniere loi qui s’enfuit des deux autres.

L’enfant collé au téton de ſa nourrice qu’il tete ſans-ceſſe, donne une juſte idée de la plante. Nourriſſon de la terre, elle n’en quitte le ſein qu’à la mort. Tant que la vie dure, la plante eſt identifiée avec la terre ; leurs viſceres ſe confondent, & ne ſe ſéparent que par force. Delà point d’embarras, point d’inquiétude pour avoir de quoi vivre ; par conſéquent point de beſoins de ce côté.

Les plantes font encore l’amour ſans peine ; car ou elles portent en ſoi le double inſtrument de la génération, & ſont les ſeuls hermaphrodites qui puiſſent s’engroſſer eux-mêmes ; ou ſi dans chaque fleur les ſexes ſont ſéparés, il ſuffit que les fleurs ne ſoient pas trop éloignées les unes des autres, pour qu’elles puiſſent ſe mêler enſemble. Quelquefois même le congrès ſe fait, quoique de loin, & même de fort loin. Le palmier de Pontanus n’eſt pas le ſeul exemple d’arbres fécondés à une grande diſtance. On ſait depuis long-temps que ce ſont les vents, ces meſſagers de l’amour végétal, qui portent aux plantes femelles le ſperme des mâles. Ce n’eſt point en plein vent que les nôtres courent ordinairement de pareils riſques.

La terre n’eſt pas ſeulement la nourrice des plantes, elle en eſt en quelque ſorte l’ouvriere ; non contente de les allaiter, elle les habille. Des mêmes ſucs qui les nourriſſent, elle fait filer des habits qui les enveloppent. C’eſt le corolle, dont j’ai parlé, & qui eſt orné des plus belles couleurs. L’homme, & ſur-tout la femme, ont le leur en habits, & en divers ornemens, durant le jour ; car la nuit ce ſont des fleurs preſque ſans enveloppe.

Quelle différence des plantes de notre eſpece, à celles qui couvrent la ſurface de la terre ! Rivales des aſtres, elles forment le brillant émail des prairies : mais elles n’ont ni peines, ni plaiſirs. Que tout eſt bien compoſé ! Elles meurent comme elles vivent, ſans le ſentir. Il n’étoit pas juſte que qui vit ſans plaiſir, mourût avec peine.

Non-ſeulement les plantes n’ont point d’ame, mais cette ſubſtance leur étoit inutile. N’ayant aucune des néceſſités de la vie animale, aucune ſorte d’inquiétude, nuls ſoins, nuls pas à faire, nuls déſirs, toute ombre d’intelligence leur eût été auſſi ſuperflue, que la lumiere à un aveugle. Au défaut de preuves philoſophiques, cette raiſon jointe à nos ſens, dépoſe donc contre l’âme des végétaux.

L’inſtinct a été encore plus légitimement refuſé à tous les corps fixement attachés aux rochers, aux vaiſſeaux, ou qui ſe forment dans les entrailles de la terre.

Peut-être la formation des minéraux ſe fait-elle ſuivant les loix de l’attraction ; en ſorte que le fer n’attire jamais l’or, ni l’or le fer, que toutes les parties hétérogenes ſe repouſſent, & que les ſeules homogenes s’uniſſent, ou font un corps entr’elles. Mais ſans rien décider dans une obſcurité commune à toutes les générations, parce que j’ignore comment ſe fabriquent les foſſiles, faudra-t-il invoquer, ou plutôt ſuppoſer une ame, pour expliquer la formation de ces corps ? Il ſeroit beau, (ſur-tout après en avoir dépouillé des êtres organiſés, où ſe trouvent autant de vaiſſeaux que dans l’homme) il ſeroit donc beau, dis-je, d’en vouloir revêtir des corps d’une ſtructure ſimple, groſſiere & compacte !

Imaginations, chimeres antiques, que toutes ces ames prodiguées à tous les regnes ! Et ſottiſes aux modernes qui ont eſſayé de les rallumer d’un ſouffle ſubtil ! Laiſſons leurs noms & leurs mânes en paix ; le Galien des Allemands, Sennert, ſeroit trop maltraité.

Je regarde tout ce qu’ils ont dit comme des jeux philoſophiques & des bagatelles qui n’ont de mérite que la difficulté, difficiles nugœ. Faut-il avoir recours à une ame pour expliquer la croiſſance des plantes, infiniment plus prompte que celle des pierres ? Et dans la végétation de tous les corps, depuis le mou juſqu’au plus dur, tout ne dépend-il pas des ſucs nourriciers plus ou moins terreſtres, & appliqués avec divers degrés de force à des maſſes plus ou moins dures ? Par-là en effet je vois qu’un rocher doit moins croître en cent ans, qu’une plante en huit jours.

Au reſte, il faut pardonner aux anciens leurs ames générales & particulieres. Ils n’étoient point verſés dans la ſtructure & l’organiſation des corps, faute de phyſique expérimentale & d’anatomie. Tout devoit être auſſi incompréhenſible pour eux, que pour ces enfans, ou ces ſauvages, qui voyant pour la premiere fois une montre, dont ils ne connoiſſent pas les reſſorts, la croient animée, ou douée d’une ame comme eux, tandis qu’il ſuffit de jeter les yeux ſur l’artifice de cette machine, artifice ſimple, qui ſuppoſe véritablement, non une ame qui lui appartienne en propre, mais celle d’un ouvrier intelligent, ſans lequel jamais le haſard n’eût marqué les heures & le cours du ſoleil.

Nous beaucoup plus éclairés par la phyſique, qui nous montre qu’il n’y a point d’autre ame du monde que dieu & le mouvement ; d’autre ame des plantes, que la chaleur ; plus éclairés par l’anatomie, dont le ſcapel s’eſt auſſi heureuſement exercé ſur elles, que ſur nous & les animaux ; enfin plus inſtruits par les obſervations microſcopiques qui nous ont découvert la génération des plantes, nos yeux ne peuvent s’ouvrir au grand jour de tant de découvertes, ſans voir, malgré la grande analogie expoſée ci-devant, que l’homme & la plante different peut-être encore plus entr’eux, qu’ils ne ſe reſſemblent. En effet, l’homme eſt celui de tous les êtres connus juſqu’à préſent, qui a le plus d’ame, comme il étoit néceſſaire que cela fût ; & la plante celui de tous auſſi, ſi ce n’eſt les minéraux, qui en a & en devoit avoir le moins. La belle ame après tout, qui ne s’occupant d’aucuns objets, d’aucuns deſirs, ſans paſſions, ſans vices, ſans vertus, ſur-tout ſans beſoins, ne ſeroit pas même chargée du ſoin de pourvoir à la nourriture de ſon corps.

Après les végétaux & les minéraux, corps ſans ame, viennent les êtres qui commencent à s’animer, tels ſont le polype, & toutes les plantes animales inconnues juſqu’à ce jour, & que d’autres heureux Trembleys découvriront avec le temps.

Plus les corps dont je parle tiendront de la nature végétale, moins ils auront d’inſtinct, moins leurs opérations ſuppoſeront de diſcernement.

Plus ils participeront de l’animalité, ou feront des fonctions ſemblables aux nôtres, plus ils ſeront généreuſement pourvus de ce don précieux. Ces êtres mitoyens ou mixtes, que j’appelle ainſi, parce qu’ils ſont enfans des deux regnes, auront en un mot d’autant plus d’intelligence, qu’ils ſeront obligés de ſe donner de plus grands mouvemens pour trouver leur ſubſiſtance.

Le dernier, ou le plus vil des animaux, ſuccede ici à la plus ſpirituelle des plantes animales ; j’entends celui qui de tous les véritables êtres de cette eſpece, ſe donne le moins de mouvement, ou de peine, pour trouver ſes alimens & ſa femelle, mais toujours un peu plus que la premiere plante animale. Cet animal aura plus d’inſtinct qu’elle, quand ce ſurplus de mouvement ne ſeroit que de l’épaiſſeur d’un cheveu. Il en eſt de même de tous les autres, à proportion des inquiétudes qui les tourmentent : car ſans cette intelligence relative aux beſoins, celui-ci ne pourroit alonger le cou, celui-là ramper, l’autre baiſſer ou lever la tête, voler, nager, marcher, & cela viſiblement exprès pour trouver ſa nourriture. Ainſi, faute d’aptitude à réparer les pertes que font ſans-ceſſe les bêtes qui tranſpirent le moins, chaque individu ne pourroit continuer de vivre : il périroit à meſure qu’il ſeroit produit, & par conſéquent les corps le ſeroient vainement, ſi dieu ne leur eût donné à tous, pour ainſi dire, cette portion de lui-même, que Virgile

exalte ſi magnifiquement dans les abeilles.

Chapitre troiſième.

Rien de plus charmant que cette contemplation, elle a pour objet cette échelle imperceptiblement graduée, qu’on voit la nature exactement paſſer par tous ſes degrés, ſans jamais ſauter en quelque ſorte un ſeul échelon dans toutes ſes productions diverſes. Quel tableau nous offre le ſpectacle de l’univers ! Tout y eſt parfaitement aſſorti, rien n’y tranche ; ſi l’on paſſe du blanc au noir, c’eſt par une infinité de nuances, ou de degrés, qui rendent ce paſſage infiniment agréable.

L’homme & la plante forment le blanc & le noir ; les quadrupedes, les oiſeaux, les poiſſons, les inſectes, les amphibies, nous montrent les couleurs intermédiaires qui adouciſſent ce frappant contraſte. Sans ces couleurs, ſans les opérations animales, toutes différentes entr’elles, que je veux déſigner ſous ce nom ; l’homme, ce ſuperbe animal, fait de boue comme les autres, eût cru être un dieu ſur la terre, & n’eut adoré que lui.

Il n’y a point d’animal ſi chétif & ſi vil en apparence, dont la vue ne diminue l’amour-propre d’un philoſophe. Si le haſard nous a placés au haut de l’échelle, ſongeons qu’un rien de plus ou de moins dans le cerveau, où eſt l’ame de tous les hommes, (excepté des Léibnitiens) peut ſur le champ nous précipiter au bas, & ne mépriſons point des êtres qui ont la même origine que nous. Ils ne ſont à la vérité qu’au ſecond rang, mais ils y ſont plus ſtables & plus fermes.

Deſcendons de l’homme le plus ſpirituel, au plus vil des végétaux, & même des foſſiles : remontons du dernier de ces corps au premier des génies, embraſſant ainſi tout le cercle des regnes, nous admirerons par-tout cette uniforme variété de la nature. L’eſprit finit-il ici ? Là on le voit prêt à s’éteindre, c’eſt un feu qui manque d’alimens : ailleurs il ſe rallume, il brille chez nous, il eſt le guide des animaux.

Il y auroit à placer ici un curieux morceau d’hiſtoire naturelle, pour démontrer que l’intelligence a été donnée à tous les animaux en raiſon de leurs beſoins : mais à quoi bon tant d’exemples & de faits ? Ils nous ſurchargeroient ſans augmenter nos lumieres, & ces faits d’ailleurs ſe trouvent dans les livres de ces obſervateurs infatigables, que j’oſe appeler les plus ſouvent les manœuvres des philoſophes.

S’amuſe qui voudra à nous ennuyer de toutes les merveilles de la nature : que l’un paſſe ſa vie à obſerver les inſectes ; l’autre à compter les petites oſſelets de la membrane de l’ouïe de certains poiſſons ; à meſurer même, ſi l’on veut, à quelle diſtance peut ſauter une puce, pour paſſer ſous ſilence tant d’autres miſérables objets ; pour moi qui ne ſuis curieux que de philoſophie, qui ne ſuis fâché que de ne pouvoir étendre les bornes, la nature active ſera toujours mon ſeul point de vue. J’aime à la voir au loin, en grand comme en général, & non en particulier, ou en petits détails, qui quoique néceſſaires juſqu’à un certain point dans toutes les ſciences, communément ſont la marque du peu de génie de ceux qui s’y livrent. C’eſt par cette ſeule maniere d’enviſager les choſes, qu’on peut s’aſſurer que l’homme non-ſeulement n’eſt point entierement une plante, mais n’eſt pas même un animal comme un autre. Faut-il en répéter la raiſon ? C’eſt qu’ayant infiniment plus de beſoins, il fallait qu’il eût infiniment plus d’eſprit.

Qui eût cru qu’une ſi triſte cauſe eût produit de ſi grands effets ? Qui eût cru qu’un auſſi fâcheux aſſujettiſſement à toutes ces importunes néceſſités de la vie, qui nous rappellent à chaque inſtant la miſere de notre origine & de notre condition, qui eût cru, dis-je, qu’un tel principe eût été la ſource de notre bonheur, & de notre dignité ; diſons plus, de la volupté même de l’eſprit, ſi ſupérieure à celle du corps ? Certainement ſi nos beſoins, comme on n’en peut douter, ſont une ſuite néceſſaire de la ſtructure de nos organes, il n’eſt pas moins évident que notre ame dépend immédiatement de nos beſoins, qu’elle eſt ſi alerte à ſatiſfaire & à prévenir, que rien ne va devant eux. Il faut que la volonté même leur obéiſſe. On peut donc dire que notre ame prend de la force & de la ſagacité, à proportion de leur multitude ; ſemblable à un général d’armée qui ſe montre d’autant plus habile & d’autant plus vaillant, qu’il a plus d’ennemis à combattre.

Je ſais que le ſinge reſſemble à l’homme par bien d’autres choſes que les dents : l’anatomie comparée en fait foi : quoiqu’elles aient ſuffi à Linnæus pour mettre l’homme au rang des quadrupedes (à la tête à la vérité). Mais quelle que ſoit la docilité de cet animal, le plus ſpirituel d’entr’eux, l’homme montre beaucoup plus de facilité à s’inſtruire. On a raiſon de vanter l’excellence des opérations des animaux, elles méritoient d’être rapprochées de celles de l’homme : Deſcartes leur avait fait tort, & il avoit ſes raiſons pour cela ; mais quoiqu’on en diſe, & quelques prodiges qu’on en raconte, ils ne portent point d’atteinte à la prééminence de notre ame ; elle eſt bien certainement de la même pâte & de la même fabrique ; mais non, ni à beaucoup près, de la même qualité. C’eſt par cette qualité ſi ſupérieure de l’ame humaine, par ce ſurplus de lumieres, qui réſulte viſiblement de l’organiſation, que l’homme eſt le roi des animaux, qu’il eſt le ſeul propre à la ſociété, dont ſon induſtrie a inventé les langues, & ſa ſageſſe les loix & les mœurs.

Il me reſte à prévenir une objection qu’on pourroit me faire. Si votre principe, me dira-t-on, étoit généralement vrai, ſi les beſoins des corps étoient la meſure de leur eſprit, pourquoi juſqu’à un certain âge, où l’homme a plus de beſoins que jamais, parce qu’il croît d’autant plus, qu’il eſt plus près de ſon origine, pourquoi a-t-il alors ſi peu d’inſtinct, que ſans mille ſoins continuels, il périroit infailliblement, tandis que les animaux à peine éclos, montrent tant de ſagacité, eux qui, dans l’hypotheſe, & même dans la variété, ont ſi peu de beſoins.

On fera peu de cas de cet argument, ſi l’on conſidere que les animaux venant au monde ont déjà paſſé dans la matrice un long temps de leur courte vie, & de là vient qu’ils ſont ſi formés, qu’un agneau d’un jour, par exemple, court dans les prairies, & broute l’herbe, comme pere & mere.

L’état de l’homme fœtus eſt proportionnellement moins long ; il ne paſſe dans la matrice qu’un vingt-cinquieme poſſible de ſa longue vie ; or n’étant pas aſſez formé, il ne peut penſer, il faut que les organes aient eu le temps de ſe durcir, d’acquérir cette force qui doit produire la lumiere de l’inſtinct, par la même raiſon qu’il ne ſort point d’étincelle d’un caillou, s’il n’eſt dur. L’homme né de parens plus nus ; plus nu, plus délicat lui-même que l’animal, il ne peut avoir ſi vîte ſon intelligence ; tardive dans l’un, il eſt juſte qu’elle ſoit précoce dans l’autre ; il n’y perd rien pour attendre ; la nature l’en dédommage avec uſure, en lui donnant des organes plus mobiles & plus déliés.

Pour former un diſcernement, tel que le nôtre, il falloit donc plus de temps que la nature n’en emploie à la fabrique de celui des animaux ; il falloit paſſer par l’enfance, pour arriver à la raiſon ; il falloit avoir les déſagrémens & les peines de l’animalité, pour en retirer les avantages qui caractériſent l’homme.

L’inſtinct des bêtes donné à l’homme naiſſant n’eût point ſuffi à toutes les infirmités qui aſſiégent ſon berceau. Toutes leurs ruſes ſuccomberoient ici. Donnez réciproquement à l’enfant le ſeul inſtinct des animaux qui en ont le plus, il ne pourra ſeulement pas lier ſon cordon ombilical, encore moins chercher le teton de ſa nourrice. Donnez aux animaux nos premieres incommodités, ils y périront tous.

J’ai enviſagé l’ame, comme faiſant partie de l’hiſtoire naturelle des corps animés, mais je n’ai garde de donner la différence graduée de l’une à l’autre, pour auſſi nouvelle que les raiſons de cette gradation. Car combien de philoſophes & de théologiens même, ont donné une âme aux animaux ? de ſorte que l’ame de l’homme, ſelon un des ces derniers, eſt à l’ame des bêtes, ce que celle des anges eſt à celle de l’homme, & apparemment toujours en remontant, celle de dieu à celle des anges.

Fin.

LES ANIMAUX

PLUS QUE

MACHINES.



Les bêtes ne sont pas si bêtes que l’on pense.
Molière.

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LES ANIMAUX PLUS QUE MACHINES. Avant Defcartes , aucun philofophe n’avoit regardé les animaux comme de* machines. Depuis cet homme célèbre, un feul moderne des plus hardis s’eft aviféde réveiller une opinion, qui fembloit condamnée à un oubli , & même à un mépris perpétuel, non pour venger fon compatriote, mais portant la témérité au plus haut point , pour appliquer à l’homme fans nul détour ce qui avoit été dit des animaux, pour le dégrader, l’abaifler a ce qu’il y a de plus vil , & confondre ainfi le maitre & le ro ! avec fes fujets. Il eft bon d’humilier de temps en temps la fierté & l’orgueil de l’homme ; mais il ne faut pas que ce foit au préjudice de la vérité. . Ceux qui veulent que les animaux n’aient point d’ame , de peur que l’homme ne puiffe fe difpenfer de fe mettre dans leur clafle, & de n’être que le premier entre égaux , ont beau entafler forces fur forces, augumens fur argumens, les traits quç lancent ces téméraires retombent fur eux, Se n’atteignent point cette fublime fubftance*

Je fais que la figure des animaux n’est pas toutà-fait humaine mais ne faut-il pas être borné , bien peuple f bien peu philofophe , pour déférer ainfi aux apparences, & ne juger de 1 arbre que fur fon écorce ? Que fait la forme plus ou moins belle, oii fe trouvent les même traits fenfiblement gravés de la même main ? L’anatomie comparée nous offre les mêmes parties , les mêmes fondions ; Ceft partout le même jeu , le même fpeâacle. Les fens internes ne manquent pas plus aux animaux, que les externes* par conféquent, ils font doués comme nous de toutes les facultés fpirituelles qui en dépendent , je veux dire de la perception, delà mémoire, de l’imagination , du jugement , du raifonnement ; toutes chofes que Boerhaave a prouvé appartenir à ces fens. D’où il s’enfuit que nous favons par théorie, comme par la pratique de leurs opérations , que les animaux ont une ame produite par les mêmes combinaifons que la nôtre : & cependant, comme on le verra dans la fuite , tout-à-fait diftin&e de la matière. Rien de plus vrai que ce paradoxe.

Laissons-là des confidérations triviales. Les rêves des animaux, à haute & à balle voix, comme les nôtres ; leur réveil en furfaut /leur mémoire , qui les fert fi bien ; ces craintes , ces inquiétudes, leur air embarrafTé en tant doccafions ; leur joie, à la vue d’un maître & d’un mets chéri ; leur choix des moyens les plus propres a fe tirer d’affaire ; tant de fignes ii frappans ne fuffiroient-ils pas pour prouver que notre vanité, en leuraflignant l’inftinft, pour nous décorer de cet être bizarre , inconftant & volage, nommé la raifon , nous a plus diftingués de nom , que d’effet ? Mais , dit-on , la parole manque aux animaux ? admirable objeftion ! dites aufïi qu’ils marchent à quatre pattes, & ne voient le ciel, que couchés fur le dos ; reprochez enfin à l’auteur de la nature l’innocent plaifir qu’il a pris à varier Tes ouvrages.

Qui prive les animaux du don de la parole ? Un rien peut-être ; ce rien de Fonte.nelle, qui le distingue autant lui-même de prefque tous les autres hommes , que ceux-ci le font des brutes. Peut-être encore que ce foible obftacle fera un jour levé ; la chofe n’eft pas impoflible , félon l’auteur de l homme machin*. Le féduifant exemple que celui de fon grand linge ! & les beaux projets qui lui ont pafle par la tête !

Si les hommes parlent, ils doivent fonger qu’ils n’ont pas toujours parlé. Tant qu’ils n’ont été qu’à l’école de la nature , des fons inarticulés, tels que ceux des animaux , ont été leur premier langage. Antérieur à l’art & à la parole, ç’eft celui de la machine, il n’appartient qu’à elle. Par combien d’ailleurs de geftes & de fignes, le langage le plus muet peut-il fe faire entendre ! quelle expreflïon naïve & ingénue ! quelle énergie dont tout le monde eft frappé , que tout le monde comprend , mifes en regard de fons arbitraires, qui battent l’air, & n’expriment rien pour l’étranger qui les entend ! quoi faut- il donc parler pour paroître fentir & refléchir ? Parle aflez, qui montre du fen riment. Première preuve de lame des animaux. La parfaire analogie qui eft entr’eux & nous, fournit la féconde , & la démontre ; c eft la confcience intime qu’ils ont , comme nous , de leurs propres fenfations.

Si on pouvoit être auteur, fans faire, comme le pieux Rollin , un étalage de ce qu’on fait , & de ce qu’on ne fait pas, en faudroit-il davantige pour être en droit de conclure qu’il y a autant d’injuftice à refafer une ame aux animaux, qu’il y en auroit à eux, à ne pas reconnoître la nôtre, avec toute (à fupériorité ?

Pourfuivons donc, puifqu’il eft écrit qu’il y aura toujours des auteurs , c’ett-à-dire , des gens dont la profeflion eft de samufer à retourner le nez de cire , & comme l’habit des fciences , pour faire de la même matière fans ceflè remaniée & remâchée , un livre d’une forme , non-feulement préfentable aux leâeurs , mais aux libraires , qui comme [7] le monfcigncur de Voltaire, mefurent communément l’ouvrage à la toife.

Raflurez-vous cependant , je ne ferai point uu volume pour prouver ma thefe. Je me contenterai de faire voir que c eft l’âme & non le corps, qui voit, entend , veut, fent ; & qu’enfin tout ce que certains attribuent au mécanifme des corps animés, dans leur fyftéme Epicuro-Cartéfien retourné & mal coufu , ne dépend abfolument que de l’ame , & que tout s’opère par la puiffance de cet être immortel.

Telle eft la carrière que j’ai à parcourir ; je n’y ai encore jeté que le premier coup-d’œil. Commençons par prouver que c’eft Famé qui voit , & comment.

Vous croyez (ans doute avec tous les phyficiehs & métaphyficiens , que l’ame ne pourrait voir fans la propagation de l’image tracée fur la rétine , ou du moins (ans quelque impreflion de cette image qui produife une fentation dans le cerveau. Vous êtes dans Terreur. Cela pouvoît bien être autrefois ; mais depuis le grand théoricien Tralles , on peut dire de la vue, ce que Molière fait dire du foie à un de fes perfonnages : « les chofes ont bien change ».

Pour que l’ame voie , il n’eft pas néceflTaire que les images paflènt jufqu’au cerveau, il fuffit que les objets s’y repréfentent , ou plutôt y foient apperçus ; il fuffit que le deflein relie tracé fur cette tunique , jufqu’à ce qu’il foit effacé par un nouveau coloris. Tant que les peintures font fur cette membrane , lame les voit fans autre intercefiion lorfqu’elles n’y font plus , elle s’en fouvient. Voilà tout le myftere.

Remarquez , s’il vous plaît, que pour bien juger des objets , il ne faut en être , ni trop loin , ni trop près. Voulez- vous que les mêmes images peintes fur la rétine , le foient aufli dans le cerveau ? Vous rifquez d’éblouir l’ame par la force de la réverbération. Plus fenfible qu’aucun thermomètre, elle monteroit, s’agiteroit , et fortiroit de cette aiïiette tranquille qui fait fon fang-froid. Il n’y auroit plus de philofophes : tous les hommes feroient enthoufiaftes, efpeced’épileptiques faciles à connoître à 1 écume qui leur vient à la bouche , à la moindre opinion hardie ; toujours sûre de leur déplaire , dès qu’elle les contredit & : bleffe leur amourrpropre.

Comme l’œil ne fe voit point dans un miroir trop proche de lui , l’ame ne pourroit voir des images qui le toucheroient. Ceft pourquoi le prudent médecin de Breflaua jugé à propos de reculer le foyer de la vifion. Ceft bien fait, grand dofteur ! L’ame eft fi diftinde du corps, qu’on peut bien l’ifoler & la détacher des pièces néceflaires à l’ouvrage de sa mission ; outre qu’il eft dangereux qu’un corps puiffe immédiatement Taffeâxr , de crainte qu’elle ne fît partie réelle du vifeere dont elle n’eft tyie partie idéale ou métaphyfique.

Cela posé, lame , femblable à un chaffeur à l’affût, du haut de fon obfervatoire , n’attend que le débrouillement deshumeursde l’œil, pour appercevoir & faifir tout ce qui paffe -devant fit fenêtre. Elle a une lunette toute prête & dreflee exprès , c’eft le nerf optique. La fenêtre , ou plutôt la guérite , eft à peine ouverte, que la longue vue a déjà fervi ; & pourvu feulement que rinftrumcnt foit bien conditionné, que le verre ne foit ni humide, ni opaque , l’ame pourra clairement voir tous les objets qui s’offriront à fes regards , fans que cet énorme paquet de moelle, où font enfevelies nos âmes toutes Vivantes, puiffe l’en empêcher.

Si les figures pouvoient paffer au cerveau par les yeux , elles y pafleroient aufli par la porte du goût^ Il y a fi peu de différence, ou plutôt une fi parfaite reflemblance entre les corps fapides , & vifibles , que nous ne ferions point obligés de recourir à la chymie , pour connoître la forme des molécules , qui agiflent fur les papilles nerveufes de la langue & du palais. Une réflexion aufli ftnfée enlevé les fuffrages * & m’a paru fans réplique. Courage > courage , doéteur ; vous ouvrez-là une brillante carrière.

Portraits de la nature, recevez donc les mêmes ordres que les flots de la mer : vos limites font marquées ; vous pénétrerez juiqua la rétine ; mais Vous y relierez -, y voltigeant (ans ceffe tour "a-tour, uns jamais aller plus loin ! Un Hercule nnderne a fièrement planté au fond de l’œil les colonnes inébranlables de fon fyftéme , & ces colonnes (ont votre non plus ultra.

Mais le moyen de ne pas admirer Tralles , fur* tout lorfqu enchanté à jufte titre des furprenantesr merveilles dont le globe de l’œil contient un monde , il ne peut fe refufer à fon afpeft à une forte d’enthoufiafme ! Difonsavec lui : «oui, fans doute , » ce bel organe contient quelque chofe de plus » de tout ce qu’on nomme corps & matière , quelque » chofe de furnaturel & de divin ». On n’ofe pas en faire le fiege de lame , cela feroit trop nouveau ; mais peut-être n’aura-t-elle pas dédaigné de mettre la dernière main à ce merveilleux ouvrage. Il fe peut du moins que, comme une falamandre qui fe métamorphoferoit en fylphe , elle ait volontiers quitté le feu du cerveau , pour venir de temps en temps prendre le frais dans l’air de l’œil > où fi elle n’a pas tout purifié , comme un autre Socrate, elle a du moins en fortant laiflé des traces éternelles de la divinité dont elle fait portion. Et vera inceffît pat uit deo %

L’ouïe répond à la vifion, & se fait de même. Le nerf acouftique, ou auditif, ayant pénétré dans l’oreille, s’y dilate en une étoile ou membrane également fine , fuivant en cela cette confiante uniformité que la nature montre par-tout. Cette toile qui revêt & tapiffe les canaux demi-circulaires, eft le fiege de l’ouïe , ainfi que la rétine eft celui de la vue. Tel eft le centre où vont aboutir tous les rayons fonores. L’air mis en mouvement par quelque caufeque ce foit, communique un léger frémilTement au tympan ; celui-ci aux petits ofTelets de louïe , qui mettent en branle l’air interne , lequel enfin frappe l’expanfion infiniment molle & délicate dont j’ai parlé. Cette tunique a à peine foiblement tremblé , que Famé a déjà entendu. C’eft elle qui voit , qui entend dans l’oifeau comme dans le géomètre & le métaphyficien. Il n’yaquelespoifTons, qui ne foient pas fournis au même mécanifme : ils entendent fort bien fans fecours d’un organe pareil à celui des autres animaux. L’eau ébranlée par le fon , porte par la communication du mouvement qui fe propage d’ondes en ondes, porte, dis -je, la même fenfation à leur fcnforium commune , peut-être par le feul toucher. Comme les fourds ont leurs oreilles en quelque forte dans leurs yeux, qui en femblent meilleurs, & les aveugles, leurs yeux dans leur taft , qui n’eft cependant pas toujours aufli exquis chez les uns , que chez les autres ; (car quelle différence que celui de Saunderfon f au toucher de nos quinze-vingts !) la nature n’a pas voulu fans douce priver les poiflbns de ce même dédommagement de l’organe de l’ouïe , quoique ce qui le remplace , ce qui précifément conftitue leur ouïe , ne foit pas connu.

Le fpeétacte & la confidération des corps animés nous offrent ,à chaque pas tant de prodiges , que la feule fabrique de lame pouvoit les expliquer.

I. Une aufli petite maffe que celle du cerveau, fût-elle conçue étendue en une furftce cent fois plus mince que la plus légère feuille d or, ne peut être , félon Tralles , le rendez-vous de cette multitude innombrable d’images & de fons , que Ton veut y être propagée & mife en dépôt. Ceft une galerie qui ne peut contenir tant de tableaux.

