Une Vie bien remplie/Texte entier

A. CORSIN
Une Vie
bien remplie
Prix : 3 fr. 50
Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY
ÉDITEURS
8, rue des Apennins. — PARIS

1913


UNE VIE
BIEN REMPLIE

PRÉFACE



« La Raison est ma religion,
« L’Humanité est ma loi. »


En tête d’un livre, il est d’usage d’écrire une préface ; c’est en quelque sorte une introduction du lecteur pour appeler son attention sur les mérites de l’œuvre.

Un ami, qui a quelques connaissances dans cette sorte de chose, m’avait donné conseil de faire préfacer ce livre par un homme connu en littérature, seul moyen de le recommander à l’imprimeur et au public.

Réflexion faite, je n’ai pas suivi ce conseil. J’ai pensé que lectrices et lecteurs, après avoir lu une préface plus ou moins élogieuse de mon recueil, mais écrite avec esprit et talent, pourraient trouver que le livre n’est pas à la hauteur de la préface et le lirait mal ou pas ; tel le gourmet, qui après avoir mangé un fruit savoureux, se refuse à en goûter un autre moins succulent.

Je pense aussi, qu’en littérature comme en toute chose, un honnête homme doit signer son œuvre et en être par conséquent responsable, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et que le seul moyen d’apprécier un livre, c’est de le lire. Mon livre est l’histoire vécue de la vie d’un homme du peuple, embrassant une période de cinquante ans, écrite simplement, sans prétention ni recherches de mots difficiles ou de phrases savantes, mais contée avec vérité : les personnages ont vécu ; seuls des noms ont été changés. Laissant aux lecteurs le soin de commenter et d’analyser les faits et les idées exposées, je soumets cet ouvrage à leur jugement.

L’Auteur,
A. Corsin.
Pavillons-sous-Bois, décembre 1912.

Une Vie bien remplie



Des actes, des actes, et encore des actes, ou

vous croupirez éternellement dans votre misère.

Veuillez donc seulement et le monde changera de face.

Que si, au contraire, chacun de vous inactif, silencieux, se tient à l’écart, regardant de là comment vont les choses et se plaigne qu’elles vont mal ; renoncez à l’espoir que jamais elles aillent mieux, et sous le poids de maux que vous léguerez à vos enfants, n’accusez que vous-même, votre indolence et votre insouciance, votre égoisme et votre lacheté.

LAMENNAIS.


I

Les Deux Amis


En septembre 1906, je recevais la lettre suivante :

Les Simons, 4 septembre 1906.
Mon cher ami,


Avec la vie à la vapeur que mènent les parisiens, je n’ai pas seulement eu le temps de causer avec toi la dernière fois que nous nous sommes vus ; cela m’a d’autant plus chagriné que c’est un vrai bonheur pour moi de m’entretenir avec un bon camarade d’enfance comme toi, parce que tu t’intéresses à la vie des autres, aux joies et aux peines qu’on a eues.

Je viens donc par la présente, te rappeler que tu m’as promis de venir ce mois-ci passer une huitaine avec moi dans le calme et la tranquillité ; si tu n’as pas cédé tes affaires, cela te reposera de ton commerce ; dans le cas contraire, alors libre de préoccupations de ce côté, nous aurons l’esprit aussi tranquille que ma petite rivière. J’espère que tu ne trouveras pas le temps trop long, pour moi, je sais que je le trouverai trop court. Dans notre dernier entretien tu m’as dit que tu prendrais plaisir à ce que je te raconte ma vie en détail, cela viendra tout naturellement au cours de nos causeries.

Ma vie, mon cher Savinien, comme celles de la grande-masse, est simple et dépourvue du côté romanesque ; ce sera moins mirobolant que l’histoire de Monte-Cristo, que nous lisions avec tant d’acharnement quand nous étions enfants ; à cet âge, tout paraît possible, même de percer avec les ongles les cachots du château d’If, comme de remonter des profondeurs de la mer et nager des kilomètres dans la nuit noire pour atteindre la terre libératrice.

Enfin, nous causerons de tout un peu et je me promets de ne pas t’ennuyer.

Tu connais le coin où je suis en ce moment ; c’est bien choisi pour y passer huit jours ; mais pour celui qui est habitué à Paris on n’y séjournerait pas une saison ; on aurait vite fait de s’y ennuyer, car c’est l’isolement complet ; on a beau aimer la nature, on aime aussi voir s’agiter le monde.

Je termine en te priant de me répondre au plus tôt, m’annonçant que je te verrai dans la huitaine.

En attendant ce grand plaisir, je te serre la main d’amitié.

Pierre Cadoret
.


Pour répondre à l’aimable lettre de mon ami, quelques jours après, j’arrivais à la gare de Douchy (Loiret), où il m’attendait. Ce joli village nous rappelait nos souvenirs d’enfance ; c’est là que nous allions à l’école de M. Richard, je vois encore cette grande classe donnant sur le jardin ; elle était partagée en deux par une travée, au milieu se trouvait l’estrade du maître d’école et de sa femme qui s’occupait des filles, car dans cette même classe, il y avait environ cinquante filles et cinquante garçons. Ces temps derniers, on a écrit beaucoup de choses concernant la fréquentation des écoles par les enfants des deux sexes ; je ne suis pas compétent pour apprécier le pour ou le contre ; ce que je puis dire, c’est que dans l’école de M. Richard, fréquentée par les enfants de 8 à 13 ans, jamais il n’y avait rien de repréhensible ; il arrivait bien quelquefois qu’en revenant du cathéchisme à l’école un enfant de 11 à 12 ans, qui voulait faire le grand garçon, pariait 10 ou 15 billes à ses camarades qu’il embrasserait une telle ; alors, les autres garçons de son âge se moquait de lui en disant qu’il avait agi comme un paysan qui ne sait que garder les cochons ; il était ainsi plus vexé que de la réprimande de M. et Mme Richard.

Après nous être serré la main, mon ami et moi nous partîmes à pied pour Les Simons, où il résidait. Ce hameau solitaire, trop solitaire à mon avis, même l’été, est situé à quatre kilomètres de la gare, sur une rivière à gauche de la route qui va à Charny, à l’endroit où elle sépare les deux départements du Loiret et de l’Yonne. Certainement que vue par un beau jour d’été, surtout quand le soleil baisse, ceite petite rivière à l’eau claire comme le cristal et d’une fraicheur de source, ombragée sur les deux rives de vergnes et d’aubiers où par place elle coule sur un lit caillouteux avec un murmure doux comme un chant de fauvette, elle est tout simplement admirable et porte l’esprit vers le rêve et le calme. À plusieurs endroits, on peut la sauter à pieds-joints, la profondeur varie de 30 centimètres à 1 mètre 50 ; le gué est large d’environ 15 pas et profond de quelques centimètres ; c’est dans cette rivière alimentée par un grand nombre de sources dans un trajet de 8 kilomètres et qui se jette 500 mètres plus loin dans une autre jolie rivière appelée L’Ouanne, que nous allions, étant enfants, nous baigner et prendre des écrevisses à la main, sous les racines chevelues des vergnes, et dans le gué des lottes et des tétards, que nous attrapions avec une fourchette. Ce tétard est le plus succulent des poissons : il est gris, long et gros comme le doigt, avec une grosse tête osseuse ; ce poisson n’est pas, bien entendu, le têtard des naturalistes, qui est la grenouille à l’état naissant. Aujourd’hui, tous ces poissons ont disparu peu près de ces petits ruisseaux ; d’abord ce sont les parisiens qui ont commencé à les détruire en pêchant aux filets, à la chaux vive, etc ; ensuite les engrais chimiques avec lesquels on fume les terres qui, lavées par les pluies d’orages, entraînent à la rivière des résidus chimiques. On ne peut s’expliquer la chose autrement, car aucune usine dans son parcours ne vient salir et empoisonner ses eaux, ni polluer sa limpidité et sa fraîcheur.

Au sortir du village, mon ami me fit remarquer que le Conseil municipal avait fait planter des pommiers de chaque côté de la route, sur une distance de 500 mètres. Ces arbres, qui ne demandent pour ainsi dire pas d’entretien, étaient, à cette époque de l’année, chargés de fruits ; la récolte, depuis deux ans, avait rapporté à la commune une somme de 400 francs par an ; il me faisait remarquer que cette initiative était digne d’être imitée par toutes les communes pour planter des arbres fruitiers et aussi des arbres à ombrages, tels que : tilleuls, platanes, etc., car jusqu’ici, les villages sont dépourvus de confort et d’agrément.

Nous nous arrêtâmes au vieux moulin de Launay, bâti avant la Révolution, sur la rivière de L’Ouanne. C’est là, me dit-il, que mon père était occupé à l’âge de 16 ans ; comme les routes faisaient défaut, il livrait à dos de mulet la fournée de farine dans les hameaux reculés ; il a fait ce dur métier jusqu’à l’âge de 21 ans, moyennant cinq à dix pistoles par an, c’est-à-dire 50 à 100 francs. À cette époque, il n’y avait pas d’écoles dans les communes, personne dans les hameaux ne savait lire ; comme preuve, il me cite le fait suivant :

Mon père, dit-il, était désireux d’apprendre à lire ; dans la commune de Dicy habitait une dame âgée, qui venait y finir son existence ; elle fit savoir que trois fois par semaine, le soir, elle recevrait tous ceux qui voudraient profiter de ses leçons pour apprendre à lire et à écrire ; dix jeune gens se présentèrent, mon père fut du nombre ; après quatre leçons, il n’en restait que six. Après dix leçons, mon père étant seul avec sa mère gravement malade au hameau des Chats et lui-même atteint d’un gros rhume, ne put continuer son instruction. Néanmoins, il s’appliqua si bien à lire et à écrire seul, qu’au bout de six mois, il concourut pour obtenir l’emploi de télégraphiste à Claude-Chappe, poste établi sur le plateau de Couffraut, et il l’obtint.

Cet emploi gouvernemental était payé 45 francs par mois, tenu par deux employés qui se relayaient, l’un le matin, l’autre le soir ; le travail consistait, tu le sais, à regarder dans une grande lunette le poste le plus rapproché et à transmettre au poste suivant les signaux qui y étaient faits ; ces signaux étaient principalement des Z ou des X, faits au moyen de poulies qui actionnaient au sommet de la tour des sortes de persiennes en bois ; ainsi Couffraut recevait les dépêches venant de Paris par le télégraphe de Châteaurenard, distant de 3 lieues et les transmettait à la ligne de Lyon par le télégraphe de Chevillon, distant également d’environ 3 lieues.

Maintenant, un autre souvenir : te rappelles-tu la jolie garenne de Couffraut, arrachée depuis longtemps pour y cultiver le blé et autres céréales ; quel beau bois c’était : avec des belles futaies et ses arbres centenaires. C’est là, qu’étant gamins, sans nous douter que nous faisions mal, nous allions dénicher les nids et aussi à Pâques, c’était à qui apporterait à la maison la plus grosse brassée de coucous et d’anémones. Ma mère me disait : n’est-ce pas une barbarie d’avoir abîmé ces jolies fleurs ; elles étaient bien plus belles dans le bois que maintenant qu’elles sont fanées. C’était bien vrai ; mais aujourd’hui encore nous faisons de même quand nous sortons de Paris pour aller à la campagne ou dans les bois ; nous voudrions, si nous pouvions, apporter avec nous une partie de la forêt. Et le jeudi, quand il faisait chaud, te souviens-tu que nous nous donnions rendez-vous au coin du bois de Launay pour faire la guerre à coup de pierres aux gros lézards verts, et quand, malgré les pierres, nous les voyions grimper sur les branches d’aubépines, comme nous nous sauvions à toutes jambes, tant nous avions peur, parce que nous avions entendu dire que les lézards étaient très venimeux, que leurs morsures faisaient mourir, alors que les naturalistes nous disent que ces jolis petits animaux sont les amis de l’homme et que celui-ci prend plaisir à les regarder quand ils grimpent aux branches.

Nous croisâmes quatre personnes, deux dames et deux messieurs, nous nous saluâmes spontanément ; ces personnes, dit mon ami, sont les bourgeois de Couffraut ; ils vivent ici dans leur château et sont ce que l’on appelle des richards, mais en tous cas de bien petits ; ils possèdent trois ou quatre fermes et le moulin, ce qui leur rapporte environ une vingtaine de mille francs ; leur domesticité se compose du jardinier-cocher, d’une femme de chambre et d’une cuisinière ; de temps en temps ils vont à Paris faire un tour ; en un mot, ce sont des heureux se contentant de leurs revenus, pas trop durs envers leurs fermiers, rendant le salut aux paysans ; il n’en était pas de même de leurs pères et grands-pères, qui regardaient les paysans et les gens de métiers comme des serfs.

Je vais te citer un fait que tu connais peut-être : À l’intersection des quatre routes, dans un bout de champ qui leur appartenait, se trouvait un trou à marne, puits profond d’environ quinze mètres ; c’est là qu’ils faisaient jeter les bœufs qui crevaient dans leur pâture ; quelques fagots d’épines étaient jetés sur l’orifice et c’était tout ; aussi, quand venaient les chaleurs, cela empestait à plus de 500 mètres à la ronde. Les paysans allaient au château se plaindre qu’ils étaient incommodés par l’odeur qui se dégageait du trou, priant de le faire combler ou tout au moins d’y jeter de la chaux vive ; rien n’y faisait, répondant qu’ils avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient dans leurs terrains. Bien mieux, pour se venger de deux propriétaires qui avaient parlé de les appeler en justice, ces messieurs du château avaient donné ordre à leur gérant, qui était aussi leur jardinier, de veiller à ce que le taupier, « le taupier était un pauvre vieux malheureux qui plaçait des pièges dans les pâturages et que l’on ne connaissait que sous le nom du Père la Taupe », pour mieux contrôler le nombre d’animaux capturés, de les accrocher aux basses branches d’un peuplier qui se trouvait à cent mètres de la route, tout près des maisons des propriétaires qui les avaient menacés de la justice ; il y avait quelquefois vingt ou 30 taupes accrochées ; c’était une infection telle que lorsque le vent venait de ce côté, on ne pouvait travailler dans les jardins et que les gens fermaient leurs portes ; cela a duré pendant cinq ans. À ce moment, ces gros bourgeois étaient les maîtres ; les gens des campagnes tremblaient qu’une parole hostile leur soit rapportée et ils se taisaient. En plus de leur situation de riches, d’indépendants, ils étaient maire du village et la Commission municipale ou le Conseil municipal ne marchait que sur leurs ordres.

Il faut avoir vécu à cette époque pour se représenter les paysans illettrés, faisant écrire par les plus savants du hameau une lettre aux autorités supérieures pour un fils soutien de famille ou pour solliciter une place dans une administration quelconque.

Cette lettre n’était mise à la poste qu’après avoir reçu l’apostille du châtelain de l’endroit ; et quand le paysan voyait cette lettre munie d’un beau paraphe, agrémenté d’une couronne de comte ou de baron, il était subjugué et disait : c’est vrai qu’ils sont bien durs pour les petits, mais on ne peut se passer d’eux, ils ont le bras long. C’était là un restant de vassalité du régime féodal. Aujourd’hui, grâce à l’instruction répandue partout, ces sentiments de servitude, d’applatissement devant les gens conséquents, a fait place à plus d’indépendance, à plus de dignité morale et par contre, les rancunes, les haines cachées qui existaient entre les paysans et les hobereaux se sont dissipées sous l’action d’une plus grande liberté de paroles et d’actions.

Certainement, le gros fait encore la loi aux petits ; les petits fermages surtout sont loués trop chers ; les petits métayers arrivent tout juste à vivre et encore, bien misérablement ; mais enfin, on discute de gré à gré. Pour les artisans et les ouvriers libres, c’est mieux encore, ils donnent leurs tarifs qu’il faut accepter. Les petits ont gagné en prestige ce que les gros ont perdu.

Une réflexion, cependant, que font les gens des campagnes : ils disent qu’après la guerre 1870-1871, ce fut une vraie révolution par toute la France de voir dans toute commune, les anciens maires, les riches châtelains plus ou moins titrés, remplacés par des maires républicains, et selon eux, le progrès aurait dû marcher plus vite ; quand il s’agit de faire rendre justice aux petits, ça n’en finit jamais.

Mon cher ami, répondit Savinien, je connais ces choses-là comme toi et je ne crois pas trop m’avancer en disant que nous les voyons du même œil. Les municipalités et les maires des communes, tout en étant pris dans le peuple même, ont pour la plupart évolué ; ils jouent aux petits châtelains ; au début, le maire choisi était un brave homme, ayant quelques biens et une instruction rudimentaire ; à défaut de mairie, il inscrivait les naissances, les décès et les mariages dans sa maison ; il recevait ses voisins et amis chez lui ou il allait chez eux faire la partie de cartes ; quand on le rencontrait, on le saluait par son nom : « Bonjour Dubois ou Durand ». Mais, petit à petit, avec les moyens rapides de transport, tout ce monde a voyagé ; à la Préfecture ou Sous-Préfecture, ils sont traités avec égard ; ce n’est plus M. Durand, c’est Monsieur le Maire.

Quand, en 1900, le gouvernement les a invités à ce fameux dîner des Tuileries, ils y sont allés plus de trente mille ; un grand nombre portaient encore la blouse nationale sur l’habit qui avait servi à leur mariage : c’étaient les simples qui représentaient réellement leurs concitoyens ; c’était là la démocratie du peuple. Mais quand ils ont vu leurs collègues les maires des grandes villes, cajolés, flattés, encensés par les puissants, ministres, députés, sénateurs, ils se sont dit qu’ils représentaient une partie de la puissance de l’État et à dater de ce moment, leur autorité s’est développée, leurs relations avec les préfets et sous-préfets, sénateurs et députés, se sont multipliées. Aujourd’hui, les maires sont une puissance dans l’État. Ils sont d’un certain poids dans les élections.

Je causais dernièrement avec l’un d’eux, qui était venu aux Simons voir un parent qui, lui, est resté peuple dans toute l’acception du mot ; il émettait une très belle idée ; il disait que tous les maires devraient se fédérer ; ils se réuniraient plusieurs fois par an, au canton et une fois par an, toutes les communes et cantons se réuniraient au chef-lieu d’arrondissement en congrès, pour émettre leurs idées ; délégués de leurs communes par les municipalités, ils les représenteraient d’une façon autrement effective que le conseiller général qui n’est la plupart du temps que l’homme de paille dévoué au préfet et au député. Alors les communes pouraient s’entraider pour créer des services de transports, faire des achats de machines et d’engrais, construire des mairies et des écoles, etc. Ce serait la décentralisation, plus de liberté et plus de bien-être pour les communes et aussi plus de dignité et de considération pour ses représentants.

À ce moment de notre causerie, nous arrivions devant une petite maison à coins de briques, tapie en retrait dans un fossé de la route et adossée à une levée de terres qui l’encaissait. C’était, selon la réflexion de mon ami, une vraie maison de vieux, bien à l’abri du vent du nord ; les propriétaires étaient assis devant leur porte ; ils nous dirent tout de suite que nous ayant vu venir de loin, et ayant reconnu M. Cadoret, ils étaient venus s’asseoir là en déjeunant, pour avoir le plaisir de causer en passant avec le parisien, plaisir bien rare pour eux, car ils sont quelquefois toute une semaine sans voir personne de connaissance avec qui ils puissent causer ; mais mon ami esquiva la conversation cherchée en disant que je mourais de faim et que sa cuisinière allait le gronder parce qu’il était déjà en retard. Nous vimes seulement que leur déjeuner se composait de cornichons en tout et pour tout, lesquels nageaient dans une écuellée de vinaigre que la femme tenait sur ses genoux.

Mon ami ne put s’empêcher de leur dire que ce n’était pas trop fortifiant (ils paraissaient avoir environ 70 ans). La femme répondit : « Vous avez ma foi bien raison ; ça ne vaut pas un morceau de salé, mais y en a qui n’en ont pas tant, et pis, le soir, nous mangeons une bonne soupe aux légumes, faut donc pas se plaindre. »

Mon cher ami, tu vois dans ces vieux braves gens ce qui peut s’appeler des malheureux, mais cette misère n’est pas sale, sordide come on le voit à Paris, la maison et le jardin sont à eux, cela vaut en tout environ cinq à six mille francs ; ils ont mis vingt-cinq ans peut-être pour faire cet achat, car avec ses journées d’homme à tout faire, et la femme faisant les lessives chez les autres, l’on ne met guère de côté ; enfin, ils avaient un fils travailleur comme eux, qui avait une bonne place à Paris ; il aida à payer ce qu’ils redevaient sur la maison ; malheureusement pour eux, il est mort et depuis quinze ans environ, ces bonnes gens vivent du produit des quelques journées que fait l’homme par-ci par-là ; le gain ne va pas à 300 franes par an, c’est bien peu.

Pour terminer sur leur compte, il y a deux ans, leur chèvre était sortie de son toit sans être aperçue, avait grimpé la pente et broutait dans un champ de luzerne appartenant aux messieurs du château. Le garde-champêtre dressa procès-verbal ; le paysan alla au château, s’offrant à payer le dégat qui était, à dire d’expert, de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 centimes. Le bourgeois ne voulut rien entendre, disant que cela était l’affaire du garde-champêtre, et qu’il fallait un exemple.

Enfin, le cas fut porté devant le juge de paix, qui fit une condamnation à 10 francs d’amende.

Les pauvres gens n’ayant pas un sou à la maison et se voyant poursuivis, perdus s’ils ne payaient pas de suite, vendirent leur chèvre avec l’intention d’en racheter une au premier jour ; malheureusement, l’homme tomba malade et resta longtemps alité. Ils n’avaient rien chez eux, le boulanger seul leur faisait crédit de huit livres de pain par semaine.

J’étais aux Simons quand on m’a parlé de cela ; une femme du hameau voulait vendre une jeune chèvre, j’achetai la bête et la fit mener chez la mère Grumet avec du fourrage pour l’hiver ; jamais, mon ami, tu ne peux te figurer la joie de ces gens ; j’étais gêné de me voir remercier d’une façon aussi touchante ; comme l’homme m’avait fait plusieurs commissions au village, je dis que j’avais payé mes dettes, voilà tout ; enfin, cette brave femme qui croit au Bon Dieu ne remerciera pas saint Pierre plus chaleureusement qu’elle m’a remerciée, si un jour il lui ouvre les portes du Paradis.

II


Maintenant, nous arrivons vers notre petite rivière, si charmante par ce beau temps ; tu aperçois d’ici, à travers les taillis de vergnes une toiture en tuiles rouges ; c’est là que je vais t’offrir le déjeuner de l’amitié. Je pense que nous n’aurons pas besoin d’apéritif ; pour moi, le plaisir de t’avoir là m’a creusé l’estomac à ce point qu’il me semble que je vais dévorer comme un sauvage. Mon cher ami, je te montrerai que moi non plus, je n’ai pas besoin de vermouth ou d’absinthe pour faire honneur à ton déjeuner.

En arrivant à la maison, nous fûmes reçus par les propriétaires qui nous souhaitèrent une cordiale bienvenue. C’était une sorte de ferme bien tenue, rien n’était à l’abandon dans la cour ; les charrues, voitures, instruments aratoires étaient rangés en ordre sous un vaste hangar ; à gauche, bien exposés au midi, se trouvaient en enfilade les bâtiments d’abord, le local du propriétaire, composé de la cuisine servant de salle à manger ; d’une pièce y attenant formant bureau ; c’est là que les propriétaires recevaient à table leurs amis, car en temps ordinaire, ils mangeaient avec leurs domestiques : le laboureur, dit grand domestique ; un petit domestique, la première domestique, femme du laboureur et une petite vachère qui aidait en même temps à diverses besognes.

La patronne s’occupait des repas, soignait ses poules et dirigeait le travail de ses servantes. Une fois la semaine, accompagnée du jeune commis, elle allait mener à la ville beurre, ceufs, volailles ; elle ne stationnait pas, comme la plupart des autres fermières, sur le marché ; son marchand habituel venait à l’hôtel où elle remisait sa voiture et prenait livraison de ce qu’elle apportait ; payait séance tenante au cours du jour ; ce qui faisait dire aux autres femmes : Madame Mage n’est pas une paysanne comme nous, c’est une dame ; cela expliquait que cette maison était tenue plutôt comme une maison de commerçants que comme une ferme.

Le bâtiment était abrité au Nord par de hautes futaies : peupliers, trembles, charmes et si l’endroit n’eût pas été si solitaire, cette résidence aurait fait le charme de gens âgés rhumatisants, emphysémateux, qui, l’hiver, vont chercher bien loin un coin ensoleillé, abrité du vent.

Le fumier non plus n’était pas dans la cour, il se trouvait derrière les bâtiments ; près de là se trouvait un pavillon dont le devant avait un modeste entourage en fil de fer ; un petit parterre agrémenté de plantes fleuries et variées ; au-dessus de la porte une belle treille de chasselas presque en maturité à ce moment de l’année. C’est dans ce pavillon que me fit entrer Cadoret. Au rez-de-chausée, était la cuisine et deux pièces plus petites ; le premier comprenait trois chambres et un cabinet de toilette.

Mon ami me précéda pour me montrer ma chambre ; il n’y avait pourtant aucun luxe, mais habitué à voir toujours les mêmes maisons des hameaux sans aucune décoration, je trouvai tout charmant. Sur la cheminée : un buste en marbre blanc, représentant une femme tenant deux jeunes enfants sur ses genoux ; l’artiste avait su fixer dans ses yeux tant de ravissement et d’ineffable bonté que l’on ne se demandait pas s’il était célèbre ou non ; c’était beau, voilà tout. Aux murs, deux jolis chromos : l’un représentant la moisson, l’autre appelé Le Passeur, une copie du Louvre de Roybet, je crois. Devant le pavillon, à quinze ou vingt pas, de grands arbres fruitiers poiriers d’Angleterre, guigniers, pommiers, cerisiers, de sorte qu’après avoir charmé les yeux de leurs fleurs au printemps, ils charmaient le palais de leurs fruits savoureux à l’automne. Enfin, je trouvai tout charmant.

Le temps de mettre un faux-col frais, de me débarbouiller un peu, j’étais à table avec mon ami ; servis par sa bonne gouvernante et femme de confiance d’environ 55 ans, elle était entendue à son affaire ; une vraie compagnie pour mon ami ; avec peu de chose, elle savait faire un bon repas. Voici le menu de notre déjeûner : radis beurre, écrevisses, veau à la casserole, haricots, salade, fromage et un chasselas coupé à la treille ; c’était parfait. Pourtant, la cuisinière reçut un reproche de nous avoir servi des écrevisses ; la pêche est rigoureusement interdite, car on veut repeupler ces petites rivières, aussi une grosse amende serait infligée au pêcheur, ainsi qu’à celui qui aurait fait pêcher.

Ce déjeuner, arrosé d’un petit vin de Bourgogne, fut reconstituant et très agréable ; je ne parle pas de l’eau claire prise à la source d’à côté, on s’est abstenu d’y goûter ; elle était trop fraîche pour des estomacs de notre âge.

