Anti-Sénèque, ou Discours sur le Bonheur

Œuvres philosophiquesCharles TutotTome second (p. 139-231).

ANTI-SENEQUE,
OU
DISCOURS
SUR
LE BONHEUR.

Felix qui potuit rerum cognſcere cauſas,
Atque metus omnes & inexorabile fatum
Subjecit pedibus, ſtrepitumque Acherontis avari !

Virg. Georg. L. IV.

DISCOURS
SUR
LE BONHEUR.

Les philoſophes s’accordent sur le bonheur, comme ſur tout le reſte. Les uns le mettent en ce qu’il y a de plus ſale et de plus impudent ; on les reconnoît à ce front cinique qui ne rougit jamais. Les autres le font conſiſter dans la volupté, priſe en divers ſens ; tantôt c’eſt la volupté rafinée de l’amour : tantôt la même volupté, mais modérée, raiſonnable, aſſujettie, non aux luxurieux caprices d’une imagination irritée, mais aux ſeuls beſoins de la nature : ici, c’eſt la volupté de l’eſprit attaché à la recherche, ou enchanté de la poſſeſſion de la vérité ; là enfin c’eſt le contentement de l’eſprit, le motif & la fin de toutes nos actions, auquel Epicure a donné encore le nom de volupté, nom dangereuſement équivoque, qui eſt cauſe que ſes diſciples ont retiré de ſon école un fruit bien différent de celui que ce grand perſonnage avoit lieu d’en attendre. Quelques-uns ont mis le ſouverain bien dans toutes les perfections de l’eſprit & du corps. L’honneur & la vertu le conſtituoient chez Zenon. Séneque, le plus illuſtre des Stoïciens, y a ajouté la connoiſſance de la vérité, ſans dire expreſſément quelle vérité.

Vivre tranquille, ſans ambition, ſans deſir ; uſer des richeſſes, & non en jouir ; les conſerver ſans inquiétudes, les perdre ſans regret, les gouverner, au lieu d’en être eſclave ; n’être troublé, ni ému par aucune paſſion, ou plutôt n’en point avoir ; être content dans la miſere, comme dans l’opulence : dans la douleur, comme dans le plaiſir ; avoir une ame forte & ſaine, dans un corps foible & malade ; n’avoir ni crainte, ni frayeurs ; ſe dépouiller de toute inquiétude, dédaigner le plaiſir & la volupté ; conſentir d’avoir du plaiſir comme d’être riche, ſans rechercher ces agrémens ; mépriſer la vie même : enfin arriver à la vertu, par la connoiſſance de la vérité ; voilà ce qui forme le ſouverain bien de Séneque & des Stoïcens en général, & la parfaite béatitude qui le ſuit.

Que nous serons Anti-Stoïciens ! Ces philoſophes ſont ſéveres, triſtes, durs ; nous ſerons doux, gais, complaiſans. Toutes ames, ils font abſtraction de leur corps ; tout corps, nous ferons abſtraction de notre ame. Ils ſe montrent inacceſſibles au plaiſir & à la douleur, nous nous ferons gloire de ſentir l’un & l’autre. S’évertuant au ſublime, ils s’élevent au-deſſus de tous les événemens, & ne ſe croient vraiment hommes, qu’autant qu’ils ceſſent de l’être. Nous, nous ne diſpoſerons point de ce qui nous gouverne ; nous ne commanderons point à nos ſenſations ; avouant leur empire & notre eſclavage, nous tâcherons de nous les rendre agréables, perſuadés que c’eſt-là où gît le bonheur de la vie : & enfin nous nous croirons d’autant plus heureux, que nous ſerons plus hommes, ou plus dignes de l’être ; que nous ſentirons la nature, l’humanité, & toutes les vertus ſociales ; nous n’en admettrons point d’autres, ni d autre vie que celle-ci. D’où l’on voit que la chaîne des vérités néceſſaires au bonheur ſera plus courte que celle d’Hégéſias, de Deſcartes, & de tant d’autres philoſophes ; que pour expliquer le mécaniſme du bonheur, nous ne conſulterons que la nature & la raiſon, les ſeuls aſtres capables de nous éclairer & de nous conduire, ſi nous ouvrons ſi bien notre ame à leurs rayons, quelle ſoit abſolument fermée à tous ces miaſmes empoiſonnés, qui forment comme l’atmoſphere du fanatiſme & du préjugé. Entrons en matière.

Nos organes ſont ſuſceptibles d’un ſentiment ou d’une modification qui nous plaît & nous fait aimer la vie. Si l’impreſſion de ce ſentiment eſt courte, c’eſt le plaiſir ; plus longue, c’eſt la volupté : permanente, on a le bonheur ; c’eſt toujours la même ſenſation, qui ne differe que par ſa durée & ſa vivacité ; j’ajoute ce mot, parce qu’il n’y a point de ſouverain bien ſi exquis, que le grand plaiſir de l’amour.

Plus ce ſentiment eſt durable, délicieux, flatteur, & nullement interrompu ou troublé, plus on eſt heureux.

Plus il eſt court & vif, plus il tient de la nature & du plaiſir.

Plus il eſt long & tranquille, plus il s’en éloigne & s’approche du bonheur.

Plus l’ame eſt inquiète, agitée, tourmentée, plus la félicité la fuit.

N’avoir ni craintes, ni deſirs, comme dit Séneque, c’eſt le bonheur privatif, en ce que l’ame eſt exempte de ce qui altere ſa tranquillité. Deſcartes veut qu’on ſache pourquoi on ne doit rien deſirer, ni craindre. Ces raiſons, que notre Stoïcien à sous-entendues, rendent ſans doute l’eſprit plus ferme, plus inébranlable ; mais pourvu qu’on ne craigne rien, qu’importe que ce ſoit par vertu de machine ou de philoſophie.

Avoir tout à ſouhait, heureuſe organiſation, beauté, eſprit, graces, talens, honneurs, richeſſes, ſanté, plaiſirs, gloire, tel eſt le bonheur réel & parfait

Il ſuit de tous ces aphorismes, que tout ce qui produit, entretient, nourrit, ou excite le ſentiment inné du bien-être, devient par conſéquent cauſe du bonheur ; & par cette raiſon, pour en ouvrir la carriere, il ſuffit, ce me ſemble, d’expoſer toutes les cauſes qui nous donnent une agréable circulation, et par elle, d’heureuſes perceptions. Elles ſont internes & externes, ou intrinſeques & acceſſoires.

Les cauſes internes ou intrinſeques, qui paſſent pour dépendre de nous, n’en dépendent point. Elles appartiennent à l’organiſation & à l’éducation, qui a, pour ainſi dire, plié notre ame, ou mortifié nos organes. Les autres viennent de la volupté, des richeſſes, des ſciences, des dignités, de la réputation, &c.

Le bonheur qui dépend de l’organiſation eſt le plus confiant & le plus difficile à ébranler ; il a beſoin de peu d’alimens, c’eſt le plus beau préſent de la nature. Le malheur qui vient de la même ſource eſt ſans remede, ſi ce n’eſt quelques palliatifs fort incertains.

Le bonheur de l’éducation conſiſte à ſuivre les ſentimens qu’elle nous a inspirés, & qui s’effacent à peine. L’ame s’y laiſſe entraîner avec plaiſir ; la pente eſt douce, & le chemin bien frayé ; il lui eſt violent d’y réſiſter ; cependant ſon chef-d’œuvre eſt de vaincre cette pente, de diſſiper les préjugés de l’enfance, & d’épurer l’ame au flambeau de la raiſon. Tel eſt le bonheur réſervé aux philosophes.

On peut être heureux, j’en conviens, en ne faîſant point ce qui donne des remords ; mais par-là on s’abſtient ſouvent de ce qui fait plaiſir, de ce que demande la nature, de ce qui la fait ſouffrir, ſi on eſt ſourd à ſa voix ; on s’abſtient de mille choſes qu’on ne peut s’empêcher de deſirer & d’aimer. Ce n’eſt ici qu’un bonheur d’enfant, fruit d’une éducation mal entendue, & d’une imagination préoccupée : au lieu qu’en ne ſe privant point de mille agrémens & de mille douceurs, qui, ſans faire tort à perſonne, font grand bien à ceux qui les goûtent ; ſachant que c’eſt pure puérilité de ſe repentir du plaiſir qu’on a eu, on aura le bonheur réel ou poſitif, félicité raiſonnable, qui ne ſera corrompue par aucuns remords.

Pour proſcrire ces perturbateurs du genre humain, il ſuffira de les expliquer. On verra qu’il eſt auſſi avantageux que facile de ſoulager la ſociété d’un fardeau qui l’opprime : que les vertus de ſon inſtitution ſuffiſent à ſon entretien, à ſa fureté & à ſon bonheur : qu’il n’y a qu’une vérité qu’il importe aux hommes de ſavoir ; vérité vis-à-vis de laquelle toutes les autres ne ſont que frivolités ou jeux d’eſprit plus ou moins difficiles. Dans ce ſyſtême fondé ſur la nature & la raiſon, le bonheur ſera pour les ignorans & pour les pauvres, comme pour les ſavans & les riches : il y en aura pour tous les états ; & qui plus eſt, ce qui va révolter les eſprits prévenus, pour les méchans comme pour les bons.

Les cauſes internes du bonheur ſont propres & individuelles à l’homme ; c’eſt pourquoi elles doivent avoir le pas ſur les cauſes externes qui lui ſont étrangeres, & qui pour cette raiſon occuperont la plus courte & la derniere place de cet ouvrage. Il eſt naturel à l’homme de ſentir, parce que c’eſt un corps animé ; mais il ne lui eſt pas plus naturel d’être ſavant & vertueux, que richement vêtu. La vérité, la vertu, la ſcience, tout ce qui s’apprend & vient du dehors, ſuppoſant donc le ſentiment déjà formé dans l’homme qu’on inſtruit, je ne dois parler de ces brillans avantages, qu’après avoir examiné ſi ce ſentiment nu & ſans aucun ornement ne pourroit pas faire la félicité de l’homme ; enſuite viendront après tous ceux de la gloire, de la fortune & de la volupté.

Ce qui me perſuade de la vérité de ce que je viens de mettre en queſtion, c’eſt que je vois tant d’ignorans heureux, par leur ignorance même & leurs préjugés. S’ils n’ont point les plaiſirs que donne à l’amour-propre la découverte de la plus ſtérile vérité, tout eſt compenſe ; ils n’ont point les peines & les chagrins que donnent les plus importantes. Que ce ſoit la terre qui tourne, ou le ſoleil, ils ne s’en inquietent point ; loin de s’embarraſſer du cours de la nature, ils la laiſſent aller au hasard, & vont eux-mêmes rondement & gaiement leur petit train avec le bâton d’aveugle qui les conduit. Ils mangent, boivent, dorment, végetent avec plaiſir. Trompés à leur profit, loin d’avoir des frayeurs, s’ils vivent en honnêtes gens, ils ſe repaiſſent l’imagination d’agréables idées qui les conſolent de mourir. Le gain qu’on leur promet, quoique chimérique, fait que la perte n’a pour eux preſque rien de réel. Eſt aſſez habile qui eſt aſſez heureux.

Pour approfondir ce ſujet, on me permettra de me livrer à quelques réflexions. Toutes choſes égales, les uns font plus ſujets à la joie, à la vanité, à la colere, à la mélancolie, & aux remords même, que les autres. D’où cela vient-il, ſi ce n’eſt de cette diſpoſition particuliere des organes, qui produit la manie, l’imbécillité, la vivacité, la lenteur, la tranquillité, la pénétration, &c ? Or, c’eſt parmi tous ces effets de la ſtructure du corps humain, que j’oſe ranger le bonheur organique. Il a été donné à ces heureux mortels, qui, pour l’être, n’ont beſoin que de ſentir ; à ces heureux tempérament, ces béats, dont on parle tous les jours, dont telle eſt la conſtitution, que le chagrin, l’infortune, la maladie, les douleurs médiocres, la perte de ce qu’on a de plus cher, tout ce qui afflige les autres enfin, gliſſe ſur leur ame qui ſe laiſſe à peine effleurer. Le même concours fortuit, la même circulation, le même jeu des ſolides & des fluides, qui fait l’heureux génie & l’eſprit borné, fait auſſi le ſentiment qui nous rend heureux ou malheureux. Le bonheur n’a point d’autre ſource, comme nous l’enſeigne l’uniformité de la nature. Que la prédilection eſt ici remarquable ! celui qu’elle a favoriſé juſqu’à ce point, content du plus petit néceſſaire, ne ſe ſouvient pas plus qu’il a nagé ; que dis-je ? qu’il s’eſt noyé dans le ſuperflu ; & ſi la fortune revient, prodigue par tempérament, quand le tempérament ſuffit au bonheur, il regardera encore l’argent comme les feuilles que le vent fait tomber ; le ſable ne coulera pas plus aiſément de ſes mains : tandis que l’avare croit qu’on en aura plus de deux pour le voler, & gémit lorſque ſon coffre-fort n’eſt qu’à moitié plein. Rien ne trouble un homme auſſi-bien conſtruit. Patient & tranquille ; autant qu’il eſt poſſible dans la douleur, elle a peine à le déranger de ſon aſſiette. Jugez s’il eſt ferme dans l’adverſité ! Il rit de voir combien la fortune eſt dupe d’avoir cru le chagriner ! Il ſe joue d’elle comme Pyrrhonien de la vérité. J’en ai vus de ces heureux caracteres, qui étoient même quelquefois de meilleure humeur, malades que ſains, pauvres que riches ; & ces changemens de ſenſations doivent encore être rejetés ſur ceux des organes, dont ils dépendent viſiblement. La maladie produit tous les jours aux yeux des médecins de bien plus ſurprenantes métamorphoſes ; elle change l’homme d’eſprit en ſot qui n’en releve jamais, & éleve le ſot à la qualité d’immortel génie. Rien n’eſt bizarre four la nature ; c’eſt nous qui le ſommes de l’en accuſer.

Rien ne prouve mieux qu’il eſt un bonheur de tempérament, que tous ces heureux imbécilles que chacun connoît, tandis que tant de gens d’eſprit ſont malheureux. Il ſemble que l’eſprit donne la torture au ſentiment. De plus, les animaux viennent à l’appui de ce ſyſtême. Lorſqu’ils ſont en bonne ſanté, & que leurs appétits fſont ſatisfaits, ils goûtent le ſentiment agréable attaché à cette ſatisfaction, & par conſéquent cette eſpece eſt heureuſe à ſa manière. Séneque le nie en vain. Il ſe fonde ſur ce qu’ils n’ont pas la connoiſſance intellectuelle du bonheur, comme ſi les idées métaphyſiques influoient ſur le bien-être, & que la réflexion lui fût néceſſaire. Combien d’hommes ſtupides, qu’on ſoupçonne moins de réfléchir qu’un animal, parfaitement heureux ! La réflexion augmente le ſentiment, mais elle ne le donne pas plus que la volupté ne fait naître le plaiſir. Hélas ! doit-on s’applaudir de cette faculté ? Elle vient tous les jours, & s’exerce pour ainſi dire ſi à contre-ſens, qu’elle écraſe le ſentiment & déchire tout. Je ſais que, lorſqu’on eſt heureux par elle ; & qu’elle ſe trouve, comme dans le droit de fil des ſenſations, on l’eſt davantage ; le ſentiment eſt excite par cette ſorte d’aiguillon : mais en fait de malheur, pris dans mon ſens ordinaire, quel droit plus cruel & plus funeſte ! C’eſt le poiſon de la vie. La réflexion eſt ſouvent preſque un remord. Au contraire, un homme que ſon inſtinct rend content, l’eſt toujours, ſans ſavoir ni comment, ni pourquoi, & il l’eſt à peu de frais. Il n’en a pas plus coûté pour faire cette machine, que celle d’un animal : tandis qu’il y en a une infinité d’autres, pour la félicité deſquelles la fortune, la renommée, l’amour & la nature ſe ſont en vain épuiſees ; malheureuſes à grands frais, parce qu’elles ſont inquietes, impatientes, avares, jalouſes, orgueilleuſes, eſclaves de mille paſſions : on diroit, ou que le ſentiment ne leur a été donné que pour les vexer, ou que leur génie ne leur eſt venu que pour tourmenter & dépraver leur ſentiment Confirmons notre idée par de nouvelles preuves.

Certains remedes ne ſont-ils pas encore une preuve de ce bonheur que j’appelle organique, automatique ou naturel, parce que l’ame n’y entre pour rien, & qu’elle n’en tire aucun mérite, en ce qu’il eſt indépendant de ſa volonté. Je veux parler de ces états doux & tranquilles que donne l’opium, dans leſquels on voudroit demeurer toute une éternité, vrai paradis de l’ame, s’ils étoient permanens ; états bienheureux, qui n’ont cependant d’autre origine que la paiſible égalité de la circulation, & une détente douce & à moitié paralytique des fibres ſolides. Quelle merveille opere un ſeul grain de ſuc narcotique, ajouté au ſang, & coulant avec lui dans les vaiſſeaux ! Par quelle magie nous communique-t-il plus de bonheur que tous les traités des philoſophes ? Et quel ſeroit le fort d’un homme qui ſeroit organiſé toute ſa vie, comme il l’eſt, tant que ce divin remede agit ! qu’il ſeroit heureux !