II. Quel feroit le langage des animaux , muets ou non , s exprimant par des paroles , ou par des geftes ! Quelle confufion ! Quand je penfe au feul catalogue des connoiffances d un homme , tel que Boerhaave , & au nombre des pages qu’il occupe dans Tralles , qui a pris la peine de le faire, j’aime à conclure avec lui que , comme tant de peintures ne peuvent former qu’un chaos ou utr amphigouri d’images dans les meilleures têtes , tant de fons entrés dans le cerveau , n’en peuvent fortir que péle-méle , avec la confufion des langues de la tour de Babel , & comme en une efpece de déroute. - Si l’ame n’eut eu la puiffance de voir & d’entendre au loin par elle-même , pour fe rappeler enfuire les fons & les images au premier aéte de fa volonté : fi elle n’eût pris fur elk de juger des corps indépendamment des fens fournis à leur adion , & fans aucun rapport de ces vils commis ; plus de clarté , plus de triage , plus de diftin&ion d’idées : impoffibilité de donner à lune la préférence fur l’autre. Comment les contempler, les féparer, les rapprocher , les combiner ? Où font , s’écrie merveilleufement notre doâe commentateur , ou font les tiroirs & la commode aflez vafte , pour mettre l’idée ou la repréfentation de chaque chofe en un tel ordre , fi bien en fon lieu & fa vraie place , qu’elle foit facile à trouver ? Le cerveau , magafin , arfenal ou répertoire de toutes nos idéees ! eh ! fi ; fi donc encore une fois ? Il ne manque plus que de définir ainfi la mémoire , pour donner dans tous les travers du matérialisme. Mais je veux que l’imprelfion des objets externes pafle jufqu’au cerveau , qu’on me dife donc quelle place un fon, quelle place une image occupe dans ce vîfcere ; comment une fimple machine peut s’accoutumer à diftinguer les voix entr’elles , celles des animaux , de l’homme , de la femme , (& par elles, leurs différens âges,) & de cet amphibie fans barbe qui n’ett ni homme ni femme * qui n’a de fexe qne l’ombre du lien , & de talens que celui de chanter. Que tous nos favans machinijlcs nousdifent par quelle mécanique je ne fais quel ressort sentant qu’on met dans la fubftance, qui elle-même le compofe , fe fouvient d’une voix qu’on n’a entendue qu’une feule fois, il y a vingt ans ! Enfin qu’on réponde à S. Augustin, (j’ai droit de l’exiger) lorfqu’il objeâe avec Trallcs & autres , plus folidement peut-être que ceux qui ont lu Locke & Condillac ne fe l’imaginent : « Par quel fens des idées toutes fpirituellcs , celle de la penfée , par exemple, & celle de l’être , feroient-elles entrées dans l’entendement ? Sont-elles lumineufes ou colorées , pour être entrées par la vue ? D’un fon grave ou aigu, pour être entrées par l’ouïe ? D’une bonne ou mauvaise odeur , pour être entrées par l’odorat ? D’un bon ou d’un mauvais goût, pour être entrées par le goût ? Froides ou chaudes , pour être entrées par l’attouchement ? Que fi on ne peut rien répondre qui ne foit déraifonnable t il faut avouer que toutes nos idées spirituelles ne tirent en aucune forte leur origine des fens ; mais que notre ame a la faculté de les former de foi-même ».

Demandons moins : qu’on nous dife feulement quelle eftla couleur ou l’image d’un fon ? quelle eft cette peinture , qui de la rétine, se propage au cerveau ; quelle eft enfin cette trace des efprits animaux, par laquelle tout s’explique fi commodément ? Et fi on ne peut fatisfeire une jufte curiofité, nous ferons en droit d’admettre un être dans le corps , diftinft eflèntiellement du corps ; être qui du moins donne des raifons fpirivutllts de tous les phénomènes du règne penfant.

Chimères donc à jamais répudiées, à jajnais reléguées chez les philofophes non chrétiens , toutes ces traces, ces veftiges, ces impreffions des corps dans le cerveau ! Car comme tout ce que j’ai dit des fens nobles, s’applique très-bien aux roturiers, parmi lefquels rien de fi ignoble , rien de fi bourgeois , ce me femble y que le taft ; il s’enfuit que l’odorat, à plus forte raifon, n’aura pas plus de privilège que l’ouïe & la vue. Ainfi i’imprefiiem des odeurs aura ordre de ne point pénétrer au-delà de ce nerf des narines , tenu frais par la fine membrane de Schneider, qui le couvre, pour le mettre à l’abri des injures de l’air , & l’empêcher de fc racornir. En effet, Tarne, qui ençend fans oreilles, tandis que le corps n’entend point avec deux , n’a pis befoin de nez , pour fentir de loin ces corpufcules volatifs, qui fe font un jeu de la rappeler de la foiblefTe à la force , & de la mort à la vie.

Mais où s’arrêtent ces effluvia de Boyle ?QueI nouveau Tralles marquera leurs limites ? Qui nous dira jufqu’oîi s’exhale l’évaporation des corps odoriférans ? Qui ofera décider, fi la quinteffence des anciens, ou Fefprit recteur des modernes s’arrête à la première, ou a la force de monter jufqu’à la fecjnJz région du cerveau , femblable à ces rayons qui s’éteignent en entrant par la cornée , avant que d’avoir pafle à la chambre poflérieure de. Fœil-, à moins cependant qjie le plus fin tabac d’Efpagne % qui ne peut fe faire jour au travers des petits trous de l’os ethmoïde exa&ement remplis par les filamens du nerf olfaâif * ne réfbKit ce grand problême ?


Que d’embarras ! que d’incertitude par-root ! Qui fixera encore le point oh s’arrête la progreffion du mouvement imprimé par le toucher ? Qui dira jufqu’oii le taét fait monter les efprits animaux dans le thermomètre des nerfs ? Se dépouilleroient-ils de leur fenfation ? Perdroient-ils la nouvelle modification qu’ils ont reçue * avant que de percer le crâne t comme le ? artères vertébrales & carotides quittent une partie de leur tunique mufculeufe, ceux-là , pour faire honneur à Tarne, qui du bout du doigt peut juger des corps, comme on le voit dans les aveugles ; celles-ci > pour ne pas troubler la raifon par une élafticité infuppoitable, qui nous eût peut-être tous rendus fous ?

Cela accordé au docteur Tralles, c’eft fans fondement qu’on s’eft imaginé que les fenfations fe portoient jusqu’au cerveau, oh elles ne faifoient que pafler , plus vite que l’éclair , au travers du crible des organes des fens ; & même que le principe sensitif, ou l’a me ue recevoir aucune cnfation , fi elle ne pénétroic jufqu’au cerveau , qui eft prouvé, par tant d’expériences & d’obfervationsinconteftables, être le fiege de cette divine fubftance.

Ne diffimulons cependant rien ; il eft des hy pothefes favorables à la propagation ultérieure desfens des images, en un mot des fenfations* Je vais les les expofer.

Les objets font repréfentés au fond de l’œil fur la rétine ; cette membrane eft Fexpanfion du nerf optique ; ce nerf part de la moelle du cerveau ; il eft compofé de fibres circulairement arrangées , qui forment une cavité imperceptible , dans laquelle coulent des efprits animaux , aufli invifibles que cette cavité. Or on conçoit aifément, dans ce tube nerveux , auant de petites fibres qu’il y a de points dans l’image de l’objet , de forte que chacune étant ébranlée par l’a&ion des rayons qui forment cette image , femble pouvoir porter au cerveau , qui doit le rendre à Famé , un ébranlement toujours diminutivement proportionnel, à mefure qu’il fe propage , au point coloré ou à l’imprefiion qu’elle a reçue.

Tel eft le premier fyftéme, qui n’eft peut-ét&e folide , que du nom des parties qu’on met en jeu , pour expliquer ce phénomène.

Voici le fécond. Ce n’eft plus l’ondulation des fibres nerveufes , qui produit les fenûtions dans le cerveau ; c’est le reflux des eſprits, comme effarouchés. Globuleux, ils roulent en tous ſens avec facilité ; ils peuvent reculer & avancer ; tous à la file, dans une ſeule fibrille, comme les carroſſes du cours dans une allée, (je ne trouve point de comparaiſon plus sensible) les premiers ſont à peine mis en branle, qu’ils rétrogradent, preſſent les ſeconds, ceux-ci les troiſiemes ; & ainſi toujours de ſuite, comme à la mer retirante, dont ils ſont la très-ſubtile image, jusqu’à ce qu’enfin toutes les files ou ſéries d’eſprits parviennent à cette partie du cerveau, que perſonne n’a jamais vue, ſi ce n’eſt feu M. de la Peyronie ; ou qu’on a vue, ſans la connoître, & que les médecins nomment ſenſorium commune ; lequel ſenſorium a été placé preſque dans les parties du cerveau, mais principalement (depuis qu’il a été détrôné de la glande pinéale) dans le corps calleux, & dans ce point où l’on a fauſſement conjecturé que ſe raſſembloient tous les nerfs.

À préſent sera-ce le choc du liquide, ſi étonnamment mobile & délié, qui produira la ſenſation proprement dite ? Sera-ce le retour des eſprits refoulés, comme le Jourdain, contre leur origine ? Ou ſera-ce le mouvement continué le long de la corde optique ſolide ?

À dieu ne plaiſe que nous admettions aucun de ces ſyſtêmes ! Nous marchons avec trop de zèle fur les pas du Pluche de la faculté de Brcflau. Quelle idée aurions-nous de notre ame , fi les fenfacions qui la déterminent , dépendoient d’un changement proportionnel à ce point prefque mathématique dont j’ai parlé ; dépendoient dune vifioa à l’infini delà matière fenfitive, laquelle n’eft elle-même que le mouvement imprimé au nerf, mouvement que certains, à caufe de tz fubtilité, ont cru lui-même immatériel î La belle fenfition , qui feroit produite par un feul point coloré , fonore , ficc. dont l’effet fe partageroit à toute une immenfe fuite de globules nerveux ! La belle ame , qui ne fentiroit & ne penferoit , qu’en conféquence d une impreffion qui iroit toujours s affoiblifTant , pour mourir enfin à fa dçrniere retraite !La nature peut bien reconnoître une fi grande {implicite ; mais ce qui lui fait honneur , n’en fait point à un être incompréhenfible , qui eft autant au-defliis d’elle , que le ciel l’cft de la terre. Longo jam proximus intervallo.

Je ne veux point fermer les yeux fur tout ce qu’on allègue , ou peut alléguer , en faveur de l’une ou de l’autre hypothefe. Je conviens que le fardeau d’une image fi infiniment divifée, ne feroit pas plus difficile à porter d’un côté, qu’à recevoir de l’autre, foit dans la fuppofition du reflux dei efprits, foit dans celle de la marche du mouvement, ou de la propagation du changement des organes fenfmfc. Je lais qu’il y a une parfaite analogie , qu on n a point encore affez Eut valoir , entre la rétine & le cerveau ; que ces deux fubftances nous offrent le même fpeâacle ; même blancheur , même moHeflèt même délicateffe par-tout , tant vafeukufe que nenreufe. La branche reflemble au tronc, te le pavillon f ou lanti-chambre 5 à l’appartement du maître. J’ajouterai une chofe qui ne seft pré- (entée à aucun auteur que je fâche ; cefl que la parfaite homogénéité , ou fimilitude que je viens de remarquer * ne paroît pas être la raifon probable pour laquelle la vifion fe fait toujours fur la rétine, excepté chez ceux qui f pour mieux voir , ont apparemment cru qu’il étoit à propos de couvrir d’un voile noir le verre de la lanterne magique, je veux dire , d abforber les rayons dans la noirceur de la choroïde.

Que vous dirai-je de plus ? que le nerf optique ne paroît s’infinuer dans l’orbite, & percer l’œil , que pour y venir chercher Timpreffion des corps, au-devant dcfqucls ce tube nerveux paroît s’avancer ; qu’il ne fcmble embraiïcr les humeurs de l’œil ainfi nommées , quoiqu’improprement ou aflez mal , que pour réunir plus de rayons raflemblés dans la valle fie mince étendue de fa furface déployée ; pour ne rien laiffer échapper, ne rien perdre, & tout mieux fentir par fa finefle exquife. Quoi encore ? Que les maladies du nerf optique arrétenjp en chemin la matière, ou le mouvement qui alloit fiire fentir le cerveau , & l’ame dans ce vifcere , eomme la prefiion arrête ou étouffe le fon , au lieu même où elle fe fait , d’autant plus qu’elle cft plus forte.

Mais voyez, je vous prie, combien dangereufes font les conféquences de telles hypothefes ! Elles ne vont rien moins qu’à prouver, i°. que les impreflions des corps vont , malgré Tralles , frapper le cerveau dans la fanté , puifqu’il n’y a que les maladies , ou les obttacles qu’elles font intervenir au commerce interrompu des deux fubftanccs , qui puifTent s’oppofer a [cette propagation. i°. Les mêmes conclufions , fi elles n’étoient pas forcées , fembleroient donner gain de caufe au pitoyable auteur de t homme machine , en faifant du cerveau une efpece de nape blanche , tendue exprès audedans du crâne pour recevoir l’image des objets , du fond de l’œil, comme la ferviette appliquée au mur la reçoit , du fond de la lanterne magique. Or cela ne crie-t-il pas vengeance , de rappeler aulfi hardiment le fyftéme d’Epicure dans un temps aufii éclairé par la religion que le nôtre ? fyftéme , qui dans celui de Cicéron * brillant philo fophe , étoit déjà fort décrié & tourné en ridicule.

Ce n’eft pas tout ; bien d’autres calamités coulent de la même fource empoifonnée. Le/enforium eft dans le cerveau , & l’ame dans ce fenforium, an rirnnrz isns jix rncnrri. Ce dmia^ ae inné zzz muraurs ; il ^ Jcûeaic.ir^uiïCUES tczz i ihc^e :, ^ .Tzzrrjçsr Tiare ai arsnie nain ie hee-^sh, c^mne 3a^c le rricnrîhôHr rivii ie Lierai* «tt-it «a pcène sodeme cniia ne par ccmçsr^r î Taicien. Hais <çn icane ce caau ? Fa^-C le rrresr ? Le ciûc <fes f^îdes rércgrsdsns , on des £II :Î3* <pi ae pex^esc écre dirixis t fins ciocTtr True» fe^ :e : ."* dz , pour aî^£ iire, i 7cnrà2£ti i ; r.’rrg f ce , CiVT-nte ca £Li, la fcece f- imr«e=er :r serrée de £irts ci £ir*s f i £fr p—xïpilfCj^ : ferrîr. Qse’Je h’.p«rjefc p-js rralr^ecrcife & p !--s t^r ï

Loir* dlci tcos ces agens coryords & : gro5ers f q»i désLofjcrent fes aj :.cs animales par des esepar raifort mécaniques & trivial», bien dignes des vils ouvriers qai les fost. Qui voit, qui entend , q-ji lent par foHiiémc & de loin, na que Élire qu’on ait la complaifance d’aller an-devant d’elle , peur obvier a une foiblefle de myope , qui ne peut avoir une vue auflï forte que celle de notre amc. Loin d’ici, encore une fois, toute doârine qui fait du cerveau une table originairement rafe Se polie, fur laquelle rien ne viendroit fedeffiner, fan* cette ouverture des fens où pafTe toute la nature ; mais qui ainfi vitrée, pour être magnifiquement ornée , & former un jour la plus belle galerie de tableaux, n’attend que les couleurs de la nature & le cifeau de l’éducation. Une telle doctrine en effet, comme tout ce qui conduit au matérialifme , devroit être defpotiquement bannie , ou plutôt punie.

Mais que j’aime la contradiâion , ou du moins l’irréfolution dans laquelle , dirai -je ledifciple, ou le rival de Boerhaave , & après lui l’admirateur de Haller , fait tomber ce grand homme , lorfqu au lieu de lui faire Amplement expofer les fy£ têmes, comme il a vraifemblablement fait dans tous les temps , on lui fait expliquer en vacillant la révifion , tantôt par une hypothefe , & tantôt par une autre ! Ce qui fait bien voir , dit - on , quel labyrinthe fans iflue eft la vifion , puifqu’un tel homme ne fait quel parti prendre & enfeigner. O commtruatorcs , doSum pecus ! Savantes mâchoires !

Quoi ,de plus propre à dégoûter des fyftêmes ! Et que Tralles montre de jugement , en rejetta^t ceux mêmes qui femblent nous forcer d’en choifir un d’entr’eux !

Concluons donc» avec ce judicieux auteur, que le cerveau a beau attendre & paroître fait exprès, pour recevoir une nouvelle modification , avec celles des organes qui la lui tranfmettent , il ne lui vient pas le moindre lambeau d’image ; pas le moindre rayon fonore ; pas la moindre réflexion jàt lumière. Le jour eft dans l’œil & la nuit dans la tête» Sri confcquence de ce jour-là,, lame voir cependant ; prodige ! myftcm ! Cdt tant, aa qu’on ftit. Ntarton , le gnuidNewtair r qui ; femhle avoir parte les bornes ? de refprir humain r mont&, l’optique à 1* main , (Ur le ? épaules qua^cée* de tous ce* animaux qu’on appelle anaamiftey r n’m Avoir pas davantage Au Étic delà diofe r il igna*foit ?

le ftiùTtukfo. £r celui qui * été cour Œnfemhlc 

farchice&e & le réformateur <funr anr r dbntleff manœuvre* que je tfiens de déacmmsn lui ont &urni y n’en déplaife à Traïïes T prdiquK mus les matériaux- , posant éepetu&oc devrac fei k flambtzï

  • étnvté tonte autre ûéocit «par Fînmncranrrf

Àngïote *>ft i (^ ^ pfe» loin, « A feectiFftoflde la {teinture de* objets far la rarâe, » difoit-il y t^ffle voit. Je ne lais rien de plus » ( fi ee ff efl dea fyftémes ) fur tous les fens , fi dont je ftic fai* gloire d’ignorer laâion ulté-

  • fleure k immédiate»*

Si telle eft 1* pénétration de l’efprit humain dans cent qui l’ont portée plus loin , ô que l’homme a bien ftijet de l’enorgueillir f Enfin peu m’Importent tous les fyftémes ; il eft facile de ft confeler d’une ignorance que les lèuls IgnahMS 11’âwuent point. Je plaide pour Famé de mes fteH» j & pourvu que ce foit elle qui voie, & HOtt le corps , t’eft tout ce que je demande ; car ce tyll te dit dta fcn* , dt âuffi applicable à tous les autres, que ce qui fe dit des animaux, l’eft mutuellement à l’homme. Or Arillote m’accorde cette grande vérité, lui qui n’eft pas accufé de favorifer le fpiritualifme. Tant mieux ! Plus de difpute ; j’ai trouvé le point fixe, d’où je vais partir pour dépouiller des organes injuftenfient élevés fur les débris du principe qui les anime , & détrôner pour jamais le tyran ufurpateur de l’empire de l’ame ; c’eft la mature , à laquelle il eft temps de faire fuccéder îtfpriu

Tout le domaine de notre vafte entendement vient d’être réduit à un feul principe par un jeune philofophe que je mets autant au-deflus de Locke , que celui-ci au - deffiis de Defcartes , de Mallebranche, de Leibnitz, de Wolf , &c. Ce principe s’appelle perception , & il naît de la fenfation qui fe fait dans le cerveau.

C’eft une chofe allez finguîiere, qu’après avoir nié la propagation de l’impreffion des fens jufqu’au cerveau, j’admette cependant ce qui la fuppofe ; mais Tralles vous l’avouera nous autres auteurs , gens diftraits , nous perdons de vue nos principes : nous accordons ce que nous avons nié, nous nions ce que nous avons accordé ; & comme les aûronomes ne s’étonnent pas d’une erreur de quelques milliers de lieues dans leurs calculs de la diftance des planètes, fuivant M. de Fontenelle/une douzaine de contradictions nous femble une bagatelle , tant l’art eft difficile !

Au fond ne vaut-il pas mieux rendre enfin juftice à la vérité , que de s’opiniâtrer , comme un fct y contr’elle ? Oui , le changement que Taélion des corps externes occafionne dans les nerfs des organes fenfitifs , eft porté par ces tuyaux au cerveau > qui éprouve , en conféquence du nouveau mouvement qu’il reçoit , une modification nouvelle ; & par elle , une nouvelle façon de fentir, à laquelle on a donné le nom de fenfation. Ce que portent les nerfs ébranlés , n’en eft que la matière , ou la caufe matérielle. Ôtez cette fenfation, comme dans tous les cas , où ce qui alloit la produire , eft arrêté en chemin , comme par d’infurmontables ganglions ; vous n’aurez point de perception , l’ame n’appercevra pas plus , que ne fendra le cerveau.

Ainfi en faifant l’expofition de cette .nouvelle doékrine , demandons grâce pour tant de paroles perdues : à condition cependant qu’il nous fera permis de ne pas dire des chofes à l’avenir. Car qui en dit ? Dans cette idée nous fuivrons le célèbre commentateur de Leibnitz.

Les fenfrtions forment ce que Wolf appelle les idées matérielles] les perceptions forment les idées finfuives. Les idées matérielles font naître les idées fenfitivcs,& réciproquement celles-ci donnent lieu à la génération de celles-là.

Tel fentiment , telle perception , répond donc toujours à telle fenfation , & telle fenfation à tel fentiment ; de forte que la même difpofition phyfique du cerveau produit toujours les mêmes idées, ou la même difpofition métaphyfique dans lame. Vous croirez peut-être que cette perpétuelle coexistence & identité entre ces deux fabriques d’idées corporelles & incorporelles , eft un vrai matérialifme î Point du tour. Wolf vous aflurera que cela n’empêche pas leur diftinétion eflentielle ; que les premières font enfans de la chair & du fang ; tandis que les fécondes, plus fublimes, s’élèvent à l’être auquel elles appartiennent, l’efprit pur. D’où il s enfuit que les unes ne font que des caufes accidentelles ouoccafionnelles, mais nullement effentielles ou abfolues des autres.

Mais pour former ces idées matérielles , Wolf a du admettre cette propagation jufqu’au cerveau, àes impreflions produites par les corps externes furies organes fenfitifs ; auffi ne s’y eft-il’pasrefufé’. Il confent que les nerfs foient ébranlés jufqu’k leur origine ; & c’eff la nouvelle modification produite par cet ébranlement , qu’il a jugé à propos d appeller idées matérielles , maïs il ne veut pas qu’elles demeurent plus long -temps tracées dans le vifeere de l’ame , que Tralles ne veut les images des objets rcpréfentés fur la rétine. Il veut encore que les idées (ènfitives aient le même fort, quelles s éclipfent , quand l’attention ceffe d’être appliquée à ces perceptions ; que lame les perde de vue 9 & ne puifle enfin fe les rappeler que par la mémoire , par l’imagination , ou par une caufe ou difpofition interne corporelle , tout-à-fait femblable à celle qui a voit originairement occafionné ces perceptions. Voici comment cela peut mieux , dit-on , fe concevoir. Quoique ces deux genres fi différens d’idées ne foient point a3u , ni dans le cerveau , ni dans l’ame, elles font cependant potentiellement , comme parle notre doéleur , dans ces deux fubftances ; de manière que , pofitis ponendis f elles pourront s’exciter & s’engendrer tour-à-tour. Telle caufe externe , je le fuppofe 9 aura fait naître telle fenfatton ; telle caufe interne corporelle aura enfuite la même vertu : mais la même idée matérielle , comme on l’a dit , réveille toujours le même fentiment de l’ame , qu’elle a une fois produit , comme ce fentiment donne lieu à la fenfation dont il cft émané* Ce qui eft toujours vrai , foit que Tidéc fenfitive naiffc de l’idée matérielle , ou des caufes incorporelles dont j’ai fait mention.

Tel cil ce flux & reflux continuel de mouvemens , de tentations & de penfées , qui fe répondent fi parfaitement , qu’un géomètre ne manquerait pas de dire qu’il cil clair que l’ame eft au corps , ce que le corps eft à l’ame, & : réciproquement , dans la plus grande exaftitude. Mais les idées raifonnables, fpirituelles, réfléchies, font fans doute auffi intimement liées aux fenfitives, que celles-ci le font aux matérielles. On obferve par-tout la même chaîne & les mêmes dépendances. Le cerveau reçoit-il une nouvelle impreffion ? Nouvelle idée dans l’ame. Celle-ci s’aflè&e-t-elle d’unç nouvelle idée ? Non-feulement il en réfulte les mêmes mouvemens & les mêmes fenfations dans le corps : mais fi cette affe&ion eft profonde , l’attention s’en mêle ; c eft elle qui la confidere, l’examine, la retourne. Alprs elle prend le nom de réflexion , faculté de lame qui fert à combiner un fentiment & tous fes rapports, avec une infinité d’autres qui fe repréfentent par les çmfes fpirituelles, pu corporelles, dont on a parlé. C’eft ainfi que l’ame n’a qu’à fe replier en quelque forte fur elle-même pour exercer fes plus brillantes facultés, les étendre , montrer du génie, de la force , de la fagacité ; femblable à un rayon qui ne fe réfléchit point , fans devenir plus aâif ; ou, fi l’on veut, à une draperie qu’un heureux pli du peintre ou du graveur embellit.

Laifibns l’hypothefe des perceptions Wolfiennes, déjà donnée dans tant d’ouvrages , & particulièrement en peu de mots dans Fhifloirc naturelle de rame. Quelque plaifante qu’elle foit , il fera encore plus agréable, de contempler le merveilleux concert ic5 Les Animaux du corps te de Tame dam la mutuelle génération de leurs goots & de leurs idées ; & ceft un apologue original Y de je ne fais quel auteur badin , qui Ta nous donner ce petit divertifTement philofophiquc. Le cerveau parle le premier, & lame répond
D. » Comment trouvez-vous le fucre ? R. » Comme vous , doux.
D. • Le jus de citron ?
R. m Acide.
D. » L efprit de vitriol ?
R. ■ Beaucoup plus acide.
D. » Le quinquina ?
R- » Amer.
D. » Le fel marin , &c.

R. » Sottes queftions ! Comme vous , encore une fois, & toujours comme vous. Depuis quej ai perdu les idées innées , & les belles prérogatives dont Defcartes & Staal m’avoient fi généreufement gratifiée, êtes-vous à favoir que je ne reçois rien que de vous , & que vous ne recevez rien que de moi ; que je ne me gouverne que par vos volontés , comme vous ne vous réglez que fur les miennes. Ainfi donc point de difpute & grand filence, nous fommes faits pourêtretoujoursd’accord. Les préjugés feuls pouvoient mettre le divorce, où font naturellement la comptaisance & les mêmes penchans ».

Rien de plus jufte,rien de plus fenfé, rien de plus conforme au vrai , que ces réponfes de l’ame. Il étoit difficile de mieux peindre, quoiqu’en riant, le commerce intime des deux fubftances , & la génération réciproque des idées de lame par celles du corps : Ridendo dicere verum, quidvetat ? En effet chacun n’a qu’à rentrer en foi, pour fentir que l’ame n’eft pas plus contredite par le cerveau , tout groflier qu’il paroît , que lui-même ne l’eft par Pâme , beaucoup plus polie. Mêmes fenfations , toutes chofes égales , mêmes goûts des deux parts, mêmes opinions , même façon de fentir & de penfer. Si l’ame en change avec le corps , le corps en change avec lame. Enfin l’imitation eft fi parfaite , qu’où peut dire que c’eft une vraie fingerie, ou vraie comédie qui fe joue dans le cerveau , foit qu’on rêve , foit qu’on veille , fans qu’on puifle décider lequel du corps & de l’ame a été le premier àéteur ,bii, fi l’on veut, le premier linge, parce qu’on ne fait lequel des deux a commencé le premier. Et c’eft apparemment ce qui aura jeté dans le matérialifme , tous ces petits philofophes qui ne jugent que fur l’ccorce des chofes.

N’outrons rien ; quelqu’un is & intimement liés que foient entr’eux l’ame & le cerveau , leur bonne intelligence ne dure pas toujours. C’est comme en mariage , le ménage va mal quand les cœurs font mal aflbrtis. Deux chiens pris enfemble, ne tirent pas plus chacun de fon côté , qu’une pauvre ame timorée par le fcrupule , & des nerfs , qui, fi on les laiflbit faire, imaginent qu’ils auraient bien du plaifir à le braver. De là , de cette fource empoifonnée , toutes ces contrariétés qui ont fait imaginer plufieurs âmes aux philofophes embarrafles de deviner l’énigme de l’homme ; de-là ces peines & ces combats , fi flatteurs pour la raifon & pour la vertu , quand elles peuvent par hafard faire pencher la balance de leur côté, & remporter la viéloire.

Plus l’éducation eft contraire à la nature , plus il en réfulte dans le courant de la vie d’incompatibilité entre les deux fubftances. La vaincre , cette contrariété , c eft le triomphe de l’homme , qui feul a ce pouvoir, comme je le dirai plus au long,lorfque j’aurai occafion de faire fentir combien l’homme, tout animal qu’il eft, eft cependant au-deffus de tous les animaux. Je ne négligerai pas de dire en paflant qu'il y a eu des philofophes > qui ont fingulierement expliqué cette bifarre contradiction de l’homme avec lui-même ;c’eft par la méprife des âmes, qui fe trompant de porte» entrent dans les corps qui ne leur conviennent pas, & laifTent là ceux qui leur étoient deftinés. Ce font ces étourdies , dit-on , qui font les gens diftraits , ceux qui prennent la femme d’autrui pour la leur , ceux qui fiflent, chantent, danfent, ou tournent le dos , au moment même qu’on répond aux queftions qu’ils viennent de fâ :re. S : ctia tt%.r . ! :^ç <fun poète pourrait bien r.e 7a ? lacera — : :.r -ç ces méprifes ; die ne fe troaveroic : ss a ’. 1 - :c. ci tranquille, dans un facg boudant â et .rj^r-r. Toujours inquiète & en proie :ux pL> gr ;Hts anxiétés, die n’aurait d’autre ref !ô- :rce ç’je :tï"e des plantes tranfplantÉcs ; car ’ alors ic ?eré- :r t c’eft acquérir. Mais le fan j auroit-i : tint c hf» :mce fur lame ? il n’y a qu un médecin <yi rdile f^itenir ce paradoxe. Tre* mtdici , </«/<i *zr A< ?/. volf n’a pas été la dupe de leur matérialifme le mieux nafijué.

Menons un vernis ferieux fur ce badinage ; 8c puifijue nous en Ibmmes à l’entrée de l’ame dans les corps animés, & que cela nous conduit naturellement au myftere de l’union des iubftances , feifons ici quelques queftions à ce fujet avec toute la modeftie qui nous convient.

L’ame feroit-elle attirée dans les corps des animaux du fdn de la divinité , dont Platon , enchanté de la beauté de la fîenne , a voulu qu’elle fît portion > Y feroit-elle attirée , comme une planète Feft par une autre planète ? Serait- ce par fa propre ïmp^liion , plutôt que par attra&ion ? Seroit - ce par un mouvement machinal , qu’elle feroit portée

?ers nous , ou pir ce mouvement de pitié , de 

compaflion ou d’humanité , qui nous engage à montrer le chemin à un malheureux qui s’égare ? Auroit-tlle defcendn do ciel fur la terre, pour nous éclairer dans les ténèbres & les préjugés de la vie ? Hélas ! pour un préjugé , dont elle fecoue le joug, elle reçoit les entraves de cent. Nauroit-elle pas plus de goût , plus de fympathie à s’unir à relie machine , qu’à telle autre, afin de compenfer des reflbrts d’une trop grande vivacité , par le phlegme de la raifon & do bon fens ; & réciproquement la lenteur des roues du corps , par fon aftion & par fon feu ? La fympathie que nous éprouvons tous les jours dans les cercles, & auprès des tapis verds, rend cette conje&ure plauiible.

Mais tout ceci ne touche point encore le but que je me fuis propofé. Par quelle forte d’emboîtement , d’articulation , de charnière , de contaét enfin , famé feroit-elle agencée avec le cerveau ? Surnageroit-elle fur la fuperficie, comme l’huile fur l’eau ; beaucoup plus aélive fur le corps, quoique moins nubile à fés particules les plus mobiles & les plus déliées ? Cette union vous paroît étrange ! Mais le plus précieux des métaux , l’or ne s’amalgame-t-il pas fans peine avec un vil fémi-métal ? Ainfi le pur efprit qui nous anime fe fondroit avec quelque point cortical ou médullaire du cerveau. "Ainfi le mercure de nos âmes , pour emprunter cette autre comparaifon de la chyraie, s’amalgameroit ici avec le fer de nos organes , fans qu’aucunes crudités puflent l’en empêcher.