Mon ami me conta comment il fit connaissance du propriétaire de la maison. Ayant été élevé dans ce pays, il en avait conservé un bon souvenir et plusieurs fois, en été, il y était venu avec sa famille faire un tour ; il logeait à l’hôtel du village, n’ayant plus de parents dans les environs, il venait dans cette maison habitée alors par les parents de M. Mage ; ceux-ci confectionaient une omelette ou faisaient cuire la friture qu’il prenait ; c’étaient de braves gens qui avaient connu et aimé mon père. Quand leur fils eut fini son congé, il vint à Paris pour y travailler ; je lui trouvai un emploi dans une maison de commerce ; il gagna vite la confiance et la considération de ses chefs qui, au bout de quatre ans, l’intéressèrent dans les affaires ; il venait nous voir de temps en temps. Notre fille, qui avait 20 ans, s’éprit de lui ; c’était un beau garçon, instruit, sachant vivre et par dessus tout il aimait notre fille.

Le mariage eut lieu, leur bonheur fut parfait et le nôtre aussi de voir un si beau couple si bien assorti. Malheureusement, ce bonheur ne dura pas longtemps, notre fille mourut peu de temps après avoir donné naissance à un garçon aujourd’hui âgé de 15 ans, et qui, en ce moment, fait en Suisse un voyage de vacances ; c’est un cœur loyal, digne de ses parents.

Mon gendre, qui avait déjà une belle situation, fut démoralisé par la mort de sa femme ; il quitta Paris pour venir ici travailler son bien avec ses parents. Voilà cinq ans qu’il s’est remarié avec la femme qui nous a si bien accueillis tout à l’heure ; j’en suis heureux pour lui, car c’est une femme distinguée et intelligente ; elle aime mon petit fils comme s’il était le sien ; pour moi, je les aime bien tous les deux ; je le considère, lui, un peu comme mon fils. C’est moi qui avait fait construire pour eux le pavillon où nous sommes ; ils venaient y passer quelques jours l’été ; maintenant ils le mettent à ma disposition et sont heureux quand ils me voient venir. Son père et sa mère, à lui, sont retirés à la ville, le fils voulant cultiver à son gré ; il craignait avec raison que les vieux parents ne trouvent à redire sur l’emploi de diverses fumures, de semences sélectionnées, des machines agricoles, etc.

Ces braves gens avaient le cœur gros de quitter leur maison ; mais maintenant qu’ils n’ont plus que leur jardin à s’occuper et qu’ils sont à proximité des commerçants : bouchers, épiciers, etc., ils ont hâte, quand ils viennent ici, d’en repartir aussitôt, tant ils trouvent de bien-être à la ville où ils ont tout ce qu’il faut à leur portée.

III


Aujourd’hui, je ne sais pas où je me plais ; je m’ennuie ici comme ailleurs ; quand j’étais dans les affaires, le temps passait vite ; j’ai cédé à un de mes employés pour moitié de la valeur et à crédit ; il ne paraît pas m’être bien reconnaissant de lui avoir ainsi mit le pied à l’étrier.

Depuis que je vis en rentier, j’ai tâté plusieurs genres de vie ; j’ai d’abord habité un pavillon à Ecouen ; presque tout le monde s’en va le matin à Paris et ne revient que le soir.

Je me voyais trop seul, je m’y ennuyai vite ; j’allai voir un ami retiré à Montgeron, il m’emmena avec lui pêcher dans l’Hyère et m’engagea à venir y rester. Comme lui, je fis construire au bord de la rivière une petite cabane en briques pour m’abriter contre la pluie ; je croyais que cette récréation me captiverait ; pas du tout, je m’y ennuyais plus qu’ailleurs. Tu me vois d’ici, avec mon tempérament actif, dans ma cabane par un temps de pluie, alors que l’eau tombe à travers les branchages de vergnes et de saules, produisant des bouillons comme si elle sortait des trous d’un crible, ayant pour unique occupation de surveiller le bouchon de la ligne qui danse sans cesse sous l’action du vent et des gouttes d’eau. Je vis que je n’avais pas la vocation pour être pêcheur surtout sédentaire et caché. Je laissai là la bicoque et les lignes et je rentrai à Paris.

L’hiver, c’est encore à Paris que l’homme seul s’ennuie le moins ; on se sent bien aise de temps en temps de faire un tour de boulevard, de s’asseoir à la terrasse d’un café Et puis, il y a les jardins publics, les théâtres, les musées pour voir passer le monde ; c’est curieux de voir ce flot humain et toujours renaissant comme celui de la grande mer où il y a tant à voir ; les grands magasins aussi sont à visiter pour se rendre compte de ce que les artisans créent de nouveau.

Quand je rencontrais un ancien collègue plus jeune que moi habitant la banlieue, souvent on me disait : « Venez donc me voir dimanche, vous verrez comme je suis installé. » J’y allais ; j’étais ravis d’être bien accueilli ; j’admirais la maison et le jardin bien tenus et je me disais : Pourquoi n’aurai-je pas aussi une jolie petite villa comme cela ? Mais une amère réflexion venait bientôt me rappeler que seul, sans femme et enfants, les plus riantes maisons, les plus beaux jardins, paraissent tristes et sans charme.

Ce qu’il faut aussi à un homme seul et âgé qui n’a été heureux qu’en famille, c’est de trouver une brave et intelligente femme qui puisse lui tenir compagnie. J’ai eu de la chance de rencontrer celle qui nous sert en ce moment ; depuis cinq ans qu’elle est avec moi, je n’ai qu’à me louer d’elle ; je lui ai dit que je lui laiserais quelques mille francs à ma mort ; elle m’a répondu : « J’ai cinquante-cinq ans, dans dix ans, si je vous survis (car vous vivrez bien encore dix ans) j’aurai assez de mes gages mis de côté ; j’en aurai même de trop ; je chercherai autour de moi à faire des heureux. » Une telle femme est un trésor dans une maison ; non seulement elle sait faire la cuisine, mais elle sait causer, écrire sous votre dictée, et avec cela bien élevée.

Après avoir pris le café, Cadoret me pria de l’excuser pour aller, selon son habitude, faire dans sa chambre, sa mérienne[1] d’une demi-heure. J’allai seul, pendant ce temps, le long de la rivière, où je ne me lassais pas d’admirer les jeux changeants de lumière sur l’eau, à travers les feuilles des arbres.

La sieste finie, nous montâmes sur le coteau des Chats, le hameau où était né mon ami. Quelle tristesse que les six pauvres maisons de ce hameau, quelle triste vie on doit y mener. La première que nous visitâmes fut celle où il était né ; un pauvre vieux de quatre-vingts ans la gardait ; il nous dit que si seulement il savait lire, il achèterait l’almanach du petit Savoyard ; mais ne sachant pas, il trouve les jours bien longs ; il fait la chasse aux limaces du jardin, arrache l’herbe et c’est tout.

La deuxième maison visitée était plus triste encore ; nos têtes touchaient le plancher qui, ainsi que les solives, était enfumé et d’une saleté repoussante, traces de la souillure des mouches ; depuis plus de vingt ans, aucun nettoyage n’y fut fait ; en face de la porte, une chaisière, espèce de claie suspendue aux solives sur laquelle se trouve quelques fromages mous dont le petit lait nous tombait sur la tête ; l’âtre sans feu ; sur la table, une petite île faite avec du lait caillé mélangé de mies de pain bis, et, comme êtres vivants : des mouches en quantité. La femme offre du pain et du fromage ; on remercie ; on donne quelques sous à un enfant morveux et mal peigné.

Il n’y a personne dans la troisième maison ; elle est encore couverte en paille.

Enfin, dans la quatrième, nous trouvons un être humain qui nous donna des renseignements très intéressants ; il nous apprit qu’il y a vingt ans, toutes ces maisons étaient habitées par des cultivateurs qui étaient riches de trois à dix hectares de bonnes terres et qu’ils cultivaient eux-mêmes. Aujourd’hui, un seul continue à faire valoir son bien ; des autres propriétés, trois ont perdu leurs propriétaires ; les terres sont affermées aux fermiers voisins, en attendant que les enfants qui sont à Paris se mettent d’accord pour faire vendre, et pour que les maisons ne tombent pas en ruine, ils les louent à de pauvres diables comme moi, avec le jardin et un peu de terre, de quoi faire du fourrage pour la vache, don la femme s’occupe pendant que le mari se loue dans une ferme d’alentour ou aille à la journée. Vous voyez, c’est Paris qui mange tout ; si moi-même je n’avais pas deux enfants, j’irais y chercher du travail ; n’importe quoi ; ici, on vit comme des bêtes ; on ne voit personne ; c’est la misère, même pour les petits propriétaires, parce que la terre a perdu moitié de sa valeur depuis trente ans.

Ayant assez de ces visites à domicile, nous avons quitté ce hameau qui, il y a quarante ans, passait pour le plus riche de la commune.

Nous revînmes par les chemins verts ; mon ami me fit remarquer que le vieux manoir de Couffraut avait été démoli ; les fossés bourbeux qui l’entouraient étaient comblés. C’est ce seigneur terrien qui, dans un acte public, répondait avec fierté au maire qui lui demandait de signer : « Je ne sais pas signer, mais je suis gentilhomme. »

Avant de rentrer dîner, nous fimes une pause au bord de la jolie rivière, où le murmure de l’eau sur quelques cailloux est si doux et si harmonieux ; de l’autre côté, se voyaient les jardins que les habitants d’alentour disent si beaux, vu que l’eau fraîche ne fait pas défaut ; ces gens ne sont pas difficiles des choses utiles : choux, salade, poireaux, oseille, haricots, arbres à fruits y poussent à merveille ; mais de fleurs, de plantes d’agrément, point ; peut-être au printemps y voit-on quelques rosiers et giroflées. Il n’y a que le jardin de M. Mage où se trouve un peu de tout ; il est arrangé avec goût ; rien que par là, on juge que son propriétaire est un homme supérieur. Nous rentrâmes dîner ; nous causâmes de tout un peu ; d’abord, de notre journée bien remplie, de commerce, littérature, théâtre, politique, de la vie à la campagne et à la ville et, après nous être souhaité une bonne nuit, j’allais me coucher. À 10 heures, je dormais comme un sage ou un juge qui aurait jugé avec justice, ce qui doit être plutôt rare.

IV


Le lendemain, à 8 heures, j’allai retrouver mon ami à cent mètres de la maison, en train de chabler des noix pour notre déjeûner ; après la poignée de mains échangée, nous rentrâmes pour prendre le chocolat avec le beurre, confiture ou miel, comme en Suisse.

Ensuite, en route pour la pêche à la ligne jusqu’à midi, heure du déjeuner. Arrivés au pied du moulin, les lignes furent déployées et amorcées d’un ver de terre ; les voilà dans l’eau. Ah ! ça mord à tout coup, mais on ne prend pas toujours les poissons qui mordent. Enfin, au bout de vingt minutes, nous avions pris, à nous deux, six goujons et quatre vairons ; en avant alors pour les endroits où se tiennent les grosses pièces.

Un pêcheur amateur, philosophe on pourrait dire, bien placé à l’ombre de gros vergnes, était en train de déjeuner. Un os de jambonneau bien rongé et une bouteille vide expliquaient qu’il n’était pas à jeun. Il nous dit qu’il avait pêché environ deux heures et qu’il avait pris deux perches pesant au plus deux cents grammes chacune, mais qu’il prenait plus de plaisir à les pêcher qu’à les manger ; ce sont, dit-il, des poissons vraiment vigoureux ; le premier qui a enfoncé mon liège l’a fait avec tellement de violence que je me suis demandé si je n’allais pas amener quelque petit monstre, comme un requin par exemple ; c’est amusant, dit-il, je vais vous céder la place ; j’en ai assez et il nous souhaite bonne pêche.

Cadoret a mis un goujon au bout de son hameçon, et le voilà suivant sa ligne, qu’il dirige au bord des roseaux. Je guette avec lui, croyant à chaque instant voir le bouchon s’enfoncer et qu’un brochet va se faire prendre ; au bout d’un quart d’heure, ne voyant aucune touche, je mets une sauterelle au bout de ma ligne ; je choisis une belle place bien claire, où il y a des vendoises (ablettes) au dos vert et au ventre argenté.

Je n’aime pas pêcher aux gros ; il faut être trop patient. Je les vois qui se promènent au fil de l’eau ; délicatement, je leur envoie ma ligne devant le bec ; dédaigneuses, elles ne paraissent pas voir ; si, en voilà une grosse qui se précipite, mon cœur tressaille, je crois déjà la tenir ; pas du tout, d’un air de mépris, elle donne un coup de queue à l’hameçon et passe. Je cours quatre pas plus loin lui présenter le même appât, c’est même chose, ça ne mord pas ; elles me font l’effet des majestueuses dames qui, sur les grands boulevards, détournent la tête avec dédain devant le geste des camelots qui leur offrent poliment des bibelots ou jouets.

Je quitte l’eau calme et vais jeter ma ligne dans le courant ; là, ça mord tout de suite ; voici un vairon que j’envoie à dix pas sur le pré ; ça mord encore ; cette fois, en voilà deux, l’un pris par le ventre à l’hameçon qui n’avait pas d’amorce. Et, coup sur coup, trois vendoises ; enfin, en une heure environ, j’avais pris huit vendoises et vingt vairons (il en faudrait bien 150 pour faire une livre). Ces petits poissons sont curieux ; ils sont tellement gourmands qu’ils se précipitent à plusieurs sur le même appât et qu’ils se battent véritablement à qui l’aura.

J’étais tellement occupé avec mes petits poissons que je fus surpris de m’entendre appeler par mon ami pour rentrer déjeuner ; il avait pris en tout un brochet de 200 à 300 grammes ; il restait done 5 goujons, 20 vairons et 8 vendoises, sans oublier le brochet ; on mit le tout avec de l’eau dans la boîte de conserve que nous avions apportée et en route pour les Simons. Notre friture (sauf le brochet) fut vite nettoyée, seulement nous constations avec surprise qu’il n’y avait plus que quatre goujons ; la chose s’expliqua le lendemain : notre brochet avait avalé un goujon. Ce séjour au bord de l’eau et les émotions de la pêche nous avaient creusé l’estomac ; aussi on fit honneur au déjeuner.


V


Le repas terminé, on décida de faire notre promenade dans la forêt, d’une contenance d’environ trente hectares, mais remarquable par ses belles futaies et ses beaux arbres centenaires. L’entrée de la grande allée qui la traverse du levant au couchant, longue d’un kilomètre environ, était à un quart d’heure de notre pavillon ; on y arrivait par un chemin chartier, passant sur la propriété de Mage ; de chaque côté du chemin, de nombreux arbres fruitiers, poiriers et pommiers chargés de fruits. Un seul pommier, que l’on nomme « saulette gris » et dont les maîtresses branches étaient rattachées au tronc au moyen d’une chaîne de fer et les branches du tour soutenues par des étais, devait produire cette année environ six feuillettes de cidre, soit huit cents litres. Cette sorte de pomme produit le meilleur cidre du monde, agréable à boire, blanc et pétillant comme du champagne ; aussi il est rare ; ces arbres, très tendres de sève, ayant presque tous gelés en 1879, n’ont pas été remplacés ; les essais de greffage qui ont été faits, à quelques kilomètres de là, n’ont pas réussi ; cette sorte de pommier ne se plaît, dit-on, qu’en cette contrée.

Il faut dire ici que dans le pays on nomme cidre le jus de la poire ou de la pomme, on ne met pas d’eau dedans.

En entrant dans le bois, mon ami me dit : tu dois être venu ici dans ton enfance ; mais je parierais bien que tu trouveras ce bois plus beau qu’alors. À 15 ans, on ne voit pas les choses du même œil qu’à 50. En effet, sans faire de comparaison avec les forêts de Fontainebleau, Compiègne, Villers-Cotterets qui ont leurs beautés particulières et sont deux ou trois cents fois plus grandes, celle où nous étions commandait l’admiration. Les beaux arbres y étaient nombreux ; des hêtres, hauts de 80 à 100 pieds, formant des clairières comme on en voit une dans le bois de Meudon.

Je erois que tous les amants et amantes de la grande nature doivent aimer la forêt après la mer, et la montagne après la forêt. Je ne parle pas de la plaine, elle n’a de charme que pendant trois mois, de mai à fin juillet, au temps des papillons.

La forêt change complètement d’aspect du printemps à l’automne ; en avril et mai, les fleurs ont soulevé les feuilles sèches qui forment un parterre inimitable. Si l’on s’assied un instant et que l’on regarde à ses pieds, on est surpris du grand nombre de bestioles et d’insectes que l’on voit courir sur les feuilles et sur les chemins, depuis la fourmi, qui porte dans ses mandibules ses œufs ou des brins de paille dix fois plus gros que son corps. Le vol des oiseaux est rapide, soit qu’ils donnent la becquée à leurs petits, soit qu’ils fassent leurs nids ; ils sont pressés, ils chantent ou crient très fort, la pie jacasse sans cesse : « cara-caca », le pivert jette son cri de « pleu pleu énergique ; le joli coucou, à la queue arrondie, lance son « cou-cou » sonore ; heureusement pour les autres oiseaux que sa voix est puissante ; elle leur annonce que l’ennemi de leurs ceufs est là, car ce joli oiseau est ausi gourmand que poltron ; il se laisse poursuivre et battre par un simple moineau ; de plus, il est paresseux ; il ne fait pas de nid ; quand il a envie de pondre il gobe les œufs d’un nid, souvent d’un loriot ou d’un rossignol, laisse les siens à la place (toujours deux œufs) et ne s’occupe plus de rien.

Et les tout petits ; voyez cette nichée de mésanges des bois, appelées « queue de poèle », car elles ont un corps comme le petit doigt et une queue longue comme le doigt ; elles font une douzaine d’œufs ; voyez-les voleter de branche en branche, becqueter les insectes invisibles à nos yeux, toujours caquetant, elles ne se posent pas en place.

Enfin, partout, du sol, des feuilles, de l’écorce des arbres, un bruit mystérieux, un frémissement de vie, c’est la nature qui s’éveille.

En septembre, voyez les oiseaux que vous avez vus au printemps, si bruyants, si affairés ; ils volent maintenant sans hâte et semblent être comme les hommes à l’approche de l’hiver, préoccupés de savoir s’ils auront un abri pour eux et leur famille contre le froid, et s’ils auront le grain de mil pour ne pas mourir de faim.

En septembre, la forêt est plus calme et plus majestueuse qu’au printemps.

Voici un beau chêne, moins renommé sans doute que les doyens de Fontainebleau, mais plus vigoureux parce que moins vieux.

En voici un autre plus petit, mais droit comme un sapin ; la première branche est à environ huit mètres du sol. Qu’est-ce que c’est que cette énorme touffe de feuilles sèches et de mousse qui repose sur cette branche près du trone ? Un coup de canne frappé contre l’arbre nous le fait voir : deux jolies petites bêtes sortent de ce nid, car c’est un nid d’écureuils, et grimpent gracieusement sur les branches supérieures en faisant miroiter au soleil qui filtre à travers les branches, le panache orgueilleux de leur queue. Je pense avec tristesse que l’on fait la chasse à ces gentils petits animaux pour les manger ; on en voit aux étalages des marchands de comestibles de Paris. Va-t-on avoir la sottise de détruire ce qui anime les bois et leur donne une vie active ? Déjà, dans les plaines, on a détruit les alouettes. Un petit artisan, d’un village près de Blois, disait dernièrement devant moi que, pour sa part, dans une matinée, avec des lacets de crin posés où il avait balayé la neige, il en avait pris 96 douzaines.

Il y a cinquante ans, le promeneur était intéressé et charmé de voir, en avril, au dessus des blés, s’élever tout droit dans le ciel, une multitude de ces charmants oiseaux ; leurs chants d’allégresse était un ravissement ; aujourd’hui, à la même époque, la plaine est silencieuse ; les alouettes y sont très rares. Autour des habitations, les chardonnerets ont aussi disparu ; jusqu’aux rossignols que de pauvres ignorants détruisent, disant qu’ils mangent leurs abeilles. Il faut que l’homme tue : quelle tristesse !

Les pouvoirs publics pourraient pourtant empêcher le mal : non seulement tout cela anime la nature et fait le charme des hommes, mais, de plus, il est prouvé que les oiseaux détruisent les vers et insectes nuisibles aux récoltes et aux arbres.

— Tiens, me dit mon ami, regarde ce hêtre, c’est un des plus beaux arbres que l’on puisse voir ; il n’y a, je crois, que celui de la forêt de Villers-Cotteret qui soit plus beau ; tu l’as vu, du reste ; il a 60 mètres de haut dont 40 sans une seule branche, et gros en proportion, avec 300 ans d’âge, dit-on.

Suivant la magnifique allée centrale, nous arrivons bientôt à la sapinière ; là, se trouvent sur un terrain de bruyère recouvert d’un tapis d’aiguilles glissant, environ trois cents sapins des Vosges, droits comme une obélisque, hauts d’au moins cent pieds ; c’est magnifique. Devant nous, dans le lointain, le château de la Motte-du-Pré, caché en partie par les platanes et les peupliers, dont les feuilles commencent à se jaunir comme l’or sous les rayons du soleil ; on ne peut trouver un endroit plus ravissant, aussi, sommes-nous vite commodément assis sur des racines faisant saillies. Cadoret, qui est un homme de précaution, sort de sa poche une petite bouteille de vin clair en disant : « Voici de quoi nous désaltérer si la soif nous prend. »


VI


L’endroit est si joli, lui dis-je, que nous pouvons y faire une longue pose ; c’est le moment de me raconter ta vie. Bien volontiers, dit-il. Ma vie est un peu banale, comme celle de tous ceux qui composent la grande masse. J’ai travaillé, lutté pour la vie, aimé et souffert ; c’est la vie commune, sans romans. Tu as connu ma famille, frères et sœurs morts aujourd’hui, je n’en dirai que quelques mots au cours de notre causerie.

Nous étions une famille de pauvres terriens, ma grand’mère racontait qu’en l’hiver de 1789, n’ayant plus de pain, ils ont vécu, pendant des semaines, en partie avec des herbes sèches qu’ils faisaient bouillir pour les manger.

En 1848, nous étions neuf : cinq enfants, le père, la mère, ma grand’mère, morte à près de 100 ans en 1860, mon oncle estropié à Waterloo (il touchait une pension de 72 francs par an) ; je me le rappelle parfaitement, quoique je n’avais que 5 ans, parce que ce qu’il nous racontait de la guerre, le soir, devant le feu, nous faisait peur.

Soldat depuis 1793, il avait assisté à un grand nombre de batailles : Vendée, Italie, partout il avait vu des morts ; ça ne lui faisait rien, disait-il ; mais, quand il racontait la retraite de Russie, en 1812, les hommes qui tombaient à chaque instant gelés ; quand on était à la queue de la colonne, c’est par milliers qu’on les voyait mourir ou déjà roidis. En parlant de cela, il pleurait comme un enfant ; il disait, c’est grâce à mon couteau si j’en suis revenu. Mes petits, quand vous serez soldats, tâchez d’avoir un bon couteau. Il racontait qu’il avait pris ce couteau sur un de ses camarades de compagnie, qui était tombé à ses côtés ; en peu de temps, je pouvais couper dans les vêtements des morts ; je m’enveloppais les pieds et les jambes avec les meilleurs morceaux et aussi, avec la peau des chevaux morts, je taillais des sortes de chaussons, pour moi et mes camarades. Il est arrivé plusieurs fois que, voyant un cheval tombé, je le saignais avec la lancette de mon couteau ; nous buvions le sang pour nous réchauffer ; on pouvait aussi tailler soi-même dans la chair, car la discipline se relâchait, on faisait chacun pour soi.

À Waterloo, il y avait des morts partout ; par place, ils étaient en tas, les uns sur les autres ; le sang rigolait sur les terrains en pente. Je n’avais jamais vu chose pareille : c’était à rendre fou les jeunes soldats de voir un pareil carnage. Et bien ! en voyant cela, ma pensée était en Russie, où plus de quatre cent mille hommes et chevaux ont péri, de voir tomber des milliers et des milliers d’hommes bien portants, saisis par le froid, sans pouvoir leur porter secours ; c’était à vous faire perdre la tête.

Quand cet oncle mourut, les gardes nationaux vinrent tirer des coups de fusil sur son cercueil.

En 1853, les télégraphes aériens étaient tous supprimés et remplacés par le télégraphe électrique ; mon père était surveillant de la ligne, il résidait à Saint-Julien-du-Sault ; son travail consistait, placé à une portière, de regarder s’il n’y avait pas de fils rompus, et cela, sur le parcours de Saint-Julien à Sens. Il me prit avec lui pendant un an ; ce fut pour moi une grande joie. Je devins l’un des premiers de l’école ; au cathéchisme, je devins aussi le plus zélé néophyte ; le curé me donnait en exemple aux autres enfants ; j’étais le coryphée pour chanter les cantiques en chœur.

Le vieux curé m’avait tellement prêché cathéchisme, me disant que j’étais destiné à faire un serviteur de Dieu, que j’irais chez les païens leur prêcher l’évangile, et que, si un jour j’étais lapidé, crucifié comme Notre Seigneur, j’irais droit au ciel ; je ne pensais et ne rêvais qu’à cela, désirant d’être crucifié pour aller au Paradis.

Mon père vit le curé, le pria de ménager un peu ma pauvre tête, disant qu’il me destinait à un métier manuel ; enfin, aux vacances, je retournai à la campagne avec ma mère et mes frères, prendre ma part aux travaux des champs.

J’eus un grand chagrin de quitter mon père, que j’aimais tant ; quel bon chocolat il me faisait le matin, je n’en n’avais jamais mangé à la campagne, où je ne vivais que de lait, de pommes de terre et de haricots, n’aimant aucun autre légume ; pour la viande, l’on n’en mangeait pas dix fois par an.

Deux ans après, on me mit en apprentissage à Courtenay, pour apprendre l’état de bourrelier-sellier ; à ce sujet, je vais te dire un mot des bourgeois du château que nous avons devant les yeux. Ce sont les plus riches du pays ; ils possèdent de grosses fermes ; de plus, un des membres de la famille occupe un poste important dans un ministère, important par les appointements, bien entendu, et non par le travail produit. Au moment de partir en apprentissage, ma mère me conseilla d’aller demander à arracher des betteraves ; je travaillai six jours à cette besogne et à une plus périlleuse, celle de monter sur les arbres pour secouer les fruits à cidre ; pour ces six jours, je reçus trois francs, sans nourriture s’entend ; ils ne se ruinaient pas en payant de pareils salaires.

Déjà mon année d’école à la ville avait indisposé mon frère aîné qui dirigeait le travail chez nous ; mon entrée en apprentissage le rendit d’une jalousie méchante, disant que l’on faisait de moi un monsieur de ville, alors que lui travaillerait la terre sans relâche.

