Librairie Hachette (p. 87-96).


Le vieux docteur marcha sur Lison.


VIII

Chef de famille.


Vers quatre heures du matin, la malade ne se calmant pas, Jacques se décida, sans en parler à Lison, à courir chez le père Buisson et à lui confier ses angoisses.

Jacques.

Attelez la carriole, mon bon père Buisson, allez vite, je vous en prie, et ramenez le docteur Esculape. Dites-lui que Gina est bien, bien malade.

Touché de la désolation du petit garçon, sentant bien qu’il se passait, au château, quelque chose de grave en l’absence du maître, le garde, mit en hâte le cheval à la voiture.

Une heure plus tard, il ramenait le docteur. C’était un grand vieillard avec de longs cheveux blancs, qui, malgré une mine un peu sévère et un ton plutôt bourru, était homme de cœur, en même temps que plein de science. Sa bonté se lisait en effet dans ses yeux, à travers des lunettes dont les branches d’or venaient se recourber derrière ses oreilles.

Il trouva Jacques, au bas de l’escalier, qui l’attendait anxieux et qui lui dit aussitôt : « Je vous remercie bien, monsieur, d’être venu aussi vite ».

Le docteur Esculape.

Tiens, c’est vous, Jacques ? Comment êtes-vous levé d’aussi grand matin ?


En deux mots, Jacques le mit au courant de la situation, lui dit que son papa était absent, et, avec une grande franchise, lui raconta leur pêche malencontreuse, les pieds dans la rivière, suivie de la maladie subite de Gina.

Le docteur se contenta de hocher la tête en silence, d’un air pensif, et entra dans la chambre de Gina.

La pauvre petite était assise dans son lit, les joues en feu, l’air égaré et elle paraissait s’entretenir avec quelqu’un d’invisible.

Les mots, la plupart du temps, étaient inintelligibles, mais cependant on distinguait parfois : « poissons… papillons… verre cassé », et puis revenait souvent : « papa ne grondez pas Jacques, surtout ne le grondez pas. »

« C’est le délire », dit le docteur à mi-voix.

Jacques était terrifié.

Lison s’était levée toute droite, en voyant entrer le docteur et, saisie, tremblante, restait clouée au pied du lit sans oser faire un mouvement.

Le docteur prit le poignet de l’enfant, tira sa montre pour compter les pulsations, puis, comme tout à l’heure, il hocha la tête sans rien dire, le front barré d’un pli soucieux, et, se tournant vers Lison, il lui dit sévèrement :

« Vous avez bien tardé à me faire appeler. Qu’avez-vous fait jusqu’ici pour la malade ? »

Lison, effarée et très bas.

Je lui ai mis un cataplasme de…

Le Docteur, sursautant.

Un cataplasme ! Et de quoi ?


Lison ne répondit pas.

Le docteur, étonné, écarta les couvertures. Tout à coup, il poussa mie exclamation de surprise.

Le Docteur

Mais, sapristi, qu’est-ce que c’est que ça ?

Lison, plus morte que vive.

C’est l’emplâtre du vieux Benoît.

Le Docteur, surpris.

Du vieux quoi ?

Lisons

C’est… c’est… la Matelote qui…

Le Docteur, dont les yeux lançaient des éclairs.

La Matelote, dites-vous ? encore la Matelote !… Morbleu, si je la tenais, la vieille drôlesse, elle passerait, je le jure, un mauvais quart d’heure. Ah ! m’en a-t-elle fait mourir des malades avec ses pratiques ! et combien aussi, par sa faute, sont, à présent, infirmes pour le reste de leur vie !…

Et, furieux, serrant les poings, le vieux médecin marcha sur Lison qui, reculant jusqu’au mur et se faisant toute petite, semblait vouloir y disparaître : « Elle mériterait d’être brûlée vive, votre Matelote, comme au temps où on brûlait les sorcières de son espèce, vous m’entendez ? brûlée vive, sur un bûcher, avec son chat et avec les malheureuses folles comme vous qui, en allant la consulter, se rendent complices de ses criminelles menées. »

Et, tout à fait hors de lui : « Mais, par tous les diables, elle aura de mes nouvelles, je la ferai poursuivre par les tribunaux, je la ferai mettre en prison, guillotiner, si c’est possible, et vous avec. »

Lison n’y put tenir davantage ; saisie d’épouvante à ces mots, elle se couvrit la figure de son tablier et s’enfuit.