Mais non , queftions frivoles & puériles , routes celles qu’on peut faire à ce fujet ! Songeons que ce qui eft corps, fe lie étroitement à ce qui ne l’eft pas ; ce qu’on conçoit , à ce dont on n’a aucune ombre d’idée ; ce qui n’a point de parties , à ce qui en a ; ce qui ne peut être ni vu , ni touché , ni fournis en aucune manière à nos fens , à ce qu’il y a de plus fenfible , de plus groflier , de plus palpable. Songeons que le vifible fe joint à l’invifible , le matériel au fpirituel , l’indivifible au di vifible à l’infini. Comment une auflî foible intelligence que la nôtre , pourroit - elle comprendre l’ouvrage d’un dieu , qui pour fe jouer de fieres marionettes , a voulu par fa toutc-puiflance unir deux chofes aufli contraires que le feu & l’eau, & ferrer d’étroits liens ce qui n’offre aucune prife l’un à l’autre ? Hélas ! comme dit plaifamment Voltaire , « nous ignorons comment on fait des » enfans, & nous voulons favoir comment on » fait des idées. » L’union de la caufe eft aufli incompréhenfible, que la génération de fes effets.

Mais que dis - je ! Pardon f Leibnitiens ; vous avez appris à l’Europe étonnée que ce n’eft que métaphyfiquement que font liées les deux fubftances qui compofent l’homme, & que, quoique Tame n’habitât point dans le corps , elle n’en exerçoit pas moins fur lui un empire harmonique & corrélatif. Ainfi voilà un grand myftere dévoilé ! Quelle fagacité d’avoir fenti les inconvéniens de placer l’ame dans un lieu oîi il n’y a que du mouvement, & oîi elle ne pouvoit agir que par ce mouvement mécanique !

Quoiqu’il en foit, comme c’eft par fa volonté que 1 ame agit , & que c’eft elle qui fait fa gloire & fon triomphe , nous allons un peu moins légèrement que nous n’avons fait,expofer fa force & fon defpotifme fur le corps.

Non- feulement il eft certain ( & perfonne n’en peut difconvenir, fans avoir perdu le bon fens, ) que le corps eft fournis à la volonté dans les animaux, mais on voit qu’elle fe fait obéir plus vite que l’éclair ne parcourt, tant elle femble tenir en fouveraine les rênes des organes qui lui font fubordonnés. Figurez- vous la volonté , pour en avoir une belle image , lançant du haut de la glande pinéale , ou d’ailleurs, ( puifqu’elle en eft déchue , malgré l’autorité de Defcartes ) lançant , dis-je , fes efprits , comme Jupiter lance fa foudre du haut des nues- Voilà fes miniftres : la volonté dit, les efprits volent , & les inufcles obéiflent. Or voici comment tout cela fe fait.

La moëlle épiniere n’eft que la moelle alongée plus raflemblée , plus compare ; on peut dire que c’eft le cerveau même qui defcend, s’accommode, & fe moule au canal des vertèbres ; combien de nerfs partent de la fubftance médullaire de ce canal ! Et que font-ils eux-mêmes ? Une prolongations en forme de petits cordons, de cette moelle de l’épine : de cordons creux , dans la cavité defquels fe fait une vraie circulation des efprits animaux , comme de fang dans les vaifleaux fanguins, & de lymphe dans les vaifTeaux lymphatiques, quoique les yeux armés des plus excellens microfcopes n’aient jamais pu voir , ni toute l’induftrie anatomique découvrir, ni ce fubtil fluide, ni le dedans des tuyaux qu’il parcourt avec la vivacité de la lumière. Ces efprits qu’on admet , quoiqu’invifibles , tandis que tant de libertins ne croient point à lame , parce qu’elle ne tombe pas fous les fens : ces efprits, dis-je , font originairement une produéiion du plus pur fang de l’animal , de celui qui lui monte au cerveau , tandis qu’il eft néceflaire que le plus épais defeende ; c’eft ce fang vif & mobile qui les donne à filtrer ; ils paflent de la fubftance ccrticale dans la médullaire, enfuite dans la moelle, allongée, dans celle de l’épine, & enfin dans les nerfs qui en partent , pour aller , invifiblement gros ^ilefprits , porter avec eux le fentiment & la vie dans toutes les parties du corps.

Arrivés aux mufcles, ces nçrfs s’infinuent dans leur maffe, s’y diftribuent par-tout, & s’y ramjfient , jufqu’à s’y perdre enfin. On ne peut plus le* fuivre, ils fe dérobent aux meilleures loupes ; aux plus fubtiles in jeétions ; il n’y a point d’art connu pour les débrouiller & les découvrir ; on ne fait , & vraifemblablement on ignorera toujours ce qu’ils deviennent. Mais comme tout ce qui prend vie dans les animaux fent la moindre piquure , il eft probable que ces organes du mouvement & du fentiment , ou fe changent en fibres grêles mufculeufes, ( qui alors feroient conféquemment une vraie prolongation des nerfs, comme les poils, ) ou pénètrent tellement ces fibres , & s’entrelacent fi bien avec elles , qu’il n’eft pas poflible de trouver un feul point dans un mufcle , dont le fenti-* ment ne manifefte pas la préfence ou le mélange du nerf ; & c’eft aufli à-peu-près ce que penfent les anatomiftes les plus fceptiques. Je n’en connois point qui le foient plus que le célèbre auteur de ces planches immortelles , qui ont rejette dans l’oubli celles-là même qu’il en avoit fi favamment tirées.

Telle eft la force qui contrarie les mufcles , & le chemin que la volonté , & fouvent à la vérité la machine même , lui fait faire. On juge aifément que ce chemin étant libre & ouvert depuis le commencement jufqu’à la fin, on juge, dis-je, que le fuc nerveux peut fans nul délai , & même fans aucun intervalle detemps fenfible, se rendre, dès que Famé commande , aux parties qu’on veut remuer.

Cette force , comme on voit , ne peut être foupçonnée d’être inhérente au corps des mufclcs ; elle leur eft tout-à-fait étrangère , & n’a rien de commun avec celle qui leur eft propre ; mais Tune fert à exciter l’autre, il ne lui faut qu’un inftant pour aller à elle , & voler à fou fecours.

Telle est la facilité que les deux puiffances du corps ont de fe joindre & de fe réunir , pour faire, fuivant le langage de l’école, un agrégat de forces compofées de celle qui eft infiniment mobile, & de celle qui eft abfolument immobile par rapport aux parties où elle réfide.

Rien n’étoit plus néceflaire que cette prompte réunion , pour favorifer ce grand agent des corps animés , cet archée, (archœus faber ) à qui le fenriment doit fon exiftence , comme au fentiment là penfée , je veux dire le mouvement. Certainement l’une fans l’autre n’eût pu produire tant d’effet , fiir-tout celle du parenchyme , qui eft la plus foible. EfFe&ivement , qu’eft-ce que la contraction fpontanée , fans les fecours vitaux ? Et ceux-ci à leur tour remueroient-ils fi puiflamment de telles ma-» chines, s’ils ne les trouvoient toujours prêtes à être mifes en branle par cette force motrice , par ce reffort inné, fi univerfellement répandu par-tout, qu’il eft difficile de dire où il n’eft pas , & même où il ne fe manifefte pas par des effets fenfibles, même après la mort , même en des parties détachées du corps , & coupées par morceaux. Le feu qui fait durer plus long-temps la ccmtraâion du cœur de la grenouille, mis fur une aiïictte chauffée, icroic-il le principe moteur dont nous parlons ? L’éleûricité ne rendroit-elle point plaufible cette nouvelle conjecture ?

Quoiqu’il en foit , pour revenir aux efprits animaux, ce iluide imperceptible qui femble émaner de la volonté , comme de la fource , pour être transmis par tant de ruifleaux aux organes du mouvement, eft prouvé par la néceffité de l’intégrité des nerfs pour l’ufage ou l’exécution des mouvemens volontaires ; car fi les autres canaux, j entends ceux qui fe rendent aux mufcles qu’on veut faire agir , font liés , coupés * ou bouchés , lame defïre & : commande vainement ; ces parties font immobiles jufqu à ce que ces tuyaux & leurs fucs foient remis en liberté : mais alors le mouvement , ou le fentiment , ou l’un ou l’autre , renaiflènt fur le cham£ dans la partie qui en étoit privée.

Puifqu’il eft vraifemblable que chaque dernier filet nerveux s’abouche avec chacune des premières fibres mufculeufes , dans lefquelles peut-être chaque filet dégénère, on pourroit conclure que les efprits animaux, paffant de cette extrémité du nerf qui les porte, dans toutes les fibres du mufcle, font eux-mêmes cette force générale de la vie , dont je parle, & qu’en fe joignant à celle de chaque partie folide, elle en augmente, comme je l’ai dit, les reflbrts : reflbrts d’autant plus foibles, que la vie eft moins forte, puifiju ils. diminuent & fcmblcnt se retirer avec elle.

Vous feriez curieux de fevoir parqocHc mécanifme un fluide anffi fin , aufli délié , peut venir à bout de rapprocher les élemens des fibres , de gonfler de fi gros mufcles , & de contrafler vigoureufement de fi puiflans corps. J’avoue que mon ame fe perd, oîi mes yeux ne voyent goutte ; mais vous avez Bcrnouilli , Bellini , tant d’autres, & fur-tout Borelli, qui vous diront, fi votif aimez les romans philofophiques , ce qu’ils ont ingénieufement rêvé a ce fujet.

Pour moi je me contenterai d’obfervcr que la caufe phyfique de la contraction des mufcles n’est d’elle-même que le premier cfltt d f une caufe métaphyfique , qui eft la volonté. Le moyen de faire au eerveau l’honneur de le regarder comme le premier moteur des efyrit* ( Ceft l’élever fur les débris de lame, & lui faire ufurper fes droite II y a long-temps que le coeur de Bagliri ne bat plus, fi ce neit dans fa tête. Il faudrait que la dure mère fut capable de bien autre chofe que de coups de pifbn. Il n’y a pas jusqu’aux artères du cerveau, qui nefbicnt tris-pea mufcukufes ; ce qui fait, comme on la infinoé, qu’elles ont peu <f élafficité- Et quand elles en auraient davantage, en confeience a-t-on jamais mis Famé dans les mufcles ? Le cerveau doit tout jufqu 1 la fëcrétion de fes efprits, à l’aâion du cœur. Voulez-vous que ce foit ce vifeere qui les envoie dans les mufcles au gré d’une volonté qu’il n’a pas ; car il eft décidé par des fillogifmes en forme , malgré Locke & tous fes partifàns, que la matière ne peut vouloir. Tous les raouvemens répondront à la fois à la fyftole du cœur ; il n’y aura plus de diftinction entre les volontaires & les involontaires, ils fe feront tous enfemble avec la même parfaite égalité , ou plutôt il n y en aura point de la première efpece ; ils feront tous fpontancs , comme ceux d’une vraie machine à reflbrts. Or quoi de plus humiliant ? Nous ne ferions tous que des machines à figure humaine. Fort bien , Tralles ! optime arguijli.

Reconnoiflbns dans la volonté un empire que lie peut avoir le cerveau. Celui-ci ne nous offre que boue, fange & matière. Celle-là remue à fon gré une infinité de mufcles : elle ouvre , ferme les fphinfters, fufpend, accélère, peut-être étouffe U refpi ration dans ceux qui n ont point d’autres armes pour fe fouftraire au trop péfant fardeau de la vie ; elle donne des défaillances, des extases, des convulfions, & enfante en un mot tousces miracles qu’une imagination vive & Follardt rend plus faciles qu’on ne croit.

La volonté feroit-elle donc matérielle , parce qu’elle agit ainfi fur une matière auffi déliée que celle des efprits.

De tels prodiges pourroient-ils être rejetés fur Taétivité d’élémens auffi groffiers que le font les plus fubtiles molécules de nos corps ? la volonté , d’un autre côté , feroit-elle dans le cerveau , fans lui appartenir, sans en faire partie ? Quoiqu’il en foit, elle eft tout-à-fait diftin&e du vifcere qu’elle habite ; c eft un illuftre étranger dans une vilaine prifon.

Mais voici une preuve nouvelle de la fpiritualicé de la moitié de notre être : je la crois tellement fans réplique , que je défie. tous les matérialistes d’y répondre. Vive dieu ! quel dilemme !

Il n’y a dans tous les corps animés que folides & fluides ; les uns fe ratifient par des frottement continuels qui les ufent & les confument. Les autres laiflènt fans cefle évaporer leurs particules aqueufes , leurs principes les plus mobiles & les plus volatils , avec ceux que la circulation a détachés des vaifleaux. Tout tranfpire enfemble, & tout fe répare de même, (avec ufure ou furcroit jufqu’à un certain âge,) par le merveilleux ouvrage de la nutrition.

À préfent , dites-moi , je vous prie , où vous rodez mettre la volonté. Sera-ce dans ce qui se ratifie , ou dans ce qui s évapore ? la fcrez-vous plopper dans nos vehes Se courir comme une f >Ue avec m» liqueurs ? Direz- vms que tranqutl» kment aflîfe firr ion trdse médullaire, fans participer en rien à ce qui arrive an corps, elle voit du haut de fa grandeur les orages fe former dans les vaifleaux , comme on entend gronder le tonnerre fous fes pieds du haut des Pyrénées ? Vous n’ofez foutenir une fi étrange opinion ! Donc Famé eft diftinâe du corps* Donc elle habite quelque part hors du corps. Oh ! dieu le fait, & les Leibnitiens. Ceft ainfi que nous autres fpiritualiftes , quoique aftez fermes & même opiniâtres , chantons quelquefois la palinodie»

Non , encore une fois , non , la volonté ne peut être corporelle. Concevez-vous que le corps, ou quelque partie privilégiée de ce corps-, ( que vous connoilssez si bien ) puifle tantôt vouloir & tantôt ne pas vouloir ? Concevez-vous matériel , ce qui envoie , tantôt plus , & tantôt moins d’efprits , & tautôt point du tout ; ce qui les fufpend, les fait marcher ! courir, voler ou s’arrêter, au gré de fes defirx ? Rendez-vous donc au fpiruualifmt , à la vue de ftbfurdhé du systême contraire. Quelle simplicité, pour ne pas dire quelle folie, de croire avec Lucrèce, que rien ne peut agir fur un corps que ce qui est corps ? volonté ctant une partie de Famé, eft inconteftablement fpirituelle, comme fon tout ; & cependant elle agît vifiblement fur ces corpufcules déliés qui ont la mobilité , non diï vif argent , non de la matière fi&tilt , mais de Tétber & du feu. Et il fuit bien que cela foit , puifijue c’eft eHe qui les détermine, qui les met en marche & leur enfeigne jufqu’au chemin par où ils doivent passer… Mais écoutons nos adversaires.

« Comment la volonté peut-elle agir fur le. corps î Quelle prife a-t-elle fur les efprits animaux ? Quels font les moyens dont l’ame» fe fcr& pour faire exécuter fes volontés ?

» Pourquoi le chagrin refTerrant le diamètre des vaiffeaux , y fait-il croupir la lie des fluides defféchés ; d’où naiffent les obftruftions de l’imagination , le délire fans fièvre fur un certain objet ; les ris, les pleurs qui fe fuccedent tour-à-tour, & enfin la plus nombreufe & la plus bifarre cohorte d’accidens hypocondriaques ; tandis que la joie fouette le fang, comme le libre cours de tous les fluides fait circuler la joie, non-feulement dans les veines de l’homme gai ; mais la fait pafler par communication dans le cercle le plus férieux ? Pourquoi les pallions fi foibles dans les uns, fi violentes dans les autres, laiflènt-elles ici le corps & famé en paix, pour les tourmenter là ? Pourquoi l’irritation de la paire vague & du nerf intercojlal ^ commun* aux inteftins & au cœur , allumant la fièvre , met-elle en fi grand défordre le corps & l’ame ? Quel eft l’empire de* véficules féminales trop pleines > Toute l’économie des deux fubftamces en eft bouleverfée. Un coup violent fur la tête jette lame la plus ferme en apoplexie. Elle ne peut pas plus s’empêcher de voir jaune dans l’iéterc , que le foleil rouge , au travers du verre ainfi coloré , fait exprès pour pouvoir impunément regarder ce bel aftre. Enfin fi telle eft l’abfohie néceflité des fens , du cerveau , de telle ou telle autre difpofition phyfique , pour produire les idées liées à cet arrangement d’organes ; fi ce qui bouleverfe la circulation & le cerveau , bouleverfe l’ame quant & quant , comme dit Montaigne ; pourquoi recourir -à un être , qui paroît de raifon, pour expliquer ce qui eft inexplicable hors du matérialifmeî &c. »

Rien de plus aifé que de répondre, s’il ne le toit encore plus d’interroger. Que voulez-vous que je vous dife ? Vous favez déjà tout le myftere. Telle eft l’union de l’ame & du corps , & nous fommes ainfi faits. Voilà toutes les difficultés tranchées d’un feul mot.

Mais le moyen de ne pas s’écrier avec S. Paul, ô altitudo ! à la vue de tant d’incompréhenfibles, merveilles ! l’ame ne participe en rien de la nature du corps, ni le corps de l’çffence de l’âme ; ils ne fe touchent en aucun point ; ils ne fe pouffent & ne s affe&ent par aucun mouvement , & cependant la trifteflè de Famé flétrit les charmes du corps & l’ulcère au poumon ôte la gaieté de l’efprit. Compagnons invifibles & inféparables , ils font toujours enfemble, ou fains ou malades. Mais peut-on être fain dans un Heu peftiféré ? Peut-on être fort dans les langueurs ? N’eft-il pas naturel que lame , qui ne fait rien que par le miniftere des fens, fe reffente de leurs plaifirs ,& partage leurs calamités ?

Mais Famé que la volupté paroît avoir abforbée^ ne lui cède, nedifparoît que pour un temps ; elle ne s’étoit éclipfée, en quelque forte , que pour reparoître , plus ou moins brillante , félon la modération avec laquelle on s’eft livré à l’amour. La même chofe s’obferve dans l’apoplexie , où tantôt l’amc, qu’un coup de foudre fembloit avoir frappée, reparoît , comme le foleil fur Thorifon, dans toute fa fplendeur , & tantôt dépourvue de mémoire & de fkgacité, fouvent imbécille. Mais alors qu’eft ce autre chofe qu’un foible pinçon , qui a penfé être écrafé dans fa cage , ou qui preffé dans un paflage étroit, y a laiffé fes plus belles plumes ?

Les bornes de l’empire de la volonté étant en raifon de l’état du corps , eft-il furprenant que les organes n’entendent plus , pour ainfi dire , la voix de leur fouveraioe , lorfquc les chemins de eonw munication font rompus ? Si vous exigez de mon ame qu elle levé mon bras , lorfque le Deltoïde ne reçoit plus le fang artériel ou le fuc nerveux, exigez donc auili quelle fàffe marcher droit ua boiteux.

Quoique les organes Tes plus fournis à la volonté, lui deviennent néceflairement rebelles , quand les conditions de l’obéiflance viennent a manquer , l’àme saccoutume cependant peu-à-peu à cette réfïftance & à cette immobilité des parties ; & (î elle eft fage , elle fe confole aifément de la perte d’un feeptre qu’elle n*avoit que conditionnellement.

Rien ne relève, tant la dignité & la noblcfle de l’ame^ que de voir fa force & fa puiflance dans un corps impuifiant & perclus. La volonté , la préfence d’efprit , le sang-froid , la liberté même ne fe foutiennent & ne brillent-elles pas, avec plus ou moins d éclat, an travers de tous ces nuages que forment les maladies , les paffions ou l’adversité ? Quelle gaieté dans Scarron ! Quel courage dans ces âmes fublimes, dont la force , loin de s’énerver, redouble par les obftacles ! Au lieu, de fuccomber au chagrin qui tue les autres, chez elles la raifon a bientôt fait 1 ouvrage du temps.

Si la volonté eft cfclave, c’eft moins du corps que de la raifon ; mais elle ne fubitee joug que pour Faire honneur à notre hiftoire & relever la grandeur & la majefté de l’homme.

La volonté qui commande à tant d organes, eft en effet quelquefois foumife elle-même à la raïfon, qui lui fait haïr , en merc sage , ce qu elle defireroit en fille indiferetc.

Quoi de plus beau , que de voir cette puiffante maîtrefie, qui fcmble tenir l’homme & tous les animaux par la bride , en reconnbître une à fo» tour , plus defpotiquc encore & bien plus fage ; car c^ft elle qui, comme un autre Mentor, lui montre le précipice à côté des fleurs ; les regrets & les remords à la fuite de la volupté , & lui fait fentir comme d’un feul regard tout le danger, le vice ou le crime qu’il y a de vouloir ce qu’on ne peutt s’empêcher d’aimer.

Ô animaux ! quoique je fois ici votre apologifte , que je vous trouve inférieurs & fubordonnés à refpece humaine ! Soumis à une fatalité ftoïque , votre inftinft n’a point été redrefTé , comme le notre, changé en raifon , comme une terre s’améliore , à force de culture. Vous voulez toujours ce qu une fois vous avez voulu. Fidèles & conftans , vous avez toujours pofé les mêmes circonftances , les mêmes goûts pour les objets qui vous plaifent. Ceft qu’un vil plaifir détermine tous vos fentimens, votre ame n’ayant point été élevée à la connoiflànce de ces heureux principes, qui font rougis les gens bien nés, non-feulement d’une volupté, mais d’un defir ou même du moindre appétit qui les flatte : c’eft que vous n avez pas la plus légère jd Je de cette vertu , qui tiro’u fi joliment torcUlc île Séneque. Semblable à Tenant courageux qui donne , fans le favoïr , des coups de pied à la mère qui le porte Se le nourrit , notre amc ne regimbe pas moins dans fa matrice , avec une agréable confciencc contre ce qui la délede le plus.

D’où vient cette différence entre Finflinâ des animaux & la raifon humaine ? Ceft que nous pouvons juger des chofes en elles-mêmes ; leur efiênce & leur mérite nous font trop connus, pour être, dans tous les âges de la vie , esclaves & dupes de leurs illufions, au lieu que les bêtes nont la faculté de juger que fur un rapport , que le père Mallebranche a décidé toujours trompeur. Comment feroient-elles capables de fèntir ce fingulier prurit de l’amour-propre , ce noble aiguillon de la vertu , qui nous élevé au faîte de l’art fur les débrig de la nature ? Ce font de vraies machines, bornées à fuivre pas à pas cette nature , dont le torrent les entraîne irréfiftiblement 9 femblables à de légères chaloupes fans pilote & fans avirons, abandonnées au gré des vents & des flots. Enfin faute d’une brillante éducation , dont elles ne font point fufceptiblcs , elles font dépourvues de ce fafinement d’efprit & de raifon , qui nous fait orgueilleufemenc fuir & haïr ce que notre volonté eût naturellement cherché & defiré ; qui nous fait fîffler & dédaigner ce qu’applaudit & appete toute la nature.

Je me fuis livré d’autant plus volontiers à ces réflexions , que je n’ai prétendu à aucuns égards mettre les animaux au niveau de l’homme. Si je leur ai donné la même échelle, c’eft avec moins de degrés , enforte que je n’accorde volontiers que les animaux montent avec plus de fftreté & d’un pas plus ferme, que pour nier qu’ils s’élèvent aufli haut que nous. Telle eft aufli l’opinion’ de l’auteur de Thomme plante , que Tralles propofe fi plaifamment comme un modèle de fagefle & de jugement à l’auteur de thomme machine : tout tfprit, félon lui 9 mais fouventfans jugement & fans raifonnement, battant métaphoriquement la campagne, fans rien dire , ni rien prouver.

Il ne vous fuffit pas que j’admette en mille endroits de cet ouvrage la fupériorité de l’homme ; vous voulez que je vous dife ce que c’eft que cette ame qui nageoit jadis avec les petites anguilles fpermatiques ; que je vous marque exactement la différence qu il y a entre la vôtre & celle des animaux. Ah ! fi je connoiflbis aufli bien leur eflence que celle de la plupart des dofteurs qui en traitent , je ne vous la définiroispas, je vous la deflinerois d’après fuîuic ; mus , irJjc ! îaor* anx£ nf fe rcaHOÎc f» : jnos elic-mmu : * qa^lit ve connorcroi : l orzaix q j : lui procure k punir di- fua&ank tnchaittair lit ï MiAc 3 , s’il r«"y avoir aucun miroir nœurel -ou ar :if«ui^ Car quelle itbe £ : forcer de es 4|UOU ne petn ïqmrfemsr-, fâitre d’imams ieniibic ? Jjur imaginer,, ii feut vo ïorer im fond fi : riérarhgr 4c ce fond , par abftrafiion , des points d’une couleur 4jui tu fort différente ; « qui £ fait avec d’autant jD’jiti* de fatigue* quelle cft plus tranchante» cuinmt îorfque j’imagine «des carrés fur un tapis vtrd, Ik’Ià vient que Jtrs aveugles n’imaginent f^lut, ik i/oat pas« comme nous, bdbin dimagination , pour combiner. Delà vient que dois projtto. ,cvu$ £LL$-ce8ê # toue pjbtilofopï^rs que nous Jom-

  • ic$, uut de noms dont nous n’avons aucunt ïd^e ;

cd$ foar ceux de fubliance, de fuppôt, de fujet, (fat’Jlraam,) & autre* fur fefquds on s’accorde

  1. J>t.M # ^«e le* 110$ prennent pour fubflanec, pour

future, are ou effcnce , ce que les antres ne prenne que pour attribut ou mode* JVbix fimper ca-Uim ludinwi* Voilà de quoi mettre Tralles en fijruir.

Quoi qu’il en foit , pour revenir à nos moutons, . plus j’examine ce qui fe pafle dans les animaux, phw je me perfuade qu’ils pourraient bien avoir deux aines ; l’iune, par laquelle ils fentent, l’autre , pur laquelle ils pensent. Ce feroit trop simplifier les chofes, que d’en rien rabattre. Je fais que Willis , qui les a fi adroitement fabriquées ou mifes en œuvre, s’eft très-bien paffé dans la dernière , (de la plus belle trempe cependant ) pour expliquer non-feulement toutes les opérations animales , mais la génération même de nos idées. La raifon en eft que ces deux âmes, fi diftin&es de nom ’, n’en conftituent qu’une feule en effet , de manière qu’il n’eft pas furprenant qu’elles fe reffemblent plus parfaitement que les deux Sofies de Molière ou les Menechmcs de Regnard.

Mais ici tout eft plein de prodiges ; on ne peut s’empêcher d’admirer, de quelque côté qu’on regarde. Quoique l’ame fenfitive & l’ame raifonnable ne fassent qu’une feule & même fubftance plus ou moins éclairée , plus ou moins intelligente félon les corps quelle habite, cependant la fenfation qui appartient à la première, & la raifon qui eft le fruit de la féconde , font , à ce que dit Tralles, abfolument différentes l’une de l’autre. Rifum teneatis , amici.

Prouvons plus que jamais que lame des animaux eft éloignée de celle de l’homme toto cœlo. L’une ne femble occupée que de ce qui peut nourrir fon corps, l’autre peut s’élever au fublime du ftyle & des mœurs. Celle-là brille à peine comme l’anneau de Saturne , ou comme des étoiles de la dernière grandeur : celle-ci eft un vrai foleil, éclairant 150 Les Animaux

l’univers , (ans fe confirmer ; foleil de juftice & d’équité , dont la vérité & h vertu font 1 éternel aliment* Lame humaine fe montre parmi les animales, comme on chêne parmi de foibles arbriffeaux, ou plutôt comme un homme qui penfe, toujours neuf, toujours créateur, parmi ces gens à mémoire , vils copiftes , éternels échos du Parnaffe , qui n’ont plus rien à dire , quand ils ont raconté tout ce qu’ils ont lu ou vu : ou parmi ces pédans , dont la fade & ftérile érudition fe perd dans un fumier de citations.

Quelle raerveillcufe docilité n avons-nous pas ? Quelle étonnante aptitude aux feiences ! Il ne nous faut pas plus de dix ou douze ans, pour apprendre à lire & à écrire ; & dix ans encore fuffifent an développement de la raifon. Il n’y a que le dépouillement des préjugés de l’enfance qui trouve ordinairement trop court le refte de la vie. Quelle différence de l’homme aux animaux ! Leur inftinâ eft trop précoce , c’eft un fruit qui ne peut jamais mûrir ; ils ont en venant au monde prefque tout l’efprit qu’ils ont dans la force de l’âge : enfin ils n’ont point les organes de la parole : & quand ils les auroient, quel parti pourroient-ils en tirer , puifque les plus fpirituels & les mieux élevés d’entre eux , ne prononcent que des fons qu’ils ne comprennent en aucune manière, & parlent toujours, comme nous parlons fouvent, sans s’entendre , à moins que vous ne vouliez excepter le perroquet du chevalier Temple , que je ne puis voir fans rire , agrégé à l’humanité par un métaphyficien qui croyoit à peine en dieu ?

Mais foyons juftes & impartiaux, & jugeons des animaux, comme des hommes. Quand j’en vois qui ne parlent point , on ne me perfuadera pas qu’une telle taciturnité foit de l’efprit , mais aufîi je ne pourrois être sûr qu’ils en manquent. Les animaux ne feroicnt-ils point de même que des gens fpéculatifs, plus raifonnables que raifonneurs , & aimant beaucoup mieux fe taire , que de dire une fottife î Songeons que le plaifir , le bien-être , leur propre confervation 9 eft le but confiant où tendent tous les reflbrtsde leur machine. Peut-être pour obtenir ce but naturel, n’ont-ils pas trop de toutes leurs facultés intellectuelles & de toute la circonfpe&ion dont ils font capables. Je ne fais donc s’ils ne garderoient point intérieurement , comme un tréfor dont il n’y a rien à perdre , rien à évaporer, toutes les penfées qui leur paflent par la tête. Ce qu’il y a feulement de fur , c’eft que fi le langage des animaux eft fans idées , plus heureux en cela , non que les fots , mais que bien des gensd’efprit, leur conduite ne luireflemble pas. Nous faifons le matin pour ainfi dire, une toilette dtfprity pour briller dans les feftins & dans les cercles , & le foir nous faifons une démarche, dont nous nous repentons fcovenr tcrcte dootc vie* L’homme, animal imaginatif, ferok-il donc plus fait pour tvoir de FeTprir qne de h raiibn !

Paflbns maintenant à la diverfité des âmes dans chaque genre , dans cbaqoe efpece , dans chaque individu : par-tout là, cette diverfité fe manifefte clairement , tant chez les brutes que chez nous. En effet, les âmes n’ont pas toutes la même extraction , ni les mêmes talens : peu de noblefle , beaucoup de roture ; beaucoup de baflefles, peu de dignité & de grandeur ; voilà ce qui fe remarque communément

Vous croyez détruire la différence individuelle des âmes dans chaque efpece , parce que l’anatomie n’en découvre aucune dans les corps qu’elles habitent , à ce que vous dites ! mais par la raifon même qu’on n’obferveroit aucune variété (ce qui n’eft pas) dans les cerveaux du finge, du bœuf, de l’âne, du chien, du chat, &c. plus les animaux différent par leurs facultés, & plus il s’enfuit qu’elles ne font point de la même trempe , ou de la même pâte. Du moins, fi la même farine a été employée , elle n’a point été pétrie de la même façon, la dofe ou la qualité du levain n’a point été par-tout précifement la même. Pardon , Tralles, si je parle métaphoriquement , je vois que c’est une lumière qui ne fe réfléchit pqint jufqu’aux commentateurs.