Après deux années, j’étais devenu un bon ouvrier, m’étant promis de ne rien demander à mes parents, qui, du reste, étaient toujours à court pour vivre ; j’allai travailler à Sens pendant quatre mois pour gagner de quoi me vêtir, pour partir sur mon tour de France ; dans cette ville, j’assistai comme tout le monde à une exécution capitale ; j’en fus tellement retourné que, plus jamais, je n’allai voir un tel spectacle d’horreur. Mon patron me traita de poule mouillée et me dit : « Quand vous serez soldat, si on vous commande de fusiller un homme qui a fauté, il vous faudra pourtant obéir. » Je lui répondis que je préférais que l’on me tue que de tuer, fût-ce même un criminel, cette besogne appartient au bourreau.

Je dépensai les soixante francs d’économies que j’avais, en chaussures, vêtements et quelques outils pour mon métier ; afin de gagner encore quelque argent, je fis la vendange à Joigny. Là, j’appris à juger un homme de bien ; il nous payait deux francs par jour ; occupés du jour à la nuit couper des raisins : le matin, on était tout trempé par la rosée ; avant le jour on nous servait un demi-verre d’eau-de-vie de mare, avec un morceau de pain de munition acheté aux casernes ; cela rendait plutôt malades les jeunes que cela ne les soutenait.

Cet homme était médecin ; il aurait bien dû savoir que l’alcool était mauvais, surtout pour des jeunes estomacs ; mais c’était pour lui moins coûteux et plus vite fait qu’une soupe chaude ; il a été décoré quelques années plus tard pour services rendus à l’hygiène.

Je revins chez ma mère, après une journée de marche ; il me restait dix francs, je pouvais partir, commencer mon tour de France. Je lui demandai de me garder deux ou trois jours, le temps de mettre mes affaires en ordre.

C’était un samedi, et je devais partir le mardi sur Orléans ; tu vois que je n’avais pas trop peur pour 17 ans, surtout à la veille de l’hiver, où le travail est rare pour les ouvriers de passage.

Le lendemain dimanche, j’étais seul à la maison avec ma sœur et ma vieille grand’mère ; il se passa là une chose qui m’a peiné toute la vie et que je vais te conter ; c’est bien loin déjà et, pourtant, ça me soulage d’en parler. Tu verras quelle pauvre mentalité avaient mon frère et ma sœur, et pourtant nous passions pour la famille la plus policée, la mieux élevée du hameau et des environs.

Ma sœur m’avait, comme mon frère, pris en aversion ; pourtant elle n’était pas méchante ; elle trouvait très beau que mon frère commandât en maître à la maison ; elle voulait l’imiter en tous points, que ce soit en bien ou en mal. Aussi elle ne se faisait pas faute de me maltraiter. Ma mère, qui se trouvait être à la merci de ses deux aînés, qui faisaient marcher la maison par leur travail, faisait souvent la sourde oreille pour éviter des ennuis. Seule ma grand’mère, malgré ses 90 ans, lui adressait de vifs reproches ; elle leur disait souvent que j’avais meilleur cœur qu’eux ; aussi, en l’absence de ma mère, on lui faisait mille misères ; bousculée, traitée de vieille bête, qu’elle devrait crever pour ne pas manger le pain qu’elle ne gagnait pas ; ma sœur allait jusqu’à repousser de devant le foyer une pomme qu’elle y faisait cuire, sous le prétexte que ça éteignait le feu ; chose incroyable, elle a été forcée, en plein hiver, de sortir la nuit pour satisfaire une nécessité ; on lui avait caché son vase intime ; je la vois encore quand elle pleurait ; y a-t-il quelque chose de plus poignant que de voir pleurer une vieille femme de 90 ans ? Je crois que tous ceux qui ont du cœur se le sentent déchiré rien que de penser à ces choses. Chaque fois que j’avais assisté à ces faits, j’avais protesté d’une manière indignée, et quand je le pouvais faire sans être vu, j’embrassais la pauvre vieille ; car je dois dire à ma confusion que je subissais le milieu où je vivais.

Quand j’étais vu l’embrassant, on me criait comme si j’avais commis une mauvaise action : « Ah ! il a embrassé la vieille ! qui se ressemblent s’assemblent ! » J’en passe, et de bien plus pénibles encore, que pour son honneur, ma sœur a bien expié, car elle m’a dit souvent, au cours de sa vie, qu’elle avait toujours eu cela sur le cœur, comme un remords.

Enfin, ce dimanche-là, ma mère étant partie au village : ma sœur repoussa brutalement, d’un coup de bourrée de bois dans l’estomac, ma vieille grand’mère, qui tomba comme une masse. Je fus tellement indigné que, plus prompt que la réflexion, je donnai un soufflet à ma sœur, quand, un instant après, mon frère rentra ; au lieu de la scène à laquelle je m’attendais : des coups de fouets ou de poings, il se contenta de me dire que je venais de lui fournir l’occasion de se débarrasser de moi, ce qu’il cherchait depuis longtemps. En effet, le lendemain, j’étais en train de préparer ma malle, quand les gendarmes entrèrent avec mon frère. L’un d’eux me dit :

« C’est toi, garnement, qui a voulu tuer ta sœur, qui voudrait rester à ne rien faire pour manger le pain de tes frères et sœur qui travaillent ? »

Ma mère et ma sœur étaient figées, muettes ; elles ne purent rien dire ; elles pleuraient dans leur mouchoir ; ma grand’mère sanglottait à faire mal ; mon frère seul parla et dit : « Oui, emmenez-le ». On me mit les menottes, mon frère alla chercher une bouteille de vin qu’il offrit aux gendarmes ; moi, je pris un verre d’eau, car j’avais la gorge paralysée. Cela m’a duré jusqu’à ce que je sois dans le grand chemin, devant les gendarmes qui m’emmenaient enchaîné.

En arrivant sur la route, un homme de Douchy demanda aux gendarmes la permission de me faire monter dans sa voiture. Cet homme me demanda ce qui c’était passé ; je le lui dis mot pour mot ; il me recommanda de ne pas me frapper, de ne pas en vouloir à ma mère ; il me fit descendre devant la maison d’école de Dicy, où il dit aux gendarmes que mon frère avait très mal agi et qu’il le lui dirait lui-même à la première rencontre.

Le maître d’école se trouvait avec sa dame sur sa porte ; elle me connaissait ; me voyant enchaîné, elle se trouva presque mal, à ce point que son mari lui fit respirer du vinaigre ; il passa avec les gendarmes, dans la pièce à côté, et deux minutes après, on m’ôtait les menottes en me disant de ne plus recommencer. J’étais tellement assommé de ce qui m’arrivait, que je ne prononçai pas un mot pour me justifier.

C’est seulement après le départ des gendarmes que je pus raconter au maître d’école ce qui c’était passé ; à cet homme qui me parlait avec bonté, je racontai en détail les scènes qui se passaient chez nous.

Pour un rien, mon frère nous battait, le cadet et moi, avec le poing, le fouet ou le bâton ; quelquefois le sang coulait dans la maison ; à la moindre protestation de ma mère, il menaçait de partir ; quand ma grand’mère me défendait, il lui disait généralement ces mots :

« Taisez-vous, vieille charogne, vous êtes bons à être encrotés tous les deux dans un trou. »

Le maître d’école m’offrit à manger et à boire ; je le remerciai ; il me dit qu’il parlerait à mon frère et m’engagea à partir au plus tôt de la maison ; à me bien conduire pour faire honneur à mon père. Il me serra affectueusement la main. Je ne puis te dire la joie que me fit cette poignée de main ; on me plaignait donc ? on m’estimait donc ? j’étais comme transporté ; j’allais rentrer à la maison et partir tout de suite, sans autre chose qu’un regard de mépris pour mon frère, si je le voyais ; mais sitôt hors du village, une colère, un sentiment de haine me prirent à ce point que je ramassai une grosse pierre, avec l’idée de le tuer si je le rencontrais. Vois un peu à quoi tiennent les destinées ; quelquefois, l’occasion se présentant, je pouvais commettre un crime horrible.


VII


Quand j’entrai à la maison, ma sœur, qui avait honte de sa conduite, s’en alla dans les champs ; je mis dans mon tablier de travail deux chemises, quelques mouchoirs, chaussettes, un gilet de travail ; je priai ma mère de m’envoyer ma malle quand je la lui demanderais, que je ne la reverrais jamais puisqu’elle m’avait laissé traiter comme un bandit, qu’elle était une mauvaise mère ; et dans mon emportement à vider mon cœur trop plein de chagrin, je partis sans l’embrasser et n’embrassai pas non plus ma bonne grand-mère, qui me tendait les bras avec des sanglots étouffés. Je ne l’ai pas revue ; elle est morte avant que je revienne ; je ne me le suis jamais pardonné : c’est le remords de toute ma vie d’être parti sans avoir embrassé cette pauvre vieille qui m’aimait tant et que j’aimais bien aussi.

Riche de dix franes, j’arrivai à Montargis la nuit, après avoir fait trente kilomètres et mangé trois sous de pain avec un cervelas de trois sous ; passé par Briare, Gien, dans cette dernière ville, je couchai pour six sous dans une chambre d’ouvriers du chemin de fer ; mon lit était près de la fenêtre, qui restait ouverte parce que ça sentait mauvais : je ne pus dormir, l’homme qui se trouvait en face de moi était mort avant le jour de la typhoïde, ce qui avait produit un remue-ménage général.

De Gien, je partis pour Lorris, où je trouvai un patron qui, après m’avoir demandé ce que je savais faire, m’embaucha pour le lendemain. Je dormis bien cette nuit-là, tant j’étais heureux d’avoir trouvé du travail ; hélas ! j’avais compté tout seul, l’ouvrier de ce patron, pensant sans doute qu’il serait remercié (parce que vu mon jeune âge, je serais payé 15 françs par mois au lieu que lui avait 25 francs, vint me dire le lendemain à mon réveil que son patron ne me garderait qu’un mois, alors qu’à cinq ou six lieues de là, un bourrelier cherchait un ouvrier. Confiant, je le remerciai, il me conduisit hors de la ville, dans un sentier qui rejoignait la forêt d’Orléans où je m’engageai.

Je marchai dans cette forêt pendant quatre heures sans rencontrer personne, par un temps de brume ; on ne voyait pas à dix pas ; enfin un chemin déboucha sur le canal ; je ne mourrais donc pas cette fois de faim et de froid, perdu dans cette forêt. Je suivis le canal pendant deux heures environ et j’arrivai dans le village en question où le bourrelier me dit qu’il n’avait demandé d’ouvrier à personne ; il m’offrit du pain, du fromage et un verre de vin blanc, capable d’assaisonner une salade ; je le bus tout de même en le remerciant bien.

Je visitai encore deux pays dans cette contrée : Jargeau et une autre ville, tristes pays par ces temps sombres de Toussaint ; si sur un seul on jugeait tout le monde, le jugement ne serait pas favorable aux gens de ce pays. Le froid aux pieds m’ayant saisi, je me dirigeai sur une pauvre maison dont je voyais la fumée de la cheminée, et située à environ cent mètres de la route ; la porte étant ouverte, j’entrai, le chapeau à la main, priant les gens assis autour du foyer de bien vouloir me laisser chauffer les pieds ; ils se regardèrent, mais personne ne me répondit ; je dus marcher jusqu’à ce que je trouvai une pauvre auberge où, pour quelques sous, je mangeai tout en me réchauffant comme il faut.

Le sixième jour, j’étais à Pithiviers où résidait mon père ; c’était le jour de la Toussaint. Il me reçut à bras ouverts, disant : « Mon pauvre enfant, ton frère seul est coupable ; il est certainement un des plus intelligents du pays et un travailleur sans égal, mais de se voir le maître de diriger la maison, il est encore comme les vieilles gens qui croient qu’un père ou un chef de maison a le droit d’agir selon son gré envers ses enfants, ses frères ou ses serviteurs ; je l’autorise à Jui écrire que tu n’as laissé qu’un étranger aux Chats, mais que tu as trouvé un père à Pithiviers. » Mon ami, ce ne sont pas des pleurs que je versai en l’embrassant, je suffoquais, je braillais.

Ne voulant pas être à la charge de mon père, qui ne le pouvait pas du reste, et n’ayant pas trouvé de travail en ville, j’en trouvai dans un gros hameau, à une demi-heure de la ville ; à ma prière, le patron consentit à me prendre six jours pour cinq francs. Chaque soir, quand on ne voyait plus clair pour travailler, je partais sans attendre la soupe ; chemin faisant, je mangeais un morceau de pain avec un œuf dur et quelques noix ; et, à travers champs, guidé sur le clocher, je venais à Pithiviers pour embrasser mon père, je me trouvais heureux.

Que ces pays de plaine sont donc tristes l’hiver ! Il m’est arrivé, en le quittant vers 9 heures, de m’égarer. On entend sans les voir, le bruit plaintif des moulins à vent. À la porte d’une ferme où vous frappez, les chiens font rage ; enfin, vous voyez la lueur d’un falot à travers la porte charretière et les gens, sans sortir, vous disent : prenez à main gauche, puis à main droite près le premier moulin ; et vous repartez dans la nuit.

De chez nous à Phitiviers, en six jours, j’avais dépensé 6 francs, nourriture et couché compris ; il me restait 4 francs ; avec 5 francs que je gagnai près de mon père, j’étais riche de 9 francs quand je le quittai. Comme je n’avais qu’un pantalon de toile et qu’il gelait à 10 degrés, il me fit accepter un caleçon. Le septième jour, il me conduisit très loin sur la route de Fontainebleau ; on se quitta après s’être embrassés comme père et fils qui s’aiment. J’étais réconforté.


VIII


Avant d’arriver à Fontainebleau, je couchai dans un petit village ; quand j’entrai dans l’unique auberge, tout le personnel se trouvait présent : le patron, sa femme et la grand’mère ; on me dit d’abord qu’il n’y avait que deux lits et qu’ils étaient retenus. Comme il était nuit et qu’il fallait faire plusieurs kilomètres avant de trouver un autre village, je priai ces gens de me coucher, fût-ce dans le foin avec un drap. Après s’être concertés tous les trois, la grand’mère me dit : « Jeune homme, on vous couchera ; tout à l’heure, vous mangerez avec nous ; on servit une bonne soupe aux légumes et une pleine assiette creuse de haricots rouges bien assaisonnés de thym et de laurier. Je dinai comme un prince ; ces gens prirent plaisir à me faire causer ; je leur contai ce qui m’était arrivé, sans oublier de leur dire combien j’avais de chagrin d’être parti sans embrasser ma bonne grand’mère ; je leur dis aussi que j’étais riche de neuf francs ; après avoir causé, je suivis la grand’mère, qui me fit entrer dans le fournil, où on faisait le pain. La pièce était vaste : le lit dans un angle, le pétrin, une grande table et, dans un autre angle, un tas de fagots.

La vieille dame me dit qu’elle passerait la nuit à faire du pain, chauffer le four et cuire, et que j’allais coucher dans son lit. Ah ! mon ami, que je me trouvais bien ; je m’endormis comme un bien heureux, je ne m’éveillai qu’au moment où on défournait. Je regardais travailler les deux femmes par une fente des rideaux en grosse serge verte ; j’avais faim de tout ce que je voyais, des pains chauds et des tartes qui sentaient bon et aussi des poires que l’on mettait dans le four pour les faire sécher et les conserver.

Après m’être habillé, je pris un énorme bol de café au lait avec du pain chaud ; on me fit payer seulement 1 fr. 25 pour le tout, coucher compris ; ces gens me souhaitèrent de trouver du travail à Fontainebleau et la grand’maman me demanda de l’embrasser pour réparer la faute que j’avais faite de ne pas avoir embrassé la mienne ; et m’embrassa elle-même ; je sortis de cette maison en les remerciant tous ; je courais plutôt que je ne marchais, pour ne pas faire voir que j’avais les larmes aux yeux. Il y a vraiment de braves et bons cœurs dans la classe du peuple.

À Fontainebleau, je trouvai de suite du travail ; le patron était un ivrogne, criant constamment après sa femme et ses deux enfants, âgés de 12 et 13 ans qui, prenant modèle sur leur père, disaient des sottises, faisaient mille misères à leur mère qui les adorait et les comblait de bons soins ; une bonne chose pour moi, c’est que l’on était bien nourri ; le patron, toujours dehors, s’occupant de vente et d’échanges de chevaux et voitures, j’étais seul à la boutique, beau et bon travail de bourrellerie, sellerie et carrosserie ; j’avais fort à faire, j’étais content ; par exemple, il ne faisait pas chaud où je couchais ; c’était un grenier donnant au Nord et, pendant plusieurs jours, le pot de terre qui contenait l’eau pour ma toilette avait éclaté sous l’action de la glace qui s’était formée la nuit.

C’est là que je commençai à lire ; je louais à un cabinet de lecture un volume pour deux sous. Ce fut d’abord le Juif Errant, ensuite des volumes de Voltaire, Lamenais, Michelet.

Cette ville était, selon moi, bien triste : pendant quinze jours, la Grand’Rue n’était qu’un verglas, le musée du Palais aussi était froid, les belles et merveilleuses choses que l’on y voyait ne suffisaient pas à réchauffer les visiteurs ; ce musée me fit une profonde impression, n’ayant jamais rien vu, j’avais peine à me figurer comment les hommes avaient pu faire de pareilles choses.

En lisant les livres que j’ai cités tout à l’heure, j’aurais voulu écrire aussi de belles pages, mais en voyant les meubles, tapisseries, marqueteries, peintures, j’aurais voulu connaître tous ces métiers, tous ces arts.

J’avais lu dans l’histoire de France que, sous les rois, le peuple avait toujours pâti ; que notamment sous les règnes de Saint-Louis, François Ier, Louis XIV, il mourait littéralement de faim dans les campagnes, je ne pouvais pas me figurer comment l’exploité avait pu produire autant de richesses. Ce n’est que plus tard que j’ai compris et retenu ces paroles : Que la richesse des rois était faite de la misère du peuple !

Cet hiver là, un dimanche, j’allai me promener à pied dans la forêt ; il y avait encore de la neige dans les creux, aux pieds des arbres, et un peu aussi sur les sapins ; ce fut pour moi, pendant trois heures, un enchantement, surtout quand je vis les gorges de Franchard ; on voit de jolis coups d’œil en Suisse, mais rien n’est plus enchanteur que Franchard.

Un autre dimanche que j’allais voir un camarade à Héricy, un patron m’engagea à venir travailler chez lui ; il me tutoya de suite, me disant qu’il me portait un intérêt paternel, qu’il m’apprendrait la carrosserie. Confiant dans ses bonnes paroles, je vins travailler chez lui ; j’y restai quatre mois, sans repos des dimanches ; il ne me fit jamais travailler à la garniture des voitures, d’abord pour la bonne raison que dans le pays, on ne faisait que des réparations de peu d’importance, tout ce travail se faisait à Paris ; il me paya 3 franes par mois, juste de quoi payer mon blanchissage et danser une ou deux danses le dimanche. Patron et patronne étaient des gens sans scrupule ni loyauté.

Avant de quitter ce pays, je voulus me payer le théâtre ; un dimanche, après dîner, je partis pour Fontainebleau, 12 kilomètres aller et retour ; je revins à une heure du matin par les bois et les champs ; c’était payer bien cher ce que j’y ai vu ; perché au paradis, je vis jouer une comédie-vaudeville appelée : Faute de s’entendre. J’ai cru comprendre, parce que je n’entendais pas les paroles, que deux jeunes amoureux ne se comprenaient pas et qu’enfin ils finirent par s’embrasser ; mais ce qui me frappa le plus, c’est de voir qu’ils mangeaient des crevettes ; un voisin voulut bien me rapporter le nom que je n’avais pas entendu ; en rentrant, je cherchai le mot sur le dictionnaire, et je sus ce que c’était que des crevettes. Cela m’avait d’autant plus intrigué que ma patronne traitait sa voisine de grande crevette. Je me rendis comple que c’était par méchanceté et dérision qu’elle parlait de la sorte.

Après le vaudeville, on joua un opéra-comique ; je m’attendais à voir des farces à faire rire ; j’entendis chanter et causer, sans rien comprendre ; tout ce que j’ai retenu, c’est qu’un acteur portail toujours la main à son poignard, sans frapper ; enfin je quittai le théâtre, pestant contre la musique qui m’avait empêché d’entendre les paroles du chant, heureux tout de même, ne regrettant pas mes dix sous et le chemin que j’avais fait.

Je quittai ce pays avec regret, non pas des patrons, mais parce que c’est vraiment beau, les bords de la Seine, d’Héricy à Vulaine.

Je partis travailler à Moret-sur-Loing ; là, c’était autre chose ; la patronne était douce et bonne ; on y était bien nourri, mais le patron était un alcoolique ; chaque matin avant huit heures, il absorbait trente verres d’eau de vie de marc (presqu’un litre), en compagnie des fariniers qui sont nombreux à Moret. Il rentrait se coucher cuver son ivresse, jusqu’à deux heures je restais seul à m’occuper des clients et du travail ; ivrogne et dépensier, il cherchait à se tirer d’affaire n’importe comment.

La clientèle était faite de petits propriétaires, qui recherchent toujours le meilleur marché ; ailleurs, un harnais coûtait 110 francs, mon patron leur livrait pour 85 franes, aussi je travaillais ferme, quatorze heures par jour, mais ce que l’on livrait était fait avec du cuir d’âne qui, au premier effort, cassait comme du verre. Harcelé de questions et de reproches, en l’absence du patron, et ne pouvant pas dire que c’était un malhonnète homme, je partis pour aller plus loin, je suivis les conseils d’un patron eharron qui me dit que si j’allais à Paris, je ne pourrais plus faire mon tour de France, parce que la grande ville retenait les jeunes gens. Je visitai Orléans, Beaugency, Blois, Tours,

Ici, je veux te conter un fait relatif aux sables mouvants de la Loire :

Près des châteaux historiques de Chaumont-Amboise, le lit du fleuve a parfois un kilomètre de large, mais le flot coule sur la rive gauche ; les trois quarts de la largeur forment comme des petits ilôts à sec ou entourés d’un filet d’eau. Ayant laissé mon paquet dans une auberge, je descendis voir de près les petits cours d’eau ; à 50 mètres du gros du fleuve, il y en avait un de 10 pas de large environ, avec de l’eau qui ne venait qu’aux chevilles. Je me déshabillai et m’assis dedans ; c’était si tiède, le sable me chatouillait les reins, c’était un vrai bonheur ; lorsque, en regardant du côté de la rive sèche, je vis deux hommes qui accouraient vers moi en faisant de grands gestes ; ces hommes étaient des charretiers qui se trouvaient dans l’auberge où j’avais laissé mon paquet ; je me levai pour voir ce qu’ils voulaient, mais au lieu d’avoir de l’eau aux chevilles, j’en avais jusqu’aux cuisses ; devant moi, un trou s’était formé et, derrière mon dos, le sable s’était amoncelé, de sorte qu’en me levant, je me trouvais ensablé ; je me tirai de là facilement ; les deux hommes qui m’avaient rejoint me dirent alors qu’ils m’avaient vu en danger et qu’ils étaient accourus. À leur dire, si j’étais resté un quart d’heure de plus dans ce joli cours d’eau, j’y serais resté pour de bon ; je les remerciai bien.

Je travaillai ensuite à Montrichard, où il y a un restant de donjon féodal, pays riche en cultures et vignes ; à quelques kilomètres sont les fameuses carrières de Bourret, qui ont fourni, depuis des siècles, des pierres qui ont servi à bâtir les châteaux de la Loire.

Ce pays me plaisait ; considéré et aimé des patrons ; seulement on y travaillait souvent de trop ; le patron ne se gênait pas de venir me réveiller à cinq heures du matin. En septembre, je l’aidai à faire les vendanges et à tirer le vin ; il fit de son mieux pour me griser et il y réussit ; ce soir là, quand je rentrai à ma chambre, j’avais une figure si défaite que je me promis bien de ne jamais plus m’enivrer ; j’ai tenu parole.

Dans la même chambre d’hôtel, nous étions trois ouvriers aimant la lecture ; un serrurier et moi, nous lisions tout haut pendant quatre heures ; mais notre camarade, un petit tailleur, a lu une fois tout haut pendant six heures. ce qui s’appelle bien lire ; pareille chose est rare et mérite d’être noté.

En quittant Montrichard, je travaillai aux Montils ; sol assez riche, mais où les habitants étaient pauvres, parce que la propriété appartient en grande partie à quelques riches ; une veuve âgée en possédait une grande partie à elle seule ; malgré son grand âge, elle dirigeait la ferme du pays, où travaillaient huit ou dix personnes, hommes et femmes, qui étaient plus mal nourris que des bêtes.

Le jour de l’an, je fus invité à goûter dans cette ferme ; on servit sur la table quelques grosses pommes de terre sorties d’une pleine chaudière et destinées aux cochons ; on mit à même la table une poignée de gros sel gris, du pain, du fromage et des noix ; mais je ne pus manger le pain, qui était fait avec des farines de seigle et de sarrasin, tant c’était amer et couleur de terre ; le vin blanc, que les gens buvaient, était récolté dans les terrains froids des bords de la Loire, où les raisins ne mûrissent pas ; les vignes donnent un vin aigre qui n’est buvable que pour ces gens, qui y sont habitués.

Les jeunes gens de ce pays n’étaient pas du tout fraternels ; nous étions une quinzaine d’ouvriers étrangers à la commune ; ils ne voulaient pas que nous dansions avec les filles du pays ; pour éviter les querelles et batailles, nous allions au village le plus proche ; là, quel contraste ; les garçons et les filles venaient en groupe au devant de nous le dimanche ; nous nous asseyions à une grande table, où des jeunes et des vieux du pays venaient s’asseoir également ; alors on chantait jusqu’à la fermeture ; quand le garde champêtre venait à 10 heures, les filles le cajolaient : encore une danse, monsieur Labri ; il se laissait faire, et cette dernière danse n’en finissait jamais ; l’on en avait bien pour son sou.

Enfin, la soirée finie, on s’en allait heureux, en chantant, reconduit un bout de chemin par les jeunes gens ; on avait passé un bon dimanche, bu du vin sucré et bien dansé ; tout cela pour quelques sous.

Mes patrons étaient de braves gens qui m’aimaient ; je travaillais ferme ; j’étais bien nourri. Un petit fait que je me rappelle avec plaisir : un jour de décembre, par un temps superbe, nous voilà partis dans la forêt pour couper des manches de fouets en bois de houx ; la patronne mit dans une serviette un bon morceau de pain, des pommes et des noix ; le patron ne voulut pas porter cela ; je pris le paquet ; il me traita, avec bonhomie, de mauviette ; c’était honteux de s’embarrasser de manger pour une absence de quatre à cinq heures ; quand la faim me prit, nous nous assimes sur la mousse du fossé, au pied d’un chêne. Je développai mon pain, mes pommes et mes noix, que je me mis à attaquer doucement en lui disant : C’est réellement bon quand on a faim ; c’est bien ennuyeux que vous trouviez qu’il faut être une mauviette pour manger entre les repas, car nous aurions partagé ; il me dit alors, de bonne humeur : Vous avez raison, c’est moi qui suis une vieille bête ; donnez-moi du pain et des pommes, mais ne le dites pas à ma femme (c’est curieux, cette sorte d’amour-propre chez des gens de bien).

