s. é. (p. 45-55).

CHAPITRE V

Souvenir d’un jour de chasse



J’AVAIS 15 ans et j’étais en vacances. Je reçois un jour la visite de trois de mes compagnons de collège. Quelle joie !

Nous organisons aussitôt une partie de chasse pour le lendemain. Alphonse avait apporté son fusil, nous en avions deux à la maison, dont l’un était un pesant mousquet que mon grand-père portait à la bataille de Châteauguay. Nous partons de grand matin, munis de nos armes meurtrières, plus une petite chaudière à provisions pour prendre une collation et nous permettre d’attendre le dîner du produit de notre chasse que ma sœur s’engageait à nous préparer, le soir ; puis nous avions chacun un couteau de poche, complément nécessaire de l’équipement. Jamais Napoléon ne partit plus sûr du succès de la bataille que nous de celui de notre chasse. Je conduisais la marche en longeant un ruisseau, célèbre dans les annales de la famille, pour ses nids de butors. Deux chasseurs se tenaient à droite, deux à gauche. Comment voulez-vous que le gibier nous échappe ?

Tout à coup, un butor, surpris de notre visite, se lève des eaux avec grand bruit : les trois fusils résonnent l’un après l’autre… et le butor continue son vol accéléré vers des régions lointaines. Il paraissait être encore en pleine santé lorsqu’il disparut à nos regards attristés. Alors chacun de nous apporta une excuse ; l’un avait tiré trop vite, l’autre trop tard ; le troisième, Alphonse, un franc-tireur, avait oublié de mettre du plomb dans son fusil… Pacôme, le plus sage de nous quatre, n’avait pas tiré pour la bonne raison qu’il n’avait pas d’arme, mais il tenait en main son couteau de poche pour donner le coup de grâce à l’animal. Il nous prouva par Aristote que la vraie cause d’avoir manqué l’oiseau n’était pas celles que nous invoquions mais celle d’avoir tiré à côté. Nous nous inclinâmes tous devant la décision de ce sage de la Grèce.

Continuant notre chemin, nous passâmes à travers le champ d’un cultivateur qui nous cria de loin de sa charge de foin : « Ah ! ça ! soyez de bon compte, mes jeunes, laissez au moins un père et une mère pour l’an prochain. » Nous le lui promîmes et Pacôme l’assura de la vie du père, de la mère et de toute la famille.

Nous quittâmes le ruisseau, témoin de notre humiliation, pour suivre un chemin qui conduisait aux grandes sucreries. Là au moins nous aurions des perdrix, des tourtes, des hiboux, des chouettes, des écureuils, et qui sait ? peut-être un ours qui avait été vu quelques jours auparavant, dans un champ ? « Cette fois-ci, je ne manquerai pas mon coup », dit Alphonse.

Arrivés au grand bois, nous étions tous en sueurs par cette chaude journée de juillet ; nous avions une soif brûlante, mais nous ne pouvions trouver d’eau. « Je sais », dis-je à mes compagnons, « que les sucriers se plaignent qu’il n’y a pas d’eau sur le "plateau aux Érables", mais à quelques milles d’ici il y a une prairie naturelle où il y a ordinairement de l’eau. Allons-y prendre notre collation. »

Torturés par la soif et la faim, nous continuâmes notre marche, le fusil à la main, regardant de tous côtés. Nous aperçûmes un pic de bois et un écureuil sur le même arbre.

— Tire, Alphonse.

Le pic de bois tombe mort. La forêt résonne de nos cris de victoire : « Grand saint Hubert, protège notre chasse. »

Pendant ce temps l’écureuil était allé chercher refuge à la cime de l’arbre et se blottir dans une touffe de feuilles. Trois coups furent tirés ; Alphonse remporta une seconde victoire et Pacôme lui orna la tête d’une couronne de feuilles d’érable, réservée au vainqueur.

Le chemin passait près d’une cabane à sucre où nous cherchâmes en vain un filet d’eau. Nous marchions assez lestement encore vers la prairie tant désirée, quand, tout à coup, nous entendîmes un hurlement terrible, comme venant d’un animal enragé.

Cela nous glaça d’effroi.

— L’ours, l’ours ! Vite, sauvons-nous à ta cabane ; il n’y a pas une minute à perdre. Bon Ange Gardien, sauvez-nous. » Nous prenons nos jambes à notre cou en rebroussant chemin vers la cabane. Pacôme nous devançait ; les porteurs de fusils n’avançaient pas vite ; moi surtout, chargé de mon lourd mousquet appesanti de la gloire de Châteauguay, je me laissais distancer. Je regardai en arrière. Ne voyant pas l’ours venir, l’idée me vint de jeter mon fusil par terre, le canon en avant. Il s’accroche à une racine, le coup part sans crier gare. Je vois Pacôme tomber, portant en main son chapeau.