Prenez parmi tous les animaux ceux qui doivent avoir le plus d’efprit , félon M. Ariet , médecin de Montpellier , qui a pouffé plus lpinque perfonne 1 anatomie comparée du cerveau , & je doute que fur mille , vous en trouviez deux qui jouent mieux aux échecs que le fînge dont parle Pline, ou auflï bien de la guittare , que celui dont la Motte le Vayer fait mention , pour l’avoir vu dans Paris, On n’exige pas qu’ils en jouent auffi long-temps que Tralles : les plus beaux talens ennuient enfin.

Nous n’avons pas tous la même induftrie, la même docilité, ni la même pénétration. Dc-là y la rareté du génie & la diverfité des talens dans toute l’étendue du même règne. Mais fi deux animaux auflï bien instruits Se aufli propres à l’être l’un que l’autre , ne font pas exactement les mêmes progrès , il eft évident qu’il y a dans les âmes , comme dans les corps , une variété effentielle. Leur docilité auroit véritablement les mêmes fuccès , fi leurs âmes étoient précifément les mêmes. Certes nous ferions témoins de bien d’autres prodiges , fi l’excellence de la conftruâion 6c de l’éducation fuffifoit pour les opérer : & ceux qui font chargés de la dernière , n’auroient pas fi (buvent à fe plaindre de la première. Les efprits les mieux cultivés fouvent relient loin en arrière, tandis que ceux qu’on néglige , marchent à pas de géant , fe diftinguent , & font, comme en jouant , l’admiration des connoiffeurs. Le maître retire alors un honneur dû tout entier à la nature.

En général les efprits vifs ont beau jeu : ils font bien du chemin en peu de temps , & cela efi vrai par-tout.

Pouffons plus loin la confidération de la diverfné des âmes , & ne reftraignons point aux bêtes par orgueil , les richefTes & la magnificence du créateur.

Quand on confidere tout le manège de certains végétaux , comme ils fe placent , fe préfentent , s’entortillent aux plantes voifines pour la confervation & la multiplication réciproque , on n’ofe blâmer les anciens d’avoir libéralement accordé aux végétaux une forte d’inftinét, qui leur fuggere les moyens les plus propres pour fe conferver & perpétuer leur efpece. Ceft aufli ce que n’ont osé faire quelques savans botaniftes. Pourquoi donc refufer à ces pauvres plantes ce qui leur eft donné par des gens qui doivent les connoître y puifque ordinairement ils ne connoiflent qu’elles ?

Non-feulement les plantes ont une ame , & une amede leur fabrique, comme tous les corps dont les opérations régulières nous étonnent ; mais il y a une vraie différence dans les âmes végétales , ainfi que dans la double daffe des âmes animales. Celui qui nie Texiitence des âmes végétales , n’a qu a nier aufli celle des léthargiques.

Les différences eflentielles dont ’il s’agit ici , s’obfervent & font plus ou moins grandes dans les individus de chaque efpece. Relatives auffi dans chaque genre & d’une efpece à l’autre , elles font fi exaâement graduées, qu’un auteur dont l’autorité ne peut être fufpeéte, car c’eft un miniftre du St. évangile , ne fait pas difficulté de nous révéler que Famé humaine eft à celle des bétes , ce que lame des anges eft à la nôtre, Ainfi, pour laifler Yame du monde , dieu, du haut de ce trône de feu , où l’ont placé les alchymiftes & les anciens Hébreux , regardant toutes les fubftances céleftes qui l’environnent , comme l’impertinent Bouhours regarde un Allemand , rit de voir qu’un ange fe croit de l’efprit, tout ange qu’il eft ; comme Voltaire , en lifant les jugemens de l’abbé Deffontaines & les vers de la Motte Houdart, de voir l’un s’ériger en Ariftarque , & l’autre en poëte.

Qui pourroit nombrer la multitude immenfe des âmes intermédiaires , qui fe trouvent entre celles des plus (impies végétaux, & l’homme de génie. Il brille à l’autre extrémité. Apprécions cette étonnante variété , fur celle des corps ; & je ne crois pas qu’à ce compte nous rifquions de nous tromper beaucoup. Page:La Mettrie - Œuvres philosophiques, éd. de Berlin, Tome second, 1796.djvu/146 Page:La Mettrie - Œuvres philosophiques, éd. de Berlin, Tome second, 1796.djvu/147

Je n’ai rien négligé , me femble , pour prouver ma thefe, fi ce n’ell l’hiftoire tant de fois répétée de ces opérations animales , qui font crier au prodige tous ces pénétrans fcrutateurs de la nature dont la terre eft couverte. . . • Mais je me trompe , le plus folide arc -boutant manque à mon petit, édifice ; j’ai oublié les fillogifmes & les argumens, dont lesfpirimalijlcs fe fervent pour prouver que la matière eft incapable de penfer. J’en demande pardon aux gens d’efprit & de goût. Si cependant vous trouvez que vos frères ne font pas mal rétablis dans les droits dont on les a voit injuftement dépouillés, je croirai avoir rempli ma principale condition. Mon but n’étoit-il pas de faire voir que les animaux avoient une ame , & une ame immatérielle î Or c’cft ce que je me flatte d’avoir démontré. J’avoue que cette frappante analogie qui fe montre de toutes parts entre les animaux & nous , m’avoit fait trembler. Sans cette confolante vérité que j’ai découverte enfin, & pour laquelle j’élève ici la voix , où en étions * nous , hélas ! nous autres bonnes gens, qui en naiflant , voulons bien naître , mais qui en mourant , ne voulons point mourir ?

Ridiculum acri
Fortius ac meliùs magnas plerùmque secat res.
ANTI-SENEQUE,
OU
DISCOURS
SUR
LE BONHEUR.

Felix qui potuit rerum cognſcere cauſas,
Atque metus omnes & inexorabile fatum
Subjecit pedibus, ſtrepitumque Acherontis avari !

Virg. Georg. L. IV.

DISCOURS
SUR
LE BONHEUR.

Les philoſophes s’accordent sur le bonheur, comme ſur tout le reſte. Les uns le mettent en ce qu’il y a de plus ſale et de plus impudent ; on les reconnoît à ce front cinique qui ne rougit jamais. Les autres le font conſiſter dans la volupté, priſe en divers ſens ; tantôt c’eſt la volupté rafinée de l’amour : tantôt la même volupté, mais modérée, raiſonnable, aſſujettie, non aux luxurieux caprices d’une imagination irritée, mais aux ſeuls beſoins de la nature : ici, c’eſt la volupté de l’eſprit attaché à la recherche, ou enchanté de la poſſeſſion de la vérité ; là enfin c’eſt le contentement de l’eſprit, le motif & la fin de toutes nos actions, auquel Epicure a donné encore le nom de volupté, nom dangereuſement équivoque, qui eſt cauſe que ſes diſciples ont retiré de ſon école un fruit bien différent de celui que ce grand perſonnage avoit lieu d’en attendre. Quelques-uns ont mis le ſouverain bien dans toutes les perfections de l’eſprit & du corps. L’honneur & la vertu le conſtituoient chez Zenon. Séneque, le plus illuſtre des Stoïciens, y a ajouté la connoiſſance de la vérité, ſans dire expreſſément quelle vérité.

Vivre tranquille, ſans ambition, ſans deſir ; uſer des richeſſes, & non en jouir ; les conſerver ſans inquiétudes, les perdre ſans regret, les gouverner, au lieu d’en être eſclave ; n’être troublé, ni ému par aucune paſſion, ou plutôt n’en point avoir ; être content dans la miſere, comme dans l’opulence : dans la douleur, comme dans le plaiſir ; avoir une ame forte & ſaine, dans un corps foible & malade ; n’avoir ni crainte, ni frayeurs ; ſe dépouiller de toute inquiétude, dédaigner le plaiſir & la volupté ; conſentir d’avoir du plaiſir comme d’être riche, ſans rechercher ces agrémens ; mépriſer la vie même : enfin arriver à la vertu, par la connoiſſance de la vérité ; voilà ce qui forme le ſouverain bien de Séneque & des Stoïcens en général, & la parfaite béatitude qui le ſuit.

Que nous serons Anti-Stoïciens ! Ces philoſophes ſont ſéveres, triſtes, durs ; nous ſerons doux, gais, complaiſans. Toutes ames, ils font abſtraction de leur corps ; tout corps, nous ferons abſtraction de notre ame. Ils ſe montrent inacceſſibles au plaiſir & à la douleur, nous nous ferons gloire de ſentir l’un & l’autre. S’évertuant au ſublime, ils s’élevent au-deſſus de tous les événemens, & ne ſe croient vraiment hommes, qu’autant qu’ils ceſſent de l’être. Nous, nous ne diſpoſerons point de ce qui nous gouverne ; nous ne commanderons point à nos ſenſations ; avouant leur empire & notre eſclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, perſuadés que c’eſt-là où gît le bonheur de la vie : & enfin nous nous croirons d’autant plus heureux, que nous ſerons plus hommes, ou plus dignes de l’être ; que nous ſentirons la nature, l’humanité, & toutes les vertus ſociales ; nous n’en admettrons point d’autres, ni d autre vie que celle-ci. D’où l’on voit que la chaîne des vérités néceſſaires au bonheur ſera plus courte que celle d’Hégéſias, de Deſcartes, & de tant d’autres philoſophes ; que pour expliquer le mécaniſme du bonheur, nous ne conſulterons que la nature & la raiſon, les ſeuls aſtres capables de nous éclairer & de nous conduire, ſi nous ouvrons ſi bien notre ame à leurs rayons, quelle ſoit abſolument fermée à tous ces miaſmes empoiſonnés, qui forment comme l’atmoſphere du fanatiſme & du préjugé. Entrons en matière.

Nos organes ſont ſuſceptibles d’un ſentiment ou d’une modification qui nous plaît & nous fait aimer la vie. Si l’impreſſion de ce ſentiment eſt courte, c’eſt le plaiſir ; plus longue, c’eſt la volupté : permanente, on a le bonheur ; c’eſt toujours la même ſenſation, qui ne differe que par ſa durée & ſa vivacité ; j’ajoute ce mot, parce qu’il n’y a point de ſouverain bien ſi exquis, que le grand plaiſir de l’amour.

Plus ce ſentiment eſt durable, délicieux, flatteur, & nullement interrompu ou troublé, plus on eſt heureux.

Plus il eſt court & vif, plus il tient de la nature & du plaiſir.

Plus il eſt long & tranquille, plus il s’en éloigne & s’approche du bonheur.

Plus l’ame eſt inquiète, agitée, tourmentée, plus la félicité la fuit.

N’avoir ni craintes, ni deſirs, comme dit Séneque, c’eſt le bonheur privatif, en ce que l’ame eſt exempte de ce qui altere ſa tranquillité. Deſcartes veut qu’on ſache pourquoi on ne doit rien deſirer, ni craindre. Ces raiſons, que notre Stoïcien à sous-entendues, rendent ſans doute l’eſprit plus ferme, plus inébranlable ; mais pourvu qu’on ne craigne rien, qu’importe que ce ſoit par vertu de machine ou de philoſophie.

Avoir tout à ſouhait, heureuſe organiſation, beauté, eſprit, graces, talens, honneurs, richeſſes, ſanté, plaiſirs, gloire, tel eſt le bonheur réel & parfait

Il ſuit de tous ces aphorismes, que tout ce qui produit, entretient, nourrit, ou excite le ſentiment inné du bien-être, devient par conſéquent cauſe du bonheur ; & par cette raiſon, pour en ouvrir la carriere, il ſuffit, ce me ſemble, d’expoſer toutes les cauſes qui nous donnent une agréable circulation, et par elle, d’heureuſes perceptions. Elles ſont internes & externes, ou intrinſeques & acceſſoires.

Les cauſes internes ou intrinſeques, qui paſſent pour dépendre de nous, n’en dépendent point. Elles appartiennent à l’organiſation & à l’éducation, qui a, pour ainſi dire, plié notre ame, ou mortifié nos organes. Les autres viennent de la volupté, des richeſſes, des ſciences, des dignités, de la réputation, &c.

Le bonheur qui dépend de l’organiſation eſt le plus confiant & le plus difficile à ébranler ; il a beſoin de peu d’alimens, c’eſt le plus beau préſent de la nature. Le malheur qui vient de la même ſource eſt ſans remede, ſi ce n’eſt quelques palliatifs fort incertains.

Le bonheur de l’éducation conſiſte à ſuivre les ſentimens qu’elle nous a inspirés, & qui s’effacent à peine. L’ame s’y laiſſe entraîner avec plaiſir ; la pente eſt douce, & le chemin bien frayé ; il lui eſt violent d’y réſiſter ; cependant ſon chef-d’œuvre eſt de vaincre cette pente, de diſſiper les préjugés de l’enfance, & d’épurer l’ame au flambeau de la raiſon. Tel eſt le bonheur réſervé aux philosophes.

On peut être heureux, j’en conviens, en ne faîſant point ce qui donne des remords ; mais par-là on s’abſtient ſouvent de ce qui fait plaiſir, de ce que demande la nature, de ce qui la fait ſouffrir, ſi on eſt ſourd à ſa voix ; on s’abſtient de mille choſes qu’on ne peut s’empêcher de deſirer & d’aimer. Ce n’eſt ici qu’un bonheur d’enfant, fruit d’une éducation mal entendue, & d’une imagination préoccupée : au lieu qu’en ne ſe privant point de mille agrémens & de mille douceurs, qui, ſans faire tort à perſonne, font grand bien à ceux qui les goûtent ; ſachant que c’eſt pure puérilité de ſe repentir du plaiſir qu’on a eu, on aura le bonheur réel ou poſitif, félicité raiſonnable, qui ne ſera corrompue par aucuns remords.

Pour proſcrire ces perturbateurs du genre humain, il ſuffira de les expliquer. On verra qu’il eſt auſſi avantageux que facile de ſoulager la ſociété d’un fardeau qui l’opprime : que les vertus de ſon inſtitution ſuffiſent à ſon entretien, à ſa fureté & à ſon bonheur : qu’il n’y a qu’une vérité qu’il importe aux hommes de ſavoir ; vérité vis-à-vis de laquelle toutes les autres ne ſont que frivolités ou jeux d’eſprit plus ou moins difficiles. Dans ce ſyſtême fondé ſur la nature & la raiſon, le bonheur ſera pour les ignorans & pour les pauvres, comme pour les ſavans & les riches : il y en aura pour tous les états ; & qui plus eſt, ce qui va révolter les eſprits prévenus, pour les méchans comme pour les bons.

Les cauſes internes du bonheur ſont propres & individuelles à l’homme ; c’eſt pourquoi elles doivent avoir le pas ſur les cauſes externes qui lui ſont étrangeres, & qui pour cette raiſon occuperont la plus courte & la derniere place de cet ouvrage. Il eſt naturel à l’homme de ſentir, parce que c’eſt un corps animé ; mais il ne lui eſt pas plus naturel d’être ſavant & vertueux, que richement vêtu. La vérité, la vertu, la ſcience, tout ce qui s’apprend & vient du dehors, ſuppoſant donc le ſentiment déjà formé dans l’homme qu’on inſtruit, je ne dois parler de ces brillans avantages, qu’après avoir examiné ſi ce ſentiment nu & ſans aucun ornement ne pourroit pas faire la félicité de l’homme ; enſuite viendront après tous ceux de la gloire, de la fortune & de la volupté.

Ce qui me perſuade de la vérité de ce que je viens de mettre en queſtion, c’eſt que je vois tant d’ignorans heureux, par leur ignorance même & leurs préjugés. S’ils n’ont point les plaiſirs que donne à l’amour-propre la découverte de la plus ſtérile vérité, tout eſt compenſe ; ils n’ont point les peines & les chagrins que donnent les plus importantes. Que ce ſoit la terre qui tourne, ou le ſoleil, ils ne s’en inquietent point ; loin de s’embarraſſer du cours de la nature, ils la laiſſent aller au hasard, & vont eux-mêmes rondement & gaiement leur petit train avec le bâton d’aveugle qui les conduit. Ils mangent, boivent, dorment, végetent avec plaiſir. Trompés à leur profit, loin d’avoir des frayeurs, s’ils vivent en honnêtes gens, ils ſe repaiſſent l’imagination d’agréables idées qui les conſolent de mourir. Le gain qu’on leur promet, quoique chimérique, fait que la perte n’a pour eux preſque rien de réel. Eſt aſſez habile qui eſt aſſez heureux.

Pour approfondir ce ſujet, on me permettra de me livrer à quelques réflexions. Toutes choſes égales, les uns font plus ſujets à la joie, à la vanité, à la colere, à la mélancolie, & aux remords même, que les autres. D’où cela vient-il, ſi ce n’eſt de cette diſpoſition particuliere des organes, qui produit la manie, l’imbécillité, la vivacité, la lenteur, la tranquillité, la pénétration, &c ? Or, c’eſt parmi tous ces effets de la ſtructure du corps humain, que j’oſe ranger le bonheur organique. Il a été donné à ces heureux mortels, qui, pour l’être, n’ont beſoin que de ſentir ; à ces heureux tempérament, ces béats, dont on parle tous les jours, dont telle eſt la conſtitution, que le chagrin, l’infortune, la maladie, les douleurs médiocres, la perte de ce qu’on a de plus cher, tout ce qui afflige les autres enfin, gliſſe ſur leur ame qui ſe laiſſe à peine effleurer. Le même concours fortuit, la même circulation, le même jeu des ſolides & des fluides, qui fait l’heureux génie & l’eſprit borné, fait auſſi le ſentiment qui nous rend heureux ou malheureux. Le bonheur n’a point d’autre ſource, comme nous l’enſeigne l’uniformité de la nature. Que la prédilection eſt ici remarquable ! celui qu’elle a favoriſé juſqu’à ce point, content du plus petit néceſſaire, ne ſe ſouvient pas plus qu’il a nagé ; que dis-je ? qu’il s’eſt noyé dans le ſuperflu ; & ſi la fortune revient, prodigue par tempérament, quand le tempérament ſuffit au bonheur, il regardera encore l’argent comme les feuilles que le vent fait tomber ; le ſable ne coulera pas plus aiſément de ſes mains : tandis que l’avare croit qu’on en aura plus de deux pour le voler, & gémit lorſque ſon coffre-fort n’eſt qu’à moitié plein. Rien ne trouble un homme auſſi-bien conſtruit. Patient & tranquille ; autant qu’il eſt poſſible dans la douleur, elle a peine à le déranger de ſon aſſiette. Jugez s’il eſt ferme dans l’adverſité ! Il rit de voir combien la fortune eſt dupe d’avoir cru le chagriner ! Il ſe joue d’elle comme Pyrrhonien de la vérité. J’en ai vus de ces heureux caracteres, qui étoient même quelquefois de meilleure humeur, malades que ſains, pauvres que riches ; & ces changemens de ſenſations doivent encore être rejetés ſur ceux des organes, dont ils dépendent viſiblement. La maladie produit tous les jours aux yeux des médecins de bien plus ſurprenantes métamorphoſes ; elle change l’homme d’eſprit en ſot qui n’en releve jamais, & éleve le ſot à la qualité d’immortel génie. Rien n’eſt bizarre four la nature ; c’eſt nous qui le ſommes de l’en accuſer.

Rien ne prouve mieux qu’il eſt un bonheur de tempérament, que tous ces heureux imbécilles que chacun connoît, tandis que tant de gens d’eſprit ſont malheureux. Il ſemble que l’eſprit donne la torture au ſentiment. De plus, les animaux viennent à l’appui de ce ſyſtême. Lorſqu’ils ſont en bonne ſanté, & que leurs appétits fſont ſatisfaits, ils goûtent le ſentiment agréable attaché à cette ſatisfaction, & par conſéquent cette eſpece eſt heureuſe à ſa manière. Séneque le nie en vain. Il ſe fonde ſur ce qu’ils n’ont pas la connoiſſance intellectuelle du bonheur, comme ſi les idées métaphyſiques influoient ſur le bien-être, & que la réflexion lui fût néceſſaire. Combien d’hommes ſtupides, qu’on ſoupçonne moins de réfléchir qu’un animal, parfaitement heureux ! La réflexion augmente le ſentiment, mais elle ne le donne pas plus que la volupté ne fait naître le plaiſir. Hélas ! doit-on s’applaudir de cette faculté ? Elle vient tous les jours, & s’exerce pour ainſi dire ſi à contre-ſens, qu’elle écraſe le ſentiment & déchire tout. Je ſais que, lorſqu’on eſt heureux par elle ; & qu’elle ſe trouve, comme dans le droit de fil des ſenſations, on l’eſt davantage ; le ſentiment eſt excite par cette ſorte d’aiguillon : mais en fait de malheur, pris dans mon ſens ordinaire, quel droit plus cruel & plus funeſte ! C’eſt le poiſon de la vie. La réflexion eſt ſouvent preſque un remord. Au contraire, un homme que ſon inſtinct rend content, l’eſt toujours, ſans ſavoir ni comment, ni pourquoi, & il l’eſt à peu de frais. Il n’en a pas plus coûté pour faire cette machine, que celle d’un animal : tandis qu’il y en a une infinité d’autres, pour la félicité deſquelles la fortune, la renommée, l’amour & la nature ſe ſont en vain épuiſees ; malheureuſes à grands frais, parce qu’elles ſont inquietes, impatientes, avares, jalouſes, orgueilleuſes, eſclaves de mille paſſions : on diroit, ou que le ſentiment ne leur a été donné que pour les vexer, ou que leur génie ne leur eſt venu que pour tourmenter & dépraver leur ſentiment Confirmons notre idée par de nouvelles preuves.

Certains remedes ne ſont-ils pas encore une preuve de ce bonheur que j’appelle organique, automatique ou naturel, parce que l’ame n’y entre pour rien, & qu’elle n’en tire aucun mérite, en ce qu’il eſt indépendant de ſa volonté. Je veux parler de ces états doux & tranquilles que donne l’opium, dans leſquels on voudroit demeurer toute une éternité, vrai paradis de l’ame, s’ils étoient permanens ; états bienheureux, qui n’ont cependant d’autre origine que la paiſible égalité de la circulation, & une détente douce & à moitié paralytique des fibres ſolides. Quelle merveille opere un ſeul grain de ſuc narcotique, ajouté au ſang, & coulant avec lui dans les vaiſſeaux ! Par quelle magie nous communique-t-il plus de bonheur que tous les traités des philoſophes ? Et quel ſeroit le fort d’un homme qui ſeroit organiſé toute ſa vie, comme il l’eſt, tant que ce divin remede agit ! qu’il ſeroit heureux !

Les rêves, qui n’ont pas beſoin d’opium pour être ſouvent fort agréables, confirment la même choſe. Comme un objet aimé ſe peint mieux abſent que préſent, parce que la réalité offre à l’imagination des bornes quelle ne connoît plus, lorſqu’elle eſt abandonnée à elle-même, pour la même raiſon les peintures ſont plus vives, quand on dort, que quand on veille. L’ame que rien ne diſtrait alors, toute livrée au tumulte interne des ſens, goûte mieux, & à plus longs, traits, des plaiſirs qui la pénetrent. Réciproquement elle eſt auſſi plus alarmée & plus effrayée par les ſpectres qui ſe forment la nuit dans le cerveau, & qui ne ſont jamais ſi affreux, lorſqu’on veille, parce que les objets du dehors les ont bientôt écartés : ſonges noirs, auxquels ſont principalement ſujets ceux qui s’accoutument durant le jour à n’avoir que des idées triſtes lugubres ou ſiniſtres, au lieu de les chaſſer, autant qu’il eſt poſſible. Deſcartes ſe félicite, dans ſes lettres, de n’avoir pas la nuit des idées plus fâcheuſes que le jour.

Vous voyez que l’illuſion même, ſoit qu’elle ſoit produite par les médicamens, ou par des rêves, eſt la cauſe réelle de notre bonheur ou malheur machinal : enſorte que, ſi j’avois à choiſir d’être malheureux la nuit & heureux le jour, le choix m’embarraſſeroit ; car que m’importe en quel état ſoit mon corps, lorſque je ſuis mécontent, inquiet, chagrin, déſolé. Si dans l’incube, il n’y a point de fardeau ſur ma poitrine, mon ame a-t-elle moins le cochemar ? & quoique ces objets charmans, qui me procurent un rêve délicieux, ne ſoient point avec moi, je n’en ſuis pas moins avec eux, je n’en reſſens pas moins les mêmes plaiſirs que s’ils étoient préſens. On a les mêmes avantages dans le délire & la folie, qui en eſt un. Souvent c’eſt rendre un mauvais ſervice, que de guérir ces maladies ; c’eſt troubler un ſonge agréable, & préſenter la triſte perſpective de la pauvreté à un homme qui ne voyoit que richeſſes & vaiſſeaux à lui appartenans. Saine ou malade, éveillée ou endormie, l’imagination peut donc rendre content.

Le ſentiment qui nous affecte agréablement ou déſagréablement, n’a donc pas beſoin de l’action des ſens externes pour faire le plaiſir on le déſagrément de la vie. Il ſuffit que les ſens internes, plus ou moins ouverts ou éveillés, livrent mon ſentiment à leur chaos d’idées, ſans l’étouffer, & donnent, pour ainſi dire, à mon ame, la comédie ou la tragédie, les ſenſations de volupté ou de douleur.

Mais la veille même eſt-elle bien certainement autre choſe qu’un rêve moins confus & mieux arrangé, en ce qu’il eſt plus conforme à la nature & à l’ordre des premières idées qu’on a reçues ? La raiſon de l’homme pourroit-elle bien ne pas toujours rêver, elle qui nous trompe ſi ſouvent, & qui n’eſt pas même maitreſſe, comme dit Montagne, de faire vouloir à ſa volonté ce qu’elle voudroit.

Si tant de rêves, comme on n’en peut douter, lorſqu’on a quelque connoiſſance de l’économie animale, ſont des veilles imparfaites, ſans contredit il y a une infinité de veilles qui ne font que des ſonges incomplets. On réfléchit ſouvent, endormi comme éveillé, & quelquefois mieux. Il y a des ſots qui ont beaucoup d’eſprit en rêve ; le prédicateur déclame, le poëte fait des vers, Morphée vaut un Apollon. Tel eſt le pouvoir de l’habitude de penſer. Mais dans la veille encore, on ſe ſurprend ſans ceſſe ſi bien rêvant, que, ſi cet état duroit un ſiecle ; c’eſt un ſiecle qu’on auroit paſſé à n’imaginer rien. Nous reſſemblons à ces chiens qui n’écoutent, que lorſqu’ils dreſſent les oreilles. Sans l’attention qui lie les idées ſemblables, ou celles qui ont coutume d’aller enſemble, elles marchent pêle-mêle, & galoppent ſi vîte & ſi légerement qu’on ne les ſent pas plus qu’on ne les diſtingue : c’eſt encore comme en certains rêves accompagnés de trop de ſommeil, on n’en retient rien.

Tel eſt l’empire des ſenſations. Elles ne peuvent jamais nous tromper, elles ne ſont jamais fauſſes par rapport à nous, dans le ſein même de l’illuſion, puiſqu’elles nous repréſentent & nous font ſentir nous-mêmes à nous-mêmes, tels que nous ſommes actu, ou au moment même que nous les éprouvons : triſtes ou gais, contens ou mécontens, ſelon qu’elles affectent tout notre être entant que ſenſitif, ou plutôt le conſtituent lui-même.

D’où il s’enſuit 1°. que, ſoit que la vie ſoit un ſonge ou qu’il y ait quelque réalité, il en réſulte le même effet, par rapport au bien & au mal-être. 2°. Contre Deſcartes, qu’une déſavantageuſe réalité ne vaut pas une de ces illuſions charmantes, dont parle Fontenelle dans ſes églogues, qui ſervent à réparer le défaut des vrais biens que la nature avare n’a pas accordés aux humains.

Si la nature nous trompe à notre profit, qu’elle nous trompe toujours. Servons-nous de la raiſon même pour nous égarer, ſi nous pouvons en être plus heureux. Qui a trouvé le bonheur, a tout trouvé.

Mais qui a trouvé le bonheur, ne l’a point cherché. On ne cherche point ce qu’on a, & ſi on ne l’a point, on ne l’aura jamais. La philoſophie ſait ſonner bien haut des avantages qu’elle doit à la nature. Séneque étoit malheureux, en écrivant même ſur le bonheur. Il eſt vrai qu’il étoit Stoïcien : & un Stoïcien n’a pas plus de ſentiment qu’un lépreux.

Autre conſéquence de tout ce qui a été dit : l’eſprit, le lavoir, la raiſon ſont le plus ſouvent inutiles à la félicité, & quelquefois funeſtes & meurtriers ; ce ſont des ornemens étrangers, dont l’ame peut ſe paſſer, & elle me paroît toute conſolée de ne les point avoir dans la plupart des hommes qui ſouvent les mépriſent & les dédaignent ; contens du plaiſir de ſentir, ils ne ſe tourmentent point au fatigant métier de penſer. Le bonheur ſemble tout vivifié, tout conſommé par le ſentiment. La nature en donnant par-là à tous les hommes le même droit, la même prétention à la béatitude, les attache tous à la vie & leur fait chérir leur exiſtence.

Eſt-ce à dire qu’il n’y a abſolument point à compter ſur la raiſon, & que (ſi le bonheur dépend de la vérité) nous courrons tous par divers chemins après une félicité imaginaire, comme un malade après des mouches ou des papillons ? Non, rien moins que cela ; ſi la raiſon nous trompe, c’eſt lorſqu’elle veut nous conduire, moins par elle-même que par ſes préjugés ; mais c’eſt un bon guide, quand la nature eſt le ſien. Alors l’expérience & l’obſervation portant le flambeau, on pourra marcher d’un pas ferme dans ce chemin équivoque, dans ce labyrinthe tortueux, dédale humain, qui a mille avenues & mille portes d’entrée, & à peine une de ſortie ; on pourra ne pas toujours s’égarer, & élever une partie de ſon bonheur ſur le débris des prejugés.

De toutes les eſpeces de bonheur, je préfere celle qui ſe développe avec nos organes, & ſemble ſe trouver, plus ou moins, comme la force, dans tous les corps animés. Je n’ai point aſſez d’amour-propre pour être dupe ; mais l’organiſation n’étant pas de la plus excellente fabrique, peut ſe modifier par l’éducation, & prendre dans cette ſource les propriétés qu’elle n’a pas en ſoi. Si elle ne vaut rien, comme la bonne en devient meilleure, il faut eſpérer qu’elle en ſera moins mauvaiſe. Ne négligeons point le mérite étranger ; il ajoute au naturel qui ne nous a pas été prodigué ; il diminue le démérite de nos organes, comme fait l’eſprit dans une femme laide. Il faut toujours tendre à la perfection, ſuivant le noble ſyſtème d’Ariſtote. Toutes choſes égales, n’eſt-il pas vrai que le ſavant, avec plus de lumieres, ſera plus heureux que l’ignorant ?