Dans cette forêt, nous vîmes passer le mâle et la femelle sanglier, suivis de leurs petits ; ils eurent plutôt peur de nous, alors que nous nous sauvions ; ces animaux ne sont pas méchants quand on ne leur fait pas de mal.

Au printemps, je quittai ces bons patrons, l’autre bourrelier du pays n’était pas de même ; son ouvrier ayant voulu partir avec moi, il ne lui donna que dix francs, alors qu’il lui en devant 48 ; il est allé trouver le maire, qui lui a répondu que le patron avait raison, parce que, en l’occupant l’hiver, il avait compté qu’il resterait l’été (il était payé 12 francs par mois).

Néanmoins, chaussé de sabots, il partit avec moi jusqu’au Puits-Notre-Dame.

Je ne fis que passer à Tours ; la ville était bien belle, avec son pont admirable ; mais je voulais voir du pays.

À Saumur, on demandait un jeune ouvrier pour le Puits-Notre-Dame. J’y allai travailler chez de jeunes patrons de bonne humeur qui s’aimaient ; cependant, lui buvait de trop. Dans ce joli pays, tout le monde était gai ; les filles infatigables à la danse ; on dansait sur la route dans la journée du dimanche, et le soir au bal.

En avril, un prédicateur était venu prêcher ; tout le monde allait le voir et l’entendre ; des enfants, filles et garçons, chantaient. La partie du chœur était bien éclairée, mais l’entrée de l’église était dans l’obscurité ; aussi les filles et les garçons ne se gênaient pas pour s’embrasser ; il y avait plus de baisers de donnés que de conversions faites par le prédicateur. Ce n’était pas la même chose au Lorroux-Bottrot, en Vendée, où j’allai ensuite ; là, c’était des fanatiques ; on voyait à la porte de l’église, avant la semaine sainte, une foule d’hommes, de femmes et de filles, attendre jusqu’à minuit leur tour au confessional ; dans les rues, les jeunes filles, vêtues comme des vieilles, baissaient la tête ; il fallait s’enfermer pour manger de la viande. Je ne restai pas un mois dans un aussi triste pays.

Je ne fis que passer à Angers ; cette ville me parut aussi bien triste ; son vieux château féodal est sans doute curieux, mais cette masse sombre, avec ses larges fossés, ce n’est pas gai ; en quelques heures, je ne vis pas moins de dix groupes de frères de la doctrine ehrétienne, que l’on nommait alors les frères ignorantins, mal chaussés, aux robes crasseuses ; cela me faisait l’effet d’une ville morte.


IX


Nantes est une belle ville ; je n’avais pas encore vu d’aussi belles maisons avec des balcons de pierre et fer forgé, supportés par des cariatides. Cela me rappela avoir lu quelque part que, dans le siècle dernier, les grands armateurs de Nantes avaient gagné beaucoup d’argent en faisant le commerce des esclaves. Je passai deux jours à visiter cette ville : Musée, jardin des plantes, le port, la poissonnerie ; c’était pour moi très intéressant ; je n’avais jamais vu jusque là de poissons de mer.

Je venais à Nantes avec l’intention de travailler, mais quand je vis les bateaux, je n’eus plus qu’un désir, de partir en Amérique ; j’avais entendu dire qu’il était facile de s’embarquer pour aider à la cuisine ; je m’adressai à plusieurs marins ; les uns se moquèrent de moi ; d’autres, plus sérieux, me dirent qu’il n’était pas facile à se faire embarquer gratuitement, que j’étais bien jeune, qu’il valait mieux attendre que j’aie vingt ans ; qu’alors je saurais mieux me retourner ; j’écoutais ces paroles distraitement, je voulais aller sur mer ; justement il y avait un bateau, appelé Jacques-Paul, qui partait le soir même pour Bordeaux.

Je pris de suite un billet pour 6 francs ; j’achetai pour 14 sous de provisions, savoir : pain et saucisson, et 5 sous de vin blanc mélangé avec un peu d’eau-de-vie ; avec cela, je ne devais pas avoir le mal de mer, m’avait-on dit.

La descente de la Loire fut admirable ; à l’embouchure, un passager se mit à jouer sur son violon, des valses et quadrilles, et une vingtaines de passagers se mirent à se trémousser ; je prenais une large part à ces ébats, quand un coup de vent m’enleva mon chapeau neuf de 3 fr. 50, dont je venais de me couvrir après la danse finie.

Quand la nuit vint, on était en pleine mer ; le mal commença à se faire sentir ; beaucoup se contentaient d’aller s’appuyer au bordage, mais d’autres, dont j’étais du nombre, et qui ne pouvaient payer leur tribut à la mer, étaient malades à en mourir. Pour si beau que ce soit de voir la mer pour la première fois, quand la fraîcheur de la nuit vint, on entra dans la cabine située sur le pont ; au milieu il y avait une longue table et, faisant le tour, des banquettes pouvant permettre à une trentaine de personnes de s’asseoir ; sur cette table étaient posés les colis des voyageurs ; très malade, j’avais la tête appuyée sur mon paquet, lorsque tous les colis tombèrent, les voyageurs furent renversés ; on courut sur le pont ; ce n’était qu’une grosse vague qui avait couché le bateau sur le côté ; le capitaine donna ordre que tout le monde rentre dans la cabine ; l’un des voyageurs nous consola en nous disant qu’il n’y avait pas de danger, mais cependant que le vieux bateau avait le cul trop lourd ; en effet, après s’être levé de l’avant, il retombait lourdement sur l’eau, avec un bruit de « floc », comme si l’on avait laissé tomber de haut une immense planche sur l’eau.

Enfin, malade, n’en pouvant plus, blotti sur le banc de la cabine, je me couchai dans une boîte ; sur trois rangs étaient disposés des casiers comme ceux des épiciers, où on met les pommes de terre, les haricots secs ; dans chacune de ces boîtes, il y avait une sorte de sac, noir comme la suie, contenant environ un kilo de balles d’avoine ; jusqu’au jour je restai dans cette caisse, malade, dévoré de vermine. Je me rendis compte en sortant de cette niche que j’avais la figure bouffie et rouge ; par centaines, les punaises me couraient partout sur la figure, les poignets et vêtements.

Il n’y avait pas d’observations à faire au capitaine ; il était terrible ; à l’entendre parler d’une façon si dure, je me figurais qu’il avait le droit de jeter à la mer ceux qui lui déplaisaient.

Quand, le lendemain, le soleil se leva, on avait à gauche les côtes de La Rochelle, à droite l’ile de Ré ; on mit à l’ancre, et le capitaine, avec une dizaine de passagers et pasagères, partirent pour l’île de Ré, faire une partie, et revinrent seulement à la nuit ; nous, les pauvres (sans le sou), nous restâmes tout le jour sous un soleil de plomb. À leur retour, des passagers restés à bord protestèrent auprès du capitaine de nous avoir laissés là toute une journée ; je crus qu’il allait tirer dessus, tant il était en colère.

Enfin, la nuit fut comme la précédente ; de grosses vagues faisaient danser le bateau, surtout dans les parages de la tour de Cordouan ; on arriva au port de Bordeaux vers 2 heures, après plus de quarante heures de maladie et de jeûne.

(L’année suivante, une voie d’eau s’étant produite dans le bateau, en vue de l’ile de Ré, on sauva les pasagers, et le Jacques-Paul fut mis à la retraite.)


X


Me voici à Bordeaux : c’est plus beau, plus animé, plus riant que Nantes ; aussi, je veux y travailler ; je descendis chez la mère des Compagnons ; après m’être un peu restauré, je courus voir la ville, les quinconces, le jardin des plantes, le grand théâtre Saint-André, la cathédrale, le fameux pont qui passait alors pour le plus beau du monde ; en arrivant sur ce pont, je vis un spectacle qui m’impressionna d’autant plus que je ne me l’expliquais pas : c’était de voir les {{{2}}} couchés sur le flanc, dans la vase ; l’eau coulait seulement dans le fond, au milieu du fleuve ; des passants me dirent que c’était la marée ; le même phénomène (flux et reflux) se produisant deux fois en vingt-quatre heures.

Je fus embauché deux jours après chez un bon patron, juste et pas criard ; il était breveté pour un genre de colliers anglais ; c’est là que j’entendis parler politique pour la première fois entre le patron et l’ouvrier spécialiste qu’il avait amené de Paris ; je ne me mêlais pas à la discussion, j’écoutais seulement ; le patron était un insurgé de 48 ; il disait que c’était son titre de gloire ; au coup d’État de 52, il avait fait de la prison ; aussi il n’aimait pas l’empereur ; il disait qu’il boirait une bonne bouteille le jour où on le tuerait ; il souhaitait le renversement de l’Empire, le rétablissement de la République, avec à sa tête des hommes comme Blanqui, Louis Blanc, Victor Hugo, l’organisation des corporations en coopératives de production ; il ne cachait pas que, dans ce cas, il aurait mérité d’être choisi pour être un des dirigeants de la coopérative des selliers fabricants de colliers.

L’ouvrier, lui, disait que si on voulait le rétablissement de la République, il fallait commencer par faire marier les curés, car, une fois mariés, ils n’iraient plus catéchiser les femmes ; done : tous les curés mariés ; tous ceux qui ne le seraient pas au bout d’un an seraient expulsés de France et fusillés sans pitié s’ils y rentraient ; un maître et une maîtresse d’école dans chaque village ; tous ceux qui enverraient leurs enfants chez les frères ne seraient pas électeurs ; tous les biens rapportant plus de cent mille francs de rente reviendraient à l’État.

C’était la patronne qui venait à l’atelier les mettre d’accord quand ils s’animaient par trop ; elle leur disait doucement : Ça, mes pauvres amis, ça n’arrivera jamais ; tout ce monde-là se soutient : le pape, l’empereur, les curés, les juges, les gendarmes, sont du côté du plus fort ; en attendant, tâchez de faire et de vendre beaucoup de colliers, et le plus cher possible.

Bientôt, je me payai l’opéra et le théâtre français, aux places à dix sous ; l’opéra me ravissait, mais quand la musique dominait le chant, ça ne m’allait pas ; pourtant je ne faisais que rêver de Guillaume Tell et de la Muette de Portici. À cette époque, il y avait au théâtre français des artistes de Paris, tels que Melingue, Laferrière, Frédéric Le Maître, Delaunay, du Français de Paris. Après avoir vu les comédiens, j’en rêvais à ce point que dans notre chambre, où il y avait cinq lits, occupés par 10 et quelquefois 15 ouvriers, je déclamais des tirades aux camarades, car j’avais acheté quelques brochures des pièces qui m’avaient le plus empoigné : Tartufe, Trente ans ou la Vie d’un Joueur, La fausse Adultère ; je trouvais drôle que les camarades me disaient de les laisser dormir, que je les embêtais ; ce n’est que plus tard que j’ai pensé qu’ils avaient bien raison et que véritablement j’étais embêtant.

J’écrivis même à mon père pour lui demander s’il m’autoriserait à entrer au théâtre ; il me répondit une bonne lettre, que j’ai conservée, et que voici :


Mon cher enfant,


Je suis bien content de voir que tu aimes à t’instruire, que tout t’intéresse, j’aurais eu bien du chagrin si tu avais godaillé avec des mauvais sujets qui tirent des carottes à leurs parents pour recevoir de l’argent, qu’ils dépensent bêtement ; continue à lire de bons livres quand tu le peux et à aller au spectacle ; ça élève la pensée. Mais, mon enfant, il ne faut pas penser à devenir un comédien, car on ne peut faire deux métiers à la fois ; et puis, il faut de l’argent ! Ceux qui arrivent ont étudié pendant des années, et puis, pour un qui arrive à être en vue dans les théâtres de Paris et des grandes villes et à gagner de l’argent, il y en a cent qui restent dans la misère toute leur vie.

Garde ton métier, qui te fera toujours vivre et ne pense plus à ce qui ne se peut pas. Je serais bien heureux d’avoir un fils grand artiste comme j’en ai vu à Paris, qui m’ont émotionné à me faire pleurer ; mais, je te le répète, pour arriver là, il faut des années de travail et beaucoup d’argent à dépenser, et quand les parents n’en ont pas, c’est impossible.

Je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que ta mère.

Ton père,
Cadoret.

Mon jeune frère avait écrit sous la signature :

« Jeune acteur prodigue, dissipateur, vieux comédien, meurt de faim. »


Je vais te dire ici quelques mots de la Société de compagnonnage dont je faisais partie ; c’était en quelque sorte un syndicat corporatif, composé de compagnons et d’aspirants ; les compagnons étaient ceux initiés aux rites secrets de la Société ; les aspirants, le mot l’indique, étaient ceux qui aspiraient censément à devenir compagnons. Le siège de la Société se tenait chez un marchand de vins-restaurant ; c’est là que les patrons adressaient leurs demandes d’ouvriers ; les tenanciers de ce restaurant-hôtel se nommaient la Mère et le Père des compagnons. Les compagnons étaient censé meilleurs ouvriers que les aspirants ; aussi, les premiers dirigeaient la Société, sans que l’on puisse parler contre les statuts, et en même temps ils établissaient les prix et se faisaient payer en moyenne 25 0/0 de plus que les aspirants. Les règlements étaient bien vieillots, mais ils n’admettaient pas qu’on les discute ; ainsi, les amendes étaient toujours payées en litres de vin, à consommer le jour même chez la Mère des compagnons. Voici quelques-unes des amendes imposées : Le sociétaire qui disait Madame ou Monsieur ou Mademoiselle, au lieu de Mère, Père, Sœur, ou d’oublier son pain sur la table au lieu de le ranger dans sa case, était à l’amende d’un litre ; un crampon de fer effilé était scellé dans le mur ; on y piquait le pain, et que le coupable le réclame ou non, il devait tout de même payer. S’il ne voulait pas boire, les camarades buvaient à sa place et le litre était porté au compte de semaine par la Mère.

Si dans cet établissement il vous arrivait un ami, vous ne pouviez pas vous asseoir à côté de lui, vous deviez seulement vous mettre à la table des aspirants ; ceux qui venaient consommer sans être de la Société ne pouvaient non plus se mettre à la table des compagnons ou aspirants ; c’étaient là les indépendants ; on ne pouvait plus tutoyer le camarade de la veille dès qu’il était reçu compagnon.

Sept corps de métiers frayaient entre eux ; ils se prêtaient aide et protection ; c’étaient les bourreliers, peintres, charrons, maréchaux-ferrants, charpentiers, forgerons, serruriers.

Avant l’installation des chemins de fer, les ouvriers allaient à pied de ville en ville, et quand les compagnons ennemis se rencontraient, par exemple des menuisiers, tailleurs ou cordonniers, on s’abordait en s’interpellant, et après s’être dit de passer au large on se battait ; les grandes cannes à bouts de cuivre entraient en jeu et les blessés ne manquaient pas (à l’époque où je parle, on ne pratique plus ces bêtes coutumes). On rapportait que la dernière bataille, livrée entre charrons et tailleurs, a eu lieu en 1857 ; les quatre belligérants avaient tous été blessés.

Si ces coutumes barbares avaient disparu, le compagnonnage était resté rétrograde. Je m’en suis tout de suite aperçu à la première réunion tenue après mon admission ; je formulai le vœu qu’une partie des amendes soit supprimée et que celles conservées soient versées dans une caisse pour les camarades sans travail, au lieu d’être dépensées en litres de vin, au seul profit de la Mère des Compagnons ; on me répondit que le règlement datait de six cents ans et qu’il devait être respecté. Cette réponse était peut-être faite un peu au hasard ; toujours est-il qu’à partir de ce moment, les compagnons me prirent en grippe et, aux réunions mensuelles, ne me laissaient plus formuler aucune proposition.

Aussitôt ma cotisation versée, on me disait de m’en aller ; aussi beaucoup d’ouvriers quittaient cette Société pour aller à d’autres plus indépendantes, qui s’occupaient aussi du placement de leurs sociétaires.

Un patron d’un petit canton appelé T…, loin des communications faciles, demanda un ouvrier (bien payé). J’y allai ; et là, nourri et couché, je pouvais en deux mois mettre cinquante francs de côté. À la ville, on ne pouvait pas économiser autant, avec le salaire de 2 fr. 50 par jour ; je fus très heureux dans cette petite ville ; le soir, devant les portes, avec les patrons d’industries ou les commerçants, on faisait de bonnes causeries sur ce que chacun avait vu ou lu ; d’autres fois, avec les jeunes gens, on allait se promener en chantant.

Le maire était un homme riche et redouté ; on en parlait tout bas comme d’un méchant homme. On racontait qu’il avait fait mettre en prison un pauvre diable d’ouvrier ayant répondu à un colporteur qui lui offrait un chromo représentant le portrait de l’empereur : « Je ne veux pas chez moi le portrait de ce bandit. »

Chaque dimanche, autour de l’église, à la sortie de la messe, se tenait le marché : beurre, œufs, cèpes, que l’on trouve en quantité dans les bois de la contrée. Un journalier, dont la femme était blanchisseuse, mécontent de l’emprisonnement de son ami, avait refusé de travailler pour le maire ; un jour de marché, cette femme y était venue vendre, étalés sur un tablier, les oignons récoltés dans son jardin ; les gendarmes qui, ce jour-là, attentaient M. le Maire à la sortie de l’église, avaient fait la police du marché ; la blanchisseuse n’avait pas son permis de vendre ; elle répondit qu’elle ne savait pas, s’offrit à donner les dix centimes que coûtait le permis pour un seul jour ; les gendarmes n’acceptèrent pas et demandèrent des instructions au maire ; ce dernier leur donna ordre d’expulser immédiatement cette femme du marché ; ils y mirent une brutalité révoltante, ne lui donnant pas le temps de ramasser ses oignons ; elle fut traînée par les pieds ; c’était au moment du déjeuner ; tout le monde était là à crier et à protester ; cette malheureuse se débattit, déclarant que les gendarmes et le maire étaient des gens sans cœur, des brigands, qui méritaient la corde ; elle fut enfermée à la mairie, où son mari alla la réclamer au retour de son travail. On rapporta qu’il avait injurié le maire, et, le lendemain, il fut enfermé à son tour et, peu après, condamné à cinq jours de prison pour menaces et insultes au maire ; sa femme fut relâchée après avoir passé la journée et la nuit prisonnière à la mairie.

Tout le pays était révolté de la conduite du maire ; mais on n’affichait pas trop haut sa colère, parce qu’il y a toujours des gens prêts à faire les mouchards ; mon patron, qui ne se gênait pas devant moi, disait, en réparant une paire de traits : « S’ils pouvaient seulement casser, les chevaux le fo… dans le ravin ; le pays serait bien débarrassé. »

De mon côté, je rêvais aussi une vengeance contre lui, et je l’ai accomplie.

Dans la semaine, sa bonne était venue causer à la boutique avec ma patronne ; elle disait que le dimanche suivant elle aurait beaucoup de travail pour faire à dîner à des parents et amis : Monsieur va les chercher en voiture après déjeuner ; ils assisteront aux vêpres et ensuite visiteront les vignes, puis reviendront dans le clos situé derrière la maison y cueillir des raisins de treille et des prunes de reine-claude pour le dessert ; les dames doivent faire cette cueillette. Ce sera là, dit-elle, un grand plaisir pour M. le Maire, car il prétend qu’à deux lieues à la ronde on ne trouverait pas d’aussi belles prunes. En entendant ces paroles, je n’eus plus qu’une pensée : faire disparaître les prunes.

Le jour arrivé, sitôt que le monde fut entré aux vêpres, je fis un grand détour derrière les maisons ; j’entrai dans le clos par un petit bois et, en moins de cinq minutes, j’avais dévalisé de leurs fruits les six petits pruniers, soit environ une quarantaine de prunes, que je jetai au fur et à mesure dans le bois. Je ne restai pas là pour assister à leur surprise ; mais le lendemain la bonne revint et, avec une satisfaction qu’on lisait dans ses yeux, raconta ce vandalisme à ma patronne : que Monsieur en était malade de colère ; disait que ceux qui font de pareilles choses devraient être guillotinés.

Pour moi, les premiers jours, je n’avais tout de même pas l’esprit en repos ; mais quelque temps après je riais comme les autres, car personne ne m’avait soupçonné. Dans mon for intérieur, j’étais heureux d’avoir exercé cette petite vengeance contre cet homme méchant ; cependant, cette aventure aurait pu me coûter cher.

XI


Je revins à Bordeaux, où je travaillais sans relâche ; j’eus encore l’occasion de me faire mal voir des compagnons ; leur ayant, au nom de bon nombre de camarades, demandé à ce qu’ils voulussent bien nous permettre, tout en nous appuyant, de demander aux patrons de nous payer 3 francs au minimum et 3 fr. 50 à ceux qui sont tout à fait capables. Ma proposition fut mal accueillie ; on me fit même entendre que si j’avais des réclamations à faire, je serais rayé de la Société, ce qui avait mécontenté tous les aspirants.

Avant de continuer mon tour de France, je fus embauché dans une bonne maison pour y faire une série de harnais de cabriolets ; dans cette partie surtout, j’étais un bon et habile ouvrier. Ce patron me fit compliment, tout en m’offrant 2 fr. 50 ; je voulus 3 fr. 50 ; si non, je m’en allais.

Les camarades firent cause commune avec moi et l’on décida de se passer des compagnons, de faire grève si les patrons n’acceptaient pas de payer 3 fr. 50. Ces Messieurs, pensant que si je n’étais plus là tout s’apaiserait, m’intimèrent l’ordre de partir sur-le-champ.

Cédant aux raisons de la Mère, qui craignait le scandale pendant la nuit, j’allai coucher avec un camarade. Cela n’empêcha les compagnons, aidés des charrons, de faire irruption dans la chambre, après 11 heures du soir, pour s’assurer si j’y étais ; il y eut une furieuse bataille, où le sang coula. Dès le matin, tous les ouvriers furent informés de ce qui s’était passé, et pendant qu’une délégation se rendait à la préfecture pour porter plainte contre l’agression des compagnons, d’autres groupes allaient débaucher ceux qui travaillaient et ignoraient les faits de la veille ; tous sans exception firent grève. Le soir même, une délégation des patrons vint proposer de payer trois francs, ce qui, en définitif, fut accepté. On m’attribua l’honneur de ce relèvement des salaires.

Le Syndicat, réuni au grand complet, me vota « la conduite ». Voici ce que c’est que de faire la conduite à un ouvrier : La Mère sert autant de litres et de bouteilles que l’on veut, et pendant deux ou trois heures l’on boit et l’on chante ; certains chanteurs avaient composé leurs chansons, qui certes ne méritaient pas l’approbation de l’Académie ; quant à l’harmonie, elle aurait fait sauver les sauvages anthropophages.

Le lendemain matin, je fus, selon la coutume, conduit, par deux camarades, hors de la ville, sur la route de Bayonne.

Dans cette première journée, je marchai jusqu’à la nuit noire et fis environ dix lieues. Quel triste pays que les Landes ; partout des marais, de maigres sapins ; faire des lieues pour ne rencontrer que quelques vachers ou bergers sur leurs hautes échasses, ou parfois un homme dans les sapins, occupé à faire une entaille à l’arbre d’où coulera la résine dans une sorte d’écuelle ; on se demande comment on arrive à vivre dans ce pays. Il faut posséder beaucoup de terrains pour être riche, et ceux qui ont de grandes propriété les font exploiter par d’autres, de sorte que, à part les grands propriétaires, qui tirent parti de la résine et des sapins qu’ils ont fait transformer en poteaux de mine, tout le monde est salarié et payé le moins cher possible naturellement.

Rien n’est plus triste pour un piéton que de ne pas rencontrer de maison. Sur un poteau indicateur on peut lire : X…, à tant de kilomètres ; quand vous y arrivez, vous voyez, au croisement de routes, une hutte de résiniers. Enfin, il y avait deux heures qu’il faisait nuit noire quand j’arrivai, complètement fourbu, dans un petit village. Sur les côtés de la route, l’herbe pousse à travers le sable ; la marche y est agréable dans les premières heures ; ensuite, c’est fatigant à l’impossible ; aussi, couché dans un bon lit de plumes, je ne me réveillai qu’au moment où les gens sortaient de la messe ; ce jour-là, je ne pus faire que quelques kilomètres, m’asseyant à chaque instant.

Je m’arrêtai à Dax pour voir la fontaine d’eau chaude et y prendre un bain.

Je fis séjour à Bayonne pour y travailler ; j’ai été frappé de rencontrer des gens aussi aimables. Je prenais mes repas dans une famille juive ; j’étais surpris de voir que les deux enfants, fille et garçon de 15 à 17 ans, soient si prévenant et si respectueux envers leurs parents. Je n’y restai que quinze jours ; je ne pouvais souffrir le patron, une sorte de brute inconsciente, qui autrefois avait lutté dans l’arène avec des taureaux ; pour un rien, il donnait des soufflets à sa femme, capables de l’assommer.

Le jour que j’allai à Biarritz, je fus témoin de l’effet de la marée ; j’étais à quelques pas de l’escalier qui monte dans le rocher ; devant moi, deux blocs de roche qui sans cesse se couvraient et se découvraient d’eau pendant quelques secondes ; amusé de cela, j’attendais le moment propice pour sauter d’une roche à l’autre sans me mouiller les pieds, mais l’eau augmentait ; je pensai à rétrograder et fus bien surpris, en tournant la tête, de voir que l’eau avait envahi le côté par où j’étais venu ; alors, cette fois, je n’attendis plus ; traversant les quelques centimètres d’eau, j’atteignis le petit escalier, dont je gravis les marches. Arrivé au haut de la falaise, je pus, en toute sécurité, contempler la marée montante, chose bien curieuse. (Si notre frontière de l’Est avait toutes les cinq ou six lieues une citadelle établie comme celle de Bayonne, il n’y aurait pas à craindre une invasion de ce côté.)

XII



Toujours désireux de voir du nouveau, je partis pour l’Espagne, en passant par Saint-Jean-de-Luz. Je m’étais toujours représenté les Espagnols comme je les avais étudiés sur les livres ou vus au théâtre ; mais ceux que je rencontrais sur la route n’avaient ni le petit veston avec la culotte arrêtée aux genoux, ni le boléro avec des boutons en or, ni la mantille avec jupes courtes en velours ; filles et garçons, pas trop bien vêtus, étaient chaussés d’espadrilles ; ils conduisaient de petits ânes appelés « borricots », pas gras et bien mal harnachés. J’étais charmé tout de même de voir que deux jeunes filles, qui avaient des biquots dans les paniers portés par leur âne, aient répondu si gracieusement à mon salut par un « Adios seignor ».