« Bonne sainte Anne, j’ai tué Pacôme ». m’écriai-je. Mais non, je le vois se relever ; il avait buté contre un caillou. Il ramasse son chapeau… hélas ! tout troué de plombs. Sans faire aucune remarque, il continue sa course, et nous arrivons à la cabane plus morts que vifs. Pas un mot n’est échangé entre nous. Nous entendons le bruit d’une charrette qui arrivait à la cabane. Un grand soupir de soulagement s’échappe de nos poitrines.

C’était un de nos voisins qui avait la manie d’être gouailleur à l’excès. Il s’en allait à sa prairie, l’objet de nos ardents désirs.

— Écoute donc, Zacharie, as-tu vu ce que faisait mon gros « Terreneuve » que j’ai attaché à la barrière pour empêcher les animaux de passer ? Nous nous regardâmes, humiliés : nous avions eu peur d’un chien.

— Il jappe, dit Alphonse, comme un ours furieux.

— Je ne connais pas le cri de l’ours, répondit notre voisin. Moi, voyez-vous, je ne suis pas un chasseur.

— Eh ! bien, monsieur, un ours jappe comme un chien, surtout un chien de Terreneuve, dit Pacôme. Alphonse, qui est un franc-tireur, nous dit qu’il en a déjà tué deux d’un seul coup de fusil.

— La chose arrive quelquefois, reprit le voisin. Il y en a souvent un des deux qui meurt de peur après avoir contemplé le chasseur.

Pacôme s’empressa de changer le sujet de la conversation en demandant où nous pourrions trouver de l’eau. Nous mourrions de soif.

— L’eau, messieurs, est une chose nécessaire, dit-il en me faisant un clin d’œil, surtout dans le mois de juillet.

— Mais, monsieur, à la prairie où vous allez, n’y a-t-il pas de l’eau ?

— De l’eau, messieurs, il fallait venir le printemps passé. Elle était à la hauteur des clôtures. Là, vous auriez bu à votre saoul. Mais maintenant le bassin de bonne eau est à sec, et c’est maintenant, je suppose, que vous voulez boire, si je ne me trompe pas ?

Alphonse et Camille, étendus sur le feuillage, riaient à chaudes larmes, pendant que Pacôme, impatienté, saisit les deux victimes de notre chasse, puis la chaudière, et décampa en marmottant : « Et c’est maintenant que vous voulez boire ?… La voilà ! la belle demande ! »

Le voisin me dit que nous ne trouverions pas d’eau potable avant d’arriver chez nous. Nous suppliâmes Pacôme de s’arrêter. Nous voulions manger. Une collation sans eau est un triste repas. La conversation roula sur l’accident du coup de fusil. Dire que j’avais failli tuer mon fidèle Pacôme dont le feutre, cent fois examiné, me convainquit que à une demi-seconde près, j’étais un meurtrier. Tous nous nous engageâmes à taire la chose et à ne pas parler de notre peur du chien-ours. Dans notre retour vers la maison, nous avons suivi un autre chemin à travers le bois. Nous n’avons pas même vu un écureuil.

La monotonie de la marche était de temps à autre interrompue par des questions d’Alphonse à Pacôme.

— Est-ce maintenant, Pacôme, que tu veux boire, ou aimes-tu mieux attendre au printemps ?

— Pour étancher ma soif, je boirai le sang du premier ours que le franc-tireur Alphonse aura tué.

Puis à dix minutes d’intervalle.

— Tu n’es pas pour emporter à la maison le pic de bois ni l’écureuil. Nous allons être la risée de toute la paroisse.

Et Pacôme de répondre avec solennité :

— Je vais empailler ces deux fameux gibiers que je veux léguer à la postérité pour rappeler aux âges futurs les exploits de la recherche au Pic-du-Bois qui éclipsent ceux de la Toison d’Or.

Enfin nous arrivâmes à la maison plus morts que vifs, nageant dans notre sueur. On ne veut pas nous laisser boire de l’eau à la glace, mais seulement du lait, breuvage des enfants. Pacôme exhibe les trophées des chasseurs ; ma sœur, poêle en main, demande les perdrix promises. Heureusement que mon père était allé à la chasse lui aussi et avait rapporté un joli petit cochon de lait qui est le mets favori des jeunes chasseurs inexpérimentés. La veillée fut courte ; la prière menaçait de l’être, mais ma mère réclama le droit de Dieu.

Pendant la nuit, j’eus un cauchemar terrible. J’avais tué Pacôme, la police était venue m’arracher des bras de ma mère, je fus condamné à être pendu et je m’éveillai comme le bourreau m’attachait la corde au cou.