Puiſque ce qui peut s’acquérir a une ſi grande liaiſon avec notre bien-être, tâchons de rendre notre éducation parfaite. C’eſt déjà une perfection, que de connoître une ou mille vérités ſtériles, & qui ne nous importent pas plus que toutes ces plantes inutiles dont la terre eſt couverte ; mais c’eſt un bonheur, lorſque cette vérité peut tranquilliſer notre ame ; en nous délivrant de toute inquiétude d’eſprit, & ne nous laiſſant que celles du corps, plus aiſées à ſatisfaire. La tranquillité de l’ame, voilà le but d’un homme ſage. Séneque l’eſtimoit ſi fort, qu’il en a exprès donné un long traité.

Faiſons donc tout ce qui peut nous procurer ce doux repos, & tâchons de le procurer aux autres. Diſons-le à haute voix, à la face des Pyrrhoniens, réparons ce que nous croyons ſupprimé par Séneque dans une ſublime[8] définition qu’il nous a enfin donnée du bonheur : oui, il eſt une vérité utile & frappante, c’eſt que le ſein de la nature qui nous a produit, nous attend tous ; il eſt néceſſaire que nous retournions au lieu d’où nous ſommes venus. Si Séneque n’avoit pas eu à cœur cette grande vérité, (dont on trouve par-tout des traces claires & nullement équivoques dans ſes ouvrages) il n’auroit pas conſeillé la mort, non-ſeulement aux malheureux, mais à ceux qui étoient plongés dans la volupté, ſuppoſé qu’ils ne puſſent s’y ſouſtraire autrement. S’il ne dit point, comme Lucrece, que la mort ne nous regarde en rien, parce qu’elle n’eſt point encore, lorſque nous ſommes, & que nous ne ſommes plus lorſqu’elle eſt, c’eſt que dans tous les temps les plus reculés, l’entiere deſtruction de notre être étoit une vérité reçue, & ſi triviale parmi les philoſophes, qu’un Stoïcien pouvoit bien ſe diſpenſer & comme dédaigner de raſſurer les eſprits à cet égard. Cicéron nomme celui qui s’aviſa le premier de croire que notre ame étoit immortelle.

Quoique notre illuſtre Stoïcien eût peut-être mieux fait de dire quelle vérité importoit au bonheur de la vie, en rendant notre eſprit tranquille ſur l’avenir, Deſcartes ne m’en paroît pas moins avoir mal interprété ſon ſilence, en ne l’interprétant point. L’ai-je juſtifié, en l’expliquant ?

Quoi qu’il en ſoit, dans un ſiecle auſſi éclairé que le nôtre, où la nature eſt ſi connue, qu’à ce ſujet elle ne nous laiſſe rien à déſirer, il eſt enfin démontré par mille preuves ſans replique, qu’il n’y a qu’une vie & qu’une félicité. La premiere condition du bonheur eſt de ſentir, & la mort nous ôte tout ſentiment. La fauſſe philoſophie peut, comme la théologie, nous promettre un bonheur éternel, & nous berçant de belles chimeres, nous y conduire aux dépens de nos jours, ou de nos plaiſirs. La vraie, bien différente & plus ſage, n’admet qu’une félicité temporelle, elle ſeme les roſes & les fleurs ſur nos pas, & nous apprend à les cueillir.

Telles font les juſtes bornes dans leſquelles la ſageſſe fait ſe renfermer & contenir ſes vœux & ſes deſirs.

Je fais que Deſcartes dit que l’immortalité de l’ame eſt une de ces vérités, dont la connoiſſance eſt requiſe pour faciliter l’uſage de la vertu & le chemin du bonheur. Mais alors il ne parle point en philoſophe : & comme il avoue que le ſouverain bien n’eſt point une matiere qu’il aime à traiter, il eſt facile de voir que la prudence de l’auteur eſt proportionnée à la délicateſſe du ſujet. Il pouvoit craindre la publication de ſes lettres, & en conſéquence ces bons chrétiens qui ne cherchoient que la cruelle occaſion de le perdre, comme tous ceux qui oſent s’oppoſer à leurs opinions aveugles & deſpotiques. Liſez ſes excellentes lettres, pour voir toutes les inquiétudes & tous les chagrins que la ſaine théologie lui a fait eſſuyer, & tout ce qu’elle a remué pour empêcher ce grand homme d’établir ſa philoſophie, à laquelle, toute hypothétique qu’elle eſt, l’eſprit humain devra tous les progrès qu’il ſera à jamais dans les expériences même, dont elle a fait ſentir la néceſſité.

Mais où l’on reconnoît enfin celui qui a regardé les animaux comme de pures machines, imaginant bien que l’homme leur ſeroit un jour comparé par des génies plus médiocres & plus hardis ; c’eſt lorſqu’il dit qu’on n’a aucune aſſurance ſur l’immortalité de l’ame, ſi ce n’eſt dans la fauſſe philoſophie d’Hegéſias : ce ſont ſes termes. Il ajoute que le livre de ce philoſophe fût défendu par Ptolomée, parce que pluſieurs, ennuyés des miſeres de cette vie, qu’il exagéroit, s’étoient tués, après l’avoir lu, pour ſe dépêcher moins encore d’en ſortir, que pour aller goûter dans l’autre monde les félicités éternelles dont il leurroit ſes lecteurs : ce qui fait voir, 1°. la mode des opinions, tantôt bien & tantôt mal accueillies en différens ſiecles ; 2°. le danger de celles qu’on croit les plus vertueuſes les plus ſaintes, & les plus capables de ſoutenir l’humanité dans les peines de la vie, & même de nous rendre heureux & riches du moins en belles eſpérances. Je vois par la lecture que les meilleurs eſprits, généralement reconnus pour tels, n’ont jamais peſé dans la même balance les avantages que procurent les deux opinions contraires. Rien de plus miſérable & de plus à plaindre qu’un eſprit qui s’inquiete & ſe tourmente pour les chofes futures, ſelon Séneque : car n’ayant point de certitude qu’elles ſeront au gré de ſes deſirs, elles peuvent leur être tout-à-fait contraires. Delà par conſéquent à quelle fâcheuſe incertitude n’eſt-on pas ſans ceſſe livré ? Pour une idée riante, combien d’idées triſtes, & de frayeurs cruelles ! Au contraire dans notre opinion, ſi on n’a pas les roſes phantaſtiques que donne un beau ſonge, du moins eſt-on exempt des épines réelles qui l’accompagnent. Enfin, tout bien conſidéré, ſe borner au préſent, qui ſeul eſt en notre pouvoir, c’eſt un parti digne du ſage ; nuls inconvéniens, nulles inquiétudes de l’avenir dans ce ſyſtéme. Uniquement occupé à bien remplir le cercle étroit de la vie, on ſe trouve d’autant plus heureux, qu’on vit non-ſeulement pour ſoi, mais pour ſa patrie, pour ſon roi, & en général pour l’humanité, qu’on ſe fait gloire de ſervir. On fait le bonheur de la ſociété, avec le ſien propre. Toutes les vertus conſiſtent à bien mériter d’elle, comme nous allons l’expliquer.

Que d’autres s’élevent ſur les aîles du Stoïciſme (s’il lui en reſte encore) juſqu’au haut de ce roc eſcarpé, où Héſiode a bâti un temple ſublime à la vertu, toujours piqué des ronces dont le chemin eſt hériſſé, ſans les ſentir, & toujours cotoyant un précipice, ſans y tomber ; ils pourront bien donner le nom à quelque ſecte, comme Icare donna le ſien aux mers où il tomba : mais plus ils s’éloigneront de la nature, ſans laquelle la morale & la philoſophie ſont également étranges, plus ils s’éloigneront de la vertu. Ce n’eſt point aux philoſophes qu’elle a été réſervée. Tout eſprit de parti, toute ſecte, tout fanatiſme lui tourne le dos. Elle a été donnée, ou plutôt enſeignée à tous les hommes. Soyons hommes ſeulement, & nous ſerons vertueux. Rentrons en nous-mêmes, & nous y trouverons la vertu : ce n’eſt point aux temples, c’eſt dans notre cœur qu’elle habite. Ce n’eſt point je ne ſais quelle loi naturelle que la nature méconnoît, ce ſont les plus ſages des hommes qui l’y ont gravée ; & en ont jeté les plus utiles fondemens.

En général les hommes ſont nés méchans ; ſans l’éducation, il y en auroit peu de bons ; & encore avec ce ſecours, y en a-t-il beaucoup plus des uns que des autres. Tel eſt le vice de la conformation humaine. L’éducation ſeule a donc amélioré l’organiſation ; c’eſt elle qui a tourné les hommes au profit & à l’avantage des hommes ; elle les a montés, comme une horloge, au ton qui pût ſervir, au degré le plus utile. Telle eſt l’origine de la vertu : le bien public en eſt la ſource.

Ecoutons un philoſophe. « Les rois ont leurs vertus & leur juſtice ; elles ont d’autres limites que chez les particuliers. Dieu donna toujours le droit, où il donna la force. Les voies les plus injuſtes en apparence, deviennent juſtes ; lorſqu’un prince les croit telles ; comme celles qui ſemblent juſtes ne le font pas, lorſqu’il croit faire injuſtice. L’intention fait tout ».

Voilà à-peu-près, ſi je m’en ſouviens bien, ce que j’ai lu dans les lettres de Deſcartes.

Si de l’image des dieux, on remonte aux dieux même, on aura une grande idée de leur juſtice, & de la ſolidité de leurs décrets. Si de là on deſcend à celle des peuples qui ſuivent aveuglément ce qu’ils trouvent reçu, & n’examinent rien, que n’en pourra-t-on pas penſer ?

Si chacun eût pu vivre ſeul & uniquement pour ſoi, il y auroit eu des hommes & point d’humanité, des vices, ou ſoi-diſant tels, & point de remords. Il n’y a point d’animalité, pour employer ce mot dans un ſens barbare, entre les animaux qui n’ont qu’un commerce de paſſions vulgivagues.

La néceſſité des liaiſons de la vie a donc été celle de rétabliſſement des vertus & des vices, dont l’origine eſt par conſéquent d’inſtitution politique ; car ſans eux, ſans ce fondement ſolide, quoique imaginé, l’édifice ne pouvoit ſe ſoutenir & tomboit en ruine. Nous pouvons dire deé vertus, ainſi enviſagées, ce que Zénon diſoit des vices, qu’elles ſont toutes égales. Mais l’honneur & la gloire, ſéduiſans phantômes, ont été nommés pour ſervir de cortege à la vertu qu’ils excitent Le mépris, l’opprobre, la crainte, l’ignominie, les remords, ſont attachés aux vices pour les pourſuivre, les effrayer, & leur ſervir de furie. Enfin on a remué l’imagination des hommes, & par-là on a tiré parti de leur ſentiment, & ce qui en ſoi n’eſt que chimere, devient par relation un bien réel, à moins qu’on n’excepte l’amour-propre attaché aux belles actions même ſecretes ; plus flatté, lorvqu’elles ſont publiques ; car c’eſt en cela que conſiſtent l’honneur, la gloire, la réputation, l’eſtime, la conſidération & autres termes qui n’expriment que les jugemens d’autrui qui nous ſont favorables & nous font plaiſir. Au reſte la convention, un prix arbitraire fait tout le mérite & le démérite de ce qu’on appelle vice & vertu.

Quoiqu’il n y ait point de vertu proprement dite, ou abſolue, ce mot ne formant comme tant d’autres qu’un vain ſon, il en eſt donc de relatives à la ſociété, dont elles font à la fois l’ornement & l’appui. Qui les poſſede au plus haut degré, eſt le plus heureux de cette eſpece de bonheur qui appartient à la vertu. Ceux qui la négligent & ne connoiſſent point le plaiſir d’être utiles, ſont privés de cette ſorte de félicité. Peut-être, tant la nature ſe ſuffit, ſont-ils dédommagés de ne point vivre pour les autres, par la ſatisfaction qu’ils ont de vivre pour eux ſeuls, & d’être à eux-mêmes leurs parens, leurs amis, leur maîtreſſe & tout l’univers. Ceux-là, se trouvant malheureux dans la vie, ne ſe soucieront pas de la consſerver, uniquement parce qu’elle eſt auſſi utile à leur famille, qu’elle leur eſt à charge, & comme je l’ai vu, la plus funeſte ambition leur fera chercher la mort.

Le bonheur de l’homme augmente aux yeux des perſonnes bien nées, par le partage & la communication. On s’enrichit en quelque ſorte du bien qu’un fait, on participe à la joie qu’on procure, Il étoit digne de l’homme que cela fût ainſi. Il ne ſuffiſoit pas que la vertu fût la beauté de l’ame ; il falloit, pour nous exciter à faire uſage de cette beauté, que l’ame fût flattée d’être belle, & ſur-tout, d’être trouvée telle, & qu’elle y trouvât du plaiſir ; comme une jolie femme, qui aime la flatterie & les careſſes d’amour, à cauſe de la vanité & de la volupté qui les ſuit, forcée d’ailleurs de s’aimer par l’image même de ſes charmes ; ou plutôt semblable à cette coquette d’Alcibiade, qui dit qu’elle aimeroit mieux « être moins aimable, &. rencontrer quelqu’un qui lui fit compliment ». Qu’importe qu’une femme ſoit laide, ſi elle paſſe pour jolie ; qu’un homme ſoit bien ſot, s’il paſſe pour avoir de l’eſprit ; qu’un homme ſoit vicieux, s’il paſſe pour vertueux ? Ne dit-on pas tous les jours en fait de galanterie, que la prudence & la circonspection ſuffisent ; qu’il vaudroit mieux qu’on en ſoupçonnât moins, & qu’on en fit davantage ? on eſt heureux par l’opinion d’autrui, comme par la ſienne propre. La vanité rend plus de services à l’homme, que l’amour-propre le plus juſte & le mieux réglé ; demandez-le à cette foule de mauvais auteurs, qui peſent leur mérite dans la balance de leurs libraires.

Perſonifions la vertu. L’honneur est le diamant qu’elle porte au doigt : amans vils, ce n’eſt point elle qu’on aime, c’eſt ſon brillant qu’on voudroit avoir, ſans paſſer par sa rude étamine, & cette fortune arrive en effet fort ſouvent à ceux qui en ſont le moins dignes. C’eſt une vieille laide, qu’on recherche pour le luſtre qui pend à ſes oreilles, ou pour ſon argent qu’il faut gagner. Tels ſont les charmes de cette reine du ſage, de cette belle par excellence, de cette divinité Stoïcienne !

La vertu encore, ſi vous voulez, tandis que mon auteur me met en goût de faire des comparaiſons (dieu me préſerve d’en faire d’auſſi ſérieuſement comiques[9] qu’il en fait quelquefois), la vertu, dis-je, ſera l’arbre, dont on ſe ſoucie peu, qu’on regarde à peine, & qu’on ne cherche qu’à cauſe de ſon ombre ; ombre ſinguliere, en ce qu’elle répond ordinairement fort mal au corps qui la produit ; tantôt trop grande, tantôt trop petite, ſuivant que le vent ſoufflant ou en proue, ou en poupe, la contracte, ou la diſperſe. Enfin nous ſommes pour la plupart de vrais petits maîtres en fait de vertu ; les faveurs qu’elle nous accorde, ne ſont rien, ſi elles ne font du bruit. Preſque perſonne ne veut avoir un mérite obſcur & inconnu ; on fait tout pour la gloire ; Ariſtote la regarde comme le premier des biens externes ; Horace dit que la vertu cachée eſt preſque nulle : Cicéron eût dit la même chofe, s’il eût oſé ; il a fait ſonner ſa vertu auſſi haut que ſon éloquence : pourquoi ? pour en retirer cette gloire, dont il étoit ſi avide. Il y a peu de vertus dont on ne faſſe parade. Peu de Carnéades font le bien pour le bien, & même aux dépens de leur propre fortune ; peu de gens eſtiment d’autant plus la vertu, qu’elle eſt plus cachée, & d’autant moins, qu’elle a déjà tranſpiré. Ainſi quoique Carnéades ait été chef d’une opinion contraire à celle de Chryſippe & de Diogene, qui pour acquérir toute la gloire du monde, n’auroient pas daigné ſeulement étendre le doigt, il paroît que, tout bien examiné, il n’a pas moins mépriſé la gloire que ces philoſophes ; (j’entends la vaine gloire qui vient du ſuffrage des hommes, ſi on peut appeler vaine, une paſſion qui conduit aux plus belles choſes) & qu’il a parfaitement connu le vrai mérite, en confondant la gloire avec la vertu, & dédaignant le plaiſir de l’exercer pour un autre but qu’elle-même. Si c’eſt là un raffinement d’amour-propre, & que le mépris même de la vanité en marque l’excès, (comme en effet la modeſtie eſt ſouvent un orgueil déguiſé) c’eſt dans cette étrange & belle vanité que je place la perfection de la vertu, & la plus noble cauſe de l’héroïſme. S’il eſt délicat de ſe juger foi-même, à cauſe des pieges que nous tend l’amour-propre ; il n’eſt pas moins beau d’être forcé de s’eſtimer, lors même qu’on eſt mépriſé par les autres. C’eſt par ſoi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il eſt grand d’avoir à ſon ſervice la déeſſe aux cent bouches, de les réduire au ſilence, de leur défendre de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, & d’être à ſoi-même ſa renommée. Qui ſeroit sûr qu’il vaut lui ſeul toute ſa ville, pourroit s’eſtimer & ſe reſpecter autant qu’il pourroit l’être par toute cette ville, & ne perdroit rien à tant d’applaudiſſemens mépriſés. Qu’ont au reſte de ſi flatteur la plupart des louanges, pour les briguer tant ? Ceux qui les prodiguent, ſont ſi peu dignes de les donner, que ſouvent elles ne méritent pas la peine d’être entendues. Un homme d’un mérite ſupérieur, n’eſt obligé de les écouter, que comme un grand roi lit de mauvais vers faits à ſon éloge.

Qu’il me ſoit permis de tracer un petit tableau des vertus de la ſociété. Chacun a les ſiennes. Le médecin, par ſon art de conſerver les hommes, fait plus que s’il les créoit de nouveau. Le pere de famille éleve des enfans tendres & reconnoiſſans ; il leur donne une ſeconde vie, plus précieuſe que la premiere. L’époux, plein d’attentions & d’égards, ſe reſpecte dans la compagne, & tâche de lui faire une chaîne de fleurs. L’amant ne peut jamais trop ſentir ce que fait pour lui une maîtreſſe qui ne lui doit rien, & lui ſacrifie tout Le véritable ami, complaiſant fans baſſeſſe, vrai ſans dureté, prudent, diſcret, obligeant, défend ſon ami, lui donne de bons conſeils, & n’en reçoit point d’autres.

Il eſt des vertus de tous les états. Le citoyen fidele & zélé fait des vœux pour ſa patrie & pour ſon prince. L’officier brave & éclairé conduit le ſoldat intrépide & feroce. Le moraliſte cenſé fournit de bons préceptes puiſés dans la nature. L’hiſtorien nous offre les plus grands exemples de l’antiquité la plus reculée. La volupté, ce charme de la vie, coule des plumes qu’elle anime. Le comique répand le ſel avec la joie : l’un excite l’eſprit, qu’il pique avec plaiſir ; l’autre eſt le bien des cœurs qu’il dilate. Enfin le tragique, le romancier, &c. font naître ces ſentimens de tendreſſe & de grandeur, que le poëte tranſporté élevé juſqu’à l’enthouſiaſme.

Sentir le mérite, en eſt un : le récompenſer eſt divin.

Rois, imitez le Salomon du nord. Soyez les héros de l’humanité, comme vous en êtes les chefs. Deſcendre à la qualité de Mécènes, c’eſt s’élever. Le courage des âmes eſt autant au-deſſus de celui des corps, que la guerre des ſciences eſt au-deſſus de celle des armes. Soutenez ce courage qui fait la gloire d’un état : l’autre n’en fait que la ſûreté. La protection fait ſur le génie, ce que le ſoleil fait ſur la roſe, qu’il épanouit.

Vous, philoſophes, ſecondez-moi ; oſez dire la vérité, & que l’enfance ne ſoit pas l’âge éternel de l’homme. Ne craignons point la haine des hommes, ne craignons que de la mériter. Voilà notre vertu. Tout ce qui eſt utile à la ſociété, en eſt une, le reſte eſt ſon phantôme. V. l’eſſai ſur le mérite & la vertu, de Mr. D.

Où en ſommes-nous, s’écrient les théologiens, s’il n’y a en foi ni vices, ni vertus, ni bien, ni mal moral, ni juſte, ni injuſte ? Si tout eſt arbitraire, & fait de main d’hommes, pourquoi ces remords, dont on eſt déchiré à la ſuite d’une mauvaiſe action ? Otera-t-on la ſeule vertu qui reſte aux criminels, comme dit V… dans Sémiramis ?

Laiſſons déclamer les ignorans & les fanatiques, & entrons tranquillement dans cette nouvelle carriere, où la meilleure philoſophie, celle des médecins, nous conduit.

Rétrogradons vers notre enfance ; nous n’avons que trop peu de pas à faire pour cela, & nous trouverons qu’elle eſt l’époque des remords. D’abord ce n’étoit qu’un ſimple ſentiment, reçu ſans examen & ſans choix, & qui s’eſt auſſi fortement gravé dans le cerveau, qu’un cachet dans une cire molle. La paſſion, maîtreſſe ſouveraine de la volonté, peut bien étouffer ce ſentiment pour un temps ; mais il renaît, quand elle ceſſe, & ſur-tout lorſque l’ame, rendue à elle-même, réfléchit de ſens froid ; car alors les premiers principes qui forment la conſcience, ceux dont elle a été imbue, reviennent, & c’eſt ce qu’on appelle remords, dont les effets varient à l’infini.

Le remord n’eſt donc qu’une fâcheuſe réminiſcence, qu’une ancienne habitude de ſentir, qui reprend le deſſus. C’eſt, ſi l’on veut, une trace qui ſe renouvelle, & par conſéquent un vieux préjugé que la volupté & les paſſions n’endorment point ſi bien, qu’il ne ſe réveille preſque toujours tôt ou tard. L’homme porte ainſi en ſoi-même le plus grand de ſes ennemis. Il le ſuit par-tout, & comme Boileau le dit du chagrin, d’après Horace, il monte en croupe & galoppe avec lui. Heureuſement ce cruel ennemi n’eſt pas toujours vainqueur. Toute autre habitude, ou plus longue, ou plus forte, doit le vaincre néceſſairement. Le ſentier le mieux frayé s’efface, comme on ferme un chemin, ou comble un précipice. Autre éducation, autre cours des eſprits, autres traces dominantes, autres ſentimens enfin, qui ne peuvent pénétrer notre ame, ſans s’élever ſur les débris des premiers, qu’un nouveau mécaniſme abolit.

Voici maintenant des faits inconteſtables. Ceux qui ſur mer, prêts à mourir de faim, mangent celui de leurs compagnons que le fort ſacrifie, n’en ont pas plus de remords, que les antropophages. Telle eſt l’habitude, telle eſt la néceſſité, par qui tout eſt permis.

Autre religion, autres remords : autre temps, autres mœurs. Lycurgue faiſoit jetter à l’eau les enfans foibles & mal ſains, en s’applaudiſſant de la ſageſſe. Voyez ſa vie dans Plutarque, elle ſeule vous fournira en détail la preuve de ce que j’avance en gros. Vous verrez qu’on ne connoiſſoit à Sparte, ni pudeur, ni vol, ni adultere, &c. Ailleurs les femmes étoient communes & vulgivagues, comme les chiennes ; ici elles étoient livrées par le mari au premier beau garçon bien fait. Autrefois les femmes ſeules rougiſſoient d’avoir leurs adorateurs pour rivaux, tandis que ceux-ci triomphoient en mépriſant l’amour & les graces. Un fléau de l’humanité, plus terrible que tous les vices enſemble, & qui n’eſt ſuivi d’aucun repentir, c’eſt le carnage de la guerre. Ainſi l’a voulu l’ambition des princes. Tant la conſcience qui produit ce repentir, eſt fille des préjugés !

Et cependant cet excellent ſujet, qui, emporté par un premier mouvement, a aſſommé un mauvais citoyen, ou qui s’abandonne à une paſſion dont il n’eſt pas le maître ; cet homme, dis-je, du plus rare mérite, eſt tourmenté par des remords qu’il n’eût point eu, s’il eût tué un adverſaire en brave, ou ſi un prêtre légitimant ſa tendreſſe, lui eût donné le droit de faire ce que fait toute la nature. Ah ! ſi les graces ſont faites pour ſauver d’illuſtres malheureux, ſi en certains cas leur uſage eſt plus auguſte & plus royal, comme Deſcartes l’inſinue, que la rigueur des loix n’eſt terrible ; la plus eſſentielle, à mon avis, eſt de l’exempter de remords. L’homme, ſur-tout l’honnête homme, ſeroit-il fait pour être livré à des bourreaux, lui que la nature a voulu attacher à la vie par tant d’attraits que détruit un art dépravé ? Non ; je veux qu’il doive à la force de la raiſon ce que tant de ſcélérats doivent à la force de l’habitude. Pour un fripon qui ceſſera d’être malheureux, reprenant une paix & une tranquillité qu’il n’a pas méritées vis-à-vis des autres hommes, combien de ſages & vertueuſes perſonnes, mal-à-propos tourmentées dans le ſein d’une vie innocemment douce & délicieuſe, ſecouant enfin le joug d’une éducation trop onéreuſe, n’auront plus de beaux jours ſans nuage, & feront ſuccéder un plaiſir délicieux à l’ennui qui les dévoroit !

Connoiſſons mieux l’empire de l’organiſation. Sans la crainte des loix, nul méchant ne ſeroit retenu. Les remords ſont inutiles (ou du moins ce qui les fait) avant le crime ; ils ne ſervent pas plus après, que pendant le crime. Le crime eſt fait quand ils paroiſſent : & il n’y a que ceux qui n’en ont pas beſoin, qui puiſſent en profiter. Le tourment des autres empêche rarement (si jamais) leur rechute.

Si le remords nuit aux bons & à la vertu, dont il corrompt les fruits, & qu’il ne puiſſe ſervir de frein à la méchanceté, il eſt donc au moins inutile au genre humain. Il ſurcharge des machines auſſi à plaindre que mal réglées, entraînées vers le mal, comme les bons vers le bien, & ayant déjà trop par conſéquent de la frayeur des loix, dont le filet néceſſaire les prendra tôt ou tard. Si je les ſoulage de ce fardeau de la vie, elles en ſeront moins malheureuſes & non plus impunies. En ſeront-elles plus méchantes ? Je ne le crois pas ; car puiſque le remords ne les rend pas meilleures, il n’eſt pas dangereux pour la ſociété de les en délivrer. La bonne phîloſophie ſe déshonorerait en pure perte, en réaliſant des ſpeâctres qui n’effrayent que les plus honnêtes gens, tant eſt ſimple, au lieu d’être ferme, la probité ! Pour eux, c’eſt un bonheur de plus, qu’un malheur de moins. Félicitons ceux-ci, plaignons les autres, que rien ne peut contenir : la nature les a traités plus en marâtre qu’en mere. Pour être heureux, il faudrait qu’ils euſſent autant de philoſophie que de certitude d’impunité. Puiſque les remords ſont un vain remede à nos maux, qu’ils troublent même les eaux les plus claires, ſans clarifier les moins troubles, détruiſons-les donc ; qu’il n’y ait plus d’yvraie mêlée au bon grain de la vie, & que ce cruel poiſon ſoit chaſſé pour jamais. Ou je me trompe fort, ou cet antidote peut du moins le corriger. Nous ſommes donc en droit de conclure que, ſi les joies puiſées dans la nature & la raiſon, ſont des crimes, le bonheur des hommes efſ d’être criminels.

Heu ! miſeri, quorum gaudia crimen habent !

Telle eſt la nature réduite à elle-même & comme à ſon pur néceſſaire ; on croit lui faire beaucoup d’honneur, de vouloir la décorer d’une prétendue loi née avec elle, comme de tant d’autres idées acquiſes. Elle n’eſt point la dupe de cet honneur-là. Semblable à un bon bourgeois, qui préfère l’ancienneté de ſa roture à une nouvelle nobleſſe, qui ne coûte que de l’argent, une ame bien organiſée, contente de ce qu’elle eſt, & ne pouſſant pas ſes vues plus loin, dédaigne tout ce qu’on lui accorde au-deſſus de ce qui lui appartient en propre, & ſe réduit au ſentiment. L’art de le manier, c’eſt le manege de l’éducation qui le donne. Les belles connoiſſances dont l’orgueil gratifie ſi libéralement notre ame, lui font plus de tort qu’elles ne lui donnent de mérite, en la privant de celui que leur acquiſition ſuppoſe : car dans l’hypotheſe de la loi prétendue naturelle & des idées innées, l’ame apportant avec elle le diſcernement de mille choſes, comme du bien & du mal, reſſembleroit à ceux qui, favoriſés par le haſard de la naiſſance, n’auroient point mérité leur nobleſſe.

Pour expliquer tant de lumieres qu’on a cru infuſes, la nature ne paroiſſant pas ſuffire par elle-même à ceux qui la connoiſent mal, ils ont imaginé pluſieurs ſubfſtances, & cherché, ce qui eſt abſurde, l’intelligence de la raiſon dans de vrais êtres de raiſon, comme le prouve l’auteur de l’hiſtoire de l’ame. Mais ſi les uns ont gratuitement fabriqué les idées innées, pour donner aux mots de vertu & de vice une eſpece d’aſſiette qui en impoſât & les fît prendre pour des choſes réelles, les autres ne ſont pas plus fondés à donner des remords à tous les corps animés, en vertu d’une diſpoſition particulière, qui ſuffiroit dans les animaux, & qui, dans l’homme, ſeroit de moitié avec l’éducation : ſyſtême qui ne peut ſe ſontenir, quand on conſidere ſeulement que, toutes choſes égales, les uns font plus ſujets aux remords que les autres, & qu’ils changent & varient avec elle. Telle eſt l’erreur de l’auteur de l’homme machine. Ou il n’a pas ſi bien connu la nature des remords, que l’auteur d’un petit livre bien fait & bien écrit, attribué à M. de St.-Evremond : ou (ce dont je ne l’aurois pas ſoupçonné) il n’a pas oſé s’armer contre tous les préjugés à la fois.

De même que le mal, le bien a ſes degrés.

L’idée de la vertu nous a été ſi peu donnée avec l’être, qu’elle n’y eſt pas même stable, quand l’éducation & le temps ont développé & orné nos organes. C’eſt un oiſeau ſur la branche, toujours prêt à s’envoler. Le premier pli ſe fait aiſément ; l’organiſation reprend machinalement ce que l’éducation ſemble lui avoir dérobé, comme ſi la perfection & l’art la gênoient. Qui ignore la contagion des mauvaiſes lectures, le danger des mauvaiſes compagnies ? Un exemple pervers, une ſeule converſation louche détruit ſouvent les plus beaux regards de l’éducation, & la nature vicieuſe s’applaudit de le redevenir. On diroit qu’elle s’en trouve plus à l’aile ; qu’elle boîte avec plaiſir, comme sol lui étoit violent ou douloureux de marcher droit, ſi droit y a.