À Irun, village frontière, je dinai modestement d’un morceau de biquot avec des fèves et, comme boisson, du cidre pas trop bon. Ne trouvant personne à qui parler français, je suis allé faire un tour dans le village ; mais à cette heure de midi, je ne vis que quelques hommes en guenilles qui dormaient à l’ombre de murs à moitié écroulés ; cela me refroidissait de m’aventurer dans un pays que je voyais si triste. N’apercevant aucun arbre, je me renseignai où on pouvait trouver de l’ombre et passer son temps. Un homme me conduisit dans une cidraria (cidrerie chez nous) : c’était une sorte de remise où il y avait quelques tonneaux pleins et d’autres vides ; là se trouvaient une dizaine d’hommes, assis de droite et de gauche sur des escabeaux ou souches de bois, sur la paille.

Pour un sou, on vous remplissait, tiré au tonneau, un gobelet en terre cuite d’environ dix centilitres ; la plupart des habitants passaient là des heures, en renouvelant leurs consommations ; cela ne faisait pas mon affaire et je n’y restai pas longtemps. Enfin, un homme qui parlait le français voulut bien me donner quelques conseils il me dit que de ce côté de l’Espagne il serait difficile de travailler de mon métier ; il n’y avait que peu ou pas de chevaux, mais seulement des ânes et quelques mulets, les ouvriers maçons, cordonniers, menuisiers, pourraient seuls y trouver du travail ; il m’engagea à rentrer en France, et que si, plus tard, je voulais retourner en Espagne, d’y entrer par Barcelone. Je le remerciai beaucoup de ces conseils, car je m’étais proposé, en ne dépensant que dix francs, de faire environ cent kilomètres, de travailler ensuite pour pousser plus loin ; devant l’impossibilité de réaliser cette idée, je revins tout de suite à Bayonne. À cette époque, le chemin de fer n’existait pas pour aller à Pau ; du reste, eut-il existé que je ne l’aurais pas pris, mes moyens étant très limités.

Un bateau partait le soir, tiré par des bœufs ; il remontait la rivière de l’Adour jusqu’à la Peyroyrade, soit une distance de 30 kilomètres, qu’il franchissait en huit ou dix heures ; j’y pris passage moyennant quinze sous. C’était un bateau marchand, ponté au milieu ; sous le pont, de chaque côté, un châlit, avec un passage au milieu pouvant contenir 60 personnes couchées, en se serrant comme des sardines dans une boîte. Arrivé un des premiers à bord, je choisis une place et m’y allongeai ; je n’y restai pas longtemps, car sitôt qu’il commença à faire nuit, marchands et marchandes, qui regagnaient leur pays après le marché, vinrent prendre leur place habituelle ; bousculé brutalement, je me faisais le plus petit possible, en me reculant vers la sortie. Déjà très mal, serré contre les parois du pont, je quittai cette place au moment où tous ces gens retiraient leurs gros souliers pour dormir ; c’était une infection à n’y plus tenir.

Le timonier me donna une couverture ; je me couchai au pied du mât. Avant de m’endormir, je restai longtemps à écouter chanter celui qui conduisait les bœufs ; je ne comprenais pas les paroles, mais il chantait si bien, d’une voix si pure, que dans la nuit calme c’était très beau ; malgré cela, je m’endormis sans m’en apercevoir. Plus tard, je fus réveillé par une terrible averse ; je me couchai alors à l’avant du bateau, en me couvrant de vieux sacs et de bâches. Le matin, quand les premiers passagers sortirent de dessous le pont, ils marchèrent sur moi, comme si j’eus été un sac de haricots ou de pommes de terre, ce qui me fit crier malgré moi. Eh bien ; pas un ne m’adressa un mot d’excuses.

Les écrivains ont beau poétiser les Basques ; ils peuvent être forts et braves. Quant à moi, je me suis trouvé parmi une cinquantaine (hommes et femmes), et je dis qu’ils étaient tous des brutes ; je veux bien croire que tous les Basques ne leur ressemblent pas. Je fus courbaturé pendant quelques jours d’avoir été ainsi piétiné ; mais quand on est jeune, le mal passe vite.

À Pau, je travaillai seulement quinze jours ; je ne pouvais pas me nourrir avec 2 fr. 25 que je gagnais pour douze heures de travail, et encore j’étais favorisé, car un ouvrier du pays ne gagnait que 1 fr. 50 ; un maçon qui logeait dans la même maison que moi, avec sa femme et ses six enfants, ne gagnait aussi que trente sous. C’était incompréhensible de voir une ville où il y a de si beaux hôtels, fréquentés par des gens riches, étrangers pour la plupart, où on voit à chaque instant de beaux équipages ; tout ce monde enfin dépense l’or sans compter, et à côté de cela l’ouvrier ne gagnant que tout juste pour manger du pain sec. Je vais citer un exemple de cette misère des petits. Ne pouvant aller ni à l’hôtel ni au plus modeste restaurant, vu mon modeste salaire, je prenais mes repas avec cinq autres ouvriers ; moyennant soixante centimes par jour, nous avions à chaque repas, midi et soir, une soupe à la graisse, une assiette de haricots ou de pois secs avec une couenne de cochon ; nous fournissions notre pain. Sur les six pensionnaires, j’étais le seul qui buvait du vin à douze sous le litre.

C’était un propriétaire qui nous donnait pension ; l’homme n’avait que 30 ans, sa femme environ 25, et ces gens, pour cinq francs par mois, me donnaient un lit dans leur chambre. Une sorte de pupitre ou de prie-dieu séparait les deux lits ; le leur avait des rideaux, le mien pas ; le mari se couchait le premier et soufflait la lumière quand sa femme était prête à se mettre au lit. Ceci montre à quel point il fallait que ces gens aient besoin pour se condamner à une gêne pareille. De mon côté, j’étais aussi très gêné ; on le comprendra sans peine.

Ils avaient en pension leur cousin, ouvrier tailleur très capable, gagnant deux francs par jour ; il était fiancé depuis un an ; le mariage devait se faire dès qu’il aurait de quoi acheter l’indispensable pour se mettre en ménage, les parents de la jeune fille ne pouvant rien acheter et le jeune homme n’ayant pu mettre encore de côté l’argent nécessaire.

J’ai vu à Pau des courses bien curieuses, nommées « courses ossaloises », pour hommes et dames. Sur une pelouse d’environ 200 mètres de circonférence, on mettait des roses tous les trente ou quarante mètres ; des femmes, en courant, et ayant une cruche pleine d’eau sur la tête, devaient ramasser ces fleurs sans laisser tomber leur cruche ni renverser l’eau. Pour les hommes, le parcours était plus long et, en courant, ils devaient ramasser des œufs ; un poids de cinq kilogs, qu’ils avaient dans un carnier, leur faisait perdre l’équilibre en se baissant ; aussi beaucoup d’entre eux tombaient : c’est ce qui amusait le plus les spectateurs. Tout dans cette ville était fait pour les riches, rien pour les pauvres. Les jeunes gens de toute la contrée qui touche aux Pyrénées aiment à chanter, des chœurs surtout ; c’est un vrai plaisir de les entendre ; mais à l’époque dont je parle, on lisait, sur affiche placardée aux murs de la mairie, que le plus grand calme devait régner dans la ville, afin de ne pas troubler le repos des étrangers.


XIII


De Pau à Tarbes, quel joli coup d’œil ! Dans le lointain la montagne, que l’on se figure être tout près, le soir. Je m’étais assis au bord d’un petit ruisseau, le soleil était couché sur le côté où j’étais, alors qu’il brillait de tons roses au faîte de la montagne, je me demandais en ce moment lequel me charmait le plus : le chant d’un gardeur de chèvres, qui était d’une grande douceur, ou le coucher du soleil vu sur la montagne ; peut-être était-ce le soleil qui l’emportait.

Je n’ai rien noté de Tarbes. Après avoir vu Pau avec son air de fête, les jeunes filles chantant toujours et fraiches comme les premières roses, Tarbes me paraissait mort.

Après avoir quitté Tarbes, un homme, qui allait du côté de Toulouse chercher du vin, me prit dans sa voiture pendant trois ou quatre heures. Le village où il s’arrêtait possédait une seule auberge, vrai cocagne pour les voyageurs. Sur l’affirmation de mon conducteur, que je pouvais me mettre à la table commune, sans craindre une dépense trop forte, le repas ne coûtant que 1 fr. 25 ; il avait dit vrai, car je n’avais encore fait un déjeuner pareil : artichaud, viande de boucherie, poulet, salade et bon vin ; c’était un véritable repas de noces. Il est probable que maintenant, avec les moyens de communication qui existent, on ne mangerait pas si bien pour le double du prix.

Je laissai là une douce illusion ; depuis que je voyais les Pyrénées, je rêvais de faire l’ascension d’une montagne. De ce village, il y avait 25 kilomètres pour se rendre à Bagnères-de-Bigorre, et de là je me figurais pouvoir, en peu de temps, aller au Pic du Midi. Un marchand ambulant qui, avec cheval et voiture, visitait tous les petits pays de la montagne pour y vendre de la bonneterie, m’expliqua qu’un piéton mettrait au moins cinq jours, aller et retour, pour atteindre le pic, et qu’il lui faudrait dépenser au moins 40 francs ; il me fit comprendre ce qu’était la montagne : on voit un pic qui vous semble tout près et on marche deux jours sur des routes en lacet avant d’arriver au sommet ; il faut un guide, sans quoi on pourrait se perdre ou tomber dans des crevasses souvent cachées par la neige, et puis, si l’on monte sur les hauts sommets, c’est pour admirer les panoramas qui vous entourent, surtout le lever du soleil ; quand il neige ou pleut, on ne voit rien ; aussi les touristes qui s’y trouvent pour voir passent une et deux nuits s’il le faut dans des cabanes solidement construites avec des troncs d’arbres, où, en plus des provisions qu’ils ont apportées, il se trouve toujours ce qui est indispensable : huile, graisse, conserves alimentaires, du pain et du bois ; mais pour cela, il faut beaucoup d’argent. En entendant parler ainsi, je compris que je devais faire mon deuil de ce projet si amoureusement caressé. Il serait donc dit que je ne pourrais jamais réaliser mes désirs ; après le voyage en Amérique, la carrière théâtrale, voilà la montagne qui se dérobe.

Je me dirigeai sur Toulouse ; n’y trouvant pas de travail, je continuai ma route sur Montpellier. Un ennui m’arriva au sortir de la ville : à environ un kilomètre, je m’assis au bord de la route, sur la chaintre d’une pièce de blé non encore épié, à l’ombre d’un orme à haute futaie ; je quittai mes souliers pour me chausser de mes espadrilles, car si j’étais économe, et pour cause, j’avais aussi de l’ordre ; du reste, l’un ne va pas sans l’autre. Je chaussais mes bottines quand j’entrais dans une ville ; je me serais cru déshonoré d’y entrer avec des espadrilles, cela avait l’air trop malheureux ; c’est une chaussure très économique ; j’avais fait plus de 300 kilomètres avec celles que je possédais alors. La tête appuyée sur mon paquet, je regardais au-dessus de moi les oiseaux qui jouaient dans les branches de l’orme ; à l’ombre, par ce beau temps de fin avril, je me trouvais heureux ; dans ma contemplation je m’endormis sans m’en apercevoir, quelques minutes seulement, qui ont suffi à un mauvais gueux pour me voler mes bottines que je venais de quitter. Il n’y avait rien à faire ; deux femmes, qui se trouvaient à l’herbe dans le blé, n’avaient pas vu mon voleur. Je partis navré ; c’était une perte sensible pour moi ; et comme un malheur n’arrive jamais seul, je devais, peu de temps après, m’apercevoir que ce dicton est juste.

Je venais de rattraper sur la route une jeune femme, montée dans une voiture trainée par un âne ; tout en marchant à côté de ce véhicule, je lui contai le vol dont je venais d’être victime ; elle accabla de ses malédictions tous les voleurs passés, présents et à venir. Au moment où je voulais descendre au bas de la route pour boire à un ruisseau, elle me dit que cette eau n’était pas bonne et, en me montrant un groupe de maisons à quelques centaines de pas, là, dit-elle, je vous offrirai de la bonne eau fraîche avec un peu de vin. En arrivant, je l’aidai à dételer son âne et j’entrai avec elle dans sa pauvre maison aux murs en terre ; il fallait baisser la tête, tant la porte était basse. Dans la première pièce, un dressoir en bois blanc posé sur une sorte de commode ; on y voyait quelques assiettes de faïence et quelques verres, une table également en bois blanc, deux chaises de paille sans dossier ; à l’entrée de la porte, à droite, un seau plein d’eau et, au-dessus, accroché à un clou, un gobelet en fer-blanc. Elle passa dans l’autre pièce et revint avec une cruche ; elle me servit alors un verre d’eau, dans lequel elle versa un peu de vin de la cruche, me recommandant de ne pas boire d’un seul trait ; cette boisson, en effet, très fraiche, pouvait faire du mal. Je ne vous invite pas à vous asseoir, dit-elle, car mon mari n’aime pas les étrangers, et s’il revenait de la vigne pendant que vous êtes là, ça ferait une histoire du diable dernièrement, il m’a battue parce que j’avais donné un morceau de pain et à boire à un pauvre vieux.

Cette bonne femme montrait sa simplicité dans ces quelques paroles qu’elle avait débitées vivement ; je passais déjà mon paquet en bandoulière et j’allais m’éloigner quand un gringalet d’homme entra : c’était le mari. S’adressant à sa femme et en me regardant : Qu’est-ce encore que celui-là, dit-il ? Il faut que tu donnes mon bien à tous les mendiants qui passent. Blessé d’être pris pour un mendiant, je répondis sur un ton fâché que j’étais un ouvrier, qu’ayant soif, j’avais demandé un verre d’eau ; Madame y avait ajouté un peu de vin ; que ce n’était pas là mendier, et j’ajoutai : si vous voulez, je vais le payer, votre verre d’eau. — Oui, dit-il, donne trois sous. Je mis les sous sur la table. Sa femme voulut les prendre pour me les rendre, disant que c’était honteux de faire payer un verre d’eau rougie, qu’elle le dirait à tout le monde ; son mari lui lança un furieux soufflet, disant : « Te tairas-tu, carogne. »

Je sortis en traitant cet homme de brute ; je n’avais pas fait quatre pas qu’il était sur moi, ayant à la main un rouleau à aplatir la pâte, me disant d’ouvrir mon paquet pour voir si je ne lui avais rien volé, ce qui aurait été difficile, puisqu’il n’y avait que les quatre murs de la maison. J’étais vraiment révolté, et comme il voulait m’attraper par mes vêtements, tout en me menaçant de son rouleau, je le repousai ; il s’empêtra dans les pierres et les morceaux de bois qui entouraient un tas de sable dans lequel on avait fait un trou où on avait amorti, le matin même, de la chaux, qui était encore chaude. Il tomba dedans de tout son long ; je ne suis pas resté pour voir comment il s’était tiré de là ; je m’en allai au plus vite, plutôt courant que marchant ; je craignais que ce bonhomme ne me courre après avec un bâton ou une fourche et m’assomme, ce qu’il aurait sans doute fait s’il n’avait pas été obligé de changer complètement de vêtements. Plus tard, j’ai ri de l’aventure ; mais sur le moment, je ne pouvais pas surmonter la chose d’avoir été traité de mendiant et de voleur par cette brute aussi avare que méchant.

Quand j’arivai à Carcassonne, mes espadrilles, trop usées, me blessaient les pieds ; il fallait absolument que je travaille pour me reposer et faire venir ma malle restée à Bordeaux ; un patron à qui j’expliquai ma situation consentit à m’embaucher ; j’y travaillai un mois ; j’aurais pu y rester plus longtemps si j’avais voulu, car mes patrons étaient bons pour moi ; je donnais des leçons d’histoire de France au petit garçon, âgé de 11 ans.

La ville est gaie ; l’eau fraîche et limpide coule dans les ruisseaux ; les femmes du peuple sont très croyantes. En pleine ville, sur la route de Toulouse, il y avait une grande croix entourée d’un terre-plein bordé d’un trottoir ; à côté des promeneurs qui, le soir, venaient s’asseoir là, nombre de femmes venaient s’agenouiller en résitant des : « Je vous salue, Marie », « Pardonnez-moi mes péchés », « C’est ma faute, ma très grande faute ». C’en était gênant pour les promeneurs qui, le plus souvent, s’éloignaient pour ne pas gêner les bonnes femmes dans leur dévotion.

Le plus intéressant était la ville haute, citée la vieille ville féodale, célèbre dans l’histoire par les sièges qu’elle a subis. Ses fortifications ont été rétablies par Violet le Duc dans leur état primitif, ce qui en fait aujourd’hui la ville moyennageuse la plus intéressante de France. Si cette ville n’était qu’à 60 kilomètres de Paris, ce ne serait pas deux cent mille visiteurs qu’elle recevrait par an, comme Pierrefonds, mais un million, alors que ce sont seulement les étrangers, surtout les Anglais, qui la visitent.

Narbonne, patrie de plusieurs empereurs romains, n’avait pas d’attrait pour moi. Je m’arrêtai à Béziers, où j’y travaillai près de deux ans dans une maison faisant la bourellerie, sellerie et carrosserie ; cette ville de 50.000 habitants n’est pas belle dans son ensemble : la rue Française, le mail-promenade, sont admirables ; de là, le soir, par le clair de lune, on voit à Sarignan briller la Méditerranée comme un vaste miroir d’argent ; par contre, le quartier descente Canterelle, qui descend rapidement vers le canal et la rivière de l’Orb, était, à l’époque dont je parle, extrêmement sale, pour cette raison que dans cette partie il n’y avait pas de cabinets d’aisance ; chaque matin, une voiture, annoncée par une sonnette et munie d’un large entonnoir, passait pour recevoir les résidus des habitants, dont bon nombre les jetaient, la nuit, par les fenêtres ; dans ces rues, les amoureux ne se seraient pas hasardés à y bavarder à deux heures du matin.

Par exemple, les habitants étaient gais, criant quelquefois sur un ton de colère à tout massacrer, mais ne se battant jamais.

Les salaires étaient très bas (je gagnais 80 francs par mois) et payais 42 francs de pension. Ce qui me retenait par-dessus tout, c’était le théâtre, où l’on jouait quatre fois par semaine l’opéra, l’opéra comique, le drame, la comédie ; mais c’est surtout l’opéra qui faisait fureur ; cela se comprend ; dans ce pays, tout le monde a une belle voix et on aime le chant. À ce moment, un grand artiste incomparable, nommé Merly, ayant fait partie de l’Opéra de Paris, venait chanter plusieurs fois par mois et par cachets. Son répertoire se composait des pièces suivantes : Guillaume Tell, Les Huguenots, Le Prophète, La Muette, Robert le Diable, Rigoletto, Le Trouvère, La Favorite, Charles VI. Ces soirs-là, les places étaient prises d’assaut, bien que les prix en soient plus élevés. J’avais fait la connaissance d’un coiffeur, coryphée des chœurs, aux appointements de cent francs par mois ; il avait une très belle voix, mais les villes de province comme Béziers ne peuvent payer des artistes comme à Paris ; il m’emmena au théâtre, me présenta au régisseur ; je faisais nombre, je donnais quelquefois de la voix dans les chœurs que je connaissais bien, et quand je n’avais pas besoin sur la scène, j’avais droit d’assister au spectacle dans les places à 1 fr. 50 ; je me trouvais très heureux ; c’était une partie de mon rève qui s’accomplissait, étudier le théâtre, fréquenter la scène, voir toutes les pièces sans rien dépenser (je ne gagnais rien, bien entendu) et sans perdre une heure de mon travail ; du reste, je ne me faisais pas d’illusion ; comme tant d’autres, je chantais tous les opéras que je savais par cœur, avec les camarades, mais je n’aurais pas été capable de gagner ma vie dans cet art du chant.

À cette époque, le phylloxéra n’avait pas encore fait son apparition ; aussi les vignobles étaient de toutes beautés ; nous travaillions pour un propriétaire qui ocuppait soixante vendangeurs et vendangeuses pendant trente à trente-cinq jours, sans compter les hotteurs, chargeurs, fouleurs ; ces vendangeurs étaient nourris par le métayer « Ramounet » ; on leur portait le manger à la vigne et le soir ils couchaient sur la paille dans les granges ; ces gens venaient des campagnes pauvres de l’Ariège ; on ne distinguait guère les filles des vieilles femmes ; toutes étaient vêtues de la même façon jupe et caraco de serge, d’un chapeau de feutre noir fixé sous le menton par des liens. Ces gens ne changaient ni de vêtements, ni de linge durant les vendanges ; aussi, dès qu’ils étaient partis, on portait dans les champs la paille où ils avaient couché ; on y mettait le feu, puis on lavait la grange, car la vermine y grouillait.

Pour donner une idée de la vie des gens de ferme loués à l’année, le gérant recevait du propriétaire quatre sous et demi par jour pour la nourriture de chaque homme, pain, vin et oignons à discrétion. Le matin, ils mangeaient des pommes de terre ou des oignons cuits à l’eau ou sous la cendre ; le tantôt et le soir, soupe et légumes, quatre fois par semaine, soupe à la viande, généralement de la viande de vache salée ou du pore conservé de la même façon. Les gens âgés qui tremblaient et ne pouvaient boire à la régalade (c’est-à-dire à une cruche d’une contenance de 8 litres) devaient acheter une écuelle ; presque tous ces valets de ferme étaient des montagnards des Cévennes, aucun ne savait lire ; à la fin de leur engagement, ils allaient au pays, porté à leur famille l’argent gagné ; j’avais vu dans les Landes et dans le Loir-et-Cher des travailleurs de la terre bien malheureux, mais je jugeai que ces cévenols l’étaient encore plus, — tandis que les propriétaires avaient des millions.

Afin de se faire une idée, sur un autre point, de la rareté de l’argent dans la montagne, on voyait arriver le dimanche des dix ou vingt montagnards, qui faisaient cinquante kilomètres aller et retour pour venir vendre à Béziers cinq à huit cents escargots à raison de quatre et six sous le cent.

C’est à Béziers, pour la première fois, que je vis rendre la justice ; mon patron m’emmena pour voir. Les coupables étaient des montagnards, appelés « gavachos » ; ils avaient de dix-sept à dix-neuf ans ; venus à la ville pour chercher du travail, ils n’avaient rien trouvé. Pendant deux jours, ils vécurent avec trente sous gagnés en portant des colis à la gare ; pour coucher, la nuit, ils étaient entrés dans une cabane de vignerons, fermée avec une corde, et avaient brûlé quatre bottes de sarments, valant en tout deux sous. Arrêtés come vagabonds, pour bris de clôture et avoir brûlé le bien d’autrui, ils ont été condamnés à trois et six mois de prison ; cette dernière peine infligée aux plus âgés ; les pauvres jeunes gens pleuraient et sanglottaient, tandis que le public s’en allait en grommelant de sourdes colères contre un juge qui s’était montré si impitoyable, ils furent jugés en patois.

J’étais dans ce pays à l’époque de mon tirage au sort ; le Maire de mon village tira pour moi et, vu mon métier, je fus classé dans les cuirassiers, mais exempté par mon frère cadet alors sous les drapeaux.

Avant de quitter cette ville, je veux rappeler un fait historique ou légendaire : Un jour que M. Riquet, ingénieur, était en train, avec son sécrétaire, de dessiner les plans du Canal du Midi, un berger s’était approché d’eux, regardant le dessin ; M. Riquet, nerveux lui dit : « Que regardes-tu là, imbécile ? Est-ce que tu comprends quelque chose à cela ? » Le berger répondit : « Oui, je sais ce que c’est ; tous ces points qui vont sur la montagne, c’est pour retenir l’eau, on en a parlé à la ville. Moi, si j’étais de votre métier, je ferais mieux. » « Et que ferais-tu ? » lui demandant Riquet. Le berger répondit : Tenez, comme cela, et prenant sa houlette, il perça une petite butte de terre et c’est ainsi que l’idée est venue à ce grand ingénieur de percer la montagne là où il voulait faire des écluses.

Je vais te conter un petit fait de théâtre, dont je fus le pauvre héros, et qui fit bien rire. Un soir que l’on jouait Robert le Diable, celui qui faisait le Prince de Grenade n’étant pas venu, on me chargea de le remplacer, ce qui ne me convenait guère ; enfin, on me revêtit de l’armure complète, depuis les chaussures poulaines jusqu’au casque à ventaille. Précédé des trompettes et du héraut portant une épée sur un coussin, le prince doit s’avncer auprès de la princesse qui doit le proclamer chevalier, pendant que Robert poursuit son ombre dans la forêt enchantée ; j’avais répété pour voir si je pourrais, sans difficulté, plier le genou devant la princesse ; tout allait bien, mais quand il me fallut marcher, mon casque tournait à chaque pas que je faisais ; bientôt je ne voyais plus à me conduire et craignant d’aller tomber dans l’orchestre où les instruments faisaient rage pour annoncer l’armement d’un chevalier, je rentrai dans la coulisse ; alors, j’entendis au parterre ces exclamations : « D’où te bas ? où va-t-il ? » ; par des rires et des applaudissements, tout le monde m’acclamait, alors que j’avais fait les choses de travers. J’en ris encore quand j’y pense ; mais ce soir là je ne riais pas ; le régisseur était furieux. Je m’esquivai après avoir protesté que ce n’était pas ma faute si la visière de mon casque avait tourné. Le bon public ne garda pas rancune que le prince de Grenade n’ait pas été armé chevalier ce soir-là, et revint en foule le lendemain.

Dans cette ville, les plaisirs de l’été étaient les bains de mer à la plage de Serignan, où le dimanche, la foule se comptait par plusieurs milliers ; il y avait aussi des baigneurs en eau douce dans la rivière de l’Orb ; j’aimais tellement à me baigner qu’avec un camarade nous y allions souvent à minuit ; l’endroit était situé à une demi-heure de la ville ; nous étions de pauvres nageurs, notre capacité était d’atteindre un îlot à environ quarante brasses de la rive et, pour te montrer que les jeunes gens ne connaissent pas ce que c’est que la prudence, il m’est arrivé d’y aller la nuit plusieurs fois seul ; je franchissais deux fois la passe ; je m’habillais et prenais un gros raisin dans la vigne qui bordait la rivière, puis revenais me coucher, content de moi, sans avoir pensé à la peur.

Après avoir quitté Béziers, je vis Montpellier et Nîmes ; je ne suis pas historien, mais qu’il me soit permis de te dire seulement que la vue des monuments romains font penser aux générations disparues. Je ne suis pas un savant, mais seulement un penseur épris de ce que les hommes ont fait de grandiose, attristé aussi à la pensée que l’humanité a été pendant tant de siècles aux prises avec la barbarie, et y est encore de nos jours.

