s. é. (p. 37-44).

CHAPITRE IV

Souvenir d’un jour d’école



UN jour une de mes sœurs fut engagée par les commissaires pour faire l’école ; je n’avais que quelques arpents à marcher pour m’y rendre. Le jour de l’ouverture de l’école arriva. En partant, ma sœur me dit : « Tu ne t’en viens pas avec moi ? » Je ne répondis pas. Neuf heures sonnent à la grosse horloge de bois. Maman me dit vivement : « Que fais-tu là ? L’heure de l’école est sonnée. Vite, dépêche-toi. » Je répondis d’un ton de petit-maître : « Je ne vais pas à l’école de ma sœur ; j’en sais aussi long qu’elle et autant que n’importe lequel de nos voisins qui ne sont pas des fous. »

Maman ne dit rien. Elle jette sur sa tête son chapeau de paille aux larges bords et gagne la grange où papa travaillait. Je pris mon sac où se trouvaient mes livres et je partis pour l’école en faisant les pas bien courts. Papa me cria d’arrêter et me dit d’un ton sec : « Nous avons une horloge à la maison qui indique l’heure ; chaque matin tu partiras à 9 heures moins 10 pour l’école, ou bien j’irai te mener avec une hart, entends-tu ? »

Je me rendis à l’école en bougonnant. Après l’invocation à l’Esprit-Saint, ma sœur dit quelques mots d’introduction à ses élèves : « Mes chers élèves, c’est avec plaisir que j’ai accepté de faire l’école ici, à des enfants que je connais et qui me connaissent. J’espère que vous serez bien sages. » Je l’interrompis en disant : « Oui, mouman, nous serons bien sages. » Deux de mes petits compagnons s’éclatèrent de rire. « Zacharie Lacasse », me dit-elle, « tu me respecteras comme les autres. » « Mais je vous respecte aussi ; je vous appelle mouman… « Prends tes livres et passe la porte, grossier que tu es. » « Oui, mouman, c’est ce que je veux. »

Sortir d’une maison est chose facile, mais comment rentrer dans une autre sans certificat ? Telle est la première idée qui vint me piquer l’esprit, au seuil même de la porte de sortie. Comment rentrer chez nous coupable ? Mon père était là. Je pris le parti d’aller passer la journée dans un champ de bluets, à deux milles de chez nous. Je pris mon dîner aux bluets. Mais le soir vint. Le soleil ne daigna pas s’arrêter pour satisfaire mes caprices. J’arrive à la maison tout tremblant, la famille était à souper.

— Mon fils, tu n’as pas soupé. Viens prendre ta place accoutumée, près de moi, dit le père d’une voix douce.

— Je n’ai pas faim, dis-je.

— Viens, viens, il faut manger pour vivre, mon enfant.

Je me rendis à la demande. J’aperçus dans un coin une belle hart de merisier vert. Qu’elle me parut laide ! d’une laideur communicative !

Mon père dit à ma sœur, (la maman de l’école) : « Va donc lui chercher des confitures, une bonne tasse de sirop d’érable. »

L’idée me vint qu’on commençait par du sirop d’érable, mais qu’on finirait par du jus de merisier. Après la prière et le chapelet, mon père m’appelle. Pour toute réponse, je baissai la tête et me mis un doigt sur les lèvres. « Apporte ta chaise et viens t’asseoir près de moi, devant ce bon feu de cheminée. La nuit est fraîche ; il faut se défier du serein du soir. »

J’apporte ma chaise en marchant bien lentement pour mon âge. « Va me chercher la hart qui est dans le coin. » — « La… la hart ? » — « Oui, la hart. Es-tu devenu sourd tout d’un coup ? » Mon père prit la hart, la déposa par terre, me fit asseoir.

— Mon fils, me dit-il d’un ton bien calme, tu vas me dire bien franchement ce que tu veux faire dans le monde.

— Je veux faire un habitant comme vous, papa.

— Très bien, mon fils. Oh ! que je suis content ! Mais sais-tu que pour faire un habitant, il faut travailler bien fort ?

— Je puis travailler comme deux hommes, moi ; vous allez être surpris.

— C’est bien, mon enfant. Va te coucher pour bien travailler, demain. Bonne nuit, mon enfant.

Je me levai lestement et jetai un regard victorieux sur la hart de merisier. En passant devant ma sœur je lui fis un pied de nez, en lui disant : « Bonne nuit, mouman. »

Le lendemain matin, il faisait encore bien noir quand mon père m’appela. « À l’ouvrage, vite. » — « Mais il fait noir, papa. » — « Je ne te demande pas s’il fait noir ou clair, je te dis de te lever. » Puis d’un coup de bras, il me jette au bas de mon lit. « Après ta prière, tu iras travailler sur la terre de Claude. Il y a 25 arpents de clôture à faire, et 25 arpents de fossé à recreuser. »

« Combien d’arpents, papa ? » — « Vingt-cinq. Es-tu sourd ? »

Je fis ma prière avec un peu de distraction. Papa, ayant fini la sienne, me cria : « Je ne veux pas de traînards dans ma maison. Tu le sais. Tu ne vas plus à l’école, mon garçon. Tes journées vont commencer maintenant avant neuf heures. Vite, à l’ouvrage. »