Le docteur, alors, se tourna du côté de Jacques qui, tout pâle, bouleversé, avait pris la main de Gina et la regardait d un air navré.

Le Docteur.

Maintenant, mon petit Jacques, à nous deux.

Jacques fondit en larmes.

Le Docteur, paternel.

Allons, allons, mon enfant, ce n’est pas le moment de perdre la tête et de s’abandonner… Du courage, saperlotte. Votre papa n’est pas là, votre grand’mère non plus ; je ne puis compter sur Lison ; c’est donc vous, pour le moment, qui êtes chef de famille ; c’est donc vous, par conséquent, qui allez m’aider. Aussi, écoutez-moi bien : Votre petite sœur est malade, très malade, je ne vous le cache pas…


Jacques mordit fortement ses lèvres, pour retenir les sanglots qui l’étouffaient et parvint enfin, par un visible effort de sa volonté, à dominer son émotion, ainsi qu’à reprendre son sang-froid.

Le Docteur.

Elle a été soignée, jusqu’à présent, tout à fait au rebours du sens commun : là où il fallait du froid on a mis du chaud : cet emplâtre brûlant !… La première chose à faire, c’est donc de nous procurer de la glace ; malheureusement je ne sais où en trouver, pour l’instant.

Jacques, qui s’est enfin maîtrisé.

Mais j’y pense, monsieur le docteur, grand’mère disait dernièrement à Suzanne qui faisait un plat sucré : « Ah ! ce serait bien plus commode si nous avions une glacière, comme nos voisins du château des Bouquets. »

Le Docteur.

Bon, bon, donc ils ont de la glace.

Jacques.

Je pourrais enfourcher ma bicyclette et aller vous en chercher immédiatement.

Le Docteur.

Parfait, mais, avant cela, il faudra que vous rédigiez une dépêche, à l’adresse de votre papa, pour l’appeler sans retard. Moi, de mon côté, je vais télégraphier à un des plus habiles chirurgiens des hôpitaux de Paris, afin qu’il se tienne prêt à venir, car je crains bien, hélas ! que nous ayons besoin de son intervention. Je le prierai, en même temps, de nous expédier tout de suite, ici, une garde-malade expérimentée. En attendant votre retour, je resterai auprès de la malade, car on ne peut la laisser seule dans l’état où elle est, même pour un instant.

Jacques allait sortir pour exécuter les ordres du médecin, lorsque la porte s’ouvrit sans bruit, et une énorme boule de laine multicolore roula dans la chambre, Jacques poussa une exclamation de contentement, et le docteur étonné vit sortir d’une multitude de petits châles, une grosse personne de taille exiguë, à la figure rougeaude, toute couverte de taches de rousseur, aux bandeaux de cheveux gris, aux veux bleus tendres et compatissants qu’il reconnut aussitôt : « Ah ! mademoiselle Herminie, c’est le Ciel qui vous envoie ».

Mlle Herminie.

Je viens d’apprendre, par le père Buisson, la maladie de Gina et je suis accourue, pensant que je pourrais peut-être vous être utile.

Le Docteur, levant les bras au ciel.

Si vous pouvez nous être utile ! C’est-à-dire que vous allez être notre Providence vivante auprès de cette pauvre petite enfant que je ne sais à qui confier, pour l’instant.

Mlle Herminie.

Mais je suis entièrement à votre disposition.

Jacques remercia l’excellente fille et sortit vivement, tandis que le docteur mettait celle-ci au courant des événements et lui donnait ses instructions pour les soins à donner.

Le Docteur.

Maintenant que vous êtes là, je vais passer chez le pharmacien avec mes ordonnances ; pendant qu’il les exécutera, je ferai quelques visites, puis je reviendrai appliquer moi-même la glace à ma petite malade. Son frère ne tardera sûrement pas à la rapporter.