Quand on contemple les bains Romains, le Temple de Diane, la Maison Carrée et surtout les Arènes, on reste rêveur ; c’est grand et imposant. Seulement, malgré que l’on doit reconnaître que ce sont les Romains qui ont sorti la Gaule de la Barbarie, en lui donnant des écoles, des lois, des routes, des monuments qui semblent défier les siècles on pense aussi que ces maîtres du moment se donnaient, en même temps qu’au peuple, des spectacles barbares comme les combats sanglants des gladiateurs, des condamnés livrés aux bêtes féroces, soit pour leur foi religieuse, soit pour avoir déplu au pouvoir ; et cela, devant l’enthousiasme de vingt mille spectateurs.

Est-il possible de penser sans tristesse qu’un peuple entier, hier encore esclave, se réjouisse de voir ces spectacles de carnage ? Aujourd’hui même, un restant de barbarie subsiste, puisque c’est avec frénésie que des multitudes assistent aux combats de taureaux, où l’on voit des bêtes éventrées, et aussi des hommes tués.

Cela ne présage pas la fin des guerres entre les peuples, qui n’ont cependant rien à y gagner, mais au contraire tout à y perdre.

XIV


J’appris à Orange ce qu’était le mistral : un vent en tourbillon à renverser les gens, une neige glacée qui se collait sur la figure comme de la glue ; il faisait ce même temps, quand, transi de froid, j’arrivai à Marseille, après minuit, car, à cette époque, les voitures de 3e classe n’étaient pas chauffées.

Dans toutes les villes de province, les hôtels envoient à la gare un employé qui fait ses offres, les hôtels cossus envoient des voitures. L’employé qui m’aborda, vit tout de suite que je n’étais pas millionnaire, je le suivis quand il m’eut dit « Chez nous, on est bien couché et bien nourri avec prix modérés. »

La rue donnait sur la Cannebière ; on entrait par la boutique ; il y avait huit ou dix tables ; tout le monde était couché ; mon guide désirait sans doute faire de même ; aussi, pour se débarrasser de moi au plus vite, il me dit qu’il n’y avait que des œufs et des oranges à manger ; j’étais bien obligé d’accepter celà pour apaiser ma faim et me réchauffer ; ce souper fut vivement englouti ; mon conducteur me pria de le suivre jusqu’à ma chambre.

Ma chambre ! Ah mes amis ! je m’en vais vous la décrire ; vous vous demanderez alors si c’était bien possible qu’en 1866, dans la troisième ville de France, les commissions d’hygiène tolèrent de pareils taudis. Figurez-vous un long boyau, large de 2 m. 50, contenant huit lits d’enfilade et, entre chaque, l’espace pour deux chaises, aux pieds, un couloir d’environ 50 centimètres, chaque lit monté sur quatre pieux peints en rouge et assez large pour deux personnes, une paillasse avec un matelas en bourre, une couverture trouée, pleine de taches et, le bouquet, des draps noirs de crasse. Ayant prié ce garçon de me mettre au moins des draps blancs, il me répondit que c’était impossible ; du reste, il ajouta que j’étais bien difficile, car un soldat avait couché seulement deux fois dedans.

À cette heure de la nuit, il n’y avait pas à insister, et puis, tous ces lits étaient occupés, sauf un ; ça et là, aux pieds des lits, des vêtements ; une odeur forte de goudron, de charbon et de sueur attestait que des ouvriers du port y reposaient ; au milieu de cette pièce, en face d’une glace à treize sous, fendue en dix morceaux, était un vase en grés rouge, haut de 0 m. 70. Ce vase unique était destiné aux besoins intimes de toute la chambrée.

Je me couchai tout habillé sur ce grabat, pensant ne pas pouvoir dormir et me sauver sitôt que je verrais le jour. Je ne sais si c’est la fatigue ou les ronflements rauques ou sonores de mes voisins, mais je m’endormis si bien que, lorsque je me réveillai, tous les dormeurs étaient partis ; je descendis, payai ce que je devais et m’en allai bien vite chercher un autre gîte plus propre, ce que je trouvai sans peine.

Après avoir déjeuné d’un café au lait, je me dirigeai vers le port ; je croyais y voir le même spectacle que j’avais vu à Nantes et à Bordeaux ; ce n’était plus du tout la même chose, dans ces deux ports, j’avais assisté à l’arrivée de quelques bateaux ; là, peu de monde sur les quais ; les uns ne débarquaient que des marins, d’autres un petit nombre de passagers, aussi peu d’amis attendaient ; en voyant si peu de monde, on pensait que ces bateaux venaient de faire un voyage de quelques jours. Mais en arrivant sur le port de Marseille, l’aspect n’était plus le même : d’abord, la mer, qui faisait rêver aux pays lointains, de plus, le nombre de bateaux est tellement grand et varié, que de suite l’imagination voyage dans tous les pays du monde et puis, c’est une foule qui arrive chaque jour.

Pendant cette première journée, j’ai vu arriver un bateau, courrier de poste, venant de Chine ; deux autres arrivaient d’Afrique avec un grand nombre de passagers, dont la plupart étaient plutôt mal vêtus : burnous sales, pieds nus ; c’était sans doute des gens qui venaient en Europe ou partaient pour l’Amérique chercher à gagner leur vie.

À ce moment, on embarquait sur un paquebot les denrées nécessaires pour un voyage en Chine. Un marin de ce bateau voulut bien me donner des renseignements, j’étais tellement surpris de ce qu’il me disait que je me demandais si je devais le croire (c’était vrai pourtant, je m’en suis assuré plus tard) ; on croit quand même rêver à la pensée que dans ce bateau de 130 mètres, qui paraît bien petit sur la mer, il y a 160 hommes d’équipage, que l’on y embarque 900 tonnes de charbon, que les machines en consomment 75.000 kilogrammes par jour, ce qui représente environ huit wagons, qu’il y a place pour 900 voyageurs, qu’on y embarque vivants des bœufs, des moutons, des porcs, des poules, des pièces de vin, de la farine, en un mot tout ce qu’il faut pour donner à manger à tant de monde.

Le comble de mon étonnement a été quand j’ai demandé à quoi servait les trois mâts, puisque l’on naviguait à la vapeur, de m’entendre répondre qu’il y avait dans les cales 1.600 mètres de toile pour garnir les mâts en cas d’avaries aux machines.

Tout cela est fabuleux, et cependant c’est peu de choses à côté des paquebots ou steamers que l’on fait aujourd’hui, lesquels peuvent loger deux à trois mille personnes.

Le lendemain, un immense steamer débarquait plus de mille passagers et ce qui me causa une profonde impression, ce fut de voir le grand nombre de personnes qui se trouvaient là pour recevoir les voyageurs avec toutes les marques d’une véritable effusion du cœur. On aurait voulu être à leur place pour être ainsi reçus.

Après avoir rempli mes yeux de l’image du port, je voulus aller sur la mer, c’est le rêve de tous les enfants et j’avais encore des idées et des illusions d’enfants. Un marin rentrait avec deux hommes dans sa petite barque, appelée l’Hirondelle. Sitôt les deux passagers débarqués, il se mit à crier : « On embarque pour le château d’If. » Je demandai à monter dans son bateau ; mais j’étais seul et il prenait cinq francs pour quatre passagers ; je me suis mis avec lui à raccoler les gens. Enfin, après un bon quart d’heure passé à faire appel, personne ne se présenta et le jour baissait ; je montai seul dans son bateau moyennant trois francs. Ce fut pour moi la promenade du rêve ; sous l’action d’un léger vent, on filait comme une mouette sur les petites vagues bleues. J’allais donc pouvoir me rendre compte si les cachots de l’abbé Faria et de Edmond Dantès, décrits par Alexandre Dumas dans son roman du Comte de Monte-Christo, laissaient un peu de vraisemblance à son récit ; il n’y en avait aucune.

Cette petite île est un rocher, dont on ferait le tour en cinq minutes, en supposant qu’il y eut un chemin autour : quelques pièces de canon sur les remparts, un corps de garde vouté à l’entrée duquel un soldat fait les cent pas, fusil au bras ; maintenant, quatre cachots d’environ trois mètres de long sur deux mètres de large ; quatre autres cachots identiques au milieu de la voûte. Le gardien donne les noms de quelques hommes politiques qui y ont été enfermés ; entre autres Mirabeau et il ajoute spirituellement qu’un homme de génie et d’invention comme Alexandre Dumas a trouvé le moyen, avec sa plume, de faire communiquer entre eux des souterrains qui n’existaient pas.

En revenant, le voyage fut plus beau qu’en allant, mais moins agréable ; au moment du coucher du soleil, le vent s’était élevé, venant du port ; le marin dut faire le voyage en lacet, c’est-à-dire tirer des bordées ; cela m’amusait de recevoir un peu d’eau sur les épaules, mais ce qui était désagréable, c’est qu’il fallait toujours baisser la tête à cause de la voile qui changeait de direction à chaque instant. En mettant pied à terre, il me demanda si j’étais content et me dit que si on avait monté un bateau comme il y en a chez ses collègues, on aurait pu y rester ; mais, tout à mon bonheur d’avoir fait ce petit voyage, je n’avais vu aucun danger à ce que le bateau danse sur les vagues, au contraire, c’est ce qui m’avait le plus intéressé.

Les compagnons m’avaient interdit Marseille, sous la menace de me casser la g….. ; ne voulant pas paraître avoir peur, je cherchai du travail directement, sans aucun intermédiaire ; j’en trouvai à 3 fr. 50 par jour ; je n’y restai qu’une semaine. J’étais presque constamment occupé à la réparation de courroies mécaniques dans une grande usine ; il n’y avait aucun grillage de protection, et il fallait passer à chaque moment dans une véritable forêt de courroies en marche qui vous frôlaient ; celui que je remplaçais avait eu un bras arraché quinze jours auparavant, et l’on avait encore rien fait pour parer au danger ; j’avais plus peur de ces courroies que de la menace des compagnons. Enfin, dix jours m’avaient suffi pour bien voir Marseille.

Je fus pris d’un impérieux désir de voir mes parents ; dans une récente lettre, mon père m’avait dit qu’il était atteint d’un tremblement des mains et qu’il s’attendait à être paralysé ; il attribuait ce mal à la manipulation des piles au mercure, cela me décida de partir de suite.

J’avais quitté Béziers avec trois cents francs amassés en deux ans ; avec une pareille fortune, je pouvais voyager en chemin de fer.

Après avoir quitté Marseille, je m’arrêtai à Avignon, par un beau soleil, un jour de marché ; il m’a semblé que tout le monde était heureux, la bonne humeur régnait sur tous les visages. Il n’en est pas de même des grands édifices : palais et églises ressemblent plutôt à des forteresses construites en vue de la guerre qu’à des asiles de paix ; à voir le Palais des papes, il y a une vague analogie avec la vieille forteresse de Carcassonne, avec ses hautes et épaisses murailles pourvues de créneaux et de machicoulis ; si ce sont les papes qui l’ont fait construire, ils manquaient de goût ; c’est immense, mais rien n’était disposé pour l’agrément et la commodité. Cela fait penser qu’à cette époque si les papes et les princes de l’Église étaient puissants et redoutés, ils n’étaient pas armés, puisqu’ils étaient obligés de s’enfermer dans des forteresses qui ressemblaient plutôt à des prisons qu’à des palais.

À Avignon, les bords du Rhône sont très beaux ; en face le vieux pont (démoli aujourd’hui, celui sur lequel on dansait en rond, selon la ronde fameuse des enfants), on voit les restes du château du roi René.

En général, de Marseille à Lyon, la rive gauche du Rhône est d’une grande pauvreté de culture ; à part quelques petites plaines, on ne voit que des terrains sans fonds, plantés de petits oliviers et amandiers. La rive droite est pire ; on ne voit que des petites montagnes rocheuses qui s’élèvent jusqu’à deux cents mètres. Le voyageur qui ferait ce voyage en chemin de fer et jugerait la France sur ce parcours, pourrait dire qu’elle est bien pauvre.

Quel changement subit de température dans ce mois de mars. Vers fin février, il faisait 20° au soleil à Béziers ; huit jours après, on enregistrait 0° à Marseille ; à Avignon, hier, un soleil de plus de 20°, et aujourd’hui, à Lyon, il fait 8° au-dessous de zéro.

Je restai trois jours dans cette belle ville de Lyon pour visiter les curiosités : musées, le fort de la Vitriolerie, où je vis une grande quantité de canons et de boulets. J’étais aussi très désireux de visiter une fabrique pour y voir fonctionner les métiers « Jacquard » ; mais comment faire, ne connaissant personne. L’occasion se présenta tout naturellement. Voulant avoir une montre pour rentrer chez mes parents, le bijoutier où je l’achetai me donna un mot pour un de ses amis, fabricant de soierie, que je ne manquai pas d’aller voir ; je ne vis pas de métiers Jacquard, mais seulement des métiers à faire l’uni ; il y en avait un si grand nombre que cela produisait un bruit assourdissant à ne pas s’entendre, même en se parlant à l’oreille, et toutes ces machines faisaient des courants d’air si violents que les ouvriers s’entouraient la tête d’une marmotte. En voyant cela, je me suis expliqué pourquoi certains écrivains qualifiaient ces usines de bagnes capitalistes. Mon métier n’était pas bien artistique, mais je n’aurais jamais changé pour entrer dans un pareil enfer.

Je voulus voir Saint-Etienne, sa fabrique d’armes et descendre dans une mine de charbon ; mais, arrivé là, le courage m’a manqué pour faire les démarches nécessaires à satisfaire ma curiosité. Quelle tristesse que cette ville vue un jour de neige : un sol et des maisons noirs, beaucoup de masures enfumées ayant des carreaux en papier, les aspérités trouant une neige salie ; tel est le spectacle de cette ville, où l’on ne voit pas même un moineau. On se demande comment les rubans, qui s’y fabriquent par milliers de kilomètres, peuvent sortir aussi frais de ces fabriques.

Je m’arrêtai ensuite quelques heures seulement pour voir les villes de Mâcon et de Dijon.

Après avoir passé, dans un hôtel de Joigny, une nuit sans sommeil, parce que la chambre était une glacière, je partis à pied. Il faisait presque nuit quand j’arrivai à la ferme où mon frère cadet était domestique ; je fus invité par le fermier à souper avec eux et après je partageai le lit de mon frère dans l’écurie des chevaux, où je ne m’endormis que très avant dans la nuit, car je n’étais pas habitué d’entendre ces bêtes, qui mangeaient sans discontinuer.

XV


Le lendemain matin, j’embrassais mes parents ; mon pauvre père aurait été méconnaissable pour tout autre qu’un fils qui l’aimait. Alors que cinq ans auparavant, je l’avais vu si alerte, si souriant, je le retrouvais si triste dans ce hameau, par un jour de pluie, vêtu d’une blouse presque déteinte par les lavages, s’appuyant sur un bâton avec peu de sûreté, ses pauvres bras n’étaient plus valides ; ce fut pour moi un instant de grand chagrin. Nos embrassements furent à la fois des pleurs et des sanglots.

En embrassant ma mère, je ne me souvenais plus qu’elle m’avait laissé traiter en bandit par mon frère aîné. Je m’étais juré que je ne pardonnerais jamais à ma sœur ; juste à ce moment, elle venait chercher quelque chose chez mes parents ; elle habitait, depuis son mariage, la maison d’à côté, où nous étions nés. Sans prononcer une parole, elle vint se jeter dans mes bras en me disant : « Pardonne-moi, mon frère, j’étais une ignorante. » Je l’embrassai alors de tout mon cœur et nous restâmes de vrais amis jusqu’à sa mort. Mon père me demanda de venir avec lui voir mon frère aîné ; j’y consentis pour ne pas le chagriner, quoique j’avais encore le cœur bien meurtri au souvenir des menottes que j’avais eues aux mains. Nous avons par la suite vécu en bonne intelligence, quoique un peu froidement. Il n’était pas comme ma sœur, il ne faisait pas d’excuses ; amour-propre stupide autant que déplacé, selon moi.

Je passai quinze jours avec mes parents, leur racontant mon tour de France, leur chantant ou récitant des morceaux que je savais, faisant aussi la lecture des pièces de Molière : Le Malade imaginaire, Tartufe, etc., que mon père aimait tant. Il me dit : « Mon garçon, le plus bel éloge que je puis faire de toi, c’est de dire que pendant cinq ans, sans le secours de personne, avec ton travail seul, tu as vu du pays, tu as beaucoup appris et tu t’es bien conduit ; tu me rends bien heureux. »

Je le quittai pour aller travailler à Paris. Je ne devais plus le revoir ; il mourut subitement quelques mois après mon départ.

Pendant mon séjour chez mes parents, mon frère cadet me fit assister à deux coutumes curieuses. D’abord à un mariage. Au retour de la mairie, les deux mères attendaient les mariés à l’entrée de la cour de la maison et leur présentaient une soupière de bouillon où nageaient des grains d’avoine ; ils prenaient deux cuillerées de ce potage en faisant un peu la grimace, car, malgré que les pointes de l’avoine eussent été coupées, cela chatouillait désagréablement la gorge. Cette coutume était pour rappeler aux jeunes époux qu’ils devaient accepter sans se plaindre les mauvaises choses comme les bonnes.

L’autre coutume était le brandon ; c’était la bienvenue que l’on souhaitait à ses voisins. Quand un locataire, fermier ou autre, était emménagé, il allait rendre visite aux habitants d’alentour et leur demandait s’ils voulaient bien lui faire le plaisir de venir lui marquer le brandon, ce qui était toujours accepté. Le jour venu pour cette petite fête, le locataire plantait à quelques pas de la maison une grande perche, à laquelle on fixait des bottes de paille ; on garnissait également le pied du mât de bottes de paille et de fagots d’épines. Le soir venu, après souper, chaque arrivant, avant d’entrer dans la maison, saluait d’un coup de fusil, qu’il tirait en l’air. Quand tous les invités étaient arrivés, le maître de la maison mettait le feu au bûcher et chacun tirait des coups de fusil dedans en faisant une ronde autour et en chantant. Quand la poudre était épuisée et le feu éteint, tout le monde entrait dans la maison boire du cidre en mangeant des galettes, dans lesquelles, en guise de beurre, on n’avait mis que l’écume. On s’en allait quand la demi-feuillette que l’on avait placée contre la boîte à pendule était vide ; tout le monde était content et un peu gris.

À une soirée, on parla des autres coutumes du pays, qui disparaissaient chaque jour, telles la grosse gerbe, le chanvre de la vierge, les étrennes du sonneur et les pâques des enfants de chœur, appelées aussi les rouclées.

La moisson finie, on assemblait une certaine quantité de gerbes, — de là la grosse gerbe, — qui contenait jusqu’à un demi-hectolitre de grains ; on la chargeait sur une voiture et était menée et laissée à l’église, après avoir été bénie par le curé. On dit aujourd’hui qu’il n’y a plus que les deux fermiers du château qui pratiquent cette coutume ; de ce fait l’église perd un beau bénéfice.

Le chanvre de la vierge a disparu complètement, par le fait d’abord qu’on ne le cultive plus. Cette coutume consistait, après la récolte, à porter à l’église une énorme poignée de chanvre, le mieux choisi, que le curé bénissait et gardait pour se faire du linge ou bien il le vendait ; de ce côté encore il a perdu une source de profits.

Pour le sonneur, il se rendait après moisson, avec un sac ; on lui donnait du blé pour le remercier d’avoir éloigné la grêle en sonnant la cloche ; cette coutume aussi a disparu.

La coutume des enfants de chœur subsiste encore, mais peu de monde donne. Dans la semaine de Pâques, ces enfants, vêtus du surplis blanc et de la calotte rouge, se rendaient dans les hameaux, agitaient une sonnette devant les portes, chantaient quelques paroles en souhaitant le paradis à la fin de vos jours. On leur donnait des œufs ; quelquefois ils rentraient chez eux avec un lourd panier.

En résumé, toutes ces sortes de dîmes d’église ne seront bientôt plus qu’un souvenir.

XVI


Tu me dis que j’ai oublié de te raconter mes amourettes, mes aventures de jeune homme, ce qui donnerait une note gaie à mon récit. Ceci n’est pas de mon ressort. Ce que je puis te dire, c’est que, de mon temps, un jeune homme qui se tenait bien trouvait sa petite idylle presqu’à son arrivée, surtout dans les petits pays dépourvus de moyens de communications, où les ouvriers étrangers y étaient généralement bien vus par les filles et les garçons ; mais il s’agissait seulement d’enfantillages de jeunesse, sans conséquence.

Un proverbe dit : « Qui se ressemblent s’assemblent. » Je le crois juste pour la question de sentiment, car un jeune homme qui ne pense qu’en rêve trouve la jeune fille qui pense comme lui. C’est alors que s’établit la petite correspondance, le serrement de main au passage, le petit bouquet cueilli bien loin dans le bois et de grand matin, le petit billet mis dans un étui d’un sou et que l’on dépose dans le pot de réséda placé sur la fenêtre ; enfin le rendez-vous sur le mail ou à l’entrée de l’église pour se donner le baiser d’adieu, en se promettant de s’aimer toujours. Toutes ces choses naïves ne sont pas dites ou écrites aussi bien que l’a fait J.-J. Rousseau dans la Nouvelle Héloïse ; n’empêche que plus tard, en relisant ces lignes dictées par une âme vierge et candide, les larmes viennent aux yeux de ceux ou de celles qui les ont écrites ou reçues, tout comme s’ils lisaient les belles pages de Graziella. Ces choses ne laissent au cœur que de suaves souvenir sans reproches ni remords.

Pour ce qui est des bonnes fortunes, chose rare pour les ouvriers de passage, il faut laisser cela aux romanciers, qui s’entendent très bien à inventer quand les choses ne sont pas. Ce que je puis dire, c’est qu’un honnête homme doit tenir sa parole quand il l’a engagée et que tromper une femme en lui mentant est impardonnable. Il est aussi un autre point que l’on nomme bonne fortune, c’est la liaison avec une femme mariée ; se cacher, mentir ou trembler, avoir à serrer la main du mari quand on le connait, risquer de voir un jour le foyer détruit, la femme réduite à la misère, sont des considérations qui doivent empêcher les jeunes gens de rechercher ces relations et même de les repousser si elles s’offrent à eux.

En arrivant à Paris, je fus surpris de voir que les maisons n’étaient pas plus monumentales, les théâtres surtout, dont les journaux parlaient chaque jour, m’ont fait pitié ; je me figurais rencontrer des palais, dont le moindre devait être aussi beau que l’Opéra de Bordeaux. J’ai été bien déçu quand j’ai vu les anciens Vaudeville, Variétés, Ambigu, Porte-Saint-Martin, Déjazet ; tous ces théâtres, comparés à l’Opéra de Bordeaux, me faisaient l’effet de granges.

Quant aux grands boulevards, c’est surprenant ; on reste interdit en voyant cette foule dense et on se demande : où donc va tout ce monde ? C’est bien autre chose que la Cannebière de Marseille.

Avant de voir Paris en détail, je me suis dit : il faut travailler et ne compter que sur toi-même.

En quelques années, je fis une foule de spécialités similaires à mon métier : sellerie, bourellerie, chasse, voyage, postes, pompiers, maroquinerie, bâches, courroies, mécanique, équipement. Dans ces diverses branches, à part une ou deux places dans chaque atelier, le reste c’est avec les chômages, la gêne constante, la vie au jour le jour.

À cette époque, on gagnait sept et huit sous de l’heure dans la bourellerie ; le travail y était quelquefois si pénible et si sale qu’un jour je n’ai pu le faire tant il m’écœurait. Il s’agissait de réparer les colliers de gros chevaux qui traînent de lourds chariots chargés d’énormes pierres de taille ; les pauvres bêtes avaient aux épaules des blessures larges comme la main et profondes d’un demi-centimètre. (Ceux qui font partie de la loi Grammont ne voient pas ces choses-là.)

En sellerie, le travail le plus courant, c’est-à-dire la piqûre des harnais, ne rapportait pas quatre francs par jour ; ce qui faisait à peine une moyenne de trois francs, en tenant compte du chômage ; là les ouvriers avaient une certaine tenue ; on voyait des hommes mariés se rendre à leur travail avec la marmite de fer blanc contenant leur déjeuner ; d’autres allaient chez un petit marchand de vins-restaurant manger un ordinaire de sept sous (trois sous de légumes et quatre sous de vin), ceux-là payaient comptant ; on en voyait aussi de plus larges dans leurs dépenses, prenant l’apéritif et le café mais à crédit pour la semaine ; le samedi, on ne les voyait plus.

Et le travail aux pièces à domicile que l’on s’arrache c’est encore pire, c’est la misère sans phrases ; que de fois j’ai regretté la vie de province : là on vit en famille, le patron et l’ouvrier se demandent conseils ; ils se traitent sur le même pied et parlent à leurs voisins, qui sont souvent des amis ; à Paris, c’est la tâche donnée qu’il faut accomplir, souvent une spécialité et toujours la même, ce qui devient monotone et abrutissant ; si je n’avais pas eu le désir de voir et d’apprendre, je ne serais pas resté un mois à Paris ; si encore j’avais eu quelqu’un pour me conseiller, me guider, j’aurais pu chercher ailleurs, dans le commerce par exemple, ce qui me convenait, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte plus tard. Pendant des années je me suis beaucoup privé.

Je connaissais les alentours de la capitale, car, chaque dimanche de la belle saison, j’allais seul en villégiature ; pour compagnon, j’emportais un livre, mais souvent je ne l’ou vrais pas en voyant les heureux se promener.

L’hiver, je fréquentais les musées, jardin des plantes, muséum et aussi les Arts et Métiers ; tous ces établissements sont chauffés, et on apprend toujours quelque chose d’utile.

Quand je voulais m’offrir une place à vingt sous au Français ou à l’Odéon, je dinais pour seize sous au Palais-Royal, en compagnie de petits vieux rentiers, qui ne payaient que quinze sous, parce qu’ils avaient des cachets de semaine puis tous allaient à la « claque ».

Une fois j’y suis allé, mais cela ne m’a pas satisfait, car il fallait applaudir quand le chef le commandait alors que j’aimais applaudir quand je voulais.

Ce même hiver, j’eus la chance de connaître un machiniste du théâtre Italien (maintenant, à cet endroit, est la Banque, place Ventadour) ; là, je montais au-dessus de la scène et j’entendais chanter ; j’y ai entendu la Patti, Nicolini et Monjausé ; c’était un vrai régal pour moi, quoique chanté en Italien, auquel je ne comprenais rien.

On croit, généralement, que les ouvriers sont plus heureux que les employés ; à mon avis, c’est une erreur ; l’employé, même mal payé, gagne de 120 à 150 francs par mois, c’est la misère, mais il faut tenir compte que l’ouvrier le plus stable ne fait par an que 290 ou 300 journées de travail de sorte que son salaire de 6 ou 6 fr. 50 donne à peine 150 francs par mois ; de plus, s’il perd seulement une heure, on ne lui paie pas, tandis que l’employé touche son mois entier ; on ne lui retient pas les quelques jours de maladie ni ceux passés au régiment comme réserviste ; puis il est souvent en contact avec ses patrons, qui le font monter en grade, s’il est capable, tandis que l’ouvrier a souvent à débattre son salaire.