Les rêves, qui n’ont pas beſoin d’opium pour être ſouvent fort agréables, confirment la même choſe. Comme un objet aimé ſe peint mieux abſent que préſent, parce que la réalité offre à l’imagination des bornes quelle ne connoît plus, lorſqu’elle eſt abandonnée à elle-même, pour la même raiſon les peintures ſont plus vives, quand on dort, que quand on veille. L’ame que rien ne diſtrait alors, toute livrée au tumulte interne des ſens, goûte mieux, & à plus longs, traits, des plaiſirs qui la pénetrent. Réciproquement elle eſt auſſi plus alarmée & plus effrayée par les ſpectres qui ſe forment la nuit dans le cerveau, & qui ne ſont jamais ſi affreux, lorſqu’on veille, parce que les objets du dehors les ont bientôt écartés : ſonges noirs, auxquels ſont principalement ſujets ceux qui s’accoutument durant le jour à n’avoir que des idées triſtes lugubres ou ſiniſtres, au lieu de les chaſſer, autant qu’il eſt poſſible. Deſcartes ſe félicite, dans ſes lettres, de n’avoir pas la nuit des idées plus fâcheuſes que le jour.

Vous voyez que l’illuſion même, ſoit qu’elle ſoit produite par les médicamens, ou par des rêves, eſt la cauſe réelle de notre bonheur ou malheur machinal : enſorte que, ſi j’avois à choiſir d’être malheureux la nuit & heureux le jour, le choix m’embarraſſeroit ; car que m’importe en quel état ſoit mon corps, lorſque je ſuis mécontent, inquiet, chagrin, déſolé. Si dans l’incube, il n’y a point de fardeau ſur ma poitrine, mon ame a-t-elle moins le cochemar ? & quoique ces objets charmans, qui me procurent un rêve délicieux, ne ſoient point avec moi, je n’en ſuis pas moins avec eux, je n’en reſſens pas moins les mêmes plaiſirs que s’ils étoient préſens. On a les mêmes avantages dans le délire & la folie, qui en eſt un. Souvent c’eſt rendre un mauvais ſervice, que de guérir ces maladies ; c’eſt troubler un ſonge agréable, & préſenter la triſte perſpective de la pauvreté à un homme qui ne voyoit que richeſſes & vaiſſeaux à lui appartenans. Saine ou malade, éveillée ou endormie, l’imagination peut donc rendre content.

Le ſentiment qui nous affecte agréablement ou déſagréablement, n’a donc pas beſoin de l’action des ſens externes pour faire le plaiſir on le déſagrément de la vie. Il ſuffit que les ſens internes, plus ou moins ouverts ou éveillés, livrent mon ſentiment à leur chaos d’idées, ſans l’étouffer, & donnent, pour ainſi dire, à mon ame, la comédie ou la tragédie, les ſenſations de volupté ou de douleur.

Mais la veille même eſt-elle bien certainement autre choſe qu’un rêve moins confus & mieux arrangé, en ce qu’il eſt plus conforme à la nature & à l’ordre des premières idées qu’on a reçues ? La raiſon de l’homme pourroit-elle bien ne pas toujours rêver, elle qui nous trompe ſi ſouvent, & qui n’eſt pas même maitreſſe, comme dit Montagne, de faire vouloir à ſa volonté ce qu’elle voudroit.

Si tant de rêves, comme on n’en peut douter, lorſqu’on a quelque connoiſſance de l’économie animale, ſont des veilles imparfaites, ſans contredit il y a une infinité de veilles qui ne font que des ſonges incomplets. On réfléchit ſouvent, endormi comme éveillé, & quelquefois mieux. Il y a des ſots qui ont beaucoup d’eſprit en rêve ; le prédicateur déclame, le poëte fait des vers, Morphée vaut un Apollon. Tel eſt le pouvoir de l’habitude de penſer. Mais dans la veille encore, on ſe ſurprend ſans ceſſe ſi bien rêvant, que, ſi cet état duroit un ſiecle ; c’eſt un ſiecle qu’on auroit paſſé à n’imaginer rien. Nous reſſemblons à ces chiens qui n’écoutent, que lorſqu’ils dreſſent les oreilles. Sans l’attention qui lie les idées ſemblables, ou celles qui ont coutume d’aller enſemble, elles marchent pêle-mêle, & galoppent ſi vîte & ſi légerement qu’on ne les ſent pas plus qu’on ne les diſtingue : c’eſt encore comme en certains rêves accompagnés de trop de ſommeil, on n’en retient rien.

Tel eſt l’empire des ſenſations. Elles ne peuvent jamais nous tromper, elles ne ſont jamais fauſſes par rapport à nous, dans le ſein même de l’illuſion, puiſqu’elles nous repréſentent & nous font ſentir nous-mêmes à nous-mêmes, tels que nous ſommes actu, ou au moment même que nous les éprouvons : triſtes ou gais, contens ou mécontens, ſelon qu’elles affectent tout notre être entant que ſenſitif, ou plutôt le conſtituent lui-même.

D’où il s’enſuit 1°. que, ſoit que la vie ſoit un ſonge ou qu’il y ait quelque réalité, il en réſulte le même effet, par rapport au bien & au mal-être. 2°. Contre Deſcartes, qu’une déſavantageuſe réalité ne vaut pas une de ces illuſions charmantes, dont parle Fontenelle dans ſes églogues, qui ſervent à réparer le défaut des vrais biens que la nature avare n’a pas accordés aux humains.

Si la nature nous trompe à notre profit, qu’elle nous trompe toujours. Servons-nous de la raiſon même pour nous égarer, ſi nous pouvons en être plus heureux. Qui a trouvé le bonheur, a tout trouvé.

Mais qui a trouvé le bonheur, ne l’a point cherché. On ne cherche point ce qu’on a, & ſi on ne l’a point, on ne l’aura jamais. La philoſophie ſait ſonner bien haut des avantages qu’elle doit à la nature. Séneque étoit malheureux, en écrivant même ſur le bonheur. Il eſt vrai qu’il étoit Stoïcien : & un Stoïcien n’a pas plus de ſentiment qu’un lépreux.

Autre conſéquence de tout ce qui a été dit : l’eſprit, le lavoir, la raiſon ſont le plus ſouvent inutiles à la félicité, & quelquefois funeſtes & meurtriers ; ce ſont des ornemens étrangers, dont l’ame peut ſe paſſer, & elle me paroît toute conſolée de ne les point avoir dans la plupart des hommes qui ſouvent les mépriſent & les dédaignent ; contens du plaiſir de ſentir, ils ne ſe tourmentent point au fatigant métier de penſer. Le bonheur ſemble tout vivifié, tout conſommé par le ſentiment. La nature en donnant par-là à tous les hommes le même droit, la même prétention à la béatitude, les attache tous à la vie & leur fait chérir leur exiſtence.

Eſt-ce à dire qu’il n’y a abſolument point à compter ſur la raiſon, & que (ſi le bonheur dépend de la vérité) nous courrons tous par divers chemins après une félicité imaginaire, comme un malade après des mouches ou des papillons ? Non, rien moins que cela ; ſi la raiſon nous trompe, c’eſt lorſqu’elle veut nous conduire, moins par elle-même que par ſes préjugés ; mais c’eſt un bon guide, quand la nature eſt le ſien. Alors l’expérience & l’obſervation portant le flambeau, on pourra marcher d’un pas ferme dans ce chemin équivoque, dans ce labyrinthe tortueux, dédale humain, qui a mille avenues & mille portes d’entrée, & à peine une de ſortie ; on pourra ne pas toujours s’égarer, & élever une partie de ſon bonheur ſur le débris des prejugés.

De toutes les eſpeces de bonheur, je préfere celle qui ſe développe avec nos organes, & ſemble ſe trouver, plus ou moins, comme la force, dans tous les corps animés. Je n’ai point aſſez d’amour-propre pour être dupe ; mais l’organiſation n’étant pas de la plus excellente fabrique, peut ſe modifier par l’éducation, & prendre dans cette ſource les propriétés qu’elle n’a pas en ſoi. Si elle ne vaut rien, comme la bonne en devient meilleure, il faut eſpérer qu’elle en ſera moins mauvaiſe. Ne négligeons point le mérite étranger ; il ajoute au naturel qui ne nous a pas été prodigué ; il diminue le démérite de nos organes, comme fait l’eſprit dans une femme laide. Il faut toujours tendre à la perfection, ſuivant le noble ſyſtème d’Ariſtote. Toutes choſes égales, n’eſt-il pas vrai que le ſavant, avec plus de lumieres, ſera plus heureux que l’ignorant ?

Puiſque ce qui peut s’acquérir a une ſi grande liaiſon avec notre bien-être, tâchons de rendre notre éducation parfaite. C’eſt déjà une perfection, que de connoître une ou mille vérités ſtériles, & qui ne nous importent pas plus que toutes ces plantes inutiles dont la terre eſt couverte ; mais c’eſt un bonheur, lorſque cette vérité peut tranquilliſer notre ame ; en nous délivrant de toute inquiétude d’eſprit, & ne nous laiſſant que celles du corps, plus aiſées à ſatisfaire. La tranquillité de l’ame, voilà le but d’un homme ſage. Séneque l’eſtimoit ſi fort, qu’il en a exprès donné un long traité.

Faiſons donc tout ce qui peut nous procurer ce doux repos, & tâchons de le procurer aux autres. Diſons-le à haute voix, à la face des Pyrrhoniens, réparons ce que nous croyons ſupprimé par Séneque dans une ſublime[1] définition qu’il nous a enfin donnée du bonheur : oui, il eſt une vérité utile & frappante, c’eſt que le ſein de la nature qui nous a produit, nous attend tous ; il eſt néceſſaire que nous retournions au lieu d’où nous ſommes venus. Si Séneque n’avoit pas eu à cœur cette grande vérité, (dont on trouve par-tout des traces claires & nullement équivoques dans ſes ouvrages) il n’auroit pas conſeillé la mort, non-ſeulement aux malheureux, mais à ceux qui étoient plongés dans la volupté, ſuppoſé qu’ils ne puſſent s’y ſouſtraire autrement. S’il ne dit point, comme Lucrece, que la mort ne nous regarde en rien, parce qu’elle n’eſt point encore, lorſque nous ſommes, & que nous ne ſommes plus lorſqu’elle eſt, c’eſt que dans tous les temps les plus reculés, l’entiere deſtruction de notre être étoit une vérité reçue, & ſi triviale parmi les philoſophes, qu’un Stoïcien pouvoit bien ſe diſpenſer & comme dédaigner de raſſurer les eſprits à cet égard. Cicéron nomme celui qui s’aviſa le premier de croire que notre ame étoit immortelle.

Quoique notre illuſtre Stoïcien eût peut-être mieux fait de dire quelle vérité importoit au bonheur de la vie, en rendant notre eſprit tranquille ſur l’avenir, Deſcartes ne m’en paroît pas moins avoir mal interprété ſon ſilence, en ne l’interprétant point. L’ai-je juſtifié, en l’expliquant ?

Quoi qu’il en ſoit, dans un ſiecle auſſi éclairé que le nôtre, où la nature eſt ſi connue, qu’à ce ſujet elle ne nous laiſſe rien à déſirer, il eſt enfin démontré par mille preuves ſans replique, qu’il n’y a qu’une vie & qu’une félicité. La premiere condition du bonheur eſt de ſentir, & la mort nous ôte tout ſentiment. La fauſſe philoſophie peut, comme la théologie, nous promettre un bonheur éternel, & nous berçant de belles chimeres, nous y conduire aux dépens de nos jours, ou de nos plaiſirs. La vraie, bien différente & plus ſage, n’admet qu’une félicité temporelle, elle ſeme les roſes & les fleurs ſur nos pas, & nous apprend à les cueillir.

Telles font les juſtes bornes dans leſquelles la ſageſſe fait ſe renfermer & contenir ſes vœux & ſes deſirs.

Je fais que Deſcartes dit que l’immortalité de l’ame eſt une de ces vérités, dont la connoiſſance eſt requiſe pour faciliter l’uſage de la vertu & le chemin du bonheur. Mais alors il ne parle point en philoſophe : & comme il avoue que le ſouverain bien n’eſt point une matiere qu’il aime à traiter, il eſt facile de voir que la prudence de l’auteur eſt proportionnée à la délicateſſe du ſujet. Il pouvoit craindre la publication de ſes lettres, & en conſéquence ces bons chrétiens qui ne cherchoient que la cruelle occaſion de le perdre, comme tous ceux qui oſent s’oppoſer à leurs opinions aveugles & deſpotiques. Liſez ſes excellentes lettres, pour voir toutes les inquiétudes & tous les chagrins que la ſaine théologie lui a fait eſſuyer, & tout ce qu’elle a remué pour empêcher ce grand homme d’établir ſa philoſophie, à laquelle, toute hypothétique qu’elle eſt, l’eſprit humain devra tous les progrès qu’il ſera à jamais dans les expériences même, dont elle a fait ſentir la néceſſité.

Mais où l’on reconnoît enfin celui qui a regardé les animaux comme de pures machines, imaginant bien que l’homme leur ſeroit un jour comparé par des génies plus médiocres & plus hardis ; c’eſt lorſqu’il dit qu’on n’a aucune aſſurance ſur l’immortalité de l’ame, ſi ce n’eſt dans la fauſſe philoſophie d’Hegéſias : ce ſont ſes termes. Il ajoute que le livre de ce philoſophe fût défendu par Ptolomée, parce que pluſieurs, ennuyés des miſeres de cette vie, qu’il exagéroit, s’étoient tués, après l’avoir lu, pour ſe dépêcher moins encore d’en ſortir, que pour aller goûter dans l’autre monde les félicités éternelles dont il leurroit ſes lecteurs : ce qui fait voir, 1°. la mode des opinions, tantôt bien & tantôt mal accueillies en différens ſiecles ; 2°. le danger de celles qu’on croit les plus vertueuſes les plus ſaintes, & les plus capables de ſoutenir l’humanité dans les peines de la vie, & même de nous rendre heureux & riches du moins en belles eſpérances. Je vois par la lecture que les meilleurs eſprits, généralement reconnus pour tels, n’ont jamais peſé dans la même balance les avantages que procurent les deux opinions contraires. Rien de plus miſérable & de plus à plaindre qu’un eſprit qui s’inquiete & ſe tourmente pour les chofes futures, ſelon Séneque : car n’ayant point de certitude qu’elles ſeront au gré de ſes deſirs, elles peuvent leur être tout-à-fait contraires. Delà par conſéquent à quelle fâcheuſe incertitude n’eſt-on pas ſans ceſſe livré ? Pour une idée riante, combien d’idées triſtes, & de frayeurs cruelles ! Au contraire dans notre opinion, ſi on n’a pas les roſes phantaſtiques que donne un beau ſonge, du moins eſt-on exempt des épines réelles qui l’accompagnent. Enfin, tout bien conſidéré, ſe borner au préſent, qui ſeul eſt en notre pouvoir, c’eſt un parti digne du ſage ; nuls inconvéniens, nulles inquiétudes de l’avenir dans ce ſyſtéme. Uniquement occupé à bien remplir le cercle étroit de la vie, on ſe trouve d’autant plus heureux, qu’on vit non-ſeulement pour ſoi, mais pour ſa patrie, pour ſon roi, & en général pour l’humanité, qu’on ſe fait gloire de ſervir. On fait le bonheur de la ſociété, avec le ſien propre. Toutes les vertus conſiſtent à bien mériter d’elle, comme nous allons l’expliquer.

Que d’autres s’élevent ſur les aîles du Stoïciſme (s’il lui en reſte encore) juſqu’au haut de ce roc eſcarpé, où Héſiode a bâti un temple ſublime à la vertu, toujours piqué des ronces dont le chemin eſt hériſſé, ſans les ſentir, & toujours cotoyant un précipice, ſans y tomber ; ils pourront bien donner le nom à quelque ſecte, comme Icare donna le ſien aux mers où il tomba : mais plus ils s’éloigneront de la nature, ſans laquelle la morale & la philoſophie ſont également étranges, plus ils s’éloigneront de la vertu. Ce n’eſt point aux philoſophes qu’elle a été réſervée. Tout eſprit de parti, toute ſecte, tout fanatiſme lui tourne le dos. Elle a été donnée, ou plutôt enſeignée à tous les hommes. Soyons hommes ſeulement, & nous ſerons vertueux. Rentrons en nous-mêmes, & nous y trouverons la vertu : ce n’eſt point aux temples, c’eſt dans notre cœur qu’elle habite. Ce n’eſt point je ne ſais quelle loi naturelle que la nature méconnoît, ce ſont les plus ſages des hommes qui l’y ont gravée ; & en ont jeté les plus utiles fondemens.

En général les hommes ſont nés méchans ; ſans l’éducation, il y en auroit peu de bons ; & encore avec ce ſecours, y en a-t-il beaucoup plus des uns que des autres. Tel eſt le vice de la conformation humaine. L’éducation ſeule a donc amélioré l’organiſation ; c’eſt elle qui a tourné les hommes au profit & à l’avantage des hommes ; elle les a montés, comme une horloge, au ton qui pût ſervir, au degré le plus utile. Telle eſt l’origine de la vertu : le bien public en eſt la ſource.