Cette fragile inconſtance de la vertu la mieux acquiſe & la plus fortement enracinée, prouve non-ſeulement la néceſſité des bons exemples & des bons conſeils pour la ſoutenir ; mais celle de flatter l’amour-propre par des louanges, des récompenſes ou des gratifications qui l’encouragent lui-même & l’excitent à la vertu. Sans quoi, à moins qu’on ne ſoit piqué par un certain point d’honneur, on aura beau exhorter, déclamer, haranguer : c’eſt un mauvais ſoldat qui déſertera. On dit avec raiſon qu’un homme qui mépriſe ſa vie peut détruire qui bon lui ſemble. Il en eſt de même d’un homme qui mépriſe ſon amour-propre. Adieu toutes les vertus, ſi l’on en vient à ce point d’indolence ! la ſource en ſera néceſſairement tarie. L’amour-propre ſeul peut entretenir le goût qu’il a fait naître. Son défaut eſt beaucoup plus à craindre que ſon excès. La belle ſociété qui ne ſeroit compoſée que de Diogenes, de Chrifippes & autres fous ſemblables, que l’antiquité ne nous fait point tant révérer, que nous ne les trouvions dignes des petites maiſons !

Si la diſpoſition au mal eſt telle, qu’il eſt plus facile aux bons de devenir méchans, qu’à ceux-ci de s’améliorer, excuſons cette pente inhumaine de l’humanité. Ne perdons point de vue les entraves & les fers que nous recevons en naiſſant, & qu nous ſuivent dans tout l’eſclavage de la vie. Voyez ces arbres plantés au haut & au pied d une montagne ; les uns ſont petits, les autres ſont grands ; non-ſeulement ils different par leurs germes, mais par le terrein plus ou moins chaud où ils ſont plantés. L’homme végete, ſuivant les mêmes loix ; il tient du climat où il vit, comme du pere dont il eſt ſorti ; tous les élémens dominent cette foible machine ; elle ne penſe point dans un air humide & lourd, comme dans un air pur & ſec. Ainſi dépendant de tant de cauſes externes, & à plus forte raiſon de tant d’internes, comment pourrions-nous nous diſpenſer d’être ce que nous ſommes ? Comment pourrions-nous régler des reſſorts que nous ne connoiſſons pas ?

Mais qui le croiroit ? le bien-être eſt le motif même dans la méchanceté. Il conduit le perfide, le tyran, l’aſſaſſin, comme l’honnête homme, La volonté eſt néceſſairement déterminée à deſirer de chercher ce qui peut faire l’avantage actuel de l’ame & du corps ; & comment, ſi ce n’eſt pas par ce qui la produit elle-même, je veux dire par la circulation, fans laquelle il n’y a plus ni volonté, ni ſentiment. Lorſque je fais le bien ou le mal ; que vertueux le matin, je ſuis vicieux le ſoir, c’eſt mon sang qui en eſt cauſe, c’eſt ce qui l’épaiſſit, l’arrête, le diſſout ou le précipite, comme lorſque, ſe faiſant une route plutôt qu’une autre, les eſprits qu’il a filtrés dans la moëlle de mon cerveau, pour être de là renvoyés dans tous les nerfs, me font tourner dans un parc, à droite plutôt qu’à gauche. Je crois cependant avoir choiſi ; je m’applaudis de ma liberté. Toutes, nos actions les plus libres reſſemblent à celle-là. Une détermination abſolument néceſſaire nous entraîne, & nous ne voulons point être eſclaves. Que nous ſommes fous ! & fous d’autant plus malheureux, que nous nous reprochons ſans ceſſe de n’avoir pas fait ce qu’il n’étoit pas en notre pouvoir de faire !

Mais puiſque nous ſommes machinalement portés à notre bien propre, & que nous naiſſons avec cette pente & cette invincible diſpoſition, il s’enſuit que chaque individu, en ſe préférant à tout autre, comme font tant d’inutiles qui rampent ſur la ſurface de la terre, ne fait en cela que ſuivre l’ordre de la nature, dans lequel il faudroit être bifſarre & bien déraiſonnable pour ne pas croire qu’il pût être heureux. Si ceux qui font le mal peuvent l’être, comme on n’en peut douter ; ſi non-ſeulement ils ſont ſans remords, mais s’ils ne craignent point d’expier par les ſupplices la punition de leurs crimes ; à plus forte raiſon ceux qui ſe contentent de ne pas faire le bien, ne ſe croyant point obligés de tenir une parole que d’autres ont donnée pour eux, pourront-ils avoir le bonheur, qui peut dépendre de leurs aiſes, & en général de leur façon de ſentir. « Ou la raiſon ſe moque (comme dit fort bien Montagne), ou elle ne doit viſer qu’à notre contentement, & tout ſon travail tendre en ſomme à nous faire bien vivre, c’eſt-à-dire, à notre aiſe. Toutes les opinions du monde en ſont-là, que le plaiſir eſt notre but. Quelque perſonnage que l’homme entreprenne, il joue toujours le ſien parmi ; & dans la vertu même, le dernier but de notre viſée, c’eſt la volupté ». Quel plus naïf, quel plus charmant Epicurien !

Le plaiſir de l’ame étant la vraie ſource du bonheur, il eſt donc très-évident que par rapporta la félicité, le bien & le mal ſont en ſoi fort indifférens ; & que celui qui aura une plus grande ſatisfaction à faire le mal, ſera plus heureux que quiconque en aura moins à faire le bien. Ce qui explique pourquoi tant de coquins ſont heureux dans ce monde, & fait voir qu’il eſt un bonheur particulier & individuel qui ſe trouve, & ſans vertu, & dans le crime même.

Une ſource de bonheur que je ne crois pas plus pure, pour être plus noble Se plus belle dans l’eſprit de preſque tous les hommes, c’eſt celle qui écoule de l’ordre de la ſociété. Plus la détermination naturelle de l’homme a paru vicieuſe & comme monſtrueuſe par rapport à la ſociété, plus on a cru devoir y rapporter différens correctifs. On a lié l’idée de généroſité, de grandeur, d’humanité aux actions importantes au commerce des hommes ; on a donné de l’eſtime & de la conſidération à qui ne nuiroit jamais, quelque bien qui lui en pût arriver ; du reſpect, des honneurs & de la gloire à qui ſerviroit la patrie, l’amitié, l’amour ou l’humanité, même à ſes propres dépens ; & par ces aiguillons, tant d’animaux à figure humaine font devenus héros. Loin d’abandonner les hommes à leur propre nature, hélas ! trop ſtérile pour leur faire porter du fruit, il a fallu les élever & les greffer en quelque ſorte dans le temps que la ſève pouvoit le mieux paſſer dans la branche qu’on leur entoit.

On voit que je ne me laſſe point de revenir l’éducation, qui ſeule peut nous donner des ſentimens & un bonheur contraires à ceux que nous aurions eus ſans elle. Tel est l’effet de la modification ou du changement qu’elle procure à notre inſtinct ou à notre façon de ſentir. L’ame inſtruite ne veut, ne ſuit, ne fait plus ce qu’elle faiſoit auparavant, lorſqu’elle n’étoit guidée que par elle. Eclairée par mille ſenſations nouvelles, elle trouve mauvais ce qu’elle trouvoit bon, elle loue en autrui ce qu’elle y blâmoit. Vraies girouettes, nous tournons donc ſans-ceſſe au vent de l’éducation, & nous retournons enſuite à notre premier point, quand nos organes remis à leur ton naturel, nous rappellent à eux, & nous font ſuivre leurs diſpoſitions primitives. Alors les anciennes déterminations renaiſſent ; celles que l’art avoit produites s’effacent : on n’eſt pas même le maître de profiter de ſon éducation, autant qu’on le voudroit, pour le bien de la ſociété.

Ce matérialiſme mérite des égards : il doit être la ſource des indulgences, des excuſes, des pardons, des graces, des éloges, de la modération dans les ſupplices, qu’on doit ordonner à regret, & des récompenſes dues à la vertu qu’on ne ſauroit accorder de trop grand cœur. La vertu étant une eſpece de hors-d’œuvre, un ornement étranger, toujours prêt à fuir, ou tomber, faute d’appui : en tout cependant, l’intérêt public mérite d’être conſulté, car il faut bien tuer les chiens enragés, & écraſer les ſerpens.

On voit que toute la différence qu’il y a entre les méchans & les bons, c’eſt que chez les uns, l’intérêt particulier eſt préféré à l’intérêt ; général, tandis que les autres ſacrifient leur bien propre à celui d’un autre ami ou du public.

Il me reſte à ouvrir cette nouvelle ſource de vertu, qu’on appelle courage. Les cœurs foibles & lâches ſuccombent ſous le poids de l’adverſité ; les ames fortes & courageuſes la ſupportent, & principalement celles qui font éclairées, & joignent de ſalutaires études à une heureuſe organiſation. Marchons donc ſans reprendre haleine, & tâchons de ne point broncher en ſi beau chemin.

L’ame a ſa commotion comme le corps ; la fortune peut la bouleverſer à ſon gré ; mais c’eſt une maladie qui n’eſt ni ſans médecins, ni ſans remedes ; Epicure, Séneque, Epictete, Marc-Aurele, Montagne, voilà mes médecins dans l’adverſité : leur courage en eſt le remede. Vous ſavez qu après une violente chûte, le ſentiment s’affaiſſe avec les fibres du cerveau ; pour le relever, il faut rétablir par la ſaignée les reſſorts étouffés. Il en eſt de même ici. La force, la grandeur, l’héroïſme de ces écrivains paſſe dans l’ame étonnée ; comme une eſpece de cardiaque qui la ſoutient & la reſtaure, pour ainſi dire, dans les foibleſſes de l’infortune.

Le ſtoïciſme tant raillé, tant décrié nous prête donc des armes victorieuſes ; il nous offre une eſpece de rade, où nous pouvons radouber notre vaiſſeau battu par la tempête. Quelle meilleure bouſſole ! Quel plus utile exercice ! J’apprends à lutter : je deviens athlete avec ceux qui le ſont. Pour ne pas faire naufrage ou n’être pas terraſſé, il ne faut que ſe ſervir des muſcles de la raiſon. C’eſt par le courage qu’on peut ſortir vainqueur du combat. Telle eſt la reſſource des gens de lettres, interdite à ceux qui ne les cultivent point, & qui cede cependant à celle de tant d’ignorans bien organiſés, comme eût été, par exemple, Scaron, dont le tempérament ſeul faiſoit la gaieté, indépendamment de toute littérature.

La nature a ſes droits ; on peut ſentir, & même on le doit, non en lâche, ou comme le vulgaire ; mais en homme de courage, ou en philoſophe animé par tant de beaux exemples. Comme tel, je me ſuis ſoumis-à l’adverſité, en qualité d’homme, je l’ai ſentie. Si le premier titre me fait honneur, le ſecond ne me fait point rougir, nihil humani à me alienum puto. Que la diſgrace revienne, dont me préſervent, non les dieux inutiles au monde, mais le plus grand des rois ; je la ſentirai encore, mais je la ſupporterai. Elle eſt le creuſet, ou l’accoucheuſe de la vertu, comme dit l’aimable auteur des lettres ſur les phyſionomies.

Mais n’en étoit-elle pas quelquefois la peſte, ou l’écueil ? Hélas ! dans quelles triſtes & déplorables extrêmités nous réduiſent la pauvreté, la miſere, la douleur, les fers ! L’horreur & le déſeſpoir marchent à leur ſuite ; l’ame avilie, ſans courage, n’a plus d’eſpoir, plus de prétentions qu’à la mort. Rarement la differe-t-elle, ſans ſe reprocher, ou ſa lâcheté, ou les préjugés qui la retiennent : regardant le néant comme un bien, parce que ſon être eſt un mal, elle ſe fait un devoir de s’y précipiter. Sans doute c’eſt violer la nature, que de la conſerver pour ſon propre tourment. J’ai vu les plus ſaints perſonnages, les plus fortes ames, forcées de deſirer la mort, & leurs amis l’implorer pour eux. La triſte deſtinée du grand Boerhaave en fait foi. Lorſque la vie eſt abſolument ſans aucun bien, & qu’au contraire elle eſt aſſiégée d’une foule de maux terribles, faut-il attendre une mort ignominieuſe ?

Je ne prétends pas dire qu’on ne doive pas ſupporter la pauvreté & la douleur ; il faut ſe plier à la dureté des temps. Tous ces momens de courage (ou plutôt de fureur) tant vantés, ne viennent ſouvent que pour diſpenſer un lâche d’en avoir toute ſa vie. Sophiſme captieux, enthouſiaſme poëtique, petite grandeur d’ame, tout ce qui a été dit en faveur du ſuicide !

Voilà certes un grand courage & une ame bien ſorte dans les revers, qui ne peut ſupporter la pauvreté ! Et comment ſe peut-il que ceux qui ont montré tant de vigueur dans le ſein des richeſſes, la perdent dans celui de la miſere ? Et ſur-tout que tel qui s’étoit élevé il n’y a qu’un moment au-deſſus de l’humanité, pour qui la douleur & la pauvreté n’étoient point un mal, ne ſe ſouvenant plus de ſon ſyſtême, conſeille le ſuicide ! « Tu pleures, dit mon Stoïcien, parce que le pain te manque ! & que t’importe, puiſque les moyens de mourir ne te manquent pas ? pour un moyen de venir au monde, la nature, qui ne retient perſonne, t’en offre cent d’en ſortir ». Et un moment auparavant, on ne pouvoit être malheureux dans l’indigence avec de la vertu ! Je t’entends ; c’eſt que cette vertu conſiſte apparemment plus à ſecouer le joug, lorſqu’il eſt très-difficile à porter, qu’à le porter, lors même que cela ne coûte pas beaucoup de peine.

Faire parade d’un courage qui enfle nos ames, & s’arrête ainſî dans le plus beau chemin ! dire que la pauvreté & la maladie ne ſont point des maux, & vouloir qu’on ſe tue pour s’en délivrer ! ce n’eſt pas la ſeule contradiction digne d’un bel eſprit. Notre païen ne prétend-il pas encore que la principale affaire d’un philoſophe, eſt d’apprendre tous les jours à mourir. Or c’eſt aller ſur les briſées du chriſtianiſme, Lorſqu’on ne craint & ne croit pas même les ſuites de la mort, ſi on ne meurt pas toujours trop tôt, (car je ne vois pas qu’on ait rien de mieux a faire que de vivre) du moins ne doit-on pas plus deſirer, que craindre le ciſeau d’Atropos. Il faut lui laiſſer couper le fil, quand elle voudra, & ne point s’en mettre en peine ; ſoit que cela ſe faſſe machinalement, ou par raiſon, ou qu’on ſoit tellement emporté par le tourbillon des plaiſirs, qu’on n’ait pas le temps d’y ſonger, il n’importe, pourvu qu’on n f ait aucune inquiétude. J’aime autant n’avoir jamais l’idée de la mort, ſi elle m’importune, ou m’effraie, comme elle effrayoit Cicéron, que l’honneur d’être en préſence & de la braver. La faulx eſt levée pour tous les hommes, je m’y ſoumets ; c’eſt au vulgaire à trembler ; il eſt auſſi ridicule à qui n’admet qu’une vie (qu’il trouve belle & bonne, s’il n’eſt pas hypocondriaque) de ſe préparer à recevoir le coup qu’il ne craint point, que de l’accélérer, lorſque la vie non-ſeulement eſt ſupportable, mais pleine d’agrémens.

Quelle folie de préférer la mort au plus délicieux train de vie ! de croire, que qui ne peut mener une vie ſolitaire & philosophique, ne puiſſe être heureux, & doive en conſéquence quitter la vie plutôt que de porter des chaînes de fleurs ! De bonne foi, Séneque a-t-il pu ſérieuſement conſeiller la mort à un ami auſſi puiſſant, auſſi élevé en dignités, auſſi riche & entouré de plaiſirs que Lucilius, à qui ſes lettres ſont adreſſées, ſous prétexte que tant d’honneurs & de voluptés ſont un trop petit fardeau ? Mais Montagne lui-même, qui a été ſi vivement frappé de ce goût ſurprenant pour la mort, n’eſt pas pardonnable, ce me ſemble, d’avoir cru, comme les Stoïciens, que la mort devoit faire la principale étude d’un philoſophe. C’eſt peut-être accuſer ſa peur, & comme dit cet auteur même ; ſa couardiſe, que d’employer ſans-ceſſe tous les moyens de s’apprivoiſer avec la mort ; c’eſt afin de n’être pas ſi déconcerté quand elle paroîtra, ſemblable à un enfant qui auroit peur d’une ſouris, & à qui, pour le corriger de ce défaut, on la fera voir en peinture, chaque partie, l’une après l’autre, avant de riſquer de lui montrer l’original. Mais devinez par qui notre aimable & judicieux Pyrrhonien a été entraîné dans ce piége ? Par un homme qui dit que la philoſophie n’eſt rien, ſi elle n’eſt ornée ; plus déraiſonnable en cela qu’un chymiſte, qui diroit qu’il n’y a point de médecine ſans la chymie. La philoſophie bien réglée conduit à l’amour de la vie, dont nous éloigne ſon ſinatiſme (car elle a le ſien) ; mais enfin elle apprend à mourir quand l’heure eſt venue.

Séneque, ſi inconſéquent d’ailleurs, a ſu mourir quand il l’a fallu. Comme il avoit employé ſa pénétration a voir de loin l’orage qui le menaçoit, & ſa philoſophie (alors bien placée) à en recevoir le coup ; dès qu’il eut ordre de mourir, il choiſit de ſang-froid ſon genre de mort, & fit voir que y s’il avoit été homme durant ſa vie, s’il avoit été attaché à ces grands biens, objets de la jalouſie publique, & funeſtes préſens du plus cruel des princes, il favoit tout quitter & rompre ſes chaînes, comme un autre Samſom, pour périr en héros de ſa ſecte. Autant (il l’inſinue lui-même) il eſt honteux de ſe laiſſer traîner, au lieu de marcher, quand il faut obéir ; autant il eſt beau de s’élever au-deſſus de la mort par la grandeur du mépris. Il n’y a qu une action que je trouve encore plus belle, c’est d’avoir le courage de supporter le fardeau de la vie & des revers, quand ce n’eſt pas pour ſoi ſeul qu’on vit.

Combien d’autres eſpeces de gloire ! Celles que donnent les armes, les ſciences, les beaux arts ! le beau champ à parcourir, pour qui voudroit s’étendre ! bornons-nous, craignons la ſtérile fécondité de tant d’écrivains.

Qui n’a de paſſion que pour les lettres, peut bien ſe contenter de la gloire qui les ſuit.

Je dis de ceux qui craignant de quitter le chemin battu, n’oſent s’écarter des opinions reçues & penſer autrement que les autres, ce qu’Horace dit des imitateurs, ſervum pecus ! O vous que la démangeaiſon d’écrire tourmente, comme un démon, & qui pour un grain de réputation donneriez volontiers les mines du Pérou, laiſſez-là tout ce vil troupeau d’auteurs vulgaires, qui rampent à la ſuite des autres, ou dans la pouſſiere de l’érudition ; laiſſe-là ces faſtidieux ſavans dont les ouvrages peuvent allez bien être comparés à ces vaſtes landes triſtement uniformes ſans fleurs & ſans fin. Ou n’écrivez point, ou prenez un autre effor. Soyez libres & grands dans vos écrits comme dans vos actions ; montrez une ame élevée, indépendante. Cette voie eſt riſquable, je le ſais ; qui fait ſon étude de l’homme, doit s’attendre à avoir l’homme pour ennemi. Galilée fut enfermé dans les priſons de l’inquiſition pour avoir oſé penſer que la terre tournoit : exemple de la tyrannie eccléſiaſtique qui fit grande peur à Deſcartes. Mais ſi la gloire augmente avec le péril, le bonheur n’augmenteroit-il point avec la gloire ?

C’eſt ce que je ne décide point, pour ne pas ſéduire ceux qui habitent de moins heureuſes contrées : car d’ailleurs je vois que la philoſophie paroît à tous belle & bonne, mais que ce n’eſt pas pour ſes beaux yeux, du moins pour l’ordinaire, qu’on lui fait la cour. Peu ſe ſentent on certain génie, cette étoile du bonheur ou du malheur de notre vie, ſans courir après la gloire ; ſpectre brillant, quand c’eſt la vérité qui l’enfante ; puiſſant quand c’eſt l’opinion, reine plus dominante & plus deſpotique. La renommée n’a point trop de ſes cent bouches pour redire & publier les découvertes & les conquêtes faites dans l’empire de l’eſprit. Elles ſont le prix & la récompenſe de tous les travaux littéraires, qui ſans cette flatteuſe amorce ſeroient beaucoup plus rares & plus imparfaits. On penſeroit pour ſoi, & non pour les autres, ou plutôt on penſeroit moins, & on ſentiroit davantage. Mais non : traitant la philoſophie comme nos maitreſſes, nous voudrions avoir l’univers pour confident des faveurs qu’elle nous accorde. Nous ſommes donc philoſophes, comme on a vu que nous ſommes vertueux ; il y a plus de. vanité que de curioſité & d’envie d’obliger dans nos études & dans les ſervices que nous rendons. Il étoit bien juſte de trouver en ſoi un ſentiment qui nous dédommageât de l’ingratitude & nous fit oublier tant de gens qui n’en ont point.

Qu’eſt-ce donc que cette réputation qui fait tant de bruit dans le monde, après laquelle on court, dès qu’on ſait barbouiller du papier, & qu’on mépriſe autant, lorſqu’on ne peut l’atteindre, qu’on feint de la mépriſer lorſqu’on eſt célebre ? Quelle eſt cette trompette, qui plus puiſſante que celle de Mars & de Bellone, élevant notre courage & nous étourdiſſant ſur les dangers, nous appelle à combattre par les ſeules armes de la raiſon, des ennemis vainqueurs de la raiſon & des temps ? verba & voces, une vaine image, comme on l’a dit avant moi, un ſonge, l’ombre d’un ſonge, un écho, &c. Mais auſſi fous que les poëtes, & peut-être plus, les philoſophes métamorphoſent cet écho en nymphe, en nymphe charmante, que dis-je ? en impérieuſe divinité : & c’eſt ainſi que notre pauvre imagination ſe repaît, comme la leur, de belles chimeres. Vrais Ixions, prendrons-nous toujours la nue pour Junon ; le frivole pour futile ; ce qu’il y a de plus ſtérile pour ce qu’il y a de plus fécond ? Prendrons-nous toujours l’eſprit pour le ſentiment, & la vanité pour ce juſte amour-propre qui nous a été donné en partage ? Nous laiſſons, je le dis dans un ſens bien différent de Séneque, nous dédaignons les plus grands biens, le plaiſir de jouir à longs traits de nous-même & des corps qui nous environnent, pour courir après des biens imaginaires, après des ſons & des douceurs, ſi l’on peut donner ce nom à ce qui eſt mêlé de tant d’amertumes.

Sommes-nous dans ce monde pour chercher & goûter la célébrité ou les plaiſirs de la vie ? Puiſque le haſard nous y a jetés, je ne dirai point au préjudice de tant d’autres que mille cauſes empêchent tous les jours de ſortir du néant, il paroît que le premier but, & le plus raiſonnable, eſt d’y vivre tranquille, à l’aiſe & content. C’eſt une choſe décidée, beaucoup mieux par la conduite de tous les hommes, que par toutes les opinions diverſes de ceux d’entr’eux qui ſe ſont érigés en précepteurs du genre-humain. Songer au corps avant que de ſonger à l’ame, c’eſt imiter la nature qui a fait l’un avant l’autre. Quel autre guide plus ſûr ! N’eſt-ce pas à-la-fois ſuivre l’inſtinct des hommes & des animaux ? Diſons plus & prêchons une doctrine que nous avons en l’honneur de ne pas ſuivre : il ne faut cultiver ſon ame que pour procurer plus de commodités à ſon corps ; peut-être ne faut-il écrire, comme tant d’auteurs, que pour attraper ou l’argent des libraires, ou une eſtime encore plus lucrative. S’il eſt des cauſes finales, celle-ci en eſt une, & des plus ſenſées ; l’amour de la vie & du bien-être a évidemment des droits plus preſſes que ceux de l’amour-propre ; & comme le plaiſir va devant l’honneur, pour qui a le goût bon, le pain eſt un aliment plus ſolide que la réputation »

Travaillons donc d’abord par nous l’aſſurer ; c’eſt le meilleur parti qu’on puiſſe tirer du préjugé des hommes, aſſez ſimples pour croire qu’un ſavant vaut mieux qu’un ignorant. La gloire au reſte viendra quand elle voudra. Que nous ſommes vains & dupes, qui pis eſt, de nous ſacrifier au chimérique honneur d’immortaliſer les lettres de l’alphabet qui compoſent nos noms ! Soyons meilleurs pilotes de la vie ; que le ſentiment ſeul nous ſerve de bouſſole, & nous ne ferons voile que vers le port de la liberté, de l’indépendance & du plaiſir.

Encore un mot ſur les dangers de la carrière où je ſuis entré : il eſt beau, je le veux, de pouvoir compter, non ſur le ſuffrage de la poſtérité qu’on ne rencontre point, mais ſur celui de quelques contemporains connoiſſeurs. Il eſt agréable de voir ſa raiſon & ſes lumieres croître & s’étendre ſous les aîles de la philoſophie & des muſes ; mais il y faut être en ſûreté, & que la poule ne laiſſe pas prendre ſes pouſſins, ou c’eſt être fou que de cultiver la ſageſſe. Ariſtote ne s’y fia pas plus que moi, & fit bien : la république d’Athenes, qui s’étoit déshonorée en condamnant à mort un homme qui valoit mieux qu’elle, n’eût pas rougi de ſe déshonorer une ſeconde & une troiſieme fois. La politique qui a fait la honte, ne la connoît point. Deſcartes s’abſenta auſſi fort à propos, au moindre murmure de la mer théologique aiſément en fureur. Prêt à jetter au feu un travail de 4 ans, combien n’a-t-il point craint que l’égliſe (ce que je ne puis voir ſans rire de ſa ſimplicité) n’approuvât point ſes opinions & ſes conjectures phyſiques.

La gloire qui marche à la fuite des muſes, ne peut donc nous dédommager de la perte des biens du corps ; c’eſt un bien trop étranger & trop loin de nous ; pourquoi donc lui immole-t-on ce qu’on a de plus cher au monde ? C’eſt que la vanité ſe l’approprie. Notre imagination enflée & comme bouffie par les éloges, fait paſſer l’eſtime d’autrui chez nous mêmes, où elle ſe change en ſi haute conſidération, que nous nous regardons comme des perſonnages de grande importance, & ne voyant en nous que matiere & forme, nous croyons cependant avoir non-ſeulement une ame ; mais une ame d’une trempe particuliere, ſupérieure, & faite exprès pour nous. Delà viennent tous les avantages que l’eſprit peut procurer au corps ; car ſans-doute les liqueurs circulent avec plus d’aiſance, lorſque l’ame eſt agréablement affectée : & toutes choſes égales, c’eſt-à-dire lorſque notre individu n’en ſouffre point, s’acquérir de la gloire eſt un plus grand bien que de n’en point avoir.

N’y auroit-il point plus de grandeur d’ame à la méprîſer ? C’eſt ce qu’il faut demander aux Stoïciens. Voyez, diſent-ils, en levant d’orgueilleux ſourcils, voyez courir tous ces fous ; la gloire eſt leur objet ; ils cherchent l’eſtime publique, & nous la nôtre. Nous avons trop de vertu pour en faire parade. Nous verrons dans la ſuite que ces mêmes hommes ne mépriſent pas plus la réputation & l’honneur, que les richeſſes ; qu’ils font tout pour en avoir. Je n’en voudrois pas d’autre preuve, que toutes cas recherches d’eſprit étudié, que Séneque montre dans ſes écrits, & notamment dans celui-ci dont j’ai adouci de mon mieux l’affection.

Le mépris n’eſt pas plus un mal, que la louange n’eſt un bien. Mais nous ſommes aſſez dupes, encore une fois, pour tenir par l’imagination, à celle des autres, qui nous flatte, ou nous bleſſe par l’image agréable, ou déſagréable qui en réſulte dans le cerveau. Un diſcours choquant ou flatteur agit, comme un tableau beau ou laid, par le bene ou le maie placitum des anciens. C’eſt pourquoi on dit : telle choſe fait honneur, telle autre n’en fait point. Honneur ! ah ! qu’on eſt ſot, qu’on eſt à plaindre, quand on n’eſt point philoſophe ! & que bien des gens à qui on donne ce nom le méritent peu ! Je voudrois bien ſavoir, ſi les idées que les Indiens ont des Chinois & des François, les Turcs des chrétiens, & ceux-ci des Turcs, les touchent. & les mortifient. Non, répondez-vous. Pourquoi donc ce qu’on dit, ou ce qu’on penſe de vous, vous fait-il tant de peine ? Medecins, pourquoi faites-vous des choſes qu’on ne peut expoſer aux yeux du public, ſans vous faire rougir ? Souffrez que je vous offre en moi-même un meilleur exemple à ſuivre.

La plus utile médiſance vous met en fureur, parce que vous en êtes l’objet décrié : on me calomnie dans bien des libelles & notamment dans un extrait & un avis au lecteur qui ne mérite pas d’être autrement qualifié : & je ne ſors pas de ma modération & de ma tranquillité naturelle. Un autre eût été furieux comme vous, à la lecture de l’avertiſſement des penſées chrétiennes : que n’eût-il pas fait pour détromper le public ? Pour moi, qui fais à quoi m’en tenir, & qui n’apprendrois rien de nouveau à ceux qui me connoiſſent & qui ſavent mon hiſtoire, j’ai bien voulu le lire une fois, mais ſans prendre la peine de lui répondre. Ce qui n’eſt pas vrai, ne mérite pas qu’on s’en juſtifie. Piqués de mon ſilence, mes adverſaires ont paru ſous une autre forme : ils m’ont, dit-on, attaqué dans je ne ſais quel volume de la bibliotheque raiſonnée que je n’ai lu, ni ne veux lire, quoique je puiſſe le faire ſans émotion. Enfin ils ont tout tenté, mais vainement pour être tirés de l’obſcurité où sont condamnés des auteurs qui ſe mêlent de littérature, ſans en être plus inſtruits, que de ma conduite & de mes mœurs. Mais dans l’extrait dont je parle, je ſuis fort mal mené, m’écrivent mes amis d’Amſterdam. Je le crois bien, leur ai-je répondu, car j’y ſuis calomnié ; & moi qui n’ai que médit, pour jetter mes confreres en meilleur moule, je ne les ai pas moins mal menés. J’ai paſſé les bornes de la critique envers les autres, & on a paſſé envers moi les bornes de la médiſance : voilà à quoi ſe réduit tout le grand mal qu’on ma fait. Je ſuis bien aiſe que mes ennemis ſoient plus coupables que moi.