Combien de fois étant aux pièces j’ai été envoyé par des camarades pour demander au patron de vouloir bien payer plus cher ; ma démarche réussissait souvent, mais quelquefois aussi on perdait son travail et ceux qui tenaient pour la justice, se voyaient fermer les portes, en même temps qu’ils se faisaient des ennemis de leurs propres camarades, car, chose à remarquer, ceux qui criaient les plus fort qu’il fallait tout casser, f….. le feu à la boîte, étaient ceux qui allaient prier les patrons de les accepter à son prix ; naturellement, on les traitait mal et ils vous en voulaient à mort. Ceux-là, aujourd’hui, on les appelle les jaunes.

M’étant entremis souvent comme délégué pour revendiquer les droits de tous, je n’étais plus libre de moi ; à chaque instant, j’étais invité, presque obligé de prendre parti.

Enfin, en 1869, je me mêlai sans le vouloir au mouvement économique et politique ; notre corporation avait constamment, au sujet des salaires, des tiraillements avec le patronat ; je pris l’initiative de convoquer une réunion de ces différentes branches ; aidé de quelques camarades, un appel fut fait et, moyennant un franc chacun, nous le fimes tirer à mille exemplaires ; pour mieux corser cet appel, j’y ajoutai ces paroles de Lamenais :


« Des actes, des actes, et encore des actes, ou vous croupirez éternellement dans votre misère.

« Veuillez donc seulement et le monde changera de face.

« Que si, au contraire, chacun de vous reste inactif, silencieux, se tient à l’écart, regardant de là comment vont les choses et se plaigne qu’elles vont mal ; renoncez à l’espoir que jamais elles n’aillent mieux, et sous le poids de maux que vous léguerez à vos enfants, n’accusez que vous-même, votre indolence et votre insouciance, votre égoïsme et votre lâcheté. »

(Lamenais.)


Le résultat dépassa les espérances ; il y eut huit cents assistants à la réunion, dont la moitié, en payant leur cotisation, se firent inscrire pour fonder une chambre syndicale ; malheureusement, cette belle ardeur du début ne dura pas ; après une année écoulée, il ne restait pas cent cotisants ; la majeure partie des ouvriers, trop individualistes, n’étaient pas mûrs pour former des syndicats de métier ; cependant les améliorations obtenues, sans grève, dans l’année, furent les suivantes : journées réduites d’une heure (11 au lieu de 12), salaires augmentés de 0 fr. 05 à 0 fr. 10 l’heure.

Pour la première fois, en cette année 1869, j’assistai à une réunion socialiste, tenue place de la Corderie ; il y fut question des rapports du capital avec le travail, de l’utilité qu’il y avait de fonder une société internationale des travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs ; de resserrer les liens de fraternité et de solidarité afin d’assurer la paix entre les peuples.

Je fus gagné à ces idées généreuses, sans cependant faire partie des groupements de ces promoteurs, ne connaissant personne et peu initié à ces questions.

XVII


Un fait très important à retenir dans cette même année 1869, c’est l’apparition du journal Le Rappel, fondé par des hommes qui avaient été des adversaires redoutables de l’Empire : Victor Hugo, Meurice, Vacquerie, etc.

Ces hommes célèbres, connus et aimés du peuple, devaient remuer les masses et appeler son attention sur la situation des gouvernants et des gouvernés. Aussi à la déclaration de guerre, en juillet 1870, sans qu’il y eut de ligues ni sociétés politiques, un fort courant se manifesta dans le public en faveur de la paix. En face des groupes, que l’on désignait alors sous le nom des « blouses blanches » et qui étaient des mouchards payés, suivis de la foule des petits marmitons et tous ces gens criaient : « À Berlin ! À Berlin ! », d’autres groupes se formèrent spontanément et chantaient : « Les peuples sont pour nous des frères et les tyrans des ennemis ! »

Je me joignis à un de ces derniers groupes, à la place du Château-d’Eau, car j’étais pour la paix contre la guerre ; ce groupe fut malmené boulevard Bonne-Nouvelle et dispersé par les sergents de ville boulevard des Italiens, alors que les blouses blanches étaient laissés bien tranquilles. Pour la première fois que je me mêlais à une action politique en vue d’une idée humanitaire, je reçus, des agents, de rudes coups sur le corps ; je m’en ressentis plusieurs jours ; ce n’était pas le moyen de me faire aimer le gouvernement.

Mon frère cadet m’ayant exempté, je ne fus pas appelé à la mobilisation ; je restai à Paris pendant le siège, où je souffris énormément de la faim. Avant que les barrières ne soient fermées, j’aurais pu faire quelques provisions ; je ne le fis pas pour deux raisons d’abord, ne pas montrer que j’avais peur, ensuite, il me semblait que si les Prussiens venaient assiéger Paris, ils seraient aussitôt anéantis par l’armée et la population ; je travaillais à la défense nationale : fonte d’obus, de canons, transformation des vieux fusils, équipement militaire ; tout cela s’appelait défense nationale.

Je fis partie d’une compagnie de marche, la 203, et, d’octobre à janvier, on ne fut pas très heureux : gelés, mal nourris ; une fois, entre autres, un soir de décembre que la compagnie devait aller au fort d’Aubervilliers, on fit la distribution des vivres, qui se composaient, en tout et pour tout, d’un hareng saur pour deux hommes.

Notre capitaine, nommé Collot, était un homme de cinquante-cinq ans, aussi doux qu’énergique ; il était aimé comme un père ou un frère ; au repos, il n’était pas le dernier à dire son mot sur les événements, surtout après le 29 novembre, où la plupart des hommes criaient à la trahison. On racontait qu’un simple marinier ne se serait pas trompé et aurait fait, du premier coup, un pont de bateaux avec des péniches, car, à cet endroit, la Marne n’a pas plus de cent mètres de large et est protégée par le fort de la Faisanderie, situé au-dessus, à trois ou quatre cents mètres de distance ; de cette façon, le passage aurait été ainsi assuré ; aussi on n’appelait plus Ducrot que Bazaine « pont trop court ».

Si, à ce moment, il s’était trouvé des hommes d’action, certainement que la garde nationale, en grande majorité, aurait renversé le gouvernement et peut-être mis à mort les hommes qui amusaient le peuple, tels : Trochu, Jules Favre, Ducrot, Vinoy.

Si, au repos, notre capitaine manifestait aussi sa colère, il exigeait le silence quand on était en marche ou en observation ; il disait rien n’est perdu, notre grande enceinte a un pourtour de trente lieues ; nous sommes huit cent mille prêts pour la bataille ; l’ennemi n’a pas trois cent mille hommes autour de Paris ; que l’on fasse, le même jour, à la même heure, quatre fausses sorties, comprenant chacune cent mille hommes, il faudra bien que l’ennemi se dégarnisse ; alors nous passerons et le prendrons entre deux feux. Ce raisonnement semblait juste et la confiance revenait. Il disait aussi : Surtout, ne frappons pas un ennemi désarmé et ne faisons pas de bravades inutiles ; la bravoure ne défend pas d’être prudent ; ne nous exposons pas inutilement et ouvrons l’œil.

Le temps s’était passé en exercices, reconnaissances, grand’gardes, et quelques coups de fusil tirés par dessus la Marne, vers le pont de Petit-Bry.

Enfin, le 19 janvier, nous étions à Montretout ; il avait plu toute la nuit, le terrain était détrempé ; il tombait encore une petite pluie fine, par moment une éclaircie grisâtre faisait voir le brouillard humide qui nous glaçait ; depuis le matin nous étions là, n’ayant à manger que quelques débris de biscuits ; les plus favorisés complétaient ce maigre repas par une tablette de chocolat trouvée dans leurs sacs.

Devant nous, à environ quinze cents mètres, se trouvait ce fameux parc aux murs crénelés par les Prussiens ; nous trouvant en arrière des deux premières lignes, nous sommes restés l’arme au pied jusqu’à midi, tournant sans cesse nos regards vers le Mont-Valérien, situé sur la montagne, à quatre kilomètres du mur fatal ; on s’attendait à tout moment voir la fumée des canons et entendre siffler les obus au-dessus de nos têtes, espérant que ces projectiles allaient faire brèches et renverser ce mur. Espoirs vains ! le fort resta silencieux, ce qui faisait dire à bon nombre d’entre nous que le Mont-Valérien devait être aux mains de l’ennemi, vendu par Trochu.

Les canons attendus ne venaient toujours pas ; ils étaient restés enfoncés dans la boue ; aussi, les tentatives d’assaut qui furent faites n’eurent pour résultat que de faire tuer des hommes, car l’ennemi, à l’abri de nos balles, tirait presque à coup sûr.

À deux heures, notre compagnie marcha de l’avant, en s’abritant du mieux qu’elle put derrière les petits arbres, tels que cerisiers, pêchers, pommiers ; maigres abris contre les coups des tirailleurs invisibles qui, tirant à 800 mètres, nous décimaient.

Des écrivains de talent ont écrit, sur la guerre, des pages admirables dans leur horreur ; des corps à corps où les uns et les autres montraient une rage furieuse ; un seul sentiment subsiste : tuer. Mais dans une bataille comme celle-ci, c’est un sentiment de colère et de stupeur qui s’empare des combattants à découvert ; cela ressemble à un guet-apens dans la montagne, d’où les bandits embusqués et sans aucun risque tireraient sur des voyageurs ; aussi, il n’est pas étonnant de voir, dans des affaires comme celles de Montretout, des hommes d’un courage éprouvé dire qu’on les fait tuer inutilement et lâcher pied (pareils faits auraient été excusables s’ils s’étaient produits).

À deux heures et demie, mon capitaine tombait, l’épaule traversée par une balle ; le camarade qui était à mes côtés m’aida à le remasser et, sur nos fusils formant brancard, nous le transportâmes loin en arrière, hors d’atteinte des projectiles ; évanoui sur le coup, il était maintenant revenu à lui ; après avoir mis sa blessure à nu, nous la lavâmes et mirent son bras engourdi en écharpe, au moyen de nos cache-nez. Se sentant la force de marcher, nous le conduisîmes chez lui ; avant la nuit, nous étions à Suresnes, où un maraicher consentit à nous prendre dans sa voiture jusqu’à la porte Maillot ; de là, nous vinmes à pied jusqu’à la rue Charlot où demeurait notre blessé. En arrivant au troisième étage, il frappa à la porte ; une jeune fille vint ouvrir et s’écria aussitôt : Maman ! c’est papa. Mon camarade et moi, nous entrâmes derrière lui dans le petit appartement et, avant même que son épouse, accourue pour l’embrasser, ait pu placer une parole, le capitaine, à qui nous ôtions la capote en ce moment, dit à sa femme : Je te présente deux jeunes amis de la compagnie ; tu peux te joindre à moi pour les remercier de m’avoir peut-être sauvé la vie, car, tu le vois, je suis légèrement blessé ; j’étais tombé sur le coup tant la douleur avait été vive et comme les balles sifflaient très fort en cet endroit, j’aurais pu en recevoir d’autres sans ces braves, qui m’ont emporté sans me demander la permission.

Maintenant, ajouta-t-il, vous Dubois, votre femme vous attend, partez vite la rejoindre et merci ; quant à vous Pierre, aidez-moi à me déshabiller, pendant que ma fille ira chercher notre médecin, qui examinera mon bobo ; le camarade partit aussitôt, ainsi que la jeune fille.

Avec sa femme, nous enlevâmes le reste des vêtements de mon cher capitaine. J’admirais la force de caractère de cette épouse : pas de cris, pas d’affolement ; son mari lui conta simplement comment il avait été blessé mais elle était renseignée sur le lieu du combat, car tout Paris savait déjà à midi que l’on se battait sous le Mont-Valérien.

Notre malade était déjà couché quand le médecin arriva, ramené par la jeune fille ; il découvrit le pansement sommaire que l’on avait fait à Suresnes, examina la blessure et dit : ce ne sera rien, dans trois semaines il n’y paraîtra plus ; la balle est entrée par l’omoplate en déchirant les chairs et est ressortie derrière le cou ; les nerfs ont été froissés, de là la grande douleur que vous avez ressentie ; je vais vous faire un pansement ; votre dame pourra le renouveler elle-même ; pendant trois ou quatre jours, je vous conseille de garder le lit ; après cela une quinzaine de repos et vous serez complètement rétabli ; je reviendrai à la fin de la semaine.

Je partis derrière le médecin, après avoir été chaleureusement remercié, et tous les trois me firent promettre de les venir voir en ami ; en me serrant la main, M. Collot me dit : « Mon cher monsieur Cadoret, je considère que la campagne est finie ; que l’on nomme comme on voudra les faits de guerre qui se sont passés, ignorance ou impéritie des grands chefs, c’est encore de la trahison. Le Mont-Valérien pouvait renverser les murs du parc ; il ne l’a pas fait : pourquoi ? Les généraux de l’état-major savaient que les terrains étaient détrempés ; pourquoi n’ont-ils pas pris les mesures nécessaires pour que les canons puissent arriver sur le lieu de l’action ? Partout, autour de Paris, il semble clairement démontré que tous les engagements eurent lieu pour donner satisfaction à l’opinion publique et à cette garde nationale qui criait guerre à outrance ; la monarchie est à la tête de l’armée et elle craint tellement de voir la République proclamée en France qu’elle préfère capituler, trahir et faire tuer du monde ; voilà ce que je pense. Allez ce soir au siège et tâchez de revenir me voir le plus tôt possible et surtout ne m’appelez plus capitaine, mais Collot tout court ; sur ce, je me retirai, bien surpris d’avoir entendu parler mon capitaine comme les plus enragés de la compagnie.

En m’en allant, j’appris que des fractions de bataillons qui avaient participé à l’affaire se groupaient derrière l’église Saint-Laurent ; je m’y rendis et je sus que la retraite avait été sonnée avant la nuit, que les hommes étaient furieux ; il était question de tenir, à 9 heures, une réunion des officiers des bataillons de marche et, le lendemain matin, de renverser le gouvernement, d’enlever tous les généraux et de les fusiller.

Je ne sais pas si cette réunion a eu lieu ; ayant les membres fatigués et mourant de faim, je rentrai prendre du repos.

Ce dernier combat termina les opérations militaires ; la capitulation, masquée du nom d’amnisti, eut lieu ; le service actif devenait à peu près nul.

Pendant quinze jours, je visitai plusieurs fois mon blessé et enfin, en février, il était rétabli complètement ; dès lors, il se remit à travailler un peu de son métier d’horloger ; j’étais devenu l’ami de la maison ; je m’instruisais de la conversation ; un jour, nous décidâmes de passer les lignes prussiennes pour aller chercher du pain blanc en banlieue. En arrivant aux halles, nous demandâmes à un jardinier de nous prendre dans sa voiture ; moyennant pourboire, il accepta ; malgré les blouses bleues que nous avions passées sur nos vêtements, on nous fit descendre au poste ennemi situé sur la route de Saint-Denis ; on finit tout de même par passer sur le chemin de fer du Nord ; ce n’est qu’à Cormeille que nous pûmes manger, n’ayant rien trouvé jusque-là, ni pain, ni viande ; en un mot aucune provision.

Nous attendimes jusqu’à quatre heures pour avoir deux pains de quatre livres, que l’on mit dans un sac avec du bœuf, du lard, des haricots, du beurre, des pommes de terre ; le tout pesait bien vingt kilos ; mais le sac nous semblait léger pour faire le trajet jusqu’à Paris (deux ou trois lieues) tant on était heureux de rapporter ces bonnes choses.

Sans être un patriote bien acharné, je dois dire que de rencontrer à chaque instant des soldats prussiens, cela me causait une vive impression, qui bientôt se changeait en colère, en haîne même. Pourtant, ce ne sont pas les soldats qui méritent d’être haïs, mais les rois et empereurs qui font les guerres.

Comme on le pense bien, nous étions attendus avec impatience et sitôt les provisions sorties du sac (j’allais dire le trésor) on décida, séance tenante, de faire cuire un beefteack avec des pommes de terre frites. Pour la première fois, je mangeai dans cette famille.

En attendant que le dîner fut servi, M. Collot me mit en mains un album en me disant : Je vais donner un coup de main aux cuisinières pour préparer le repas, ce qui ne sera pas long ; pendant ce temps, amusez-vous à regarder les portraits de nos aïeux et les nôtres.

L’album renfermait des photographies de la famille, dont une partie étaient vieilles, ce que l’on appelle daguerrotypie ; celles de M. Collot, de sa dame et de leur demoislle, portaient aux dos divers âges ; par exemple pour l’enfant on lisait à un an, à cinq ans, à quinze ans ; pour les parents à trente ans, à cinquante ans.

Sur quelques autres on y remarquait les inscriptions suivantes : À ma sœur ! À ma bonne tante ! Souvenir d’amitié ! De temps à autre, je jetais un coup d’œil dans le logement ; je le trouvai modeste : de toutes petites pièces ; un homme un peu grand aurait presque touché le plafond avec son haut-de-forme (il en est ainsi dans bon nombre des vieilles maisons du Marais), un buffet en noyer à deux corps, avec le haut vitré renfermant quelques livres et des dessins de fleurs, une table ronde, six chaises ; sur la cheminée, une pendule entre deux vases contenant chacun un bouquet de violettes de dix centimes ; au dessus de la cheminée, une glace bisautée avec cadre en noyer et aux murs étaient accrochées six assiettes de vieux Sarreguemines.

Tout était si propre, si bien en place, qu’il me semblait qu’un ouvrier devait se trouver heureux d’avoir un pareil intérieur ; enfin, tout dans ce petit logement respirait la bonne harmonie familiale.

Le dîner prêt, on se mit à table ; après une bonne soupe aux légumes ou attaqua le beefteack ; mais ce furent surtout les pommes de terre frites qui firent sensation ; la jeune fille qui venait de sortir rentra radieuse ; elle avait porté une assiette de frites à une vieille dame du cinquième qui, disait-elle, s’était trouvée tellement surprise de recevoir ce cadeau que, pour la remercier, elle l’embrassa à n’en plus finir.

Mme Collot avait à peu près l’âge de son mari, cinquante-cinq ans ; elle était droite, avec des cheveux tout blancs ; la demoiselle avait vingt-cinq ans, des yeux gris-bleu d’une douceur infinie, de beaux cheveux blonds couleur du seigle mûr, une jolie bouche ; elle parlait avec à-propos et douceur ; sa voix était musicale ; seulement, sa démarche manquait de charme, le cou découvert par devant mais enfoncé dans les épaules par derrière ; elle avait ce que les gens bien élevés appellent un dos rond où disent encore : elle est voûtée, mais, d’une façon plus générale, une bossue.

Je conservai de cette soirée un agréable souvenir et, quoique je ne pensais pas au mariage, malgré mes vingt-huit ans, gagnant trop peu pour créer un foyer, je me disais qu’il était bien malheureux que cette jeune fille soit si voûtée.

J’avais pris l’habitude d’aller rue Charlot presque chaque semaine ; le père avait repris son travail, sa fille aussi ; elle peignait des éventails et avait ainsi un peu d’occupation ; pour moi, je venais d’avoir l’entreprise des schakos de la poste ; mais le travail ne serait régulier que lorsque tout serait fini de la guerre. En mars, nous fimes une promenade en dehors de Paris ; en plus de la famille Collot, il y avait le petit fils de la vieille dame à qui on avait porté des frites ; il était âgé de vingt-huit ans, et une amie de Mlle Collot qui avait vingt-deux ans. Ce fut une bonne promenade ; je me trouvais heureux d’être si bien reçu et considéré.

Ainsi que je l’ai déjà dit, je ne pensais pas au mariage ; mais je trouvais que le jeune homme, leur voisin, était trop empressé auprès de Mlle Collot (Marguerite), cela me le faisait paraître ridicule ; je trouvais qu’il ne savait rien dire ; qu’il était commun ; un soir que j’étais là, il était entré avec sa blouse de travail qui était sale. Je me répétais : Est-ce dommage qu’elle soit difforme !

Le jour de la proclamation de la Commune, je montai la garde sur la barricade de la rue du Temple, près de l’Hôtel de Ville. Le soir, j’allai faire visite à mes amis et j’offris un beau bouquet de violettes ; les deux femmes le reçurent avec le plaisir le plus marqué ; je restai seul avec la mère pendant que M. Collot accompagnait sa fille qui allait livrer ses feuilles d’éventails.

Comme tous les cœurs confiants, Mme Collot me parla du chagrin qu’elle éprouvait de voir sa fille difforme ; elle me confia que le jeune homme qui venait chez eux voudrait bien se marier avec Marguerite ; nous consentirions avec plaisir à cette union, dit-elle, parce que c’est un honnête garçon, bon travailleur, soutien de sa grand’mère, un peu commun à la vérité, mais vu l’infirmité de notre enfant, elle ne peut trouver mieux ; elle dit que, pour se marier, il faut s’aimer et qu’elle ne pourra jamais aimer Jean ; il n’y a rien à dire à cela ; nous ne pouvons ni ne voulons la forcer.

Aussitôt qu’ils furent rentrés, je leur annonçai que je partais le lendemain embrasser ma mère ; que je resterais huit ou quinze jours au plus et, qu’à Pâques, je serais là pour faire la promenade projetée ; je promis d’écrire sitôt arrivé au pays, on me souhaita de trouver ma mère en bonne santé. M. Collot me fit part de ses craintes ; il me dit que la Commune allait se trouver en face d’une réaction terrible et sans pitié, qui se servirait d’une armée disciplinée, la plus grande partie des soldats énervés, retour de captivité à qui on ferait croire que ce sont les révoltés de Paris (les brigands) qui sont cause s’ils ne sont pas rentrés plus tôt dans leurs foyers ; cette armée sera sans pitié contre Paris, stimulée par des chefs traitres ou incapables ; je crains, dit-il, que la Commune soit vaincue et noyée dans le sang.

Finalement, il me conseillait de m’abstenir de prendre part à la Révolution, qui était juste, sans doute, mais qui fatalement ne réussirait pas.

Je partis et, dans la première quinzaine d’avril, Collot m’écrivait une lettre qu’il avait été mettre à la poste d’Enghien ; dans cette missive, il me disait qu’il était question que les Versaillais arrêtaient les hommes rentrant à Paris et cela, pour qu’ils ne viennent pas grossir les rangs des révoltés ; qu’en tous cas, de toutes façons, on était obligé de prendre parti pour la Commune, surtout ceux qui étaient déjà connus pour avoir manifesté leur colère contre l’Empire et les hommes du Gouvernement de la Défense nationale ; ou on serait obligé de marcher de force, ou on s’entendrait appeler lâche ; mais, ne voulant pas s’entendre traiter ainsi, on marcherait ; il terminait en m’adjurant de rester vers ma mère, attendre les événements.

Je fis ainsi et ne rentrai à Paris que fin mai. Je fus reçu comme par le passé, en ami ; on me parla d’abord de tout ce qui s’était passé : les hommes fusillés en tas, pour un regard jugé haineux ; le passant, homme ou femme, était fusillé sur sa porte ou éventré par des brutes de soldats ; pour un mot, on était jeté dans les rangs des prisonniers et emmenés à la mort ou aux pontons ; enfin, disait Collot, la répression avait été plus sauvage, plus impitoyable que l’on aurait pu le croire.

Le travail ayant repris, je trouvai une place potable ; j’avais la faculté d’embaucher deux ou trois ouvriers et de gagner sur eux comme tâcheron ; je ne voulus pas accepter cette façon de faire et, à ma prière, le patron consentit à ce que les ouvriers embauchés par moi passeraient à sa caisse et seraient payés comme moi.

Je continuais de visiter mes amis ; nos causeries se faisaient maintenant le dimanche, au cours de nos promenades à Saint-Cloud, Meudon, Ecouen. Il fut décidé pour un dimanche de juin, que l’on irait dîner sur l’herbe au bois de Vincennes ; ce n’était pas loin ; on pouvait y aller à pied ou par l’omnibus ; ce jour arrivé, nous étions nombreux, une famille entière d’amis et voisins, composée de six personnes, le père, la mère et quatre enfants, filles et garçons de huit à quinze ans ; la jeune fille amie de Mlle Marguerite, son frère, âgé de dix-huit ans, la famille Collot et moi, soit douze personnes.

Ayant demandé à Mme Collot pourquoi leur voisin, qui sortait toujours avec eux n’y était pas ce jour là, elle me répondit que sa fille lui avait dit qu’elle ne voulait pas se marier pour le moment ; dans ce cas, valait mieux qu’il n’y pense plus et qu’il entre seulement de temps en temps leur dire bonjour, en ami, en voisin. Sans m’en rendre compte, j’étais bien aise que cette chose ait eu lieu.

XVIII


Celui qui est allé souvent au bois de Vincennes, le dimanche surtout, a pu voir à l’heure du dîner des groupes nombreux, des familles entières et même plusieurs réunies, assis en rond sur la pelouse et, avec une franche gaité, mangeant à belles dents, après avoir passé l’après-midi à différents jeux. D’autres familles de commerçants, qui viennent en tapissière, apportant dedans de quoi faire un confortable repas : ce sont là des tableaux admirables, qui font aimer la famille et inspirent aux enfants, filles et garçons, une mutuelle et respectueuse sympathie.

Pourvu du nécessaire pour le dîner, nous étions de bonne heure sur le plateau, vers le lac, derrière le fort de Gravelle ; jusqu’à 7 heures, tout le monde, les petits surtout, s’en donna à cœur joie ; je ne pouvais m’empêcher de regarder Marguerite présider aux jeux des enfants, elle voyait tout, devinait même les petites bouderies des petits, qui ont bientôt fait de dire : « Je ne joue plus » ; enfin, grâce à elle la journée fut charmante ; d’autres enfants, présentés par leurs parents, étaient venus prendre part aux jeux et les promeneurs faisaient cercle autour d’eux ; quelques-uns disaient on voit que cette jeune fille aime les enfants ; c’est sans doute une maîtresse d’école. Je me mis à penser qu’elle ferait une bonne épouse et que son mari ne serait pas malheureux.

L’heure du dîner arriva ; en fait de table, on étala la nappe sur l’herbe ; on mit à jour saucisson, jambonneau, rôti, haricots et le pâté en croûte ; le voisin et Collot allèrent chercher du pain, du vin et de l’eau ; j’allai en compagnie des jeunes filles à la ferme de la Faisanderie chercher du lait et une douzaine d’œufs, soit un par personne ; on les goba faute de feu pour les faire cuire.

Le clou fut le gros bouquet de roses que la fermière voulut bien nous cueillir dans son jardin, en la payant bien entendu ; ce bouquet eut les honneurs de la société ; les dames se le partagèrent à la fin du dîner ; le contentement avait mis la bonne humeur sur tous les visages ; le repas fut jugé délicieux et la femme du voisin lança ces paroles malicieuses : « Maintenant, nous dinerons encore comme ça quand Mlle Marguerite se mariera avec M. Cadoret », ce qui la fit rougir, et moi faire un sourire gêné.