Ecoutons un philoſophe. « Les rois ont leurs vertus & leur juſtice ; elles ont d’autres limites que chez les particuliers. Dieu donna toujours le droit, où il donna la force. Les voies les plus injuſtes en apparence, deviennent juſtes ; lorſqu’un prince les croit telles ; comme celles qui ſemblent juſtes ne le font pas, lorſqu’il croit faire injuſtice. L’intention fait tout ».

Voilà à-peu-près, ſi je m’en ſouviens bien, ce que j’ai lu dans les lettres de Deſcartes.

Si de l’image des dieux, on remonte aux dieux même, on aura une grande idée de leur juſtice, & de la ſolidité de leurs décrets. Si de là on deſcend à celle des peuples qui ſuivent aveuglément ce qu’ils trouvent reçu, & n’examinent rien, que n’en pourra-t-on pas penſer ?

Si chacun eût pu vivre ſeul & uniquement pour ſoi, il y auroit eu des hommes & point d’humanité, des vices, ou ſoi-diſant tels, & point de remords. Il n’y a point d’animalité, pour employer ce mot dans un ſens barbare, entre les animaux qui n’ont qu’un commerce de paſſions vulgivagues.

La néceſſité des liaiſons de la vie a donc été celle de rétabliſſement des vertus & des vices, dont l’origine eſt par conſéquent d’inſtitution politique ; car ſans eux, ſans ce fondement ſolide, quoique imaginé, l’édifice ne pouvoit ſe ſoutenir & tomboit en ruine. Nous pouvons dire deé vertus, ainſi enviſagées, ce que Zénon diſoit des vices, qu’elles ſont toutes égales. Mais l’honneur & la gloire, ſéduiſans phantômes, ont été nommés pour ſervir de cortege à la vertu qu’ils excitent Le mépris, l’opprobre, la crainte, l’ignominie, les remords, ſont attachés aux vices pour les pourſuivre, les effrayer, & leur ſervir de furie. Enfin on a remué l’imagination des hommes, & par-là on a tiré parti de leur ſentiment, & ce qui en ſoi n’eſt que chimere, devient par relation un bien réel, à moins qu’on n’excepte l’amour-propre attaché aux belles actions même ſecretes ; plus flatté, lorvqu’elles ſont publiques ; car c’eſt en cela que conſiſtent l’honneur, la gloire, la réputation, l’eſtime, la conſidération & autres termes qui n’expriment que les jugemens d’autrui qui nous ſont favorables & nous font plaiſir. Au reſte la convention, un prix arbitraire fait tout le mérite & le démérite de ce qu’on appelle vice & vertu.

Quoiqu’il n y ait point de vertu proprement dite, ou abſolue, ce mot ne formant comme tant d’autres qu’un vain ſon, il en eſt donc de relatives à la ſociété, dont elles font à la fois l’ornement & l’appui. Qui les poſſede au plus haut degré, eſt le plus heureux de cette eſpece de bonheur qui appartient à la vertu. Ceux qui la négligent & ne connoiſſent point le plaiſir d’être utiles, ſont privés de cette ſorte de félicité. Peut-être, tant la nature ſe ſuffit, ſont-ils dédommagés de ne point vivre pour les autres, par la ſatisfaction qu’ils ont de vivre pour eux ſeuls, & d’être à eux-mêmes leurs parens, leurs amis, leur maîtreſſe & tout l’univers. Ceux-là, se trouvant malheureux dans la vie, ne ſe soucieront pas de la consſerver, uniquement parce qu’elle eſt auſſi utile à leur famille, qu’elle leur eſt à charge, & comme je l’ai vu, la plus funeſte ambition leur fera chercher la mort.

Le bonheur de l’homme augmente aux yeux des perſonnes bien nées, par le partage & la communication. On s’enrichit en quelque ſorte du bien qu’un fait, on participe à la joie qu’on procure, Il étoit digne de l’homme que cela fût ainſi. Il ne ſuffiſoit pas que la vertu fût la beauté de l’ame ; il falloit, pour nous exciter à faire uſage de cette beauté, que l’ame fût flattée d’être belle, & ſur-tout, d’être trouvée telle, & qu’elle y trouvât du plaiſir ; comme une jolie femme, qui aime la flatterie & les careſſes d’amour, à cauſe de la vanité & de la volupté qui les ſuit, forcée d’ailleurs de s’aimer par l’image même de ſes charmes ; ou plutôt semblable à cette coquette d’Alcibiade, qui dit qu’elle aimeroit mieux « être moins aimable, &. rencontrer quelqu’un qui lui fit compliment ». Qu’importe qu’une femme ſoit laide, ſi elle paſſe pour jolie ; qu’un homme ſoit bien ſot, s’il paſſe pour avoir de l’eſprit ; qu’un homme ſoit vicieux, s’il paſſe pour vertueux ? Ne dit-on pas tous les jours en fait de galanterie, que la prudence & la circonspection ſuffisent ; qu’il vaudroit mieux qu’on en ſoupçonnât moins, & qu’on en fit davantage ? on eſt heureux par l’opinion d’autrui, comme par la ſienne propre. La vanité rend plus de services à l’homme, que l’amour-propre le plus juſte & le mieux réglé ; demandez-le à cette foule de mauvais auteurs, qui peſent leur mérite dans la balance de leurs libraires.

Perſonifions la vertu. L’honneur est le diamant qu’elle porte au doigt : amans vils, ce n’eſt point elle qu’on aime, c’eſt ſon brillant qu’on voudroit avoir, ſans paſſer par sa rude étamine, & cette fortune arrive en effet fort ſouvent à ceux qui en ſont le moins dignes. C’eſt une vieille laide, qu’on recherche pour le luſtre qui pend à ſes oreilles, ou pour ſon argent qu’il faut gagner. Tels ſont les charmes de cette reine du ſage, de cette belle par excellence, de cette divinité Stoïcienne !

La vertu encore, ſi vous voulez, tandis que mon auteur me met en goût de faire des comparaiſons (dieu me préſerve d’en faire d’auſſi ſérieuſement comiques[2] qu’il en fait quelquefois), la vertu, dis-je, ſera l’arbre, dont on ſe ſoucie peu, qu’on regarde à peine, & qu’on ne cherche qu’à cauſe de ſon ombre ; ombre ſinguliere, en ce qu’elle répond ordinairement fort mal au corps qui la produit ; tantôt trop grande, tantôt trop petite, ſuivant que le vent ſoufflant ou en proue, ou en poupe, la contracte, ou la diſperſe. Enfin nous ſommes pour la plupart de vrais petits maîtres en fait de vertu ; les faveurs qu’elle nous accorde, ne ſont rien, ſi elles ne font du bruit. Preſque perſonne ne veut avoir un mérite obſcur & inconnu ; on fait tout pour la gloire ; Ariſtote la regarde comme le premier des biens externes ; Horace dit que la vertu cachée eſt preſque nulle : Cicéron eût dit la même chofe, s’il eût oſé ; il a fait ſonner ſa vertu auſſi haut que ſon éloquence : pourquoi ? pour en retirer cette gloire, dont il étoit ſi avide. Il y a peu de vertus dont on ne faſſe parade. Peu de Carnéades font le bien pour le bien, & même aux dépens de leur propre fortune ; peu de gens eſtiment d’autant plus la vertu, qu’elle eſt plus cachée, & d’autant moins, qu’elle a déjà tranſpiré. Ainſi quoique Carnéades ait été chef d’une opinion contraire à celle de Chryſippe & de Diogene, qui pour acquérir toute la gloire du monde, n’auroient pas daigné ſeulement étendre le doigt, il paroît que, tout bien examiné, il n’a pas moins mépriſé la gloire que ces philoſophes ; (j’entends la vaine gloire qui vient du ſuffrage des hommes, ſi on peut appeler vaine, une paſſion qui conduit aux plus belles choſes) & qu’il a parfaitement connu le vrai mérite, en confondant la gloire avec la vertu, & dédaignant le plaiſir de l’exercer pour un autre but qu’elle-même. Si c’eſt là un raffinement d’amour-propre, & que le mépris même de la vanité en marque l’excès, (comme en effet la modeſtie eſt ſouvent un orgueil déguiſé) c’eſt dans cette étrange & belle vanité que je place la perfection de la vertu, & la plus noble cauſe de l’héroïſme. S’il eſt délicat de ſe juger foi-même, à cauſe des pieges que nous tend l’amour-propre ; il n’eſt pas moins beau d’être forcé de s’eſtimer, lors même qu’on eſt mépriſé par les autres. C’eſt par ſoi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il eſt grand d’avoir à ſon ſervice la déeſſe aux cent bouches, de les réduire au ſilence, de leur défendre de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, & d’être à ſoi-même ſa renommée. Qui ſeroit sûr qu’il vaut lui ſeul toute ſa ville, pourroit s’eſtimer & ſe reſpecter autant qu’il pourroit l’être par toute cette ville, & ne perdroit rien à tant d’applaudiſſemens mépriſés. Qu’ont au reſte de ſi flatteur la plupart des louanges, pour les briguer tant ? Ceux qui les prodiguent, ſont ſi peu dignes de les donner, que ſouvent elles ne méritent pas la peine d’être entendues. Un homme d’un mérite ſupérieur, n’eſt obligé de les écouter, que comme un grand roi lit de mauvais vers faits à ſon éloge.

Qu’il me ſoit permis de tracer un petit tableau des vertus de la ſociété. Chacun a les ſiennes. Le médecin, par ſon art de conſerver les hommes, fait plus que s’il les créoit de nouveau. Le pere de famille éleve des enfans tendres & reconnoiſſans ; il leur donne une ſeconde vie, plus précieuſe que la premiere. L’époux, plein d’attentions & d’égards, ſe reſpecte dans la compagne, & tâche de lui faire une chaîne de fleurs. L’amant ne peut jamais trop ſentir ce que fait pour lui une maîtreſſe qui ne lui doit rien, & lui ſacrifie tout Le véritable ami, complaiſant fans baſſeſſe, vrai ſans dureté, prudent, diſcret, obligeant, défend ſon ami, lui donne de bons conſeils, & n’en reçoit point d’autres.

Il eſt des vertus de tous les états. Le citoyen fidele & zélé fait des vœux pour ſa patrie & pour ſon prince. L’officier brave & éclairé conduit le ſoldat intrépide & feroce. Le moraliſte cenſé fournit de bons préceptes puiſés dans la nature. L’hiſtorien nous offre les plus grands exemples de l’antiquité la plus reculée. La volupté, ce charme de la vie, coule des plumes qu’elle anime. Le comique répand le ſel avec la joie : l’un excite l’eſprit, qu’il pique avec plaiſir ; l’autre eſt le bien des cœurs qu’il dilate. Enfin le tragique, le romancier, &c. font naître ces ſentimens de tendreſſe & de grandeur, que le poëte tranſporté élevé juſqu’à l’enthouſiaſme.

Sentir le mérite, en eſt un : le récompenſer eſt divin.

Rois, imitez le Salomon du nord. Soyez les héros de l’humanité, comme vous en êtes les chefs. Deſcendre à la qualité de Mécènes, c’eſt s’élever. Le courage des âmes eſt autant au-deſſus de celui des corps, que la guerre des ſciences eſt au-deſſus de celle des armes. Soutenez ce courage qui fait la gloire d’un état : l’autre n’en fait que la ſûreté. La protection fait ſur le génie, ce que le ſoleil fait ſur la roſe, qu’il épanouit.

Vous, philoſophes, ſecondez-moi ; oſez dire la vérité, & que l’enfance ne ſoit pas l’âge éternel de l’homme. Ne craignons point la haine des hommes, ne craignons que de la mériter. Voilà notre vertu. Tout ce qui eſt utile à la ſociété, en eſt une, le reſte eſt ſon phantôme. V. l’eſſai ſur le mérite & la vertu, de Mr. D.

Où en ſommes-nous, s’écrient les théologiens, s’il n’y a en foi ni vices, ni vertus, ni bien, ni mal moral, ni juſte, ni injuſte ? Si tout eſt arbitraire, & fait de main d’hommes, pourquoi ces remords, dont on eſt déchiré à la ſuite d’une mauvaiſe action ? Otera-t-on la ſeule vertu qui reſte aux criminels, comme dit V… dans Sémiramis ?

Laiſſons déclamer les ignorans & les fanatiques, & entrons tranquillement dans cette nouvelle carriere, où la meilleure philoſophie, celle des médecins, nous conduit.

Rétrogradons vers notre enfance ; nous n’avons que trop peu de pas à faire pour cela, & nous trouverons qu’elle eſt l’époque des remords. D’abord ce n’étoit qu’un ſimple ſentiment, reçu ſans examen & ſans choix, & qui s’eſt auſſi fortement gravé dans le cerveau, qu’un cachet dans une cire molle. La paſſion, maîtreſſe ſouveraine de la volonté, peut bien étouffer ce ſentiment pour un temps ; mais il renaît, quand elle ceſſe, & ſur-tout lorſque l’ame, rendue à elle-même, réfléchit de ſens froid ; car alors les premiers principes qui forment la conſcience, ceux dont elle a été imbue, reviennent, & c’eſt ce qu’on appelle remords, dont les effets varient à l’infini.

Le remord n’eſt donc qu’une fâcheuſe réminiſcence, qu’une ancienne habitude de ſentir, qui reprend le deſſus. C’eſt, ſi l’on veut, une trace qui ſe renouvelle, & par conſéquent un vieux préjugé que la volupté & les paſſions n’endorment point ſi bien, qu’il ne ſe réveille preſque toujours tôt ou tard. L’homme porte ainſi en ſoi-même le plus grand de ſes ennemis. Il le ſuit par-tout, & comme Boileau le dit du chagrin, d’après Horace, il monte en croupe & galoppe avec lui. Heureuſement ce cruel ennemi n’eſt pas toujours vainqueur. Toute autre habitude, ou plus longue, ou plus forte, doit le vaincre néceſſairement. Le ſentier le mieux frayé s’efface, comme on ferme un chemin, ou comble un précipice. Autre éducation, autre cours des eſprits, autres traces dominantes, autres ſentimens enfin, qui ne peuvent pénétrer notre ame, ſans s’élever ſur les débris des premiers, qu’un nouveau mécaniſme abolit.

Voici maintenant des faits inconteſtables. Ceux qui ſur mer, prêts à mourir de faim, mangent celui de leurs compagnons que le fort ſacrifie, n’en ont pas plus de remords, que les antropophages. Telle eſt l’habitude, telle eſt la néceſſité, par qui tout eſt permis.

Autre religion, autres remords : autre temps, autres mœurs. Lycurgue faiſoit jetter à l’eau les enfans foibles & mal ſains, en s’applaudiſſant de la ſageſſe. Voyez ſa vie dans Plutarque, elle ſeule vous fournira en détail la preuve de ce que j’avance en gros. Vous verrez qu’on ne connoiſſoit à Sparte, ni pudeur, ni vol, ni adultere, &c. Ailleurs les femmes étoient communes & vulgivagues, comme les chiennes ; ici elles étoient livrées par le mari au premier beau garçon bien fait. Autrefois les femmes ſeules rougiſſoient d’avoir leurs adorateurs pour rivaux, tandis que ceux-ci triomphoient en mépriſant l’amour & les graces. Un fléau de l’humanité, plus terrible que tous les vices enſemble, & qui n’eſt ſuivi d’aucun repentir, c’eſt le carnage de la guerre. Ainſi l’a voulu l’ambition des princes. Tant la conſcience qui produit ce repentir, eſt fille des préjugés !

Et cependant cet excellent ſujet, qui, emporté par un premier mouvement, a aſſommé un mauvais citoyen, ou qui s’abandonne à une paſſion dont il n’eſt pas le maître ; cet homme, dis-je, du plus rare mérite, eſt tourmenté par des remords qu’il n’eût point eu, s’il eût tué un adverſaire en brave, ou ſi un prêtre légitimant ſa tendreſſe, lui eût donné le droit de faire ce que fait toute la nature. Ah ! ſi les graces ſont faites pour ſauver d’illuſtres malheureux, ſi en certains cas leur uſage eſt plus auguſte & plus royal, comme Deſcartes l’inſinue, que la rigueur des loix n’eſt terrible ; la plus eſſentielle, à mon avis, eſt de l’exempter de remords. L’homme, ſur-tout l’honnête homme, ſeroit-il fait pour être livré à des bourreaux, lui que la nature a voulu attacher à la vie par tant d’attraits que détruit un art dépravé ? Non ; je veux qu’il doive à la force de la raiſon ce que tant de ſcélérats doivent à la force de l’habitude. Pour un fripon qui ceſſera d’être malheureux, reprenant une paix & une tranquillité qu’il n’a pas méritées vis-à-vis des autres hommes, combien de ſages & vertueuſes perſonnes, mal-à-propos tourmentées dans le ſein d’une vie innocemment douce & délicieuſe, ſecouant enfin le joug d’une éducation trop onéreuſe, n’auront plus de beaux jours ſans nuage, & feront ſuccéder un plaiſir délicieux à l’ennui qui les dévoroit !