Je partis. Le lieu de mon travail était à sept arpents de distance. J’avais peur : un ours avait été vu dans un champ d’avoine quelques jours auparavant. Je devins dévôt et priai pour ne pas être dévoré avant ma clôture finie. J’arrive enfin, j’essaye d’enlever une grosse perche de cèdre ; mes gémissements attirent l’attention d’un gros bœuf malin, gardien du troupeau. Il accourt à la clôture, menace de venir m’attaquer. Perche en main, je l’empêchai de sauter. Je suais à grosses gouttes, j’appelai à mon secours mon ange gardien et tous les saints du Paradis. Mes forces m’abandonnaient, lorsque je vis arriver papa à cheval, une chaudière au bras. « Que fais-tu là, mon garçon ? » — « J’ai peur du bœuf. » — « Tu vas faire un drôle d’habitant. Tiens, dit-il, je t’apporte ton déjeuner. » Et il dépose à mes pieds une chaudière fumante. « Je n’ai pas faim, je ne mangerai pas. » — « Un habitant qui ne mange pas devient vite riche. Je te prédis que tu mourras grand seigneur de la paroisse de Saint-Jacques de Montcalm. » Sans plus dire, il reprend la chaudière, remonte en selle et s’éloigne en me disant de garder « Pataud » pour me préserver des bêtes féroces qui veulent détruire l’herbe de mon champ. J’ai eu envie de dire : « Je vais manger » ; mais quelque chose me retint. Était-ce bien l’humilité ? Je la crois incapable de me jouer un pareil tour. Je regardai mon père s’éloigner. Je croyais à chaque instant qu’il allait s’arrêter et revenir, mais mon espérance fut trompée.

J’ai dû me remettre à faire ma clôture. Mon père revint me voir, apportant avec lui une masse de bois d’orme. Il ébranle un piquet. « Mais, mon garçon, pour qu’une clôture retienne les bêtes féroces, il faut que les piquets soient bien enfoncés dans la terre. Voici une masse et un petit banc pour te permettre de faire ton ouvrage. » Puis il s’éloigna.

Je montai sur mon petit banc. Le maillet, très pesant, était fixé à un long manche. J’essayai de le soulever jusqu’à la hauteur de ma tête. Il refusa d’aller plus haut et retomba à mes pieds. J’essayai de nouveau. Cette fois, le maillet monte au-dessus de ma tête, un des pieds du banc cède et je vais tomber avec ma massue dans le fossé boueux que j’avais reçu ordre d’approfondir. Je me jetai sur la levée du fossé et me mis à pleurer à chaudes larmes.

Tout à coup un cri perçant pénètre à mes oreilles. « À l’ouvrage, mon garçon ; ce n’est pas encore l’heure du midi. »

Ô douleur ! j’aperçois mon père courant vers moi avec la fameuse branche de merisier en main. Je relevai mon buste dans la posture la plus humble. À genoux je lui dis que je n’étais pas fait pour être habitant et lui demandai d’aller à l’école, que j’allais bien écouter ma sœur. « Va déjeuner », me dit-il ; « tu te rendras à l’école, tu demanderas, à genoux, pardon à ta sœur. Mais remarque bien ceci : Si tu veux recommencer ton jeu, je recommencerai le mien. Cette fois ce sera définitif. »

Je me rendis à l’école, demandai publiquement pardon à ma sœur qui me dit d’aller prendre mon siège. Elle était à la leçon des règles de trois. L’élève au tableau se montrait au-dessous de sa tâche. « Qui peut faire ce calcul ? » Je saisis la craie : « Je multiplie 328 par 4, mademoiselle Lacasse ; 4 fois 8 font 32, mademoiselle Lacasse ; je pose 2 et retiens 3, mademoiselle Lacasse. » — « Achève tes demoiselle Lacasse, toi, et calcule seulement. »

Il n’y avait plus à l’école de maman, mais une institutrice agréée par mes parents et représentant leur autorité à qui je devais le respect que je lui ai donné ensuite.

L’année suivante je partais pour le collège.

L’histoire que vous venez d’entendre, mes chers compatriotes, est l’un des premiers moyens dont Dieu s’est servi pour me faire devenir prêtre pour toute l’éternité.

Si mon père eût sacrifié son devoir à mes caprices, je serais resté à la maison, m’abandant avec mes petits voisins, étouffant dans mon cœur l’attrait de la grâce ; je serais probablement aujourd’hui un exploiteur de mines… de charbon, métier honorable sans doute, mais non pas celui que le bon Dieu avait choisi pour moi. Mais l’Esprit-Saint souffla à mon père un moyen de me faire aimer l’étude. Quelques perches de clôture réussirent mieux que ne l’auraient fait les meurtrissures d’une branche de merisier.

Nous voyons par ce que nous venons de dire que les parents seraient bien coupables de laisser les enfants être leur maître et de se rendre à tous leurs caprices. Tous les parents auront un compte rigoureux à rendre au moment du jugement particulier sur la trop grande liberté accordée aux enfants jeunes et vieux dans toutes les circonstances de la vie.

Rappelons-nous ce refrain de nos grands-pères :

Les enfants et le sucre, en un moule on façonne,
Âme bonne ou méchante à volonté on donne.