Au reſte les opinions d’autrui ſont auſſi étrangeres à mon être, que ce qu’un autre ſent eſt différent de ce que je ſens. À coup ſûr, celui qui me mépriſe, ne penſe pas comme moi ſur mon compte, & celui qui me loue, ne me loue peut-être pas tant que moi-même. Un connoiſſeur qui lit un ouvrage, en juge par la juſte balance, où il le peſe ; l’auteur ſeule l’eſtime plus que ſon poids. Je m’arrête à ce dilemme, & les médecins auroient bien fait de s’y tenir auſſi. Ou les idées qu’on a de moi ſont vraies, ou elles font fauſſes. Si elles ſont vraies, c’eſt à moi de me corriger, ſuppoſé que je reconnoiſſe avoir tort. Si elles ſont fauſſes, omnis homo mendax, ce n’eſt qu’une erreur qui retombe ſur celui qui la commet, & qu’il faut lui pardonner, ſi elle eſt involontaire ; comment le plaindre, s’il y a de la méchanceté, s’il ne cherche qu’à nuire, uniquement pour nuire, & ſans qu’il en réſulte aucun bien ? Je ſuis une eſpece fort ſinguliere ; j’ai plus ri de l’ignorance & des bévues de mes antagoniſtes, que je ne me ſuis fâché de leur acharnement. Je traite tout de même. Le chagrin, l’adverſité, les maux, les petites mortifications de la vie ne m’atteignent point ou fort peu. On crie, on déclame, & je ris. Tous les traits de la malignité & de l’envie ne percent point ce rempart de douceur, de gaieté, de patience, de tranquillité, d’humanité, en un mot de vertus, ſinon théologiques, du moins morales & politiques, que la nature m’a données, & que la philoſophie a renforcées. Je me ſuis vu battu par la tempête, mais comme un rocher : je le dis ſans ſonger que Séneque l’a dit avant moi. Enfin aſſez Stoïcien ſur la douleur, ſur les maladies, ſur les calomnies, &c. je ſuis peut-être trop Epicurien ſur le plaiſir, ſur la ſanté & les éloges. Si ce n’eſt pas là ce qu’on appelle un heureux tempérament, qu’on me diſe donc où il eſt ; car quoi de plus fortuné que de pouvoir ſentir toujours la douce ardeur des rayons du ſoleil, ſans être incommodé de l’ombre & du froid que donnent les nuages qui le couvrent !

Pourſuivons notre chemin. Si le bonheur ne peut conſiſter dans la gloire qui ſuit les lettres, le mettra-t-on dans le plaiſir de les cultiver ? Je ne le crois pas. Je fais que l’étude affecte immédiatement notre ame, ou en ſatisfaiſant ſa curioſité, ou par le charme du goût, d’images agréables, & de mille ſentimens divers. Je ſais que penſer n’eſt qu’une manière de ſentir, qu un ſentiment en quelque forte replié ; & que par conſéquent vaquer aux lectures et aux méditations qui nous rient, penſer à des chofes qui plaiſent, c’eſt ſentir preſque ſans ceſſe agréablement. Telle eſt la volupté de l’eſprit, qui a excité dans fauteur de l’homme machine, tous ces tranſports ſi dignement adreſſés, & je ne fais pourquoi ſi mal reçus. Mais n’outrons rien ; il a fallu que l’homme fût non-ſeulement organiſé, mais préparé de loin & par degrés à recevoir l’impreſſion de cette volupté : nous n’en ſerions point ſuſceptibles, ſans l’éducation, dont la variété en met tant ici. Encore ne le ſommes-nous pas fort long-temps. Un arc ne peut toujours être tendu ; les cordes de violon détendues ne donnent plus de ſon fous l’archet : de même les muſcles de l’ame venant à ſe relâcher, le plaiſir diminue proportionnellement ; les yeux ſe fatiguent, quand les ligamens ciliaires qui approchent le cryſtallin de l’uvée, ſont las de ſe contracter. Voyez les nerfs les plus ſenſibles & les plus érigibles de tout le corps, ils ne peuvent plus ſe roidir après un ſeul commerce, ils ne ſentent rien : plus morts que vifs, on peut bien dire avec Pétrone, funerata eſt pars illa, &c. en même temps la volonté ne veut plus ce qu’elle eût parié qu’elle voudroit. On ſe dégoûte de lire & d’écrire, par la même raiſon qu’on ſe dégoûte dune femme. Comme le plaiſir du commerce amoureux diminue, à meſure que le beſoin & la paſſion décroiſſent ; le charme de l’étude, la première heure, eſt bien plus vif que quelques heures après. Je ſens bien qu’il en eſt de la paſſion des lettres & des arts, comme de toute autre, qu’il faut ſatisfaire ou être malheureux. Je ne crains point les fers, ni la tyrannie, parce que l’eſprit ne peut s’enchaîner : mais vif comme je ſuis, je ſerois fort à plaindre, ſi je n’avois ni livres, ni plumes, ni encre, ni papier. La liberté de ſatisfaire un goût dominant, ne ſuffit cependant pas, pour rendre heureux. Il y a trop d’autres vuides, trop d’autres beſoins à remplir. Jugez du bien-être de ceux qui aiment ſi peu l’étude, qui s’appliquent à leur profeſſion avec ſi peu de goût & de plaiſir, que mille écus de rente leur en laiſſeroient à peine une étincelle ; pour ne rien dire de ces génies bornés, qui étudiant malgré Minerve, ſurchargent leur pauvre mémoire de mille faits, qui leur ſeroient perdre le jugement, s’ils en avoient : ſouvent forcés d’ailleurs de ſe dévouer tout entiers à des choſes ingrates (& qui le ſont encore mieux queux) ; ils regardent les livres dont ils ſont entourés, comme leurs plus cruels ennemis. Enfin quelle multitude innombrable d’heureux ignorans dont nous avons parlé, qui, s’ils n’ont point d’honneur, ou le plaiſir d’acquérir de belles connoiſſances, & le goût de l’eſprit, qui plus eſt, s’en vengent par le mépris, & ne croient pas valoir moins (tant s’en faut), parce qu’avec leur inſtinct ils ont fait fortune, tandis que les autres ont été conduits par l’eſprit au précipice.

Concluons donc que ceux qui, comme Cicéron, Pline le jeune, l’auteur que j’ai nommé, &c. ont mis le bonheur, ſoit dans la volupté de l’eſprit, ſoit dans la gloire qui marche à la ſuite des beaux arts, ont donné dans l’exagération & l’enthouſiaſme de leur goût, & ont ainſi fait deux fautes dans une ; car non-ſeulement ils ont, contre toute logique, étendu & généraliſé ce qui eſt borné & particulier, j’entends le plaiſir de l’étude ; mais ils ont à la fois borné ce qui a été ſi univerſellement accordé à toutes les créatures animées par l’adorable auteur qui les a faites, je veux dire la faculté d’être heureux, & de l’être chacun à ſa manière & à ſa fantaiſie. Trahit ſua quemque voluptas. Placer en général la félicité dans la culture des lettres, pour le plaiſir qu’on en retire, c’eſt négliger les biens du monde & ſe moquer de la nature. Attacher le bonheur au char de la gloire & de la renommée, c’eſt le mettre, comme un enfant, dans un joujou, ou dans le bruit que fait une trompette.

Montrons le reſte du tableau, & tirons tout-à-fait le rideau, derriere lequel eſt caché Séneque.

Tant de gens font heureux ſans richeſſes & ſans volupté, ainſi que ſans ſcience & ſans réputation & ſur-tout dans le ſein d’une obſcure & tranquille médiocrité, qu’en plaçant ſi loin du bonheur, des biens que d’autres en ont mis ſi près, j’ai cru leur faire encore plus d’honneur qu’ils ne méritent.

Examinons donc la nouvelle corde qui ſe trouve à notre arc, ſans nous laiſſer plus ſéduire par ſa belle couleur d’or, que par toutes les bouches flatteuſes de la renommée. Mais comme nous ſommes ſenſibles à l’avantage d’être eſtimés, ſans cependant vouloir déſormais ſacrifier notre tranquillité au plaiſir de faire un vain bruit, ne ſoyons point auſſi dupes de l’opinion de ceux qui ne font point aſſez de cas du plus puiſſant des dieux. Quel animal farouche ſeroit donc la vertu, ou la philoſophie, ſi l’or ne l’apprivoiſoit ; ſi la pluie de Jupiter n’amolliſſoit ſa dureté ? Auſſi Séneque, cet ennemi déclaré de ce qu’il aimoit tant, il qu’il eſt auſſi doux & agréable d’être riche, que de ſe promener en hiver dans une belle allée que le ſoleil échauffe ; mais par un contraſte évident, qu’il paroît avoir exprès éludé, la pauvreté eſt l’ombre, où il fait froid. On a beau ſe pénétrer du ſouverain bien, & s’envelopper dans toute ſa vertu ; ni la vertu, ni la philoſophie, ne peuvent avec toutes leurs rames, nous conduire au port deſiré. Pauvre manteau d’hiver, qui n’empêche pas le vent du nord de glacer l'ame avec tout ſon courage !

Mais peut-être l'ame des Stoïciens habite-t-elle hors du corps, comme celle des Leibnitiens, ſans être ſujette aux loix imaginaires de la même harmonie ? D’ailleurs pour qui la douleur n’eſt point un mal, le froid qui en eſt un diminutif, ne ſeroit-il point un bien ?

Laiſſons Lucien railler, il ſeroit difficile d’imiter ſa légereté ; Séneque convient que le ſage peut & doit même conſentir d’être riche ; c’eſt-à-dire qu’il ne fera point de baſſeſſes pour le devenir, & qu’il n’aura point auſſi à rougir d’avoir reçu les richeſſes à bras ouverts ; mais qu’il leur donnera une eſpece d’hoſpitalité, que les pauvres & d’illuſtres malheureux partageront avec elles. Il n’y a gueres qu’un homme de mérite, qui rende ſervice à qui en a. C’eſt pourquoi le ſage, ou quiconque ſait uſer des richeſſes, ſoulagera les malheureux, excitera la vertu, encouragera les talens, relevera le mérite opprimé, & en un mot s’en ſervira, plus en économe, qu’en maître. Quelle différence d’un tel homme, à ces ames baſſes & triviales, que la fortune enorgueillit, infiniment flattés de ce qu’il y a de plus étranger & de moins flatteur, & qui ne partagent avec qui que ce ſoit les commodités qu’ils en reçoivent ! Mais comme il n’y a qu’un fou, qui diſſipe ſon bien au gré de ſes caprices, dont la voix couvre celle de tant de miſerables, il n’y a qu’un lâche qui s’en ſerve pour tourmenter les hommes, & qui trouve, comme le Narciſſe de Britannicus, ſa félicité dans les malheurs dont il eſt cauſe.

Faire le bien de la ſociété, rendre les cœurs heureux de ſa joie, c’eſt le devoir d’un homme riche. S’il ne s’en acquitte pas, s’il n’eſt point compatiſſant, libéral, s’il ne ſouffre point à la vue de tant de pauvres que le plus opulent ne peut ſoulager, le dépôt a été mal confié ; il ne pouvoir être en de plus mauvaiſes mains.

Je ne deſire point d’être riche, pour avoir chez moi une foule de flatteurs & de faux amis, qui ſans un reſte de mauvaiſe honte, ou plutôt de perfidie, me tourneraient le dos preſque auſſi vite que la fortune : je ne voudrais poſſéder de grands biens, que pour jouir de cette belle prérogative, le plaiſir d’obliger ; la généroſité ſeroit toute ma magnificence. Je ne mépriſerois point les richeſſes, je ſaurois les dépenſer & les diſtribuer. Je regarde l’avarice, comme la ſource de cous les vices. Et ſans généroſité, eſt-il quelque vertu ?

Ma félicité n’eſt point d’avoir des chevaux, des couriers, des chiens, & tout cet amas de laquais preſſés, dont le poids ſemble menacer d’enfoncer le derriere d’un carroſſe. Tant d’animaux domeſtiques ne me ſont point néceſſaires. Je ne me crois point décoré d’avoir à ma porte un ſuiſſe menteur, qui refuſe l’entrée à des créanciers, qu’un honnête homme ne doit point craindre, parce qu’il ne les a faits que pour les payer. Paſſe encore, ſi ſa hallebarde & ſa mouſtache, faiſant peur à qui la fait à tous les autres, pouvoit empêcher la mort d’entrer ! mais non ; Horace l’a dit en latin, & Malherbe en françois :

Le pauvre en ſa cabane, où le chaume le couvre,
eſt ſujet à ſes loix ;
Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre,
N’en défend pas nos rois.

Loin d’ici tout ſuperflu. Le ſage ne le connoît, que pour le mépriſer. O ! malheureux cent fois qui ajoute aux besoins de la nature, qui ſont déjà en trop grand nombre ; ceux que le faſte ou la vanité lui fait ! pour être heureux, ſi ce n’eſt point aſſez d’un néceſſaire trop exact, du moins ſuffit-il de pouvoir dire : j’aime a vivre, parce qu’avec peu de choſes je ne manque de rien. Socrate préféroit la mort à l’exil ; je n’ai pas juſqu’à ce point la maladie du pays. Je crois que la patrie & le bonheur peuvent aller enſemble, & ſont en effet où l’on eſt bien. C’eſt une vérité dont on auroit peine à diſſuader qui la ſent avec une auſſi vive reconnoiſſance que moi. Pourquoi faut-il qu’on ſoit réduit à deſirer du moins la conſervation de ce qu’on a ? Sans la crainte de le perdre, un philoſophe ſeroit heureux. Mais enfin eſt-il de ſi beaux jours qui ne ſoient obſcurcis par de petits nuages que les rayons de la plus belle eſpérance ont bien de la peine à diſſiper ? Celui même qui vit de ſes propres revenus, eſt-il ſur que ſon fermier ſera toujours ſolvable.

Regardons la proſpérité la mieux fondée en apparence, comme un calme auquel peut ſuccéder la tempête. Le vaiſſeau périra, ſi tout ne ſe trouve prêt ſur le champ pour jetter l’ancre, & la parer. Accoutumons-nous donc peu-à-peu à être moins attachés à ce qu’il ſera très-incommode de ne pas avoir, afin de le regretter moins, quand véritablement nous aurons le malheur d’en être privés. Le fardeau eſt la moitié moins peſant, quand on s’eſt préparé à le porter. Ce que je dis de la pauvreté, je lai dit ci-devant de la vie, dont le joug eſt quelquefois bien dur dans le ſein même des richeſſes & des grandeurs. C’eſt alors qu’il faut ſe munir de plus de force, pour ne pas céder à la facilité de briſer ſes liens. Il eſt moins glorieux de ſavoir mourir, que de ſavoir vivre dans les douleurs & les revers. Il y a d’ailleurs ſi peu d’occaſions d’acquérir cette gloire du dernier moment, qu’il vaut mieux apprendre à pouvoir vivre, qu’à oſer mourir. J’ai cru devoir revenir à un article auſſi intéreſſant pour la ſociété.

Qui eſt digne des faveurs de la fortune, peut bien l’être de celles de la nature, & par conſéquent de la volupté. La raiſon pour laquelle Séneque ſe déclare ſi vivement contre elle, c’eſt qu’il prétend que le voluptueux ne peut être ni bon ami, ni bon ſoldat, ni bon citoyen, mais ſans raiſon. L’expérience le prouve. La volupté n’énerve pas toujours ſes favoris : on lui ſacrifie beaucoup, mais on ne lui ſacrifie pas tout ; & quelque puiſſant que ſoit ſon empire, le devoir s’allie ſi bien au plaiſir dans une ame raiſonnable, que loin de ſe nuire, ils ſe prêtent des forces mutuelles. L’art de ſentir, de goûter, de perfectionner en quelque forte le plaiſir, eſt aſſez généralement accordé aux François, peut-être parce qu’on leur en fait un démérite. Cette nation ſi voluptueuſe cependant, en eſt-elle moins capable d’amitié ? L’amour de la patrie en eſt-il moins gravé dans ſon cœur ? connoit-elle le danger, où l’honneur, où ſon roi l’appelle ? la volupté d’Epicure n’eſt qu’une robe de femme ſur un corps robuſte, comme leur dit figurément notre auteur ; ne puis-je pas dire dans le même ſens, que nos ſeigneurs François portent le courage d’Hercule, dans les habits d’Omphale ? Voltaire, & tous ceux qui connoiſſent la nation, ne me démentiront pas. Voici comment l’a peint ce beau génie :

Des courtiſans François tel eſt le caractere,
Du ſein de la molleſſe ils courent aux haſards ;
Vils flatteur à la cour, héros aux champs de Mars.

Séneque ne défend pas abſolument l’uſage de la volupté. Vous connoiſſez ces bluets, image du vaudeville pour la durée, ornemens de Cérès, que le haſard des graines & des vents fait naître au milieu des bleds la volupté, inſinue-t-il, croît ainſi quelquefois ſur les pas d’un homme vertueux ; il peut la cueillir, lorſqu’elle ſe préſente, ſans qu’il la cherche, comme on cueille une fleur en paſſant. Suivant cette idée, la volupté ſeroit donc la fleur de la vertu, comme l’eſprit du plaiſir ; elle germeroit dans ſon ſein d’autant plus belle & plus pure, & plus vierge, ſi l’on me permet cette expreſſion chymique.

Ce n’eſt pas tout-à-fait défendre l’uſage d’une fleur, que de permettre de la flairer : mais faut-il en reſpirer ſi négligemment la délicieuſe odeur ? S’il eſt dans la volupté, comme dans toutes les plantes, une quinteſſence, ou comme dit Boerhaave, un eſprit recteur, en prendre la fleur, la ſentir avec nonchalance, ce n’eſt pas le moyen de goûter cet eſprit raviſſant. Le dédaigner, n’eſt-ce point une indolence coupable ? N’y a-t-il point une ſorte d’inhumanité à laiſſer flétrir, qui pis eſt, une roſe mieux employée à notre uſage ? Laiſſons cette indifférence ſtoïque ; les bienfaits de la nature méritent des tranſports de tendreſſe & de reconnoiſſance que nos ingrats lui refuſent.

Je ne prétends pas faire conſiſter le bonheur dans la volupté ; car, quoique j’aye autrefois fait couler de ma plume toute l’ivreſſe qu’elle avoit répandue dans mes ſens, me dégageant aujourd’hui des piéges de la Syrene, je ſouſcris (par tempérament peut-être) à plus de modération, & veux que le beſoin ſeul, ce père du plaiſir, l’appelle déſormais, & ſonne, pour ainſi m’exprimer, l’heure de ma volupté. Mais ſi les plaiſirs des ſens ſont eſſentiellement trop courts & trop peu fréquens pour conſtituer un état auſſi permanent que la félicité, regardons-les du moins comme des éclairs de bonheur, qui ne peuvent manquer, ſans rendre les joies de la vie imparfaites & tronquées, & ſans laiſſer tant de petites plaies, dont le cœur eſt fouvent ulcéré, dans le beſoin du ſeul baume qui les adoucit & les cicatriſe.

Ne prenons point pour des beſoins, les deſirs d’une imagination qui aime à s’irriter ; il y aura moins de gourmands, moins d’ivrognes & moins de voluptueux ; mais donnons à la nature ce qui appartient à la nature. On boit quand on a ſoif, on mange quand on a faim. Or ici on éprouve quelquefois ce double effet de la même cauſe ; car quel homme n’a pas quelquefois faim & ſoif de certaines voluptés ? Faute de s’y livrer, combien de nuages & de mécontentemens s’élevent dans l’ame, que la volupté ſeule peut diſſiper ? Je n’ignore pas que certains tempéramens foibles peuvent, ou plutôt doivent s’en priver, pour ſe bien porter, & mieux jouir des autres plaiſirs ; mais d’ailleurs la volupté, prudemment conduite, eſt d’une auſſi grande néceſſité que les autres beſoins, & la nature a employé les mêmes moyens pour faire naître celui-là. De-là vient que Celſe, ſon commentateur Lommius, Venette, Boerhaave, & tous les plus graves philoſophes & médecins, n’ont point fait difficulté de la recommander dans leurs écrits, & d’y donner de vraies & ſages leçons d’amour. J’avois ſuivi moi-même leur exemple dans une lettre, qui terminoit celles que j’ai données ſur la ſanté ; mais je ne fais quel ſcrupuleux cenſeur a jugé à propos d’en ſupprimer la ſeule copie que j’euſſe, & qui contenoit Venette rajeuni (moins bien qu’il ne va paroître), avec le précis de tout ce que nos meilleurs auteurs nous ont laiſſé ſur un ſujet plus important qu’on ne penſe.

Quoique le bonheur ne doive pas être placé en général dans la volupté des ſens, il y a cependant des ſens pour qui c’eſt un beſoin ſi urgent, qui ont tellement faim & ſoif du coït, que ſans cet acte vénérien, qu’il leur faut ſouvent répéter chaque jour, ils ſeroient malheureux, & fort à plaindre. Au contraire, donner une ample carriere à leur tempérament, ils ſont heureux, non-ſeulement dans la volupté & par la volupté même, mais dans le ſein de la débauche, de la folie & du déſordre. Quelle preuve en demandez-vous ? Leurs jours ſe coulent, preſque ſans qu’ils s’en apperçoivent, parce qu’ils ſentent & ne réfléchiſſent point : toujours gais & contens, ils ne reſpirent que la joie, ils la portent par-tout. C’eſt, pour ainſi-dîre, la monnoie courante de nos cœurs, c’eſt un ſubſtitat de l’eſprit, plus, agréable que l’eſprit même, & plus à portée de tout le monde : comment ne ſeroit-il pas de toutes les fêtes & de tous les banquets ? La joie eſt aſſiſe avec eux, elle rit aux convives, qu’elle réjouit ; ils la font circuler dans les cercles, & en quelque ſorte mouſſer, & boire à longs traits dans différens vins exquis. Cependant ils ſont perdus de dettes & d’honneur. Tant il eſt vrai que la vertu & la probité ſont choſes étrangeres à la nature de notre être ; ornemens & non fondemens de la félicité. Combien d’autres ſont auſſi vertueux qu’honnêtes, chaſtes, ſobres & malheureux ? Leur candeur, leur ſagesse, leur humanité eſt à toute épreuve ; mais ils n’en traînent pas moins après eux l’ennui de la ſolitude, la dureté de leur caractere & l’onéreux fardeau d’une raiſon qui ne ſe déride jamais : auſſi durs & ſéveres, que graves & ſilencieux, auſſi froids & triſtes, qu’hommes ſurs & vrais ; leur mélancolie, leur figure atrabilaire, font fuir les jeux & les ris déconcertés, effarouchés à leur aſpect. On les reſpecte & on les fuit, c’eſt le fort de la vertu ; tandis qu’on recherche avec empreſſement d’aimables vicieux qu’on mépriſe : c’eſt le ſort de l’urbanité & des graces. L’art de plaire eſt un grand acheminement au bonheur. Ici les uns ſont heureux en ne penſant pas plus qu’une P***, & en ne faiſant pas plus de cas de la réputation. Là, le malheur des autres vient de trop penſer, & à des objets noirs & lugubres, images triſtes que la nature tire, comme un rideau, devant l’imagination bouchée. Quelle reſſource ont ceux-ci ? Quelques palliatifs d’un moment ; le vin qui nuit enſuite ; les compagnies, les spectacles, la diſſipation, qui ne réuſſiſſent pas toujours. La ſociété des perſonnes extrêmement joyeuſes, afflige d’autant plus celles qui ne le ſont pas. Ceux-là, direz-vous, ne ſont capables que de goûter la volupté, & de ſe ménager les délices d’un doux prurit. Eh bien ! en ſont-ils moins heureux ? Ne ſuivent-ils pas cet inſtinct & ce goût, par lequel chaque animal tend à ſon bien-être ? N’ont-ils pas enfin la ſeule ſorte de félicité qui ſoit réellement à la portée de leurs organes ?

Il en eſt de même de tous les méchans. Ils peuvent être heureux, s’ils peuvent être méchans ſans remords. J’oſe dire plus ; celui qui n’aura point de remords, dans une telle familiarité avec le crime, que les vices ſoient pour lui des vertus, ſera plus heureux que tel autre, qui, après une belle action, ſe repentira de l’avoir faite, & par-là en perdra tout le prix. Tel eſt le merveilleux empire dune tranquillité que rien ne peut troubler.

Ô toi ! qu’on appelle communément malheureux, & qui l’eſt en effet vis-à-vis de la ſociété, devant toi-même, tu peux donc être tranquille. Tu n’as qu’à étouffer les remords par la réflexion (ſi elle en a la force), ou par des habitudes contraires, beaucoup plus puiſſantes. Si tu euſſes été élevé ſans les idées qui en font la baſe, tu n’aurois point eu ces ennemis à combattre. Ce n’eſt pas tout, il faut que tu mépriſes la vie autant que l’eſtime ou la haine publique. Alors en effet, je le ſoutiens, parricide, inceſtueux, voleur, ſcélérat, infame, & juſte objet de l’exécration des honnêtes gens y tu ſeras heureux cependant. Car quel malheur ou quel chagrin peuvent cauſer des actions qui, ſi noires & ſi horribles qu’on les ſuppoſe, ne laiſſeroient (ſuivant l’hypotheſe) aucune trace de crime dans l’ame du criminel. Mais ſi tu veux vivre, prends-y garde : la politique n’eſt pas ſi commode que ma philoſophie. la juſtice eſt ſa fille ; les bourreaux & les gibets ſont à ſes ordres : crains-les plus que ta conſcience & les dieux.

Les premiers hommes, qui en ont eu d’autres à gouverner, ont ſenti la foibleſſe de ce double frein. De-là eſt venue la néceſſité d’étrangler une partie des citoyens, pour conſerver le reſte, comme on ampute un membre gangrené, pour le ſalut du corps.

Goûtes auſſi, puiſque l’ingrate nature te le permet, prince cruel & lâche, ſavoures à longs traits la tyrannie. Eroſtrate voulut s’immortaliſer par le feu ; immortaliſe-toi par le ſang ; raffine dans l’invention des tourmens, comme un homme à bonnes fortunes dans celle des voluptés, & trouves-y, s’il ſe peut, le même plaiſir. Le ſeul bien qui ſoit en ton pouvoir eſt de faire du mal : faire le bien ſeroit ton ſupplice. Je ne t’arrache point au maudit penchant qui t’entraîne. Eh ! le puis-je ? il eſt la ſource de ton malheureux bonheur. Les ours, les lions, les tigres, aiment à déchirer les autres animaux : Féroce comme eux, il eſt trop juſte que tu cedes aux mêmes inclinations. Je te plains cependant, de te repaître ainſi des calamités publiques ; mais qui ne plaindroit encore plus un état où il ne ſe trouverait pas un homme, un homme aſſez vertueux pour le délivrer, aux dépens même de ſa vie, d’un monſtre tel que toi ?

Et toi-même, voluptueux (pour m’accommoder à ta foibleſſe, comme un chirurgien au vuide des vaiſſeaux), puiſque ſans plaiſirs vifs tu ne peux parvenir à la vie heureuſe, laiſſe-là ton ame & Séneque ; chanſons pour toi que toutes les vertus. ſtoïques, ne ſonges qu’à ton corps. Ce que tu as d’ame ne mérite pas en effet d’en être diſtingué. Les préjugés, les pédans, les fanatiques s’armeront contre toi ; mais quand tous les élëmens s’y joindroient… Que faiſoient à Tibulle, dans les bras de ſa Cloris, la pluie, la grêle & les vents déchaînés ? Ils ajoutoient à ſa félicité qui les bravoit. Prends donc le bon temps quand, & partout où il vient ; jouis du préſent ; oublies le paſſé qui n’eſt plus, & ne crains point l’avenir. Songes que le bled qui eſt ſemé hors du champ eſt toujours du bled ; qu un grain perdu n’eſt pas plus pour la nature qu’une goutte d’eau pour la mer ; que tout ce qui la délecte eſt plaiſir, & que rien n’eſt contr’elle que la douleur. Que la pollution & la jouissance, lubriques, rivales, ſe ſuccédant tour-à-tour, & te faiſant nuit & jour fondre de volupté, rendent ton ame, s’il ſe peut, auſſi gluante & laſcive que ton corps. Enfin puiſque tu n’as point d’autres reſſources, tires-en parti : Bois, manges, dors, ronfles, rêves ; & ſi tu penſes quelquefois, que ce ſoit entre deux vins, & toujours, ou au plaiſir du moment préſent, ou au deſir ménagé pour l’heure ſuivante. Ou ſi, non content d’exceller dans le grand art des voluptés, la crapule & la débauche n’ont rien de trop fort pour toi, l’ordure & l’infamie ſont ton partage ; vautres-toi, comme font les porcs, & tu ſeras heureux à leur maniere. Je ne te dis au reſte que ce que tu te conſeilles à toi-même & ce que tu fais. Je perdrois mon temps & ma peine à prendre un autre ton : parler de tempérance à un débauché, c’eſt parler d’humanité à un tyran.

Qu’on ne diſe point que j’invite au crime ; car je n’invite qu’au repos dans le crime. L’homme paroît en général un animal faux, ruſé, dangereux, perfide, &c. il ſemble ſuivre plutôt la fougue du ſang & de ſes paſſions, que les idées qu’il a reçues dès l’enfance & qui font la baſe de la loi naturelle & des remords. Voilà à quoi ſe réduit en ſubſtance tout ce que je dis. Mon but eſt de raiſonner & d’aller aux cauſes, en faiſant abſtraction des conſéquences, qui cependant n’en ſeront ni plus fâcheuſes, ni plus difficiles à réprimer. Si tant de méchans, malgré tous les préjugés, contraires à leurs actions, dans leſquels ils ont été élevés, ne ſont pas toujours malheureux, n’eſt-il pas évident qu’ils le ſeroient conſéquemment encore moins, dans la double ſuppoſition, ou qu’ils en pourroient ſecouer le joug, ou ſur-tout qu’ils ne l’euſſent jamais porté. Je dis donc ce qui me ſemble, & ne donne qu’une hypotheſe philoſophique. Je ne ſoutiens point, à dieu ne plaiſe ! la méchanceté, trop oppoſée à mon caractere ; j’y compâtis, parce que j’en trouve l’excuſe dans l’organiſation même, quelquefois difficile & même impoſſible à dompter. Les chevaux ne ſont pas les ſeuls animaux qui prennent le mors aux dents. Que chacun s’examine ; qu’il ſe rappelle ſes anciennes coleres, ſes vengeances, ſes querelles & tant d’autres mouvemens qui l’ont emporté, il ſe trouvera cheval comme un autre. Tout homme fougueux & violent en eſt un.