Connoiſſons mieux l’empire de l’organiſation. Sans la crainte des loix, nul méchant ne ſeroit retenu. Les remords ſont inutiles (ou du moins ce qui les fait) avant le crime ; ils ne ſervent pas plus après, que pendant le crime. Le crime eſt fait quand ils paroiſſent : & il n’y a que ceux qui n’en ont pas beſoin, qui puiſſent en profiter. Le tourment des autres empêche rarement (si jamais) leur rechute.

Si le remords nuit aux bons & à la vertu, dont il corrompt les fruits, & qu’il ne puiſſe ſervir de frein à la méchanceté, il eſt donc au moins inutile au genre humain. Il ſurcharge des machines auſſi à plaindre que mal réglées, entraînées vers le mal, comme les bons vers le bien, & ayant déjà trop par conſéquent de la frayeur des loix, dont le filet néceſſaire les prendra tôt ou tard. Si je les ſoulage de ce fardeau de la vie, elles en ſeront moins malheureuſes & non plus impunies. En ſeront-elles plus méchantes ? Je ne le crois pas ; car puiſque le remords ne les rend pas meilleures, il n’eſt pas dangereux pour la ſociété de les en délivrer. La bonne phîloſophie ſe déshonorerait en pure perte, en réaliſant des ſpeâctres qui n’effrayent que les plus honnêtes gens, tant eſt ſimple, au lieu d’être ferme, la probité ! Pour eux, c’eſt un bonheur de plus, qu’un malheur de moins. Félicitons ceux-ci, plaignons les autres, que rien ne peut contenir : la nature les a traités plus en marâtre qu’en mere. Pour être heureux, il faudrait qu’ils euſſent autant de philoſophie que de certitude d’impunité. Puiſque les remords ſont un vain remede à nos maux, qu’ils troublent même les eaux les plus claires, ſans clarifier les moins troubles, détruiſons-les donc ; qu’il n’y ait plus d’yvraie mêlée au bon grain de la vie, & que ce cruel poiſon ſoit chaſſé pour jamais. Ou je me trompe fort, ou cet antidote peut du moins le corriger. Nous ſommes donc en droit de conclure que, ſi les joies puiſées dans la nature & la raiſon, ſont des crimes, le bonheur des hommes efſ d’être criminels.

Heu ! miſeri, quorum gaudia crimen habent !

Telle eſt la nature réduite à elle-même & comme à ſon pur néceſſaire ; on croit lui faire beaucoup d’honneur, de vouloir la décorer d’une prétendue loi née avec elle, comme de tant d’autres idées acquiſes. Elle n’eſt point la dupe de cet honneur-là. Semblable à un bon bourgeois, qui préfère l’ancienneté de ſa roture à une nouvelle nobleſſe, qui ne coûte que de l’argent, une ame bien organiſée, contente de ce qu’elle eſt, & ne pouſſant pas ſes vues plus loin, dédaigne tout ce qu’on lui accorde au-deſſus de ce qui lui appartient en propre, & ſe réduit au ſentiment. L’art de le manier, c’eſt le manege de l’éducation qui le donne. Les belles connoiſſances dont l’orgueil gratifie ſi libéralement notre ame, lui font plus de tort qu’elles ne lui donnent de mérite, en la privant de celui que leur acquiſition ſuppoſe : car dans l’hypotheſe de la loi prétendue naturelle & des idées innées, l’ame apportant avec elle le diſcernement de mille choſes, comme du bien & du mal, reſſembleroit à ceux qui, favoriſés par le haſard de la naiſſance, n’auroient point mérité leur nobleſſe.

Pour expliquer tant de lumieres qu’on a cru infuſes, la nature ne paroiſſant pas ſuffire par elle-même à ceux qui la connoiſent mal, ils ont imaginé pluſieurs ſubfſtances, & cherché, ce qui eſt abſurde, l’intelligence de la raiſon dans de vrais êtres de raiſon, comme le prouve l’auteur de l’hiſtoire de l’ame. Mais ſi les uns ont gratuitement fabriqué les idées innées, pour donner aux mots de vertu & de vice une eſpece d’aſſiette qui en impoſât & les fît prendre pour des choſes réelles, les autres ne ſont pas plus fondés à donner des remords à tous les corps animés, en vertu d’une diſpoſition particulière, qui ſuffiroit dans les animaux, & qui, dans l’homme, ſeroit de moitié avec l’éducation : ſyſtême qui ne peut ſe ſontenir, quand on conſidere ſeulement que, toutes choſes égales, les uns font plus ſujets aux remords que les autres, & qu’ils changent & varient avec elle. Telle eſt l’erreur de l’auteur de l’homme machine. Ou il n’a pas ſi bien connu la nature des remords, que l’auteur d’un petit livre bien fait & bien écrit, attribué à M. de St.-Evremond : ou (ce dont je ne l’aurois pas ſoupçonné) il n’a pas oſé s’armer contre tous les préjugés à la fois.

De même que le mal, le bien a ſes degrés.

L’idée de la vertu nous a été ſi peu donnée avec l’être, qu’elle n’y eſt pas même stable, quand l’éducation & le temps ont développé & orné nos organes. C’eſt un oiſeau ſur la branche, toujours prêt à s’envoler. Le premier pli ſe fait aiſément ; l’organiſation reprend machinalement ce que l’éducation ſemble lui avoir dérobé, comme ſi la perfection & l’art la gênoient. Qui ignore la contagion des mauvaiſes lectures, le danger des mauvaiſes compagnies ? Un exemple pervers, une ſeule converſation louche détruit ſouvent les plus beaux regards de l’éducation, & la nature vicieuſe s’applaudit de le redevenir. On diroit qu’elle s’en trouve plus à l’aile ; qu’elle boîte avec plaiſir, comme sol lui étoit violent ou douloureux de marcher droit, ſi droit y a.

Cette fragile inconſtance de la vertu la mieux acquiſe & la plus fortement enracinée, prouve non-ſeulement la néceſſité des bons exemples & des bons conſeils pour la ſoutenir ; mais celle de flatter l’amour-propre par des louanges, des récompenſes ou des gratifications qui l’encouragent lui-même & l’excitent à la vertu. Sans quoi, à moins qu’on ne ſoit piqué par un certain point d’honneur, on aura beau exhorter, déclamer, haranguer : c’eſt un mauvais ſoldat qui déſertera. On dit avec raiſon qu’un homme qui mépriſe ſa vie peut détruire qui bon lui ſemble. Il en eſt de même d’un homme qui mépriſe ſon amour-propre. Adieu toutes les vertus, ſi l’on en vient à ce point d’indolence ! la ſource en ſera néceſſairement tarie. L’amour-propre ſeul peut entretenir le goût qu’il a fait naître. Son défaut eſt beaucoup plus à craindre que ſon excès. La belle ſociété qui ne ſeroit compoſée que de Diogenes, de Chrifippes & autres fous ſemblables, que l’antiquité ne nous fait point tant révérer, que nous ne les trouvions dignes des petites maiſons !

Si la diſpoſition au mal eſt telle, qu’il eſt plus facile aux bons de devenir méchans, qu’à ceux-ci de s’améliorer, excuſons cette pente inhumaine de l’humanité. Ne perdons point de vue les entraves & les fers que nous recevons en naiſſant, & qu nous ſuivent dans tout l’eſclavage de la vie. Voyez ces arbres plantés au haut & au pied d une montagne ; les uns ſont petits, les autres ſont grands ; non-ſeulement ils different par leurs germes, mais par le terrein plus ou moins chaud où ils ſont plantés. L’homme végete, ſuivant les mêmes loix ; il tient du climat où il vit, comme du pere dont il eſt ſorti ; tous les élémens dominent cette foible machine ; elle ne penſe point dans un air humide & lourd, comme dans un air pur & ſec. Ainſi dépendant de tant de cauſes externes, & à plus forte raiſon de tant d’internes, comment pourrions-nous nous diſpenſer d’être ce que nous ſommes ? Comment pourrions-nous régler des reſſorts que nous ne connoiſſons pas ?

Mais qui le croiroit ? le bien-être eſt le motif même dans la méchanceté. Il conduit le perfide, le tyran, l’aſſaſſin, comme l’honnête homme, La volonté eſt néceſſairement déterminée à deſirer de chercher ce qui peut faire l’avantage actuel de l’ame & du corps ; & comment, ſi ce n’eſt pas par ce qui la produit elle-même, je veux dire par la circulation, fans laquelle il n’y a plus ni volonté, ni ſentiment. Lorſque je fais le bien ou le mal ; que vertueux le matin, je ſuis vicieux le ſoir, c’eſt mon sang qui en eſt cauſe, c’eſt ce qui l’épaiſſit, l’arrête, le diſſout ou le précipite, comme lorſque, ſe faiſant une route plutôt qu’une autre, les eſprits qu’il a filtrés dans la moëlle de mon cerveau, pour être de là renvoyés dans tous les nerfs, me font tourner dans un parc, à droite plutôt qu’à gauche. Je crois cependant avoir choiſi ; je m’applaudis de ma liberté. Toutes, nos actions les plus libres reſſemblent à celle-là. Une détermination abſolument néceſſaire nous entraîne, & nous ne voulons point être eſclaves. Que nous ſommes fous ! & fous d’autant plus malheureux, que nous nous reprochons ſans ceſſe de n’avoir pas fait ce qu’il n’étoit pas en notre pouvoir de faire !

Mais puiſque nous ſommes machinalement portés à notre bien propre, & que nous naiſſons avec cette pente & cette invincible diſpoſition, il s’enſuit que chaque individu, en ſe préférant à tout autre, comme font tant d’inutiles qui rampent ſur la ſurface de la terre, ne fait en cela que ſuivre l’ordre de la nature, dans lequel il faudroit être bifſarre & bien déraiſonnable pour ne pas croire qu’il pût être heureux. Si ceux qui font le mal peuvent l’être, comme on n’en peut douter ; ſi non-ſeulement ils ſont ſans remords, mais s’ils ne craignent point d’expier par les ſupplices la punition de leurs crimes ; à plus forte raiſon ceux qui ſe contentent de ne pas faire le bien, ne ſe croyant point obligés de tenir une parole que d’autres ont donnée pour eux, pourront-ils avoir le bonheur, qui peut dépendre de leurs aiſes, & en général de leur façon de ſentir. « Ou la raiſon ſe moque (comme dit fort bien Montagne), ou elle ne doit viſer qu’à notre contentement, & tout ſon travail tendre en ſomme à nous faire bien vivre, c’eſt-à-dire, à notre aiſe. Toutes les opinions du monde en ſont-là, que le plaiſir eſt notre but. Quelque perſonnage que l’homme entreprenne, il joue toujours le ſien parmi ; & dans la vertu même, le dernier but de notre viſée, c’eſt la volupté ». Quel plus naïf, quel plus charmant Epicurien !

Le plaiſir de l’ame étant la vraie ſource du bonheur, il eſt donc très-évident que par rapporta la félicité, le bien & le mal ſont en ſoi fort indifférens ; & que celui qui aura une plus grande ſatisfaction à faire le mal, ſera plus heureux que quiconque en aura moins à faire le bien. Ce qui explique pourquoi tant de coquins ſont heureux dans ce monde, & fait voir qu’il eſt un bonheur particulier & individuel qui ſe trouve, & ſans vertu, & dans le crime même.

Une ſource de bonheur que je ne crois pas plus pure, pour être plus noble Se plus belle dans l’eſprit de preſque tous les hommes, c’eſt celle qui écoule de l’ordre de la ſociété. Plus la détermination naturelle de l’homme a paru vicieuſe & comme monſtrueuſe par rapport à la ſociété, plus on a cru devoir y rapporter différens correctifs. On a lié l’idée de généroſité, de grandeur, d’humanité aux actions importantes au commerce des hommes ; on a donné de l’eſtime & de la conſidération à qui ne nuiroit jamais, quelque bien qui lui en pût arriver ; du reſpect, des honneurs & de la gloire à qui ſerviroit la patrie, l’amitié, l’amour ou l’humanité, même à ſes propres dépens ; & par ces aiguillons, tant d’animaux à figure humaine font devenus héros. Loin d’abandonner les hommes à leur propre nature, hélas ! trop ſtérile pour leur faire porter du fruit, il a fallu les élever & les greffer en quelque ſorte dans le temps que la ſève pouvoit le mieux paſſer dans la branche qu’on leur entoit.

On voit que je ne me laſſe point de revenir l’éducation, qui ſeule peut nous donner des ſentimens & un bonheur contraires à ceux que nous aurions eus ſans elle. Tel est l’effet de la modification ou du changement qu’elle procure à notre inſtinct ou à notre façon de ſentir. L’ame inſtruite ne veut, ne ſuit, ne fait plus ce qu’elle faiſoit auparavant, lorſqu’elle n’étoit guidée que par elle. Eclairée par mille ſenſations nouvelles, elle trouve mauvais ce qu’elle trouvoit bon, elle loue en autrui ce qu’elle y blâmoit. Vraies girouettes, nous tournons donc ſans-ceſſe au vent de l’éducation, & nous retournons enſuite à notre premier point, quand nos organes remis à leur ton naturel, nous rappellent à eux, & nous font ſuivre leurs diſpoſitions primitives. Alors les anciennes déterminations renaiſſent ; celles que l’art avoit produites s’effacent : on n’eſt pas même le maître de profiter de ſon éducation, autant qu’on le voudroit, pour le bien de la ſociété.

Ce matérialiſme mérite des égards : il doit être la ſource des indulgences, des excuſes, des pardons, des graces, des éloges, de la modération dans les ſupplices, qu’on doit ordonner à regret, & des récompenſes dues à la vertu qu’on ne ſauroit accorder de trop grand cœur. La vertu étant une eſpece de hors-d’œuvre, un ornement étranger, toujours prêt à fuir, ou tomber, faute d’appui : en tout cependant, l’intérêt public mérite d’être conſulté, car il faut bien tuer les chiens enragés, & écraſer les ſerpens.

On voit que toute la différence qu’il y a entre les méchans & les bons, c’eſt que chez les uns, l’intérêt particulier eſt préféré à l’intérêt ; général, tandis que les autres ſacrifient leur bien propre à celui d’un autre ami ou du public.

Il me reſte à ouvrir cette nouvelle ſource de vertu, qu’on appelle courage. Les cœurs foibles & lâches ſuccombent ſous le poids de l’adverſité ; les ames fortes & courageuſes la ſupportent, & principalement celles qui font éclairées, & joignent de ſalutaires études à une heureuſe organiſation. Marchons donc ſans reprendre haleine, & tâchons de ne point broncher en ſi beau chemin.

L’ame a ſa commotion comme le corps ; la fortune peut la bouleverſer à ſon gré ; mais c’eſt une maladie qui n’eſt ni ſans médecins, ni ſans remedes ; Epicure, Séneque, Epictete, Marc-Aurele, Montagne, voilà mes médecins dans l’adverſité : leur courage en eſt le remede. Vous ſavez qu après une violente chûte, le ſentiment s’affaiſſe avec les fibres du cerveau ; pour le relever, il faut rétablir par la ſaignée les reſſorts étouffés. Il en eſt de même ici. La force, la grandeur, l’héroïſme de ces écrivains paſſe dans l’ame étonnée ; comme une eſpece de cardiaque qui la ſoutient & la reſtaure, pour ainſi dire, dans les foibleſſes de l’infortune.

Le ſtoïciſme tant raillé, tant décrié nous prête donc des armes victorieuſes ; il nous offre une eſpece de rade, où nous pouvons radouber notre vaiſſeau battu par la tempête. Quelle meilleure bouſſole ! Quel plus utile exercice ! J’apprends à lutter : je deviens athlete avec ceux qui le ſont. Pour ne pas faire naufrage ou n’être pas terraſſé, il ne faut que ſe ſervir des muſcles de la raiſon. C’eſt par le courage qu’on peut ſortir vainqueur du combat. Telle eſt la reſſource des gens de lettres, interdite à ceux qui ne les cultivent point, & qui cede cependant à celle de tant d’ignorans bien organiſés, comme eût été, par exemple, Scaron, dont le tempérament ſeul faiſoit la gaieté, indépendamment de toute littérature.

La nature a ſes droits ; on peut ſentir, & même on le doit, non en lâche, ou comme le vulgaire ; mais en homme de courage, ou en philoſophe animé par tant de beaux exemples. Comme tel, je me ſuis ſoumis-à l’adverſité, en qualité d’homme, je l’ai ſentie. Si le premier titre me fait honneur, le ſecond ne me fait point rougir, nihil humani à me alienum puto. Que la diſgrace revienne, dont me préſervent, non les dieux inutiles au monde, mais le plus grand des rois ; je la ſentirai encore, mais je la ſupporterai. Elle eſt le creuſet, ou l’accoucheuſe de la vertu, comme dit l’aimable auteur des lettres ſur les phyſionomies.