Le lendemain, pas matin, mais tard, Alphonse usurpa l’office de réglementaire en réveillant tout le dortoir par ce cri : « Pacôme, si c’est maintenant que tu veux boire, on a trouvé de l’eau. »

Une demi-heure plus tard nous étions autour d’une table recouverte d’une belle nappe de toile du pays. Quel déjeuner et dîner combinés, à dix heures du matin. Nous voyions sur la table ce que les visiteurs voient sur toute table canadienne : du bon pain, de la bonne soupe, de la bonne viande, des œufs frais, des patates, du lait, du beurre, de la crème, du sirop, du sucre, des tartes… c’est-à-dire ce que peu de personnes en dehors des cultivateurs peuvent se procurer.

Tous les sages de tous les temps, anciens, modernes et présents, ont toujours envié le sort des cultivateurs. Oh ! trop heureux agriculteurs », s’écriait, il y a deux mille ans, le plus célèbre écrivain de son temps, « s’ils connaissaient leur bonheur ! »

N’oublions jamais après nos repas de remercier Dieu par la belle prière de nos mères : « Je vous remercie, ô mon Dieu, de m’avoir nourri sans l’avoir mérité. »

Après le dîner nous allâmes au village pour acheter un chapeau à Pacôme.

— Tiens, bonjour Zacharie ; il paraît qu’hier, vous êtes tous venus bien près d’être dévorés par un ours ? La chasse aux ours est si dangereuse ! et avec cela elle occasionne une soif brûlante… » Silence !

L’emplette terminée, nous remontons en voiture, la tête basse, sans souffler mot.

Voyons maintenant quelles leçons nous pouvons tirer de cet entretien au point de vue de la vie et de la santé de vos enfants. D’abord quant au dévouement de nos mères canadiennes pour donner la vie à leurs enfants et la leur conserver, elles n’ont pas de supérieures et peu d’égales dans le monde entier. Le tableau des naissances parmi les nôtres démontre une grande supériorité dans l’amour de la Patrie Céleste et terrestre sur les autres nationalités. Mais à côté du spectacle réjouissant des berceaux, il y a le tableau attristant des petits cercueils. Les calculs nous disent que les Canadiens-français fournissent plus que leur part d’enfants au cimetière. Le nombre des petites victimes tend à diminuer. Nous devons savoir gré à nos médecins d’avoir attiré l’attention populaire et celle du gouvernement sur ce point d’importance capitale.

Il faut repousser comme une mauvaise pensée l’idée que les médecins s’agitent ainsi pour faire de l’argent. Il ne faut pas leur lancer une telle insulte à la figure. La science médicale travaille pour une des plus nobles fins qu’il y ait sous la calotte des cieux. Mais pour qu’elle réussisse, il lui faut votre coopération, mes chers compatriotes, sans quoi les lois gouvernementales auront bien peu d’effet. Citons un exemple.

La science, appuyée sur l’expérience des siècles, nous dit de ne pas surcharger l’estomac des enfants de nourriture pesante, que le pouvoir de digestion de leur estomac est en proportion de celui de leurs autres organes, que l’Auteur Divin de la nature n’a pas donné de dents aux enfants à leur naissance pour les forcer à sucer avant de mâcher.

Et cependant, on a vu de bien bonnes mères qui auraient fait dix fois le sacrifice de leur vie pour sauver celle de leur enfant, lui donner dès le bas âge des crêpes au lard qu’elles prenaient la peine de couper en petits morceaux. C’était la nourriture habituelle. Cette bonne mère était contente de dire à ses voisines que son enfant mangeait plus que son père, qu’il allait faire un homme. Non, il ne fit pas un homme, il fut un jeune cadavre, à la douleur inconsolable de sa mère. Un des voisins disait, dans son langage original, si juste et si exact, au médecin appelé trop tard, que, selon lui, cet enfant avait été nourri trop richement, qu’on lui avait défoncé l’estomac. Et le médecin de dire : « C’est vrai, monsieur, vous avez l’expression juste. Le mot "défoncé" est le mot propre. »

Une autre mère, ahurie par le bruit que fait un enfant qui joue autour du poêle, lui dit de prendre son traîneau et d’aller s’amuser dehors. L’enfant baigne dans ses sueurs : il glisse, fait des boules de neige, s’arrête souvent ; une petite brise froide le glace. Le soir, une fièvre se déclare, il commence à tousser, une inflammation est venue se loger dans les poumons, pourtant bien sains, de cet enfant.

Il est bon de respirer l’air pur du dehors, mais au moment propice seulement. Un vieux docteur de 40 ans de pratique me disait ceci : « Je crois que ma longue expérience me porte à dire que sur cent enfants au-dessous de 12 ans, il y en a 8 pour cent qui meurent chaque année d’accidents qui auraient pu être évités et de maladies qui auraient pu être guéries. » Plusieurs médecins donnent un pourcentage plus élevé, mais je veux rester dans les bornes tracées par mon expérience personnelle. Ce calcul vaut une perte de 16,000 par année et de 400,000 en 25 ans, au grand détriment de la race française.