Mais (pour me parler à l’imitation de Séneque), tn ne pourſuis point les vices & les crimes avec un ſtyle de fer ? Je ne ſuis point tenu de remplir une tâche qui n’eſt point la mienne. Je la laiſſe aux ſatyriques & aux prédicateurs. Je ne moraliſe, ni ne prêche, ni ne déclame, j’explique. Je ſuis & me fais l’honneur d’être citoyen zélé ; mais ce n’eſt point en cette qualité que j’écris, c’eſt comme philoſophe. Comme tel, je vois que Cartouche était fait pour être Cartouche, comme Pyrrhus pour être Pyrrhus : je vois que l’un étoit fait pour voler & tuer à force cachée, & l’autre à force ouverte. Les conſeils ſont inutiles à qui eſt né avec la ſoif du carnage & du ſang. On pourra bien les écouter, & même les applaudir, mais non les ſuivre. Voilà ce que me dicte la philoſophie. L’amour du public me dicte autre choſe. Je déplore le ſort de l’humanité, d’être, pour ainſi dire, en d’auſſi mauvaiſes mains que les ſiennes. Je fuis fâché de croire tout ce que je dis ; mais je ne me repens point de dire ce que je crois. Au travers de ce qui me ſemble révolter au premier coup-d’œil, les gens qui ne font pas ſans odorat, pénétrant l’écorce, trouveront que ma philoſophie ne s’éleve point ſur les débris de la ſociété. Je ne puis trop inſiſter ſur cet article. Qu’on y prenne bien garde, & qu’on diſtingue en même temps l’homme de l’auteur. Je n’enhardis point les méchans, je les plains par humanité, & je les tranquilliſe par raiſon. Si je les ſoulage d’un peſant fardeau, je ne reconnois pas moins qu’ils en ſont eux-mêmes un bien plus onéreux pour la ſociété. Elle a ſes coutumes & ſes loix, & ſes armes, quand on les a bleſſées ; je ne ſuis point ici ſon vengeur, ni ſon appui. Thémis ne m’a point remis ſa balance, elle ne m’a point chargé de péſer les vices & les vertus, les peines & les récompenſes. Et comme Crébillon n’en eſt pas plus noir pour avoir fait la tragédie d’Atrée & de Thyeſte, je n’en fuis pas moins vertueux, pour avoir eſſayé de détruire les vices abſolus. Pour exempter des remords, il ne s’enſuit pas que je ſois capable de ce qui les donne. Pour ſavoir apprécier les hommes, il ne s’enfuit pas que je dédaigne de les ſervir & que je tende à ta ruine. Je déteſte au contraire tout ce qui nuit à la ſociété. Je voudrais que ces armes de la politique (les remords), fuſſent auſſi effrayantes & efficaces que la potence & l’échafaut Ou plutôt que ne puis-je empêcher les hommes de ſe nuire les uns aux autres ? Que ne puis-je les pétrir, en quelque ſorte, comme une pâte excellente, les tourner à la ſûreté, à l’avantage & à l’agrément de la patrie ! Qu’ils ſeroient nobles, doux, tendres, déſintéreſſés, généreux, compatiſſans, ſans envie, ſans autre ambition que d’être utiles, contens de tout, ſans excepter la fortune & les ſuccès de leurs propres ennemis mais il n’y en aurait point dans la ſociété que je ſuppoſe , elle ne formerait qu’une famille, dans laquelle chacun couleroit dans le ſein d’une tranquille & vertueuſe volupté, des jours purs & ſereins, ſemblables à ces ruiſſeaux, dont l’onde claire & filtrée au travers de pierres poreuſes, qui la rendent encore plus belle, ſe répand dans la prairie, ſuivant un cours ſi naturel & une pente ſi douce, qu’elle paroit véritablement ne pas l’arroſer ſans plaiſir. C’eſt l’image de la vie d’un bon citoyen.

J’ai cru cette eſpece d’apologie & de digreſſion néceſſaire, & je viens enfin à la concluſion.

Puiſque tout eſt ſacrifié dans la vie à ce contentement interieur, auquel Epicure a donné le nom de volupté, concluons qu’il eſt la ſource de cette béatitude qui fait le ſouverain bien.Toutes les opinions des philoſophes reviennent donc à celle-là, & la nôtre même, au fond, n’en eſt pas différente. Epicure dit que c’eſt toujours l’envie de ſatisfaire, qui fait commettre les actions bonnes ou mauvaiſes : & moi je dis que c’eſt le ſentiment du bien-être qui nous détermine. J’en infere que le bonheur eſt, comme la volupté, à la portée de tout le monde ; des bons comme des méchans ; que les plus vertueux ne font pas plus heureux : ou que, s’ils le ſont, ce n’eſt qu’autant qu’ils ſentent avec délices leur maniere d’exiſter & d’agir. J’en infere que, faute de cette modification des nerfs, les bons peuvent être malheureux, tandis que ces mauvais ſujets qui ſont à eux-mêmes leur patrie, leurs amis, leur maitreſſe, leur femme & leurs enfans ; éternels contempteurs de la vertu & des vrais biens ainſi nommés, vivent contens ſeuls & inutiles au monde, pondus inutile terræ, dans la jouiſſance des faux biens, qui ne ſont apparemment ſi faux que de nom. J’en conclus que chacun a ſa portion de felicité, les gueux comme les riches, les ignorans comme les ſavans, les animaux comme les hommes (car le temps d’en faire des machines dépourvues de ſentiment eſt paſſé), que chaque individu parvient conſéquemment à ſon degré de bonheur, comme à la ſanté, à la gaieté, à l’eſprit, à la force, au courage & à l’humanité poſſibles ; & qu’ainſi on eſt conſtruit pour être heureux ou malheureux, & preſque à un tel ou tel point, comme pour mourir, jeune ou vieux, de tel ou tel mal, entouré de médecins.

On voit encore par ce qui a été dit, le cas qu’on doit faire des riches, de la volupté des ſens, de la ſociété, de la vertu & des loix. Montagne, le premier François qui ait oſé penſer, dit que celui qui obéit aux loix, parce qu’il les croit juſtes, ne leur obéit pas juſtement, par ce qu’elles valent. Ce n’eſt que comme loix qu’elles ſont reſpectables, autrement on n’eût point ſuivi toutes celles dont l’hiſtoire fourmille, qui me ſemblent ſi ſouvent injuſtes & cruelles ; & on ſe fut cent fois révolté contre les décrets du ſénat romain. Les loix, la vérité & la juſtice, paroiſſent mériter la même conſidération ; les unes comme émanées des mains de la politique, les autres, comme filles du ſentiment. Mais puiſqu’il y a eu dans tous les temps, qu’il y a aujourd’hui, & y aura toujours des loix contraires à ce qu’on appelle vérité, ou à ce qui paroît juſtice, comment concilier enſemble des intérêts ſi oppoſés ? A qui donner la préférence ? La vérité, comme tout bon parti, (c’eſt encore l’idée de mon philoſophe, & de celui de la nature) doit ſe ſoutenir juſqu’au feu ; mais excluſivement. Les loix les plus injuſtes ont la force en main il n y a qu’un fou qui oſe les braver. La loi de nature, faite avant toutes les autres loix, nous dicte de leur livrer plutôt la vérité que nos corps. Il eſt naturel de traiter la vertu, comme la vérité. Ce ſont des êtres qui ne valent, qu’autant qu’ils ſervent à celui qui les poſſede. Vous éclairez les hommes, vous ſervez la ſociété à vos dépens ; c’eſt le fruit de l’éducation, le germe en eſt dans l’amour-propre, mais non dans la nature. Mais faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les ſciences & la ſociété en ſouffriront ? Soit ; mais ſi je ne la prive point de ces avantages, moi j’en ſouffrirai. Eſt ce pour autrui, ou pour moi, que la nature & la raiſon m’ordonnent d’être heureux ? Le poëte Auterau, dans Démocrite prétendu fou, répond en vrai philoſophe, on eſt heureux pour les autres.

Cela poſé, à combien peu de frais, & de combien de façons on peut être heureux ! Et qui n’admireroit la magnificence de la nature dans ſa grande ſimplicité ? Comme toutes les veines portent le ſang au cœur par une ſeule, le plaiſir & la douleur, modifiés à l’infini, arrivent à l’ame par un ſeul chemin, qui eſt le ſentiment. Pour le former, il a fallu que tous les nerfs ſe donnaſſent, pour ainſi-dire, un rendez-vous, dans un endroit particulier du cerveau, où ils ſont tous réunis. Et comme encore le cœur ſe contracte plus ſouvent, ou plus fortement, quand le ſang & les eſprits y ſont abondamment précipités par diverſes cauſes ; de même le ſentiment de notre bien ou mal-être s’aiguiſe & s’excite par celles qui agiſſent intérieurement ou extérieurement ſur nos organes ſenſitifs. De ſorte que celui dont les nerfs ſont le plus agréablement affectés par quelque cauſe que ce ſoit, eſt néceſſairement le plus heureux.

Tel eſt le tronc, duquel partent toutes les branches du bonheur, luxe charmant de l’arbre de la vie, à l’ombre duquel, ſi par fois nos chagrins nous éclairent trop vivement ſur notre condition, il faut être bien peu ſage, pour ne pouvoir pas les ſupporter avec patience.

Voilà le but que nous nous étions propoſé d’atteindre : le champ eſt vaſte, la carriere brillante : ſi nous avons ſu la remplir avec autant de diſtinction, que nous nous ſommes écartés de la route ordinaire des philoſophes & des beaux eſprits.

Il ne me reſte plus qu’à parler de mon auteur, plus particuliérement que je n’ai pu faire juſqu’ici. [10] Son traité de la vie heureuſe, tel que je le donne, eſt très-fameux. La dignité du ſujet, la réputation de l’écrivain, ce que tant d’auteurs en ont écrit, & ſur-tout Deſcartes à ſon illuſtre princeſſe Palatine, tout m’a intéreſſé à Séneque Se à ſon ouvrage. Non-ſeulement j’ai cru qu’il méritoit d’être mieux examiné Se autrement réſuté qu’il ne l’a encore été ; mais quoiqu’en diſe Deſcartes, je l’ai jugé digne d’être traduit, ſans avoir égard aux traductions qui ont précédé la mienne. Tous les défauts, & l’imperfection avec laquelle il eſt probable qu’il nous eſt parvenu, ne m’ont pas empêché d’y trouver de grandes beautés.

Séneque, il est vrai, n’a pas traité ſon ſujet avec aſſez de préciſion & d’exactitude. Pour être capable de former un ſyſtême dont les parties bien liées & enchaînées entr’elles ſe répondent toutes parfaitement, il faut un eſprit d’ordre, un art d’écrire, plus commun aujourd’hui qu’autrefois, une marche d’eſprit ſuivie, un génie vaſte, pénétrant & vraiment philoſophique. Celui de Séneque me paroît conſiſter dans une imagination riche qui le maîtriſoit. Eſprit précieux, le néologiſme ne remonte pas plus haut que lui ; raiſonneur étudié, le plus ſouvent peintre de colifichets, je compare les lumieres dont il brille, tant elles ſentent l’artifice, à ces étoiles que les fuſées laiſſent dans l’air après elles. Génie obſcur lorſqu’il veut être concis, entrecoupé de plus de ténebres que de lueurs philoſophiques, peu conſiſtant ou peu ſolide, de-là peu conſéquent, éloquent à ſa maniere, en paroiſſant mépriſer l’éloquence, vigoureux par vertu, vertueux par ſecte, fort de choſes par ſecouſſes, fort d’eſprit par affection, pointilleux par minauderie : enfin s’appliquant plus à orner ſon langage qu’à ſe faire entendre ou à s’entendre lui-même, je conviens qu’il a mieux aimé ſe répéter en termes artiſtement variés, content de briller par des phraſes & des antitheſes qui marquent le jeu & l’enfance de l’eſprit, piege inévitable pour qui cherchant toujours l’agrément de la diction & la vanité des paroles, préfere le fard de l’éloquence à ces beautés naturelles qui ſont bien mieux ſans ornement : panneau couvert de clinquant, où donneront toujours ces beaux eſprits peu philoſophes, que la variété des images éblouit juſqu’à leur faire prendre pour de nouvelles choſes un brillant tiſſu d’autres mots joliment arrangés. Mais, au reſte, je trouve que Séneque a plus de force que Cicéron. Si celui-ci étoit plus philoſophe dans la théorie, Séneque l’étoit plus dans la pratique ; moins incertain, quoique moins conſéquent ; marchant à la mort d’un pas ferme & intrépide, il a fait une fin, non aussi gaie que celle de Pétrone, mais glorieuſe, & telle, en un mot, que Cicéron l’eût enviée, & jamais ſuivie. Quant au courage & à la vertu, quoique trop fanatique, il avoit une ame d’une toute autre trempe. L’éloquence, le ſavoir & la vanité faiſoient toute l’excellence du conſul Romain. Montagne eſtime peu l’homme dans l’orateur qu’il admire.

Critiquons, blâmons même Séneque, admirons le quelquefois, & eſtimons-le toujours. Une ame médiocre n’outre rien ; elle ne s’éleve point, elle nage, pour ainſi dire, entre deux eaux. Louons les plus vains efforts ; pardonnons, comme ſur nos théâtres, une exagération qui invite à la vertu. Séneque a cherché à être vertueux, comme Paſcal à croire. Du fond des vices, il eſt difficile de monter au ſommet des vertus. L’un a le courage de l’aigle, l’autre en a le vol, peu en ont la vue ; l’homme eſt porté par son génie, comme l’oiſeau par ſes aîles. Mais n’eſt-ce pas aſſez, comme notre auteur l’inſinue lui-même, qu’il s’évertue, s’excite, & rampe moins ? Heureux cent fois qui aux facultés naturelles d’être heureux, joint celle de rendre ſon bonheur communicatif, comme eſt la vertu & le courage de Séneque.

Voilà mes idées ſur le bonheur, & ce que je penſe de l’auteur illuſtre qui m’a fait naître l’envie de les mettre par écrit. Bien des gens ſeront peut-être choqués de ma façon de penſer, principalement ſur la vertu & les remords, d’autant plus qu’elle eſt quelquefois auſſi nouvelle que hardie : car je n’ai conſulté ni Hobbes, ni Mylord S…, & j’ai tout puiſé dans la nature. Mais qu’ils ſachent, ces eſclaves de l’exemple & de la ſuperſtition, ces petits génies qu’on ne voit point où la vérité paroît, qu’on peut ici (quelle plus belle invitation à ſes amateurs !) braver les préjugés & tous les ennemis de la philoſophie, comme on ſe rit du courroux des flots dans un port tranquille ! Je n’entends plus en effet gronder les miens que de loin, & comme la tempête qui bat le vaiſſeau dont je me ſuis échappé. Ici, encore une fois, quel plaiſir pour un philoſophe ! chacun peut à ſon gré cultiver la philoſophie, les ſciences & les beaux arts ; la carriere eſt ouverte par le prince qui s’y eſt diſtingué preſque dès l’enfance ? Dux & exemplum & nececſſitas, comme dit Pline le jeune en un autre ſujet. Tous ces ſacrés perturbateurs d’un repos plus reſpectable qu’eux, ne ſe troublent point dans ces heureux climats. On peut élever la voix, ſe ſervir de ſa raiſon, & jouir enfin du plus bel apanage de l’humanité, la faculté de penſer. Les théologiens juges des philoſophes ! Quelle pitié ! C’eſt vouloir ramener la ſuperſtition & la barbarie. Au contraire, brider ces bêtes arrogances, leur laiſſer peu de pouvoir (ils en uſurpent aſſez), c’eſt le moyen de favoriſer le progrès des lettres, & de faire fleurir les états. L’ignorance commence par les avilir, & finit par les détruire.

Ô ! que ma reconnoiſſance & mon zele s’exerceroient avec plaiſir à célébrer les vertus du Salomon du Nord, s’il m’étoit auſſi facile de le ſuivre que de l’admirer ! Mais ce ſeroit trop préſumer de mon peu de forces, car que peut-on ajouter à la gloire d’un prince, qui, tandis que preſque tous les autres rois font conſiſter leur bonheur à s’endormir mollement dans les bras de la volupté, n’en connoît d’autre, que celui qui réſulte de l’humanité la plus éclairée, & du parfait héroïſme ; d’un prince qui met dans ſes études la même diſcipline que dans ſes troupes, dont l’eſprit eſt plus vif que leur feu, plus brillant, plus conquérant, plus victorieux que leurs armes ; d’un prince enfin rempli de ſageſſe & de lumieres, qui jeune encore, n’a eu beſoin que de lui-même pour aller de plein vol à l’immortalité. Qu’il me ſuffiſe donc de ſentir, (quoi de plus flatteur pour le maître & pour les ſavans de ſon royaume !) que c’eſt à ſon puiſſant génie que nous devons tous, ce que tant d’autres doivent ailleurs à la faveur, à l’intrigue, à la baſſesse, & à tout ce vil manege de dévots, de femmes & de courtiſans qui n’a point lieu devant un roi philoſophe.


Tous les arts à la fois compoſent ſa ſcience
Rival de Cicéron, il brille en éloquence :
De la nature il a ſondé les profondeurs,
Des charlatans dévots confondu les erreurs.
Voyez ce ſavant roi ſans ſoin & ſans affaire ;
Il paſſe un ignorant dans l’art heureux de plaire.
Il ſait tout, il fait tout, il s’élance à grands pas,
Du Parnaſſe à l’Olympe, & des jeux aux combats.


__________________
É P I T R E

M LLE . A. C. P. OU LA MACHINE TERRASSÉE. /

ÉPITRE

À MLLE. A. C. P.


Mademoiselle,

Rien n’est plus flatteur pour moi, que la bonté que vous me faites, en me demandant un récit fidèle de la machine, qui a paru dans nos jours, J’exécute vos ordres d’autant plus vîtement, quç je compte fiirement fur votre approbation ; motif pour moi, qui charme & qui l’emporte fur tous les attraits poffibles.

J’entre donc en matière, ma chère, & je vous dis, que la machine que vous admirez, cette machine fans ame, cette matière organifée, a enfin terraffé & mis à la Baftille Pluton.

Toujours mobile, elle roula jufqu’à fe caflêr enfin le cou. Elle chercha à remporter fur les machines vulgaires par son caquet, par fes manœuvres, par fa médifance, & par l’effort de compofer des livres. Elle alla même jufqu’à faire des réflexions férieufes fur la félicité : « Mais l’ignorance commença par l’avilir & finit par la détruire ».

Mr. Machine , car c’eft fon nomen & omtn , s’entéta , que l’opium foit le véritable moyen de parvenir à la félicité & au paradis d une machine. « Je veux, dit-il , parler de ces états doux & tranquilles que donnel’ opium , dans lefquels on voudroit demeurer toute une éternité, vrai paradis de l’âme, s’ils étoient permanens ». Mr. Machine, trop jaloux de fa tranquillité heureuse, pour n’en vouloir pas jouir fans cefle, prit enfin le parti de fe plonger, par le moyen de la poudre de rats, dans fes douces ténèbres. Il en prit une bonne dofe & réuffit dans fon deffein.

Vous blâmerez , je le prévois, la folie de Machine ; mais je vous en prie, ma chère, ne vous irritez pas contre lui. Rappeliez-vous, s’il vous plaît, que c’eft Mr. Machine. Une machine n’agit pas à ce qu’elle veut, mais plutôt à ce qu’elle doit. Chantant fes louanges , je ne permettrai jamais qu’on le décriât. Je le mets à couvert de tout reproche de fa folie, je lui conferve la réputations malgré toutes objections calomnieufes, en difknt : il fut machine , & pas plus.

Pardonnez-le-moi, ma chère, d’avoir entamé mon hiftoire par la mort de mon héros. Il eft un peu bizarre ; & il faut que la relation de fa vie ne le foit pas moins. Je reviens fur mes pas, & je vous promets d’obfervcr dans la fuite un meilfeur ordre.

Pour la naiflance de Mr. Machine, je ferai le plus court du monde. Je me confole facilement de ne favoir pas , dans quelle retorte cette matière lourde & grofliere fe foit organifée. Dès quelle l’étoit , elle devint machine. Codeno , qui annonce toujours fi préfence par quelques obfcénités, la monta , & c etoit Mr. Machine qui parut peut-être à la manière des cannes de Mr. Vaucanson à Paris. Car Mr. Machine eft comme elles fans ame, fans efprit, fans raifon fans vertu , fans difeernement , fans goût, fans politeffe & fans mœurs ; tout eft corps, tout eft matière en lui. Pure machine, homme plante , homme machine, homme plus que machine ; ce font les titres qu’il affede, qu’il ambitionne , & dont il fait gloire.

Il célébra folemnellement fon jour de naiflance pendant le cours de quatre années une fois : car il fut mis au jour au je ne fais quel biffexte.

Je vous avertirois aufli de fon éducation ; mais je ne fais que dire de celle d’une machine. Chacun a fon tour ; la machine pourfuit le lien. On la monte., & elle joue fon rôle jufqu’à tomber dans le trou. Elle fe conforme à fes règles ; & c’eft ce que fit aufli Mr. Machine. Il pouffa fes efforts, fes études, ou plutôt fes manœuvres à Paris, à Leyde, & à Rheimsj jufqu’à en venir à bout. Il fut créé docteur en M… n’eft-ce pas affez d’honneur pour Une machine ?

Ce n’eflpos encore tout ; il fut maintenir me adreffc la figure, fous laquelle il pans. H ravagea. machinalement dans la république des lettres, fe fignaknt entr ’ancres par quelques iaftkmwm de M.~... qu’il mit an jour. Cette traduction, car die neft prefque plus par-tout , loi fit beaucoup d’honneur. Il ne fe contenta pas de traduire ; il cacha même à métamorphofer a fon gré. Brcflau, ah ! quelle admirable machine ! félon lui eft un auteur. Bre/lau^ dit-il , Fa va finir parla cornée, en voulant citer les recueils de Breftau. Dans un antre endroit il parle plus que machinalement : » je parle y dit-il , if une injccHon oit Van ne met » pas plus de force que le cœur r ce qui eft prouvé » par E imperfection de la perfection ». Galimathias fans bon fens ! De la même manière parle-t-il des œufs dijfous : pour moi , j’aimerois à dire des œufs féparés» La charte de Bythinie, félon lui, eft une civette. Et pourquoi cela ? parce qu’il eft bon connoisseur de la nature. Et queft-ce que fignifîent ces mots ? « L’une & l’autre cave & fort cave eft plus large que la trace du trou avale » . Il eft vrai, c’eft fur ce point-là que je le gronderois ; mais je fais dont il s’agit, ceft Mr. Machine.

Ne vous laffez pas, ma chère, de lire encore quelques manœuvres de Mr. Machine. Ils sont trop jolis pour vous les cacher. Aldrovandus, dit-il, dans un autre ouvrage, a hérité son ornitologie de Mr. Wïtloaghby. Et pourquoi cela, mon héros ? Cela cft facile à comprendre, me répond -il. Car Aldrovandus mourut long -temps avant que WiUoughby fot né : il eft donc bien poffible , qu’ Aldrovandus a pu hériter de M. JVMoughty* Bon, Machine , ccft la plus belle plaifanterie du monde. Mais, dites-le-moi, je vous en prie, en confidence, pourquoi mefurez-vous la veflie & fa force par pouces & pas plutôt par onces ? Trois pouces , à ce que vous dites , c’eft ma foi trop pour une veflie. Pour moi , je n’aimerois pas une veflie de Machine. Et qu’eft-ce que vous voulez exprimer , mon cher , par l’écrivain Giorno ? Quel drôle que vous êtes, Machine ? Quelle merveille l quel efprit créateur ! C’eft fans-doute quelque chofe de conféquence, que de perfonnificr un journal, qui s’appelle Giornali de litterati Mais je n’ofe plus vous embarrafler par mes louanges. Remettez-vous donc en repos. Vous êtes machine ; & une machine eft au-delà de la conhoiflance de l’anatomie, de rhiftoire, des langues & même de dieu.

Je vous demande mille pardons, ma chère amie , de m’étre égaré de vous quelques moroens. Ma machine m’entraîne même jusqu’à fa demeure ténébreuse. Je m’en retourne , vous aflurant en confidence, que nous avons à regretter plus qu’on ne pense, la perte de Mr. Machine. On avoit lieu d’espérer qu’un jour par son moyen tous les fingct fie auffi le vôtre , ma chère f commenceraient à parler. Mais voilà refpérance échouée ; le maître defeend aux enfers » fie les difciples gémiflent après lui fans reflburce.

D’ailleurs Mr. Machiné fe crut toujours plus redoutable qu’il ne rétoit en effet. Il oublia quelquefois qull étoit machine. Il appelle fon fyftéme » Jupcrbe t qui fait frémir les préjugés. Que dis~je % » ajoute-*» il , le jour qu’il parut , la facrofainte » théologit en trtmbla jufques dans fis fonde mens % » & les chapeaux larges & plats pardevant de » tous ces fearamouches ou pantalons % que le » peuple refpeâe % furent mis plus de travers que » jamais ».

Ce sont, direz-vous, en vérité des idées crues , enfles fie matérielles ; fit ccft ce que je veux. Mon héros s’imagine d’être « t Hercule de la fable. Pour » peu i dit- il , qu’on foit ver fi dans la littérature » # dans ta feule connoijfance des auteurs on » voit que je fuis % comme Mr. de Voltaire le dit » de Newton i t Hercule de la fable % à qui ton » attribue tous les faits des autres héros ». Mr. Machine eft donc V Hercule de la fable. Vous le fave2, ma chère ; fit voilà , vous êtes verfée dans la littérature. Quel avantage pour vous, de favoir que Machine eft l Hercule moderne !

Parlant en quelque endroit des théologiens, vos gens favoris, Ufe met tau* <* "Niktt* ftrwfct* dk-41, et* èàe* «wvçuMtt,, &wr 4«$0ër jn* 4k /NMtvWr, & «m nfurpm ^vi*V * **$W A Jùmifwk frw& «fes Iwrs* $ de /rire Jfrmr 1»*^ Quelle fond» î Mai* il* wlfern Ct«U h Herculienne» Un léger ttaduàeur de ftttffNtt «t/Kt»t»A» de M», dont il m ràit quVtéra * corrompre te fens, de qu’il met m put, mtat fans corriger les fautes dlmpreftion , ktyietict il v* plutôt augmenter par fi» ignorance à volati» litè ; un auteur « dh»jc, qui a enpié rhommc plant* de quelque diffcrtation de AfK LiH*#ut » dont le titre *[ fonfili* pt*nuntm> dans laquelle let (leurs fontcnmparécs avec l’homme ; un héros enfin » qui prend généralement touteslcs fetencts férkuftt pour des bagatelles de pédanterie» , e’eft à la vérité THtreuh de l’arc-boutant de la république des lettres ; c’est, dis-je, le hérot, qui pourrait tourne ? la pierre fondamentale de la barbarie, de renvcrler les faux principes far lefquels elle roule.

À propos de thomm pUntt> ma chère , je faU que vous aimes les grottes « les Jardin* , les ftmtaines, les plantes, lev livret qui fbntcVrlfi là-dessus. C’est pourquoi je vous aurais sans doute communiqué l’homme plante. Mais, ma chère, j’eus à ménager le caractère, la modestie, la pudicité de la vertu, qui règne dam vos veines, Ce n’eft qu’un effet digne de son auteur le d’une tête m rit -nr-mnt_caniï. ^a»oat ! nuat : c r^at-co** ntefeine manier par ix-narpie cccxcote J’cit ailèa, j ; .û iùt . ;-*d5is.. Jc~ :c :c r épè t e pour ■ xciucr Suceur *qau Jancun : imr, potin tut *js ïoifttf» > .lis . /ans iaE : mais -e- hcl -epfca*s t»a— mras^ Ouetouctbis. Jrîr. -rlacàu» cor ivo*. ugc«  on au moins iLcznc. : T asmi :; «-<ûlaB», -ât-^i, ta* »• ^ i nicteriaemçBmx ttarrr rms. reuntt »*. J «te rjûbm Snc-otre 3»* bat A -«* rrm&rtnaiicn5. ;iEmzmu qniLxercLea .mue pm-îef (tu il imie . uytfisuuwTiL^ ^^ùisoèr-capU U . w//*/* » <f+ Ju célcrMEàaas. Je. .’.a ,H»., pr*&itt£ : îm^Jz. » vame djvatr Jè&enÇL ceot nêit* Uvr*s p*r

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  • Hi pVhfc fe n KvlcfcSS .^,*U v,,^ fou K «, K

fh*tt|ft^ Ut» . 11 m fit ^ jVhh hiuft iiii *}>* V..uj. v trtftlp’/ l«î |% JisMKiJt. £• !*% (V*W» pHHS U ;, ï,.,»»x fA 1 - < Vvv +r*f*f* fa*,h)* 9 t<ti *>»V« i/, t&'i ^t>v^ v v f»—4".’* *V-x ^ *** i*«VA A V »•’«•> V.  : S dérober «a Jbjec qui bi étoit du, Gotm ne /ap^ perçue pas fitôr de & recrue, qu’il cria trois fob-Qui efl U ? Ce qu’il fit «Tira too fi cerrible , que Mr. Machifu Se réveilla malgré kL Cette fins là machine fc mono elle-même ; il avoit foutenu pendant û vie que cela étoit poffibfe, & il en prouva la vérité par fin exemple ;

La première action de Machine dans cette nouvelle carrière, fat qu’il trembloit extrêmement, & se mettait à répondre. Je suis machine, dit-il f je suis « tout corps, toute matière, un hors-d ’œuvre inutile, hors-d’œuvre de parade fir J orgueil , que ta nature riapointappricl. Peut-être suis- je jetté au hafard sur un point de la surface de la terre, sans qu’on puisse savoir ni comment ni pourquoi, semblable à ces champignons, qui paroissent iun jour à l’autre , ou à ces fleurs qui bordent les fosés couvrent les murailles.» Pourquoi m’envies-tu, continua-t-il, ces éternités sacrées, ces doux sommeils, ces véritables sources de perfections ? Bouche cousue, repartit Caron, c’est le silence qui règne dans nos quartiers. Pluton m’a donné ordre de t’amener à l’auberge qui te convient !

II dit. Et tout d’un coup, après lui avoir fait pafler lei ondes d’Acheron, il ramena aux vastes & superbes édifices de Pluton. Enfin ils parvinrent par un labyrinthe tortueux & obfcur à la forge des Cyclopes. Machine promenant ss yeux & voyant ces gens affreux , cet abyme du feu & des flammes, ces foufflets effroyables & les carreaux de foudre qu ils forgeoient , commença i frémir. II n’ofa ni reculer ni protefter. Cependant à chaque coup de marteau il fembla vouloir s’évanouir, tant il étoit hors de lui.

Caron enfin Fintroduifit dans la chambre, qui étoit vis-à-vis la forge des Cyclopa, de s’en retourna. Ce fut l’appartement descharlatans % des Scaramouches & des Pantalons. Platon les avoir féparés de fes autres fujets , pour conferver entre ceux-ci la paix, la confervation de la tranquillité éternelle. Les charlatans , de leur côté , ne furent pas mécontens de cette difpofition de Plu ton. lit vécurent depuis dans le voifinage des Cyclopes à leur aife , dans uqt libre république, sans loix, fans ordre , fans gène , fans contrainte & même fans fouverain.

Ils pouffèrent juftement des cris horribles comme M. Machine entra dans la porte. Ils se préparèrent pour faire ce même jour un repas à pique-nique. M. Machine fut d’abord bien fatisfait de se voir dans une compagnie si amusante, qui favorifoit le matérialifme.

Mais i peine avoit-il fait fes premiers complimens, qu’on demanda fon nom. Je fuis Machine, dit-il. Quoi ! répondit un certain pédant de quelque Page:La Mettrie - Œuvres philosophiques, éd. de Berlin, Tome second, 1796.djvu/256 Page:La Mettrie - Œuvres philosophiques, éd. de Berlin, Tome second, 1796.djvu/257

TABLE


DES MATIÈRES


Contenue dans le Tome II.


Page          1
Les Animaux plus que machines
Épître à Mlle. A. C. P. ou La Machine terraſſée


Fin de la Table du Tome ſecond.
  1. On en a déjà parlé dans l’homme machine.
  2. Voyez l’hypothèſe nouvelle & ingénieuſe de Mr. de Buffon.
  3. Boerh. Elem. Chem. T. 1. de Igne.
  4. Rabelais.
  5. Esprit des loix, T. I.
  6. Nouvelles découvertes faites avec le microſcope. Leyde, 1747, in-12.
  7. Temple du Goût.
  8. Celui-là eſt heureux, qui par raiſon ne craint, ni ne déſire.
  9. Séneque compare une définition plus ou moins étendue, à une armée qui occupe plus ou moins de terrein.
  10. Ceci ſe rapporte à la traduction du Traité de la vie bienheureuſe de Seneque, que l’auteur a publié, & qui étoit précédé de ce diſcours.