Mais n’en étoit-elle pas quelquefois la peſte, ou l’écueil ? Hélas ! dans quelles triſtes & déplorables extrêmités nous réduiſent la pauvreté, la miſere, la douleur, les fers ! L’horreur & le déſeſpoir marchent à leur ſuite ; l’ame avilie, ſans courage, n’a plus d’eſpoir, plus de prétentions qu’à la mort. Rarement la differe-t-elle, ſans ſe reprocher, ou ſa lâcheté, ou les préjugés qui la retiennent : regardant le néant comme un bien, parce que ſon être eſt un mal, elle ſe fait un devoir de s’y précipiter. Sans doute c’eſt violer la nature, que de la conſerver pour ſon propre tourment. J’ai vu les plus ſaints perſonnages, les plus fortes ames, forcées de deſirer la mort, & leurs amis l’implorer pour eux. La triſte deſtinée du grand Boerhaave en fait foi. Lorſque la vie eſt abſolument ſans aucun bien, & qu’au contraire elle eſt aſſiégée d’une foule de maux terribles, faut-il attendre une mort ignominieuſe ?

Je ne prétends pas dire qu’on ne doive pas ſupporter la pauvreté & la douleur ; il faut ſe plier à la dureté des temps. Tous ces momens de courage (ou plutôt de fureur) tant vantés, ne viennent ſouvent que pour diſpenſer un lâche d’en avoir toute ſa vie. Sophiſme captieux, enthouſiaſme poëtique, petite grandeur d’ame, tout ce qui a été dit en faveur du ſuicide !

Voilà certes un grand courage & une ame bien ſorte dans les revers, qui ne peut ſupporter la pauvreté ! Et comment ſe peut-il que ceux qui ont montré tant de vigueur dans le ſein des richeſſes, la perdent dans celui de la miſere ? Et ſur-tout que tel qui s’étoit élevé il n’y a qu’un moment au-deſſus de l’humanité, pour qui la douleur & la pauvreté n’étoient point un mal, ne ſe ſouvenant plus de ſon ſyſtême, conſeille le ſuicide ! « Tu pleures, dit mon Stoïcien, parce que le pain te manque ! & que t’importe, puiſque les moyens de mourir ne te manquent pas ? pour un moyen de venir au monde, la nature, qui ne retient perſonne, t’en offre cent d’en ſortir ». Et un moment auparavant, on ne pouvoit être malheureux dans l’indigence avec de la vertu ! Je t’entends ; c’eſt que cette vertu conſiſte apparemment plus à ſecouer le joug, lorſqu’il eſt très-difficile à porter, qu’à le porter, lors même que cela ne coûte pas beaucoup de peine.

Faire parade d’un courage qui enfle nos ames, & s’arrête ainſî dans le plus beau chemin ! dire que la pauvreté & la maladie ne ſont point des maux, & vouloir qu’on ſe tue pour s’en délivrer ! ce n’eſt pas la ſeule contradiction digne d’un bel eſprit. Notre païen ne prétend-il pas encore que la principale affaire d’un philoſophe, eſt d’apprendre tous les jours à mourir. Or c’eſt aller ſur les briſées du chriſtianiſme, Lorſqu’on ne craint & ne croit pas même les ſuites de la mort, ſi on ne meurt pas toujours trop tôt, (car je ne vois pas qu’on ait rien de mieux a faire que de vivre) du moins ne doit-on pas plus deſirer, que craindre le ciſeau d’Atropos. Il faut lui laiſſer couper le fil, quand elle voudra, & ne point s’en mettre en peine ; ſoit que cela ſe faſſe machinalement, ou par raiſon, ou qu’on ſoit tellement emporté par le tourbillon des plaiſirs, qu’on n’ait pas le temps d’y ſonger, il n’importe, pourvu qu’on n f ait aucune inquiétude. J’aime autant n’avoir jamais l’idée de la mort, ſi elle m’importune, ou m’effraie, comme elle effrayoit Cicéron, que l’honneur d’être en préſence & de la braver. La faulx eſt levée pour tous les hommes, je m’y ſoumets ; c’eſt au vulgaire à trembler ; il eſt auſſi ridicule à qui n’admet qu’une vie (qu’il trouve belle & bonne, s’il n’eſt pas hypocondriaque) de ſe préparer à recevoir le coup qu’il ne craint point, que de l’accélérer, lorſque la vie non-ſeulement eſt ſupportable, mais pleine d’agrémens.

Quelle folie de préférer la mort au plus délicieux train de vie ! de croire, que qui ne peut mener une vie ſolitaire & philosophique, ne puiſſe être heureux, & doive en conſéquence quitter la vie plutôt que de porter des chaînes de fleurs ! De bonne foi, Séneque a-t-il pu ſérieuſement conſeiller la mort à un ami auſſi puiſſant, auſſi élevé en dignités, auſſi riche & entouré de plaiſirs que Lucilius, à qui ſes lettres ſont adreſſées, ſous prétexte que tant d’honneurs & de voluptés ſont un trop petit fardeau ? Mais Montagne lui-même, qui a été ſi vivement frappé de ce goût ſurprenant pour la mort, n’eſt pas pardonnable, ce me ſemble, d’avoir cru, comme les Stoïciens, que la mort devoit faire la principale étude d’un philoſophe. C’eſt peut-être accuſer ſa peur, & comme dit cet auteur même ; ſa couardiſe, que d’employer ſans-ceſſe tous les moyens de s’apprivoiſer avec la mort ; c’eſt afin de n’être pas ſi déconcerté quand elle paroîtra, ſemblable à un enfant qui auroit peur d’une ſouris, & à qui, pour le corriger de ce défaut, on la fera voir en peinture, chaque partie, l’une après l’autre, avant de riſquer de lui montrer l’original. Mais devinez par qui notre aimable & judicieux Pyrrhonien a été entraîné dans ce piége ? Par un homme qui dit que la philoſophie n’eſt rien, ſi elle n’eſt ornée ; plus déraiſonnable en cela qu’un chymiſte, qui diroit qu’il n’y a point de médecine ſans la chymie. La philoſophie bien réglée conduit à l’amour de la vie, dont nous éloigne ſon ſinatiſme (car elle a le ſien) ; mais enfin elle apprend à mourir quand l’heure eſt venue.

Séneque, ſi inconſéquent d’ailleurs, a ſu mourir quand il l’a fallu. Comme il avoit employé ſa pénétration a voir de loin l’orage qui le menaçoit, & ſa philoſophie (alors bien placée) à en recevoir le coup ; dès qu’il eut ordre de mourir, il choiſit de ſang-froid ſon genre de mort, & fit voir que y s’il avoit été homme durant ſa vie, s’il avoit été attaché à ces grands biens, objets de la jalouſie publique, & funeſtes préſens du plus cruel des princes, il favoit tout quitter & rompre ſes chaînes, comme un autre Samſom, pour périr en héros de ſa ſecte. Autant (il l’inſinue lui-même) il eſt honteux de ſe laiſſer traîner, au lieu de marcher, quand il faut obéir ; autant il eſt beau de s’élever au-deſſus de la mort par la grandeur du mépris. Il n’y a qu une action que je trouve encore plus belle, c’est d’avoir le courage de supporter le fardeau de la vie & des revers, quand ce n’eſt pas pour ſoi ſeul qu’on vit.

Combien d’autres eſpeces de gloire ! Celles que donnent les armes, les ſciences, les beaux arts ! le beau champ à parcourir, pour qui voudroit s’étendre ! bornons-nous, craignons la ſtérile fécondité de tant d’écrivains.

Qui n’a de paſſion que pour les lettres, peut bien ſe contenter de la gloire qui les ſuit.

Je dis de ceux qui craignant de quitter le chemin battu, n’oſent s’écarter des opinions reçues & penſer autrement que les autres, ce qu’Horace dit des imitateurs, ſervum pecus ! O vous que la démangeaiſon d’écrire tourmente, comme un démon, & qui pour un grain de réputation donneriez volontiers les mines du Pérou, laiſſez-là tout ce vil troupeau d’auteurs vulgaires, qui rampent à la ſuite des autres, ou dans la pouſſiere de l’érudition ; laiſſe-là ces faſtidieux ſavans dont les ouvrages peuvent allez bien être comparés à ces vaſtes landes triſtement uniformes ſans fleurs & ſans fin. Ou n’écrivez point, ou prenez un autre effor. Soyez libres & grands dans vos écrits comme dans vos actions ; montrez une ame élevée, indépendante. Cette voie eſt riſquable, je le ſais ; qui fait ſon étude de l’homme, doit s’attendre à avoir l’homme pour ennemi. Galilée fut enfermé dans les priſons de l’inquiſition pour avoir oſé penſer que la terre tournoit : exemple de la tyrannie eccléſiaſtique qui fit grande peur à Deſcartes. Mais ſi la gloire augmente avec le péril, le bonheur n’augmenteroit-il point avec la gloire ?

C’eſt ce que je ne décide point, pour ne pas ſéduire ceux qui habitent de moins heureuſes contrées : car d’ailleurs je vois que la philoſophie paroît à tous belle & bonne, mais que ce n’eſt pas pour ſes beaux yeux, du moins pour l’ordinaire, qu’on lui fait la cour. Peu ſe ſentent on certain génie, cette étoile du bonheur ou du malheur de notre vie, ſans courir après la gloire ; ſpectre brillant, quand c’eſt la vérité qui l’enfante ; puiſſant quand c’eſt l’opinion, reine plus dominante & plus deſpotique. La renommée n’a point trop de ſes cent bouches pour redire & publier les découvertes & les conquêtes faites dans l’empire de l’eſprit. Elles ſont le prix & la récompenſe de tous les travaux littéraires, qui ſans cette flatteuſe amorce ſeroient beaucoup plus rares & plus imparfaits. On penſeroit pour ſoi, & non pour les autres, ou plutôt on penſeroit moins, & on ſentiroit davantage. Mais non : traitant la philoſophie comme nos maitreſſes, nous voudrions avoir l’univers pour confident des faveurs qu’elle nous accorde. Nous ſommes donc philoſophes, comme on a vu que nous ſommes vertueux ; il y a plus de. vanité que de curioſité & d’envie d’obliger dans nos études & dans les ſervices que nous rendons. Il étoit bien juſte de trouver en ſoi un ſentiment qui nous dédommageât de l’ingratitude & nous fit oublier tant de gens qui n’en ont point.

Qu’eſt-ce donc que cette réputation qui fait tant de bruit dans le monde, après laquelle on court, dès qu’on ſait barbouiller du papier, & qu’on mépriſe autant, lorſqu’on ne peut l’atteindre, qu’on feint de la mépriſer lorſqu’on eſt célebre ? Quelle eſt cette trompette, qui plus puiſſante que celle de Mars & de Bellone, élevant notre courage & nous étourdiſſant ſur les dangers, nous appelle à combattre par les ſeules armes de la raiſon, des ennemis vainqueurs de la raiſon & des temps ? verba & voces, une vaine image, comme on l’a dit avant moi, un ſonge, l’ombre d’un ſonge, un écho, &c. Mais auſſi fous que les poëtes, & peut-être plus, les philoſophes métamorphoſent cet écho en nymphe, en nymphe charmante, que dis-je ? en impérieuſe divinité : & c’eſt ainſi que notre pauvre imagination ſe repaît, comme la leur, de belles chimeres. Vrais Ixions, prendrons-nous toujours la nue pour Junon ; le frivole pour futile ; ce qu’il y a de plus ſtérile pour ce qu’il y a de plus fécond ? Prendrons-nous toujours l’eſprit pour le ſentiment, & la vanité pour ce juſte amour-propre qui nous a été donné en partage ? Nous laiſſons, je le dis dans un ſens bien différent de Séneque, nous dédaignons les plus grands biens, le plaiſir de jouir à longs traits de nous-même & des corps qui nous environnent, pour courir après des biens imaginaires, après des ſons & des douceurs, ſi l’on peut donner ce nom à ce qui eſt mêlé de tant d’amertumes.

Sommes-nous dans ce monde pour chercher & goûter la célébrité ou les plaiſirs de la vie ? Puiſque le haſard nous y a jetés, je ne dirai point au préjudice de tant d’autres que mille cauſes empêchent tous les jours de ſortir du néant, il paroît que le premier but, & le plus raiſonnable, eſt d’y vivre tranquille, à l’aiſe & content. C’eſt une choſe décidée, beaucoup mieux par la conduite de tous les hommes, que par toutes les opinions diverſes de ceux d’entr’eux qui ſe ſont érigés en précepteurs du genre-humain. Songer au corps avant que de ſonger à l’ame, c’eſt imiter la nature qui a fait l’un avant l’autre. Quel autre guide plus ſûr ! N’eſt-ce pas à-la-fois ſuivre l’inſtinct des hommes & des animaux ? Diſons plus & prêchons une doctrine que nous avons en l’honneur de ne pas ſuivre : il ne faut cultiver ſon ame que pour procurer plus de commodités à ſon corps ; peut-être ne faut-il écrire, comme tant d’auteurs, que pour attraper ou l’argent des libraires, ou une eſtime encore plus lucrative. S’il eſt des cauſes finales, celle-ci en eſt une, & des plus ſenſées ; l’amour de la vie & du bien-être a évidemment des droits plus preſſes que ceux de l’amour-propre ; & comme le plaiſir va devant l’honneur, pour qui a le goût bon, le pain eſt un aliment plus ſolide que la réputation »

Travaillons donc d’abord par nous l’aſſurer ; c’eſt le meilleur parti qu’on puiſſe tirer du préjugé des hommes, aſſez ſimples pour croire qu’un ſavant vaut mieux qu’un ignorant. La gloire au reſte viendra quand elle voudra. Que nous ſommes vains & dupes, qui pis eſt, de nous ſacrifier au chimérique honneur d’immortaliſer les lettres de l’alphabet qui compoſent nos noms ! Soyons meilleurs pilotes de la vie ; que le ſentiment ſeul nous ſerve de bouſſole, & nous ne ferons voile que vers le port de la liberté, de l’indépendance & du plaiſir.

Encore un mot ſur les dangers de la carrière où je ſuis entré : il eſt beau, je le veux, de pouvoir compter, non ſur le ſuffrage de la poſtérité qu’on ne rencontre point, mais ſur celui de quelques contemporains connoiſſeurs. Il eſt agréable de voir ſa raiſon & ſes lumieres croître & s’étendre ſous les aîles de la philoſophie & des muſes ; mais il y faut être en ſûreté, & que la poule ne laiſſe pas prendre ſes pouſſins, ou c’eſt être fou que de cultiver la ſageſſe. Ariſtote ne s’y fia pas plus que moi, & fit bien : la république d’Athenes, qui s’étoit déshonorée en condamnant à mort un homme qui valoit mieux qu’elle, n’eût pas rougi de ſe déshonorer une ſeconde & une troiſieme fois. La politique qui a fait la honte, ne la connoît point. Deſcartes s’abſenta auſſi fort à propos, au moindre murmure de la mer théologique aiſément en fureur. Prêt à jetter au feu un travail de 4 ans, combien n’a-t-il point craint que l’égliſe (ce que je ne puis voir ſans rire de ſa ſimplicité) n’approuvât point ſes opinions & ſes conjectures phyſiques.

La gloire qui marche à la fuite des muſes, ne peut donc nous dédommager de la perte des biens du corps ; c’eſt un bien trop étranger & trop loin de nous ; pourquoi donc lui immole-t-on ce qu’on a de plus cher au monde ? C’eſt que la vanité ſe l’approprie. Notre imagination enflée & comme bouffie par les éloges, fait paſſer l’eſtime d’autrui chez nous mêmes, où elle ſe change en ſi haute conſidération, que nous nous regardons comme des perſonnages de grande importance, & ne voyant en nous que matiere & forme, nous croyons cependant avoir non-ſeulement une ame ; mais une ame d’une trempe particuliere, ſupérieure, & faite exprès pour nous. Delà viennent tous les avantages que l’eſprit peut procurer au corps ; car ſans-doute les liqueurs circulent avec plus d’aiſance, lorſque l’ame eſt agréablement affectée : & toutes choſes égales, c’eſt-à-dire lorſque notre individu n’en ſouffre point, s’acquérir de la gloire eſt un plus grand bien que de n’en point avoir.

N’y auroit-il point plus de grandeur d’ame à la méprîſer ? C’eſt ce qu’il faut demander aux Stoïciens. Voyez, diſent-ils, en levant d’orgueilleux ſourcils, voyez courir tous ces fous ; la gloire eſt leur objet ; ils cherchent l’eſtime publique, & nous la nôtre. Nous avons trop de vertu pour en faire parade. Nous verrons dans la ſuite que ces mêmes hommes ne mépriſent pas plus la réputation & l’honneur, que les richeſſes ; qu’ils font tout pour en avoir. Je n’en voudrois pas d’autre preuve, que toutes cas recherches d’eſprit étudié, que Séneque montre dans ſes écrits, & notamment dans celui-ci dont j’ai adouci de mon mieux l’affection.

Le mépris n’eſt pas plus un mal, que la louange n’eſt un bien. Mais nous ſommes aſſez dupes, encore une fois, pour tenir par l’imagination, à celle des autres, qui nous flatte, ou nous bleſſe par l’image agréable, ou déſagréable qui en réſulte dans le cerveau. Un diſcours choquant ou flatteur agit, comme un tableau beau ou laid, par le bene ou le maie placitum des anciens. C’eſt pourquoi on dit : telle choſe fait honneur, telle autre n’en fait point. Honneur ! ah ! qu’on eſt ſot, qu’on eſt à plaindre, quand on n’eſt point philoſophe ! & que bien des gens à qui on donne ce nom le méritent peu ! Je voudrois bien ſavoir, ſi les idées que les Indiens ont des Chinois & des François, les Turcs des chrétiens, & ceux-ci des Turcs, les touchent. & les mortifient. Non, répondez-vous. Pourquoi donc ce qu’on dit, ou ce qu’on penſe de vous, vous fait-il tant de peine ? Medecins, pourquoi faites-vous des choſes qu’on ne peut expoſer aux yeux du public, ſans vous faire rougir ? Souffrez que je vous offre en moi-même un meilleur exemple à ſuivre.

La plus utile médiſance vous met en fureur, parce que vous en êtes l’objet décrié : on me calomnie dans bien des libelles & notamment dans un extrait & un avis au lecteur qui ne mérite pas d’être autrement qualifié : & je ne ſors pas de ma modération & de ma tranquillité naturelle. Un autre eût été furieux comme vous, à la lecture de l’avertiſſement des penſées chrétiennes : que n’eût-il pas fait pour détromper le public ? Pour moi, qui fais à quoi m’en tenir, & qui n’apprendrois rien de nouveau à ceux qui me connoiſſent & qui ſavent mon hiſtoire, j’ai bien voulu le lire une fois, mais ſans prendre la peine de lui répondre. Ce qui n’eſt pas vrai, ne mérite pas qu’on s’en juſtifie. Piqués de mon ſilence, mes adverſaires ont paru ſous une autre forme : ils m’ont, dit-on, attaqué dans je ne ſais quel volume de la bibliotheque raiſonnée que je n’ai lu, ni ne veux lire, quoique je puiſſe le faire ſans émotion. Enfin ils ont tout tenté, mais vainement pour être tirés de l’obſcurité où sont condamnés des auteurs qui ſe mêlent de littérature, ſans en être plus inſtruits, que de ma conduite & de mes mœurs. Mais dans l’extrait dont je parle, je ſuis fort mal mené, m’écrivent mes amis d’Amſterdam. Je le crois bien, leur ai-je répondu, car j’y ſuis calomnié ; & moi qui n’ai que médit, pour jetter mes confreres en meilleur moule, je ne les ai pas moins mal menés. J’ai paſſé les bornes de la critique envers les autres, & on a paſſé envers moi les bornes de la médiſance : voilà à quoi ſe réduit tout le grand mal qu’on ma fait. Je ſuis bien aiſe que mes ennemis ſoient plus coupables que moi.

Au reſte les opinions d’autrui ſont auſſi étrangeres à mon être, que ce qu’un autre ſent eſt différent de ce que je ſens. À coup ſûr, celui qui me mépriſe, ne penſe pas comme moi ſur mon compte, & celui qui me loue, ne me loue peut-être pas tant que moi-même. Un connoiſſeur qui lit un ouvrage, en juge par la juſte balance, où il le peſe ; l’auteur ſeule l’eſtime plus que ſon poids. Je m’arrête à ce dilemme, & les médecins auroient bien fait de s’y tenir auſſi. Ou les idées qu’on a de moi ſont vraies, ou elles font fauſſes. Si elles ſont vraies, c’eſt à moi de me corriger, ſuppoſé que je reconnoiſſe avoir tort. Si elles ſont fauſſes, omnis homo mendax, ce n’eſt qu’une erreur qui retombe ſur celui qui la commet, & qu’il faut lui pardonner, ſi elle eſt involontaire ; comment le plaindre, s’il y a de la méchanceté, s’il ne cherche qu’à nuire, uniquement pour nuire, & ſans qu’il en réſulte aucun bien ? Je ſuis une eſpece fort ſinguliere ; j’ai plus ri de l’ignorance & des bévues de mes antagoniſtes, que je ne me ſuis fâché de leur acharnement. Je traite tout de même. Le chagrin, l’adverſité, les maux, les petites mortifications de la vie ne m’atteignent point ou fort peu. On crie, on déclame, & je ris. Tous les traits de la malignité & de l’envie ne percent point ce rempart de douceur, de gaieté, de patience, de tranquillité, d’humanité, en un mot de vertus, ſinon théologiques, du moins morales & politiques, que la nature m’a données, & que la philoſophie a renforcées. Je me ſuis vu battu par la tempête, mais comme un rocher : je le dis ſans ſonger que Séneque l’a dit avant moi. Enfin aſſez Stoïcien ſur la douleur, ſur les maladies, ſur les calomnies, &c. je ſuis peut-être trop Epicurien ſur le plaiſir, ſur la ſanté & les éloges. Si ce n’eſt pas là ce qu’on appelle un heureux tempérament, qu’on me diſe donc où il eſt ; car quoi de plus fortuné que de pouvoir ſentir toujours la douce ardeur des rayons du ſoleil, ſans être incommodé de l’ombre & du froid que donnent les nuages qui le couvrent !

Pourſuivons notre chemin. Si le bonheur ne peut conſiſter dans la gloire qui ſuit les lettres, le mettra-t-on dans le plaiſir de les cultiver ? Je ne le crois pas. Je fais que l’étude affecte immédiatement notre ame, ou en ſatisfaiſant ſa curioſité, ou par le charme du goût, d’images agréables, & de mille ſentimens divers. Je ſais que penſer n’eſt qu’une manière de ſentir, qu un ſentiment en quelque forte replié ; & que par conſéquent vaquer aux lectures et aux méditations qui nous rient, penſer à des chofes qui plaiſent, c’eſt ſentir preſque ſans ceſſe agréablement. Telle eſt la volupté de l’eſprit, qui a excité dans fauteur de l’homme machine, tous ces tranſports ſi dignement adreſſés, & je ne fais pourquoi ſi mal reçus. Mais n’outrons rien ; il a fallu que l’homme fût non-ſeulement organiſé, mais préparé de loin & par degrés à recevoir l’impreſſion de cette volupté : nous n’en ſerions point ſuſceptibles, ſans l’éducation, dont la variété en met tant ici. Encore ne le ſommes-nous pas fort long-temps. Un arc ne peut toujours être tendu ; les cordes de violon détendues ne donnent plus de ſon fous l’archet : de même les muſcles de l’ame venant à ſe relâcher, le plaiſir diminue proportionnellement ; les yeux ſe fatiguent, quand les ligamens ciliaires qui approchent le cryſtallin de l’uvée, ſont las de ſe contracter. Voyez les nerfs les plus ſenſibles & les plus érigibles de tout le corps, ils ne peuvent plus ſe roidir après un ſeul commerce, ils ne ſentent rien : plus morts que vifs, on peut bien dire avec Pétrone, funerata eſt pars illa, &c. en même temps la volonté ne veut plus ce qu’elle eût parié qu’elle voudroit. On ſe dégoûte de lire & d’écrire, par la même raiſon qu’on ſe dégoûte dune femme. Comme le plaiſir du commerce amoureux diminue, à meſure que le beſoin & la paſſion décroiſſent ; le charme de l’étude, la première heure, eſt bien plus vif que quelques heures après. Je ſens bien qu’il en eſt de la paſſion des lettres & des arts, comme de toute autre, qu’il faut ſatisfaire ou être malheureux. Je ne crains point les fers, ni la tyrannie, parce que l’eſprit ne peut s’enchaîner : mais vif comme je ſuis, je ſerois fort à plaindre, ſi je n’avois ni livres, ni plumes, ni encre, ni papier. La liberté de ſatisfaire un goût dominant, ne ſuffit cependant pas, pour rendre heureux. Il y a trop d’autres vuides, trop d’autres beſoins à remplir. Jugez du bien-être de ceux qui aiment ſi peu l’étude, qui s’appliquent à leur profeſſion avec ſi peu de goût & de plaiſir, que mille écus de rente leur en laiſſeroient à peine une étincelle ; pour ne rien dire de ces génies bornés, qui étudiant malgré Minerve, ſurchargent leur pauvre mémoire de mille faits, qui leur ſeroient perdre le jugement, s’ils en avoient : ſouvent forcés d’ailleurs de ſe dévouer tout entiers à des choſes ingrates (& qui le ſont encore mieux queux) ; ils regardent les livres dont ils ſont entourés, comme leurs plus cruels ennemis. Enfin quelle multitude innombrable d’heureux ignorans dont nous avons parlé, qui, s’ils n’ont point d’honneur, ou le plaiſir d’acquérir de belles connoiſſances, & le goût de l’eſprit, qui plus eſt, s’en vengent par le mépris, & ne croient pas valoir moins (tant s’en faut), parce qu’avec leur inſtinct ils ont fait fortune, tandis que les autres ont été conduits par l’eſprit au précipice.

Concluons donc que ceux qui, comme Cicéron, Pline le jeune, l’auteur que j’ai nommé, &c. ont mis le bonheur, ſoit dans la volupté de l’eſprit, ſoit dans la gloire qui marche à la ſuite des beaux arts, ont donné dans l’exagération & l’enthouſiaſme de leur goût, & ont ainſi fait deux fautes dans une ; car non-ſeulement ils ont, contre toute logique, étendu & généraliſé ce qui eſt borné & particulier, j’entends le plaiſir de l’étude ; mais ils ont à la fois borné ce qui a été ſi univerſellement accordé à toutes les créatures animées par l’adorable auteur qui les a faites, je veux dire la faculté d’être heureux, & de l’être chacun à ſa manière & à ſa fantaiſie. Trahit ſua quemque voluptas. Placer en général la félicité dans la culture des lettres, pour le plaiſir qu’on en retire, c’eſt négliger les biens du monde & ſe moquer de la nature. Attacher le bonheur au char de la gloire & de la renommée, c’eſt le mettre, comme un enfant, dans un joujou, ou dans le bruit que fait une trompette.

Montrons le reſte du tableau, & tirons tout-à-fait le rideau, derriere lequel eſt caché Séneque.

Tant de gens font heureux ſans richeſſes & ſans volupté, ainſi que ſans ſcience & ſans réputation & ſur-tout dans le ſein d’une obſcure & tranquille médiocrité, qu’en plaçant ſi loin du bonheur, des biens que d’autres en ont mis ſi près, j’ai cru leur faire encore plus d’honneur qu’ils ne méritent.

Examinons donc la nouvelle corde qui ſe trouve à notre arc, ſans nous laiſſer plus ſéduire par ſa belle couleur d’or, que par toutes les bouches flatteuſes de la renommée. Mais comme nous ſommes ſenſibles à l’avantage d’être eſtimés, ſans cependant vouloir déſormais ſacrifier notre tranquillité au plaiſir de faire un vain bruit, ne ſoyons point auſſi dupes de l’opinion de ceux qui ne font point aſſez de cas du plus puiſſant des dieux. Quel animal farouche ſeroit donc la vertu, ou la philoſophie, ſi l’or ne l’apprivoiſoit ; ſi la pluie de Jupiter n’amolliſſoit ſa dureté ? Auſſi Séneque, cet ennemi déclaré de ce qu’il aimoit tant, il qu’il eſt auſſi doux & agréable d’être riche, que de ſe promener en hiver dans une belle allée que le ſoleil échauffe ; mais par un contraſte évident, qu’il paroît avoir exprès éludé, la pauvreté eſt l’ombre, où il fait froid. On a beau ſe pénétrer du ſouverain bien, & s’envelopper dans toute ſa vertu ; ni la vertu, ni la philoſophie, ne peuvent avec toutes leurs rames, nous conduire au port deſiré. Pauvre manteau d’hiver, qui n’empêche pas le vent du nord de glacer l'ame avec tout ſon courage !

Mais peut-être l'ame des Stoïciens habite-t-elle hors du corps, comme celle des Leibnitiens, ſans être ſujette aux loix imaginaires de la même harmonie ? D’ailleurs pour qui la douleur n’eſt point un mal, le froid qui en eſt un diminutif, ne ſeroit-il point un bien ?

Laiſſons Lucien railler, il ſeroit difficile d’imiter ſa légereté ; Séneque convient que le ſage peut & doit même conſentir d’être riche ; c’eſt-à-dire qu’il ne fera point de baſſeſſes pour le devenir, & qu’il n’aura point auſſi à rougir d’avoir reçu les richeſſes à bras ouverts ; mais qu’il leur donnera une eſpece d’hoſpitalité, que les pauvres & d’illuſtres malheureux partageront avec elles. Il n’y a gueres qu’un homme de mérite, qui rende ſervice à qui en a. C’eſt pourquoi le ſage, ou quiconque ſait uſer des richeſſes, ſoulagera les malheureux, excitera la vertu, encouragera les talens, relevera le mérite opprimé, & en un mot s’en ſervira, plus en économe, qu’en maître. Quelle différence d’un tel homme, à ces ames baſſes & triviales, que la fortune enorgueillit, infiniment flattés de ce qu’il y a de plus étranger & de moins flatteur, & qui ne partagent avec qui que ce ſoit les commodités qu’ils en reçoivent ! Mais comme il n’y a qu’un fou, qui diſſipe ſon bien au gré de ſes caprices, dont la voix couvre celle de tant de miſerables, il n’y a qu’un lâche qui s’en ſerve pour tourmenter les hommes, & qui trouve, comme le Narciſſe de Britannicus, ſa félicité dans les malheurs dont il eſt cauſe.

Faire le bien de la ſociété, rendre les cœurs heureux de ſa joie, c’eſt le devoir d’un homme riche. S’il ne s’en acquitte pas, s’il n’eſt point compatiſſant, libéral, s’il ne ſouffre point à la vue de tant de pauvres que le plus opulent ne peut ſoulager, le dépôt a été mal confié ; il ne pouvoir être en de plus mauvaiſes mains.

Je ne deſire point d’être riche, pour avoir chez moi une foule de flatteurs & de faux amis, qui ſans un reſte de mauvaiſe honte, ou plutôt de perfidie, me tourneraient le dos preſque auſſi vite que la fortune : je ne voudrais poſſéder de grands biens, que pour jouir de cette belle prérogative, le plaiſir d’obliger ; la généroſité ſeroit toute ma magnificence. Je ne mépriſerois point les richeſſes, je ſaurois les dépenſer & les diſtribuer. Je regarde l’avarice, comme la ſource de cous les vices. Et ſans généroſité, eſt-il quelque vertu ?

Ma félicité n’eſt point d’avoir des chevaux, des couriers, des chiens, & tout cet amas de laquais preſſés, dont le poids ſemble menacer d’enfoncer le derriere d’un carroſſe. Tant d’animaux domeſtiques ne me ſont point néceſſaires. Je ne me crois point décoré d’avoir à ma porte un ſuiſſe menteur, qui refuſe l’entrée à des créanciers, qu’un honnête homme ne doit point craindre, parce qu’il ne les a faits que pour les payer. Paſſe encore, ſi ſa hallebarde & ſa mouſtache, faiſant peur à qui la fait à tous les autres, pouvoit empêcher la mort d’entrer ! mais non ; Horace l’a dit en latin, & Malherbe en françois :

Le pauvre en ſa cabane, où le chaume le couvre,
eſt ſujet à ſes loix ;
Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre,
N’en défend pas nos rois.

Loin d’ici tout ſuperflu. Le ſage ne le connoît, que pour le mépriſer. O ! malheureux cent fois qui ajoute aux besoins de la nature, qui ſont déjà en trop grand nombre ; ceux que le faſte ou la vanité lui fait ! pour être heureux, ſi ce n’eſt point aſſez d’un néceſſaire trop exact, du moins ſuffit-il de pouvoir dire : j’aime a vivre, parce qu’avec peu de choſes je ne manque de rien. Socrate préféroit la mort à l’exil ; je n’ai pas juſqu’à ce point la maladie du pays. Je crois que la patrie & le bonheur peuvent aller enſemble, & ſont en effet où l’on eſt bien. C’eſt une vérité dont on auroit peine à diſſuader qui la ſent avec une auſſi vive reconnoiſſance que moi. Pourquoi faut-il qu’on ſoit réduit à deſirer du moins la conſervation de ce qu’on a ? Sans la crainte de le perdre, un philoſophe ſeroit heureux. Mais enfin eſt-il de ſi beaux jours qui ne ſoient obſcurcis par de petits nuages que les rayons de la plus belle eſpérance ont bien de la peine à diſſiper ? Celui même qui vit de ſes propres revenus, eſt-il ſur que ſon fermier ſera toujours ſolvable.

Regardons la proſpérité la mieux fondée en apparence, comme un calme auquel peut ſuccéder la tempête. Le vaiſſeau périra, ſi tout ne ſe trouve prêt ſur le champ pour jetter l’ancre, & la parer. Accoutumons-nous donc peu-à-peu à être moins attachés à ce qu’il ſera très-incommode de ne pas avoir, afin de le regretter moins, quand véritablement nous aurons le malheur d’en être privés. Le fardeau eſt la moitié moins peſant, quand on s’eſt préparé à le porter. Ce que je dis de la pauvreté, je lai dit ci-devant de la vie, dont le joug eſt quelquefois bien dur dans le ſein même des richeſſes & des grandeurs. C’eſt alors qu’il faut ſe munir de plus de force, pour ne pas céder à la facilité de briſer ſes liens. Il eſt moins glorieux de ſavoir mourir, que de ſavoir vivre dans les douleurs & les revers. Il y a d’ailleurs ſi peu d’occaſions d’acquérir cette gloire du dernier moment, qu’il vaut mieux apprendre à pouvoir vivre, qu’à oſer mourir. J’ai cru devoir revenir à un article auſſi intéreſſant pour la ſociété.

Qui eſt digne des faveurs de la fortune, peut bien l’être de celles de la nature, & par conſéquent de la volupté. La raiſon pour laquelle Séneque ſe déclare ſi vivement contre elle, c’eſt qu’il prétend que le voluptueux ne peut être ni bon ami, ni bon ſoldat, ni bon citoyen, mais ſans raiſon. L’expérience le prouve. La volupté n’énerve pas toujours ſes favoris : on lui ſacrifie beaucoup, mais on ne lui ſacrifie pas tout ; & quelque puiſſant que ſoit ſon empire, le devoir s’allie ſi bien au plaiſir dans une ame raiſonnable, que loin de ſe nuire, ils ſe prêtent des forces mutuelles. L’art de ſentir, de goûter, de perfectionner en quelque forte le plaiſir, eſt aſſez généralement accordé aux François, peut-être parce qu’on leur en fait un démérite. Cette nation ſi voluptueuſe cependant, en eſt-elle moins capable d’amitié ? L’amour de la patrie en eſt-il moins gravé dans ſon cœur ? connoit-elle le danger, où l’honneur, où ſon roi l’appelle ? la volupté d’Epicure n’eſt qu’une robe de femme ſur un corps robuſte, comme leur dit figurément notre auteur ; ne puis-je pas dire dans le même ſens, que nos ſeigneurs François portent le courage d’Hercule, dans les habits d’Omphale ? Voltaire, & tous ceux qui connoiſſent la nation, ne me démentiront pas. Voici comment l’a peint ce beau génie :

Des courtiſans François tel eſt le caractere,
Du ſein de la molleſſe ils courent aux haſards ;
Vils flatteur à la cour, héros aux champs de Mars.

Séneque ne défend pas abſolument l’uſage de la volupté. Vous connoiſſez ces bluets, image du vaudeville pour la durée, ornemens de Cérès, que le haſard des graines & des vents fait naître au milieu des bleds la volupté, inſinue-t-il, croît ainſi quelquefois ſur les pas d’un homme vertueux ; il peut la cueillir, lorſqu’elle ſe préſente, ſans qu’il la cherche, comme on cueille une fleur en paſſant. Suivant cette idée, la volupté ſeroit donc la fleur de la vertu, comme l’eſprit du plaiſir ; elle germeroit dans ſon ſein d’autant plus belle & plus pure, & plus vierge, ſi l’on me permet cette expreſſion chymique.

Ce n’eſt pas tout-à-fait défendre l’uſage d’une fleur, que de permettre de la flairer : mais faut-il en reſpirer ſi négligemment la délicieuſe odeur ? S’il eſt dans la volupté, comme dans toutes les plantes, une quinteſſence, ou comme dit Boerhaave, un eſprit recteur, en prendre la fleur, la ſentir avec nonchalance, ce n’eſt pas le moyen de goûter cet eſprit raviſſant. Le dédaigner, n’eſt-ce point une indolence coupable ? N’y a-t-il point une ſorte d’inhumanité à laiſſer flétrir, qui pis eſt, une roſe mieux employée à notre uſage ? Laiſſons cette indifférence ſtoïque ; les bienfaits de la nature méritent des tranſports de tendreſſe & de reconnoiſſance que nos ingrats lui refuſent.

Je ne prétends pas faire conſiſter le bonheur dans la volupté ; car, quoique j’aye autrefois fait couler de ma plume toute l’ivreſſe qu’elle avoit répandue dans mes ſens, me dégageant aujourd’hui des piéges de la Syrene, je ſouſcris (par tempérament peut-être) à plus de modération, & veux que le beſoin ſeul, ce père du plaiſir, l’appelle déſormais, & ſonne, pour ainſi m’exprimer, l’heure de ma volupté. Mais ſi les plaiſirs des ſens ſont eſſentiellement trop courts & trop peu fréquens pour conſtituer un état auſſi permanent que la félicité, regardons-les du moins comme des éclairs de bonheur, qui ne peuvent manquer, ſans rendre les joies de la vie imparfaites & tronquées, & ſans laiſſer tant de petites plaies, dont le cœur eſt fouvent ulcéré, dans le beſoin du ſeul baume qui les adoucit & les cicatriſe.

Ne prenons point pour des beſoins, les deſirs d’une imagination qui aime à s’irriter ; il y aura moins de gourmands, moins d’ivrognes & moins de voluptueux ; mais donnons à la nature ce qui appartient à la nature. On boit quand on a ſoif, on mange quand on a faim. Or ici on éprouve quelquefois ce double effet de la même cauſe ; car quel homme n’a pas quelquefois faim & ſoif de certaines voluptés ? Faute de s’y livrer, combien de nuages & de mécontentemens s’élevent dans l’ame, que la volupté ſeule peut diſſiper ? Je n’ignore pas que certains tempéramens foibles peuvent, ou plutôt doivent s’en priver, pour ſe bien porter, & mieux jouir des autres plaiſirs ; mais d’ailleurs la volupté, prudemment conduite, eſt d’une auſſi grande néceſſité que les autres beſoins, & la nature a employé les mêmes moyens pour faire naître celui-là. De-là vient que Celſe, ſon commentateur Lommius, Venette, Boerhaave, & tous les plus graves philoſophes & médecins, n’ont point fait difficulté de la recommander dans leurs écrits, & d’y donner de vraies & ſages leçons d’amour. J’avois ſuivi moi-même leur exemple dans une lettre, qui terminoit celles que j’ai données ſur la ſanté ; mais je ne fais quel ſcrupuleux cenſeur a jugé à propos d’en ſupprimer la ſeule copie que j’euſſe, & qui contenoit Venette rajeuni (moins bien qu’il ne va paroître), avec le précis de tout ce que nos meilleurs auteurs nous ont laiſſé ſur un ſujet plus important qu’on ne penſe.

Quoique le bonheur ne doive pas être placé en général dans la volupté des ſens, il y a cependant des ſens pour qui c’eſt un beſoin ſi urgent, qui ont tellement faim & ſoif du coït, que ſans cet acte vénérien, qu’il leur faut ſouvent répéter chaque jour, ils ſeroient malheureux, & fort à plaindre. Au contraire, donner une ample carriere à leur tempérament, ils ſont heureux, non-ſeulement dans la volupté & par la volupté même, mais dans le ſein de la débauche, de la folie & du déſordre. Quelle preuve en demandez-vous ? Leurs jours ſe coulent, preſque ſans qu’ils s’en apperçoivent, parce qu’ils ſentent & ne réfléchiſſent point : toujours gais & contens, ils ne reſpirent que la joie, ils la portent par-tout. C’eſt, pour ainſi-dîre, la monnoie courante de nos cœurs, c’eſt un ſubſtitat de l’eſprit, plus, agréable que l’eſprit même, & plus à portée de tout le monde : comment ne ſeroit-il pas de toutes les fêtes & de tous les banquets ? La joie eſt aſſiſe avec eux, elle rit aux convives, qu’elle réjouit ; ils la font circuler dans les cercles, & en quelque ſorte mouſſer, & boire à longs traits dans différens vins exquis. Cependant ils ſont perdus de dettes & d’honneur. Tant il eſt vrai que la vertu & la probité ſont choſes étrangeres à la nature de notre être ; ornemens & non fondemens de la félicité. Combien d’autres ſont auſſi vertueux qu’honnêtes, chaſtes, ſobres & malheureux ? Leur candeur, leur ſagesse, leur humanité eſt à toute épreuve ; mais ils n’en traînent pas moins après eux l’ennui de la ſolitude, la dureté de leur caractere & l’onéreux fardeau d’une raiſon qui ne ſe déride jamais : auſſi durs & ſéveres, que graves & ſilencieux, auſſi froids & triſtes, qu’hommes ſurs & vrais ; leur mélancolie, leur figure atrabilaire, font fuir les jeux & les ris déconcertés, effarouchés à leur aſpect. On les reſpecte & on les fuit, c’eſt le fort de la vertu ; tandis qu’on recherche avec empreſſement d’aimables vicieux qu’on mépriſe : c’eſt le ſort de l’urbanité & des graces. L’art de plaire eſt un grand acheminement au bonheur. Ici les uns ſont heureux en ne penſant pas plus qu’une P***, & en ne faiſant pas plus de cas de la réputation. Là, le malheur des autres vient de trop penſer, & à des objets noirs & lugubres, images triſtes que la nature tire, comme un rideau, devant l’imagination bouchée. Quelle reſſource ont ceux-ci ? Quelques palliatifs d’un moment ; le vin qui nuit enſuite ; les compagnies, les spectacles, la diſſipation, qui ne réuſſiſſent pas toujours. La ſociété des perſonnes extrêmement joyeuſes, afflige d’autant plus celles qui ne le ſont pas. Ceux-là, direz-vous, ne ſont capables que de goûter la volupté, & de ſe ménager les délices d’un doux prurit. Eh bien ! en ſont-ils moins heureux ? Ne ſuivent-ils pas cet inſtinct & ce goût, par lequel chaque animal tend à ſon bien-être ? N’ont-ils pas enfin la ſeule ſorte de félicité qui ſoit réellement à la portée de leurs organes ?

Il en eſt de même de tous les méchans. Ils peuvent être heureux, s’ils peuvent être méchans ſans remords. J’oſe dire plus ; celui qui n’aura point de remords, dans une telle familiarité avec le crime, que les vices ſoient pour lui des vertus, ſera plus heureux que tel autre, qui, après une belle action, ſe repentira de l’avoir faite, & par-là en perdra tout le prix. Tel eſt le merveilleux empire dune tranquillité que rien ne peut troubler.

Ô toi ! qu’on appelle communément malheureux, & qui l’eſt en effet vis-à-vis de la ſociété, devant toi-même, tu peux donc être tranquille. Tu n’as qu’à étouffer les remords par la réflexion (ſi elle en a la force), ou par des habitudes contraires, beaucoup plus puiſſantes. Si tu euſſes été élevé ſans les idées qui en font la baſe, tu n’aurois point eu ces ennemis à combattre. Ce n’eſt pas tout, il faut que tu mépriſes la vie autant que l’eſtime ou la haine publique. Alors en effet, je le ſoutiens, parricide, inceſtueux, voleur, ſcélérat, infame, & juſte objet de l’exécration des honnêtes gens y tu ſeras heureux cependant. Car quel malheur ou quel chagrin peuvent cauſer des actions qui, ſi noires & ſi horribles qu’on les ſuppoſe, ne laiſſeroient (ſuivant l’hypotheſe) aucune trace de crime dans l’ame du criminel. Mais ſi tu veux vivre, prends-y garde : la politique n’eſt pas ſi commode que ma philoſophie. la juſtice eſt ſa fille ; les bourreaux & les gibets ſont à ſes ordres : crains-les plus que ta conſcience & les dieux.

Les premiers hommes, qui en ont eu d’autres à gouverner, ont ſenti la foibleſſe de ce double frein. De-là eſt venue la néceſſité d’étrangler une partie des citoyens, pour conſerver le reſte, comme on ampute un membre gangrené, pour le ſalut du corps.

Goûtes auſſi, puiſque l’ingrate nature te le permet, prince cruel & lâche, ſavoures à longs traits la tyrannie. Eroſtrate voulut s’immortaliſer par le feu ; immortaliſe-toi par le ſang ; raffine dans l’invention des tourmens, comme un homme à bonnes fortunes dans celle des voluptés, & trouves-y, s’il ſe peut, le même plaiſir. Le ſeul bien qui ſoit en ton pouvoir eſt de faire du mal : faire le bien ſeroit ton ſupplice. Je ne t’arrache point au maudit penchant qui t’entraîne. Eh ! le puis-je ? il eſt la ſource de ton malheureux bonheur. Les ours, les lions, les tigres, aiment à déchirer les autres animaux : Féroce comme eux, il eſt trop juſte que tu cedes aux mêmes inclinations. Je te plains cependant, de te repaître ainſi des calamités publiques ; mais qui ne plaindroit encore plus un état où il ne ſe trouverait pas un homme, un homme aſſez vertueux pour le délivrer, aux dépens même de ſa vie, d’un monſtre tel que toi ?

Et toi-même, voluptueux (pour m’accommoder à ta foibleſſe, comme un chirurgien au vuide des vaiſſeaux), puiſque ſans plaiſirs vifs tu ne peux parvenir à la vie heureuſe, laiſſe-là ton ame & Séneque ; chanſons pour toi que toutes les vertus. ſtoïques, ne ſonges qu’à ton corps. Ce que tu as d’ame ne mérite pas en effet d’en être diſtingué. Les préjugés, les pédans, les fanatiques s’armeront contre toi ; mais quand tous les élëmens s’y joindroient… Que faiſoient à Tibulle, dans les bras de ſa Cloris, la pluie, la grêle & les vents déchaînés ? Ils ajoutoient à ſa félicité qui les bravoit. Prends donc le bon temps quand, & partout où il vient ; jouis du préſent ; oublies le paſſé qui n’eſt plus, & ne crains point l’avenir. Songes que le bled qui eſt ſemé hors du champ eſt toujours du bled ; qu un grain perdu n’eſt pas plus pour la nature qu’une goutte d’eau pour la mer ; que tout ce qui la délecte eſt plaiſir, & que rien n’eſt contr’elle que la douleur. Que la pollution & la jouissance, lubriques, rivales, ſe ſuccédant tour-à-tour, & te faiſant nuit & jour fondre de volupté, rendent ton ame, s’il ſe peut, auſſi gluante & laſcive que ton corps. Enfin puiſque tu n’as point d’autres reſſources, tires-en parti : Bois, manges, dors, ronfles, rêves ; & ſi tu penſes quelquefois, que ce ſoit entre deux vins, & toujours, ou au plaiſir du moment préſent, ou au deſir ménagé pour l’heure ſuivante. Ou ſi, non content d’exceller dans le grand art des voluptés, la crapule & la débauche n’ont rien de trop fort pour toi, l’ordure & l’infamie ſont ton partage ; vautres-toi, comme font les porcs, & tu ſeras heureux à leur maniere. Je ne te dis au reſte que ce que tu te conſeilles à toi-même & ce que tu fais. Je perdrois mon temps & ma peine à prendre un autre ton : parler de tempérance à un débauché, c’eſt parler d’humanité à un tyran.

Qu’on ne diſe point que j’invite au crime ; car je n’invite qu’au repos dans le crime. L’homme paroît en général un animal faux, ruſé, dangereux, perfide, &c. il ſemble ſuivre plutôt la fougue du ſang & de ſes paſſions, que les idées qu’il a reçues dès l’enfance & qui font la baſe de la loi naturelle & des remords. Voilà à quoi ſe réduit en ſubſtance tout ce que je dis. Mon but eſt de raiſonner & d’aller aux cauſes, en faiſant abſtraction des conſéquences, qui cependant n’en ſeront ni plus fâcheuſes, ni plus difficiles à réprimer. Si tant de méchans, malgré tous les préjugés, contraires à leurs actions, dans leſquels ils ont été élevés, ne ſont pas toujours malheureux, n’eſt-il pas évident qu’ils le ſeroient conſéquemment encore moins, dans la double ſuppoſition, ou qu’ils en pourroient ſecouer le joug, ou ſur-tout qu’ils ne l’euſſent jamais porté. Je dis donc ce qui me ſemble, & ne donne qu’une hypotheſe philoſophique. Je ne ſoutiens point, à dieu ne plaiſe ! la méchanceté, trop oppoſée à mon caractere ; j’y compâtis, parce que j’en trouve l’excuſe dans l’organiſation même, quelquefois difficile & même impoſſible à dompter. Les chevaux ne ſont pas les ſeuls animaux qui prennent le mors aux dents. Que chacun s’examine ; qu’il ſe rappelle ſes anciennes coleres, ſes vengeances, ſes querelles & tant d’autres mouvemens qui l’ont emporté, il ſe trouvera cheval comme un autre. Tout homme fougueux & violent en eſt un.

Mais (pour me parler à l’imitation de Séneque), tn ne pourſuis point les vices & les crimes avec un ſtyle de fer ? Je ne ſuis point tenu de remplir une tâche qui n’eſt point la mienne. Je la laiſſe aux ſatyriques & aux prédicateurs. Je ne moraliſe, ni ne prêche, ni ne déclame, j’explique. Je ſuis & me fais l’honneur d’être citoyen zélé ; mais ce n’eſt point en cette qualité que j’écris, c’eſt comme philoſophe. Comme tel, je vois que Cartouche était fait pour être Cartouche, comme Pyrrhus pour être Pyrrhus : je vois que l’un étoit fait pour voler & tuer à force cachée, & l’autre à force ouverte. Les conſeils ſont inutiles à qui eſt né avec la ſoif du carnage & du ſang. On pourra bien les écouter, & même les applaudir, mais non les ſuivre. Voilà ce que me dicte la philoſophie. L’amour du public me dicte autre choſe. Je déplore le ſort de l’humanité, d’être, pour ainſi dire, en d’auſſi mauvaiſes mains que les ſiennes. Je fuis fâché de croire tout ce que je dis ; mais je ne me repens point de dire ce que je crois. Au travers de ce qui me ſemble révolter au premier coup-d’œil, les gens qui ne font pas ſans odorat, pénétrant l’écorce, trouveront que ma philoſophie ne s’éleve point ſur les débris de la ſociété. Je ne puis trop inſiſter ſur cet article. Qu’on y prenne bien garde, & qu’on diſtingue en même temps l’homme de l’auteur. Je n’enhardis point les méchans, je les plains par humanité, & je les tranquilliſe par raiſon. Si je les ſoulage d’un peſant fardeau, je ne reconnois pas moins qu’ils en ſont eux-mêmes un bien plus onéreux pour la ſociété. Elle a ſes coutumes & ſes loix, & ſes armes, quand on les a bleſſées ; je ne ſuis point ici ſon vengeur, ni ſon appui. Thémis ne m’a point remis ſa balance, elle ne m’a point chargé de péſer les vices & les vertus, les peines & les récompenſes. Et comme Crébillon n’en eſt pas plus noir pour avoir fait la tragédie d’Atrée & de Thyeſte, je n’en fuis pas moins vertueux, pour avoir eſſayé de détruire les vices abſolus. Pour exempter des remords, il ne s’enſuit pas que je ſois capable de ce qui les donne. Pour ſavoir apprécier les hommes, il ne s’enfuit pas que je dédaigne de les ſervir & que je tende à ta ruine. Je déteſte au contraire tout ce qui nuit à la ſociété. Je voudrais que ces armes de la politique (les remords), fuſſent auſſi effrayantes & efficaces que la potence & l’échafaut Ou plutôt que ne puis-je empêcher les hommes de ſe nuire les uns aux autres ? Que ne puis-je les pétrir, en quelque ſorte, comme une pâte excellente, les tourner à la ſûreté, à l’avantage & à l’agrément de la patrie ! Qu’ils ſeroient nobles, doux, tendres, déſintéreſſés, généreux, compatiſſans, ſans envie, ſans autre ambition que d’être utiles, contens de tout, ſans excepter la fortune & les ſuccès de leurs propres ennemis mais il n’y en aurait point dans la ſociété que je ſuppoſe , elle ne formerait qu’une famille, dans laquelle chacun couleroit dans le ſein d’une tranquille & vertueuſe volupté, des jours purs & ſereins, ſemblables à ces ruiſſeaux, dont l’onde claire & filtrée au travers de pierres poreuſes, qui la rendent encore plus belle, ſe répand dans la prairie, ſuivant un cours ſi naturel & une pente ſi douce, qu’elle paroit véritablement ne pas l’arroſer ſans plaiſir. C’eſt l’image de la vie d’un bon citoyen.

J’ai cru cette eſpece d’apologie & de digreſſion néceſſaire, & je viens enfin à la concluſion.

Puiſque tout eſt ſacrifié dans la vie à ce contentement interieur, auquel Epicure a donné le nom de volupté, concluons qu’il eſt la ſource de cette béatitude qui fait le ſouverain bien.Toutes les opinions des philoſophes reviennent donc à celle-là, & la nôtre même, au fond, n’en eſt pas différente. Epicure dit que c’eſt toujours l’envie de ſatisfaire, qui fait commettre les actions bonnes ou mauvaiſes : & moi je dis que c’eſt le ſentiment du bien-être qui nous détermine. J’en infere que le bonheur eſt, comme la volupté, à la portée de tout le monde ; des bons comme des méchans ; que les plus vertueux ne font pas plus heureux : ou que, s’ils le ſont, ce n’eſt qu’autant qu’ils ſentent avec délices leur maniere d’exiſter & d’agir. J’en infere que, faute de cette modification des nerfs, les bons peuvent être malheureux, tandis que ces mauvais ſujets qui ſont à eux-mêmes leur patrie, leurs amis, leur maitreſſe, leur femme & leurs enfans ; éternels contempteurs de la vertu & des vrais biens ainſi nommés, vivent contens ſeuls & inutiles au monde, pondus inutile terræ, dans la jouiſſance des faux biens, qui ne ſont apparemment ſi faux que de nom. J’en conclus que chacun a ſa portion de felicité, les gueux comme les riches, les ignorans comme les ſavans, les animaux comme les hommes (car le temps d’en faire des machines dépourvues de ſentiment eſt paſſé), que chaque individu parvient conſéquemment à ſon degré de bonheur, comme à la ſanté, à la gaieté, à l’eſprit, à la force, au courage & à l’humanité poſſibles ; & qu’ainſi on eſt conſtruit pour être heureux ou malheureux, & preſque à un tel ou tel point, comme pour mourir, jeune ou vieux, de tel ou tel mal, entouré de médecins.

On voit encore par ce qui a été dit, le cas qu’on doit faire des riches, de la volupté des ſens, de la ſociété, de la vertu & des loix. Montagne, le premier François qui ait oſé penſer, dit que celui qui obéit aux loix, parce qu’il les croit juſtes, ne leur obéit pas juſtement, par ce qu’elles valent. Ce n’eſt que comme loix qu’elles ſont reſpectables, autrement on n’eût point ſuivi toutes celles dont l’hiſtoire fourmille, qui me ſemblent ſi ſouvent injuſtes & cruelles ; & on ſe fut cent fois révolté contre les décrets du ſénat romain. Les loix, la vérité & la juſtice, paroiſſent mériter la même conſidération ; les unes comme émanées des mains de la politique, les autres, comme filles du ſentiment. Mais puiſqu’il y a eu dans tous les temps, qu’il y a aujourd’hui, & y aura toujours des loix contraires à ce qu’on appelle vérité, ou à ce qui paroît juſtice, comment concilier enſemble des intérêts ſi oppoſés ? A qui donner la préférence ? La vérité, comme tout bon parti, (c’eſt encore l’idée de mon philoſophe, & de celui de la nature) doit ſe ſoutenir juſqu’au feu ; mais excluſivement. Les loix les plus injuſtes ont la force en main il n y a qu’un fou qui oſe les braver. La loi de nature, faite avant toutes les autres loix, nous dicte de leur livrer plutôt la vérité que nos corps. Il eſt naturel de traiter la vertu, comme la vérité. Ce ſont des êtres qui ne valent, qu’autant qu’ils ſervent à celui qui les poſſede. Vous éclairez les hommes, vous ſervez la ſociété à vos dépens ; c’eſt le fruit de l’éducation, le germe en eſt dans l’amour-propre, mais non dans la nature. Mais faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les ſciences & la ſociété en ſouffriront ? Soit ; mais ſi je ne la prive point de ces avantages, moi j’en ſouffrirai. Eſt ce pour autrui, ou pour moi, que la nature & la raiſon m’ordonnent d’être heureux ? Le poëte Auterau, dans Démocrite prétendu fou, répond en vrai philoſophe, on eſt heureux pour les autres.

Cela poſé, à combien peu de frais, & de combien de façons on peut être heureux ! Et qui n’admireroit la magnificence de la nature dans ſa grande ſimplicité ? Comme toutes les veines portent le ſang au cœur par une ſeule, le plaiſir & la douleur, modifiés à l’infini, arrivent à l’ame par un ſeul chemin, qui eſt le ſentiment. Pour le former, il a fallu que tous les nerfs ſe donnaſſent, pour ainſi-dire, un rendez-vous, dans un endroit particulier du cerveau, où ils ſont tous réunis. Et comme encore le cœur ſe contracte plus ſouvent, ou plus fortement, quand le ſang & les eſprits y ſont abondamment précipités par diverſes cauſes ; de même le ſentiment de notre bien ou mal-être s’aiguiſe & s’excite par celles qui agiſſent intérieurement ou extérieurement ſur nos organes ſenſitifs. De ſorte que celui dont les nerfs ſont le plus agréablement affectés par quelque cauſe que ce ſoit, eſt néceſſairement le plus heureux.

Tel eſt le tronc, duquel partent toutes les branches du bonheur, luxe charmant de l’arbre de la vie, à l’ombre duquel, ſi par fois nos chagrins nous éclairent trop vivement ſur notre condition, il faut être bien peu ſage, pour ne pouvoir pas les ſupporter avec patience.

Voilà le but que nous nous étions propoſé d’atteindre : le champ eſt vaſte, la carriere brillante : ſi nous avons ſu la remplir avec autant de diſtinction, que nous nous ſommes écartés de la route ordinaire des philoſophes & des beaux eſprits.

Il ne me reſte plus qu’à parler de mon auteur, plus particuliérement que je n’ai pu faire juſqu’ici. [3] Son traité de la vie heureuſe, tel que je le donne, eſt très-fameux. La dignité du ſujet, la réputation de l’écrivain, ce que tant d’auteurs en ont écrit, & ſur-tout Deſcartes à ſon illuſtre princeſſe Palatine, tout m’a intéreſſé à Séneque Se à ſon ouvrage. Non-ſeulement j’ai cru qu’il méritoit d’être mieux examiné Se autrement réſuté qu’il ne l’a encore été ; mais quoiqu’en diſe Deſcartes, je l’ai jugé digne d’être traduit, ſans avoir égard aux traductions qui ont précédé la mienne. Tous les défauts, & l’imperfection avec laquelle il eſt probable qu’il nous eſt parvenu, ne m’ont pas empêché d’y trouver de grandes beautés.

Séneque, il est vrai, n’a pas traité ſon ſujet avec aſſez de préciſion & d’exactitude. Pour être capable de former un ſyſtême dont les parties bien liées & enchaînées entr’elles ſe répondent toutes parfaitement, il faut un eſprit d’ordre, un art d’écrire, plus commun aujourd’hui qu’autrefois, une marche d’eſprit ſuivie, un génie vaſte, pénétrant & vraiment philoſophique. Celui de Séneque me paroît conſiſter dans une imagination riche qui le maîtriſoit. Eſprit précieux, le néologiſme ne remonte pas plus haut que lui ; raiſonneur étudié, le plus ſouvent peintre de colifichets, je compare les lumieres dont il brille, tant elles ſentent l’artifice, à ces étoiles que les fuſées laiſſent dans l’air après elles. Génie obſcur lorſqu’il veut être concis, entrecoupé de plus de ténebres que de lueurs philoſophiques, peu conſiſtant ou peu ſolide, de-là peu conſéquent, éloquent à ſa maniere, en paroiſſant mépriſer l’éloquence, vigoureux par vertu, vertueux par ſecte, fort de choſes par ſecouſſes, fort d’eſprit par affection, pointilleux par minauderie : enfin s’appliquant plus à orner ſon langage qu’à ſe faire entendre ou à s’entendre lui-même, je conviens qu’il a mieux aimé ſe répéter en termes artiſtement variés, content de briller par des phraſes & des antitheſes qui marquent le jeu & l’enfance de l’eſprit, piege inévitable pour qui cherchant toujours l’agrément de la diction & la vanité des paroles, préfere le fard de l’éloquence à ces beautés naturelles qui ſont bien mieux ſans ornement : panneau couvert de clinquant, où donneront toujours ces beaux eſprits peu philoſophes, que la variété des images éblouit juſqu’à leur faire prendre pour de nouvelles choſes un brillant tiſſu d’autres mots joliment arrangés. Mais, au reſte, je trouve que Séneque a plus de force que Cicéron. Si celui-ci étoit plus philoſophe dans la théorie, Séneque l’étoit plus dans la pratique ; moins incertain, quoique moins conſéquent ; marchant à la mort d’un pas ferme & intrépide, il a fait une fin, non aussi gaie que celle de Pétrone, mais glorieuſe, & telle, en un mot, que Cicéron l’eût enviée, & jamais ſuivie. Quant au courage & à la vertu, quoique trop fanatique, il avoit une ame d’une toute autre trempe. L’éloquence, le ſavoir & la vanité faiſoient toute l’excellence du conſul Romain. Montagne eſtime peu l’homme dans l’orateur qu’il admire.

Critiquons, blâmons même Séneque, admirons le quelquefois, & eſtimons-le toujours. Une ame médiocre n’outre rien ; elle ne s’éleve point, elle nage, pour ainſi dire, entre deux eaux. Louons les plus vains efforts ; pardonnons, comme ſur nos théâtres, une exagération qui invite à la vertu. Séneque a cherché à être vertueux, comme Paſcal à croire. Du fond des vices, il eſt difficile de monter au ſommet des vertus. L’un a le courage de l’aigle, l’autre en a le vol, peu en ont la vue ; l’homme eſt porté par son génie, comme l’oiſeau par ſes aîles. Mais n’eſt-ce pas aſſez, comme notre auteur l’inſinue lui-même, qu’il s’évertue, s’excite, & rampe moins ? Heureux cent fois qui aux facultés naturelles d’être heureux, joint celle de rendre ſon bonheur communicatif, comme eſt la vertu & le courage de Séneque.

Voilà mes idées ſur le bonheur, & ce que je penſe de l’auteur illuſtre qui m’a fait naître l’envie de les mettre par écrit. Bien des gens ſeront peut-être choqués de ma façon de penſer, principalement ſur la vertu & les remords, d’autant plus qu’elle eſt quelquefois auſſi nouvelle que hardie : car je n’ai conſulté ni Hobbes, ni Mylord S…, & j’ai tout puiſé dans la nature. Mais qu’ils ſachent, ces eſclaves de l’exemple & de la ſuperſtition, ces petits génies qu’on ne voit point où la vérité paroît, qu’on peut ici (quelle plus belle invitation à ſes amateurs !) braver les préjugés & tous les ennemis de la philoſophie, comme on ſe rit du courroux des flots dans un port tranquille ! Je n’entends plus en effet gronder les miens que de loin, & comme la tempête qui bat le vaiſſeau dont je me ſuis échappé. Ici, encore une fois, quel plaiſir pour un philoſophe ! chacun peut à ſon gré cultiver la philoſophie, les ſciences & les beaux arts ; la carriere eſt ouverte par le prince qui s’y eſt diſtingué preſque dès l’enfance ? Dux & exemplum & nececſſitas, comme dit Pline le jeune en un autre ſujet. Tous ces ſacrés perturbateurs d’un repos plus reſpectable qu’eux, ne ſe troublent point dans ces heureux climats. On peut élever la voix, ſe ſervir de ſa raiſon, & jouir enfin du plus bel apanage de l’humanité, la faculté de penſer. Les théologiens juges des philoſophes ! Quelle pitié ! C’eſt vouloir ramener la ſuperſtition & la barbarie. Au contraire, brider ces bêtes arrogances, leur laiſſer peu de pouvoir (ils en uſurpent aſſez), c’eſt le moyen de favoriſer le progrès des lettres, & de faire fleurir les états. L’ignorance commence par les avilir, & finit par les détruire.

Ô ! que ma reconnoiſſance & mon zele s’exerceroient avec plaiſir à célébrer les vertus du Salomon du Nord, s’il m’étoit auſſi facile de le ſuivre que de l’admirer ! Mais ce ſeroit trop préſumer de mon peu de forces, car que peut-on ajouter à la gloire d’un prince, qui, tandis que preſque tous les autres rois font conſiſter leur bonheur à s’endormir mollement dans les bras de la volupté, n’en connoît d’autre, que celui qui réſulte de l’humanité la plus éclairée, & du parfait héroïſme ; d’un prince qui met dans ſes études la même diſcipline que dans ſes troupes, dont l’eſprit eſt plus vif que leur feu, plus brillant, plus conquérant, plus victorieux que leurs armes ; d’un prince enfin rempli de ſageſſe & de lumieres, qui jeune encore, n’a eu beſoin que de lui-même pour aller de plein vol à l’immortalité. Qu’il me ſuffiſe donc de ſentir, (quoi de plus flatteur pour le maître & pour les ſavans de ſon royaume !) que c’eſt à ſon puiſſant génie que nous devons tous, ce que tant d’autres doivent ailleurs à la faveur, à l’intrigue, à la baſſesse, & à tout ce vil manege de dévots, de femmes & de courtiſans qui n’a point lieu devant un roi philoſophe.


Tous les arts à la fois compoſent ſa ſcience
Rival de Cicéron, il brille en éloquence :
De la nature il a ſondé les profondeurs,
Des charlatans dévots confondu les erreurs.
Voyez ce ſavant roi ſans ſoin & ſans affaire ;
Il paſſe un ignorant dans l’art heureux de plaire.
Il ſait tout, il fait tout, il s’élance à grands pas,
Du Parnaſſe à l’Olympe, & des jeux aux combats.


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  1. Celui-là eſt heureux, qui par raiſon ne craint, ni ne déſire.
  2. Séneque compare une définition plus ou moins étendue, à une armée qui occupe plus ou moins de terrein.
  3. Ceci ſe rapporte à la traduction du Traité de la vie bienheureuſe de Seneque, que l’auteur a publié, & qui étoit précédé de ce diſcours.