Nous vînmes par le bois prendre l’omnibus Charenton-Place de la République ; pour la première fois, je donnai le bras à Marguerite et, en l’entendant causer, je trouvais tant de charme dans sa voix, que je ne voyais plus qu’elle avait le dos difforme ; j’arrivai ainsi à la rue Charlot dans cet état d’esprit et, comme il avait été décidé que l’on ne se reverrait que dans quinze jours, le premier dimanche de juillet, pour voir les grandes eaux à Versailles, je pensai tout à coup : quinze jours, c’est trop long sans voir mes amis ! Je remis ma montre à Collot, en lui disant de voir ce qu’il y avait, qu’elle s’arrêtait. Je l’allai chercher le samedi suivant ; on causa un instant du dîner de Vincennes et du travail ; il fut entendu que, dans huit jours, je viendrais les prendre à 1 h. 1/2.

Je n’y manquai pas ; un contre-temps m’attendait, Mme Collot avait attrapé froid la veille en lavant sa cuisine ; elle était couchée, sans faire de phrases, Collot me dit : Nous nous étions fait une fête d’aller à Versailles ; ma femme est au lit, je reste auprès d’elle ; mais je ne veux pas priver Marguerite de ce plaisir ; allez avec elle en bon frère et revenez dîner ici vers 7 heures.

Une heure après, nous partions par la gare Saint-Lazare ; en visitant le musée, j’étais surpris d’entendre parler Marguerite sur toutes choses : du coût de ce palais, des architectes, peintres, sculpteurs, etc… J’étais à l’école.

Après avoir vu les grandes eaux, nous fimes une grande promenade sous les magnifiques arbres du parc ; ensuite, visite au grand et au petit Trianon ; là, dans les hautes herbes, nous fîmes un gros bouquet de marguerites ; on parla mariage. Je lui dis que j’avais d’abord pensé qu’elle se marierait avec M. Jean et que sa mère m’avait dit qu’il n’en était plus question.

Elle me parla alors ainsi : « M. Pierre, je suis une fille sérieuse, qui pense ; pour les amis, je suis difforme, j’ai le dos rond, mais, pour tout le monde, je suis bossue ; dans ces conditions, je ne peux espérer qu’un homme bien de sa personne et intelligent puisse jeter les yeux sur moi ; la pensée, le désir vont vers le beau, donc un bel homme doit rechercher la beauté dans sa femme, qui peut être bonne en même temps que belle ; dans la condition où je me trouve, je devrais me contenter de l’homme qui voudrait bien de moi. Je n’ai pas le droit d’être difficile, dit le monde, et justement je le suis. Si j’avais été une femme bien de ma persone, j’aurais été heureuse de me marier à un homme qui m’eût aimée et que j’aurais aimé ; il me semble que j’aurais été bonne épouse et bonne mère, devant l’impossible j’ai fait mon deuil du mariage et, comme j’aime bien les enfants, si mes parents mouraient demain, j’entrerais dans un hôpital ou un sanatorium pour soigner les malades, principalement les enfants que j’aime beaucoup.

De l’entendre parler ainsi, j’étais ému ; en reprenant notre promenade dans ce pré fleuri je dis tout à coup : Mademoiselle Marguerite, je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux d’avoir connu vos parents, heureux aussi de voir que vous les aimez tant : voulez-vous m’aimer aussi ? me voudriez-vous pour votre mari ? Après avoir marché quelques pas en silence, elle répondit : M. Pierre, je suis confuse et bouleversée de ce que vous me dites-là ; je vous sais un homme de cœur, cependant, je doute encore de vos paroles ; avez-vous bien réfléchi que je suis difforme ; ne cédez pas à un premier mouvement de générosité, vous en auriez regret, dit-elle, avec le geste d’un soupir étouffé.

Lui prenant la main, je répondis : Marguerite, j’ai bien réfléchi à ce que je dis : je ne vous vois pas difforme, ce que je vois, c’est votre douceur, votre délicatesse en tout ; vos yeux sont si beaux qu’ils témoignent de votre bonté, je serais heureux et fier si vous m’acceptiez pour époux.

Je vous aime Marguerite !

Vos paroles me rendent trop heureuse, répondit-elle, moi aussi je vous aime depuis que vous avez ramené mon père blessé. Un baiser de fiançailles scella ce mutuel serment.

Un romancier écrirait de nombreuses pages pour analyser ce que contient ce sentiment sacré ; ce n’est pas mon rôle, je cite les faits en ajoutant que cette femme a fait ma joie et a contribué à mon bonheur pendant près de trente ans.

Nous devions nous arrêter à flâner un peu avant de rentrer ; mais, ayant une pareille nouvelle à annoncer, nous primes le premier train, de sorte que nous étions rue Charlot avant l’heure convenue ; ce fut M. Collot qui nous ouvrit, sa femme était assise dans le fauteuil ; il dit à sa fille qui l’embrassait : « Voyons, tu vas m’étouffer ! » À son tour la mère lui dit : « Mais qu’est-ce que tu as ? » « Demande à M. Cadoret, nous avons une grande nouvelle à vous apprendre. » Alors, m’avançant, je dis simplement : « Il y a que j’ai dit à mademoiselle Marguerite que je l’aimais, et j’ai l’honneur de vous la demander en mariage. » Là dessus, le père me serre la main sans mot dire ; la mère embrasse sa fille en pleurant et suffoquant ; m’embrasse aussi ; Marguerite riait et chantait tout à la fois. M. Collot m’emmena dehors faire un tour pour donner le temps aux deux femmes de se remettre de leurs émotions.

À partir de ce jour, je vins régulièrement comme fiancé ; l’été se passa dans un rêve ; il ne fut pas question de contrat ; j’avais mes économies de garçon ; Marguerite avait d’avantage, soit 1.500 francs à la caisse d’épargne.

Je louai un logement rue Fontaine-au-Roi, lequel fut aménagé avec goût par la mère et la fille ; le souvenir de la famille, les six assiettes anciennes de Sarreguemines avaient été accrochées aux murs par M. Collot.

Notre mariage eut lieu en décembre ; ma mère, la famille Collot et les témoins furent les seuls au dîner de famille.

Quand les beaux jours furent revenus, le beau-père (je les ai toujours appelés maman et père) m’offrit quelques cents francs pour faire un voyage d’agrément en Suisse. Au lieu d’y aller, nous convinmes de faire des excursions. et d’en faire profiter les beaux-parents, qui n’étaient jamais allés plus loin que Versailles ; aussi, ce fut pour nous tous un grand bonheur de voir Fontainebleau, Chantilly, Compiègne, Pierrefonds, Coucy, Rouen, Le Havre, Boulogne, Le Portel. Ce n’est que plus tard que nous avons visité la Suisse ; c’est si joli les montagnes, par le beau temps surtout ; jusqu’à 1.500 mètres on voit des arbres et de la verdure ; ce qui m’a fait la plus profonde impression, c’est de voir, du Mont Salève, à Genève, le coucher du soleil sur le Mont Blanc ; cette blancheur rosée est impossible à décrire ; pour tout dire, c’est ravissant.

XIX


Sept ans ont passé, qui furent une véritable idylle ; deux enfants sont nés, mettant le comble à notre félicité ; mon beau-père étant mort, ma belle-mère vécut avec nous jusqu’en 1880, — sa perte nous a causé une grande peine.

Ma femme partageait mes idées ; elle disait que l’homme doit s’occuper du bien-être général, sans négliger ni son travail ni son foyer.

Je restai toujours à la tête de mon syndicat ; en 1875, je fus de la Commission d’initiative d’une délégation ouvrière envoyée à l’exposition de Philadelphie, délégation libre, c’est-à-dire qui n’acceptait ni la gérance, ni la souscription de l’État.

La souscription produisit 44.000 francs ; trente délégués purent partir en Amérique ; à leur retour, je fus chargé du rapport d’ensemble de cette délégation ; je n’acceptai aucune rétribution pour cela et le rapport que je fis fut imprimé.

Je faisais peu d’action militante ; en 1876, je fus invité par quelques socialistes, de travailler à l’organisation d’un Congrès ouvrier, lequel eut lieu. J’y traitai des rapports entre les ouvriers des villes et les ouvriers agricoles ; ensuite, ma corporation me délégua aux congrès de Marseille et de Lyon.

En 1878, une Commission fut nommée pour recevoir les délégués français et étrangers à l’Exposition ; j’en fus nommé secrétaire ; 80 groupes y étaient représentés. 39 citoyens de cette Commission furent poursuivis et condamnés ; 8 à la prison et les autres à l’amende ; pour mon compte, j’eus 100 francs, que paya ma Chambre syndicale.

La presse, en général peu scrupuleuse, sert en toutes circonstances les intérêts de la bourgeoisie qu’elle représente ; aussi, elle fait des comptes rendus tronqués et partiaux, qui dénaturent les faits. Ainsi il est des personnes de ce pays qui, après avoir lu leur journal, ont cru que ces trente-neuf condamnés faisaient partie d’une bande de malfaiteurs ; c’était, au contraire, parce qu’ils voulaient travailler au bonheur du plus grand nombre qu’ils ont été empêchés et condamnés. Ici, je donne en partie la défense que je présentai devant les juges de la 10e Chambre correctionnelle :


« Je ne crois pas devoir répondre à divers passages de réquisitioire, notamment lorsque M. le Substitut nous accuse d’être les ennemis de la famille, de la propriété, etc. Pour la famille, je la place assez haut dans mon respect pour qu’une semblable accusation ne m’atteigne pas ; j’ai deux enfants et je ne demande qu’à mon travail la possibilité de les élever dignement.

« Maintenant, Messieurs, je ne répondrai que quelques mots pour prouver combien est injuste l’accusation portée contre moi.

« Je suis accusé d’avoir fait partie d’une association non autorisée par le Gouvernement. Voyons les faits :

« Dans la première quinzaine de février dernier (1878), sept citoyens se trouvant réunis, émirent l’idée qu’une commission d’ouvriers fut formée à l’effet de recevoir les délégués français et étrangers, qui viendraient visiter l’exposition, de leur procurer des logements à bon compte et de leur fournir, en un mot, les renseignements utiles à l’accomplissement de leur mandat. Quatre-vingts chambres Syndicales et groupes d’études sociales répondirent à cet appel. Dans les réunions qui suivirent, il fut décidé qu’un Congrès aurait lieu, seul moyen de réunir nos frères de travail et d’exposer en commun nos revendications. La Préfecture de Police ayant menacé d’interdire ce Congrès, je fus chargé, avec quatre autres citoyens, de consulter des jurisconsultes, pour nous assurer si nous avions la loi pour nous ; la réponse fut affirmative, le Gouvernement ne pouvait interdire cette réunion sans violer la loi.

« Ceci dit, je repousse énergiquement l’accusation d’association illicite ; j’avais reçu mandat de ma Chambre syndicale de recevoir les délégués et d’organiser un Congrès ouvrier : rien de plus, rien de moins ; ainsi donc, fort de la consultation de jurisconsultes tels que MM. Crémieux, Albert Joly, Lehmann ; fort du discours que M. de Marcère, le ministre de la République, prononçait à Montargis, discours qui disait qu’il n’y avait plus de classes en France, que la liberté était égale pour tous ; fort de l’exemple qui nous était donné chaque jour par les Congrès internationaux, tenus au palais du Trocadéro, sous la présidence d’honneur des ministres, j’ai cru qu’il n’y avait pas deux sortes de lois ; j’étais convaincu d’être dans mon droit en agissant comme je l’ai fait, et si, le 22 septembre j’ai signé une protestation, c’est que j’étais indigné de voir qu’il y avait deux poids et deux mesures, que le Congrès catholique se réunissait et processionnait à Chartres en pleine liberté, pendant que les ouvriers qui avaient voulu se réunir à Paris étaient emprisonnés. Je me rappelle aussi que, lors de notre visite à M. Lepère, sous-secrétaire d’État, MM. Tolain, sénateur, Barodet, Thurigny et Tallandier, députés, rappelaient au représentant du Gouvernement qu’interdire ce Congrès c’était mettre le peuple hors le droit commun, hors la loi qu’ils s’en souviennent !

« Maintenant, MM. les juges, je ne viens pas vous demander l’indulgence ne me reconnaissant pas coupable, si la loi peut avoir deux interprétations, je le déplore pour les justiciables et encore plus pour les juges ; je suis coupable d’aimer la République ; rappelez-vous, messieurs, que c’est en son nom que vous rendez la justice… »

Tu le vois, mon cher ami, on triture les lois comme on veut, trois hommes éminents entre tous dans le barreau disent : La loi est pour nous, le gouvernement est impuissant et les juges reçoivent des ordres et ils condamnent, du reste, si c’est inique, cela ne surprend personne.

Tu m’as demandé de te définir le socialisme et l’anarchisme, je réponds brièvement à ta question, convaincu que tu en sais autant que moi.

Vers l’époque de 1875 à 1880, les chambres syndicales en se constituant, avaient un objectif bien défini : se grouper pour défendre ses salaires ; créer des groupes d’études sociales, indépendants des chambres syndicales où l’on étudierait les questions économiques et politiques internationales ; le premier point de vue était d’établir des relations entre les prolétaires du monde entier pour empêcher la guerre ; les autres questions, comme la grève générale vinrent après ; à ce moment, les plus impatients faisaient naturellement partie des groupements socialistes révolutionnaires ou évolutionnistes puisqu’il n’y avait pas de groupes anarchistes proprement dits. Il arrivait que de bons camarades, très sincères comme convictions, disaient :

En France, comme en Russie, il y a de véritables monstres parmi la classe dirigeante, capables de commettre toutes les injustices, tous les crimes contre les hommes de progrés ; il serait nécessaire de faire quelques exécutions parmi eux ; la bombe serait le moyen le plus pratique et le plus efficace ; il faudrait que nous cherchions à connaître les procédés chimiques pour en fabriquer.

La police savait et encourageait cela par son silence ; on ne fut pas longtemps à en avoir la preuve. Je reçus sous enveloppe anonyme les formules suivantes :


Recettes de manipulations pour matières explosives
ou inflammables


DYNAMITE

Nobel (brevet du 7 janvier 1870) a proposé les compositions suivantes :

Nitrate de baryum
70
Résine
10
Nitroglycérine
20
  ____
  100
Nitrate de baryum
68
Charbon riche en hydrogène
12
Nitroglycérine
29
  ____
  100


Fulmi-Coton

Le Fulmi-Coton s’obtient en trempant du coton, débarrassé de ses matières grasses, dans le mélange acide suivant :

1 P en poids acide azotique, densité de 1, 48 à 1, 50.

Pour 3 P acide sulfurique à 66° de Baumé.

(Procédé Lenk.)

À la poudrière du Bouché on prend :

1 volume acide azotique, à 48° Baumé, pour 2 volumes acide sulfurique à 66°.


Poudres brisantes

Poudre blanche : Augendre a proposé (compte rendu de l’Académie des sciences, 18 février 1850), une poudre nouvelle composée de :

Chlorate de potassium
2 P
Sucre blanc
2 P
(Mieux une seule partie.)  
Ferrocyanure de potassium
1 P

Elle détone par le choc et semble même capable de faire explosion par le frottement.

Pohl a indiqué le dosage suivant :

Chlorate de potassium
49
Sucre blanc
23
Ferrocyanure de potassium
28
Poudres fulminantes (procédé Girardin.)

On mêle, avec précaution, 3 parties de chlorate de potasse et 1 partie, soit de soufre, de charbon, de phosphore, de résines, etc.

Picrate

pour faire sauter les rochers, les bateaux, les navires, etc.

Picrate de potasse
55
Salpêtre
45

Toutes ces recettes sont extraites du dictionnaire de chimie de M. Wurtz, qui figure dans toutes les bibliothèques publiques et privées ; on peut encore les trouver dans le Dictionnaire Larousse, dans les traités de chimie en usage dans les écoles publiques.

Plusieurs parmi les militants avaient reçu des envois semblables ; les socialistes virent là un piège policier, et pour y parer ils déclarèrent publiquement vouloir faire leur propagande au grand jour et se servir du bulletin de vote ; ils invitèrent les anarchistes à constituer des groupes pour eux ; d’aucuns même n’avaient pas attendu cette invitation et se séparèrent des socialistes révolutionnaires, les traitant de bourgeois à la guimauve.

Cette fraction, qui n’existe plus, était sincère et animée du sentiment de justice sociale ; plusieurs ont payé de leur liberté ou de leur vie cette propagande par le fait.

Aujourd’hui, il est une autre fraction qui se dit anarchiste ; ce sont des déséquilibrés, véritables nomades, en marge de la société, ennemis du travail. Leur théorie est la reprise individuelle ; ils sont donc moins qu’intéressants.

En somme, il n’y a qu’un parti anarchiste proprement dit ; il a des adeptes dans les différentes classes de la société. C’est, si l’on peut dire, la fraction scientifique du socialisme révolutionnaire. On y trouve des hommes comme le grand géographe « Elisée Reclus ». Leur principe est de s’instruire mutuellement, de s’entr’aider, de n’accepter aucun poste, ni dans l’État, ni dans la commune, ni de voter pour aucun député ou conseiller municipal, etc. ; qu’ainsi libre, n’ayant « ni Dieu ni maître », selon le mot de Blanqui, l’homme, devenu conscient et raisonnable, se vêtira, se logera, se nourrira et travaillera quand il le jugera bon, la raison remplaçant l’obligation. Que la répartition dans la production et dans la consommation se fera tout naturellement, sans direction.

De telles conceptions sont certainement admirables et méritent d’être respectées ; mais pour en arriver là il faudra que les hommes soient devenus parfaits, ce qui ne paraît pas près d’arriver, hélas !

Pour le socialisme, c’est le seul parti qui ait une conception claire, nette et parfaitement définie, le mot révolutionnaire fait encore peur à quelques isolés, mais la masse le comprend ; cela ne veut pas dire que l’on veut soulever des pavés, brûler des usines, non. Cela veut dire tout simplement que la transformation économique rêvée, c’est-à-dire l’appropriation des instruments de travail, sol et sous-sol en propriété collective ou sociale, indivisée et inaliénable, ne pourra s’opérer que par la force, parce que la bourgeoisie, qui détient tout pouvoir : argent, armée, magistrature, clergé, ne consentira jamais à abandonner ses privilèges au profit de tous.

Venue au pouvoir économique par la grande révolution, elle a conscience de son histoire, qui lui montre que sa puissance vient de la possession des biens de la noblesse et du clergé ; aussi, elle n’hésitait pas à faire guillotiner les émigrés qui rentraient en France, moyen radical pour éviter les réclamations.

Elle s’est montrée combative, révolutionnaire même, jusqu’en 1830, où elle a pris les armes contre la royauté, parce qu’elle voyait que l’avènement d’une monarchie de droit divin, dans la personne de Charles X, soutien des émigrés, pourrait remettre sa propriété en question. Mais, après avoir conquis, en 1848, le pouvoir politique, elle eut toutes les forces en mains ; elle est encore, en apparence frondeuse, voltairienne, mais séparée complètement du peuple, elle est anticléricale pour lui faire prendre le change, elle va régner désormais par le suffrage universel qu’elle dirigera à son gré.

Viennent des revendications de la classe ouvrière, elle les repoussera par la violence, dans le sang pour les étouffer, et la répression sera d’autant plus terrible que les revendications auront d’importance.

C’est ainsi que la révolution du 18 mars 1871 connut les horreurs d’un carnage sans précédent dans l’histoire. La Commune vaincue, la bataille finie, la bourgeoisie immola plus de trente mille victimes, la fusillade n’étant pas assez expéditive, on eut recours aux mitrailleuses ; pourquoi pareille barbarie envers ses concitoyens, alors qu’à la guerre entre nations, on respecte la vie des prisonniers, tout simplement parce que la Commune avait écrit sur son drapeau : « Abolition de la propriété individuelle ».

Instruit par le passé, le prolétariat conscient a vu qu’il n’obtiendrait rien de cette bourgeoisie, s’il ne se liguait. s’associait, se fédérait pour exposer ses desiderata, c’est de ce sentiment que s’est pénétré le socialisme ; en 1881, pour la première fois, ses partisans se comptèrent aux élections municipales de Paris ; j’eus l’honneur d’être désigné parmi les candidats : ils furent 15.000 pour tout Paris.

Aujourd’hui, Paris et la France ont plus d’un million de voix socialistes, qui augmentent journellement.

Les grandes sociétés anglaises, les trades-unions qui, au début, ne visaient qu’au maintien des salaires, vont au socialisme collectiviste. Maintenant l’Allemagne est de même ; trois millions d’hommes sont aujourd’hui syndiqués, associés dans leurs coopératives de consommation, syndicats de métiers ; cette masse imposante se réclame du socialisme scientifique, intégral.

Dans les autres pays d’Europe et d’Amérique, c’est la même chose, on marche vers cet idéal, la transformation sociale, vers la Paix.

La Paix ! Mais aujourd’hui il n’y a que le socialisme qui travaille pour la paix ; il n’y a que lui pour dénoncer, démontrer que les conquêtes coloniales n’ont en vue que les intérêts de quelques hommes d’argent, financiers, industriels, gouvernants, hauts gradés dans l’armée, qui trouvent situation, gloire et profits dans les affaires de guerre (la vie des soldats ne compte pour rien, on ne met pas cela en ligne de compte). Exemple : l’Algérie, conquise depuis quatre-vingts ans, loin de rapporter, coûte encore à la métropole ; il en est de même pour le Congo, l’Afrique, Madagascar, le Maroc, etc. ; c’est le socialisme qui, seul, s’élève contre la folie des armements. En quelques années, un bateau de cinquante millions est jugé vieux, bon à servir de cible pour les tirs ; il faut voter les fonds pour en faire de plus modernes, et il se trouve toujours dans le Parlement une majorité qui a des intérêts plus ou moins directs pour voter les sommes nécessaires.

Seuls, les socialistes montrent le gaspillage des finances, les milliards passés à l’étranger pour aider aux armements, à l’industrie concurrente, alors qu’en France l’industrie souffre faute d’argent mis à sa disposition. C’est le socialisme seul qui montre les États allant chaque jour en s’endettant et que, en cas de guerre, la banqueroute est possible ; déjà l’État a fait une loi qui permettrait aux caisses d’épargne de ne pas rendre les fonds ; voyez-vous l’ouvrier, le domestique, le petit rentier même, qui, pris de peur et ayant besoin de son argent pour vivre, faire la queue aux guichets pendant plusieurs jours pour toucher une minime somme, alors qu’il lui est dû des milliers de francs convertis en Rente, et cette Rente, qui a perdu 10 0/0 depuis vingt ans par le juste fait que l’argent français est placé à l’étranger et que les grandes banques recommandent ces placements contre le 3 0/0 français.

C’est contre tous ces agissements que crie le socialisme, et pourtant les rentiers sont peu nombreux dans son sein ; c’est le socialisme qui réclame que les traitements des petits soient plus élevés et que ceux des gros soient réduits.

Les instituteurs d’Allemagne gagnent 40 0/0 de plus que ceux de France ; c’est le socialisme qui, sans relâche, montre que les guerres sont la ruine des nations et des hommes ; c’est lui qui, il y a longtemps, a proclamé la nécessité d’un arbitrage international pour régler les différends.

Comment ne frémirait-on pas quand on pense que chaque homme peut coûter dix francs par jour en temps de guerre ; mettant seulement pour la France deux millions de soldats, ce qui fait l’énorme dépense de vingt millions par jour, soit six cents millions par mois, et cinq fois plus encore pour pertes de récoltes, ponts, chemins de fer, nouveau matériel, pensions, etc., soit environ trois milliards par mois de guerre. Et la tuerie ! N’est-ce rien ? Avec les armes perfectionnées, on ne peut compter moins de 200.000 hommes tués ou estropiés ; est-ce assez horrible ! Eh bien, lisez la grande presse, soutien naturel de la Bourgeoisie, vous verrez que les socialistes sont des fous ou des utopistes, des sans-patrie ; elle prêche, par contre, la repopulation, et si vous lui répliquez qu’il serait plus urgent d’abord de sauver les cent mille enfants qui chaque année meurent de misère, c’est-à-dire de la misère des auteurs de leur jour, que par exemple pour cela il faudrait protéger la mère et lui procurer les moyens de vivre sans travailler un certain temps avant et après ses couches, à cela la grande presse vénale ne répond pas ou elle dit : Où trouver de l’argent ?

En un mot, partout le socialisme s’affirme pour la défense du travail contre le capital exploiteur des petits, c’est-à-dire contre les rois de l’argent. Depuis 1848, les diverses fractions de la bourgeoisie, sous quelques appellations qu’elles se soient dénommées : républicains, intransigeants, radicaux, opportunistes ou radicaux-socialistes, ont trompé la confiance des électeurs ; les moindres réformes sociales sont à l’étude pendant des dizaines d’années et si, sous la poussée de l’opinion, elles sont votées, le Sénat, complice de réaction, les tient encore dix ans avant de les ratifier ou de les enterrer.

Telles sont les grandes lignes du socialisme.

Les heurts qui se produisent au sein du parti dirigeant, qui ne sait plus comment se diriger, et est contraint de s’appuyer sur les partis réactionnaires pour gouverner, font pressentir une révolution sociale peut-être plus prochaine qu’on le pourrait croire.

Le développement du machinisme, soit industriel, soit agricole, augmentera de plus en plus les richesses ; mais le peuple, de plus en plus éclairé, comprenant qu’il ne peut rester toute la vie un simple rouage de ces machines, voudra les posséder après les avoir créées ; le socialisme, seul, lui garantira les moyens d’avoir sa part dans ces richesses en s’appropriant l’outil et le sol ; le temps n’est peut-être pas éloigné où la petite propriété terrienne s’acheminera d’elle-même vers le collectivisme, en s’associant dans la commune pour exploiter les terres en commun…

J’espère que tes vues sont larges et que tu ne vas pas me demander, comme tant d’autres, de bonne foi sans doute, comment la société collectiviste fonctionnera, comment se fera la production, la répartition et l’échange, comment le travail sera organisé ; nous avons sous les yeux des exemples nombreux ; l’État, les chemins de fer, occupent des centaines de mille d’employés de toutes sortes, lesquels ne connaissent ni patrons, ni directeurs, et tout marche très bien sous la conduite des ingénieurs, chefs et sous-chefs, etc., etc. ; cela marchera mieux encore quand la collectivité saura qu’elle a la même considération que le plus haut placé, et que les bénéfices de l’exploitation lui reviendront en partie au lieu d’aller dans la poche de quelques gros actionnaires ; puis, quand de nouvelles forces mécaniques feront leur apparition, les ouvriers ne craindront plus qu’elles viennent leur prendre le travail ; ils seront contents au contraire, se rendant compte que plus la machine se perfectionnera et fera vite, plus la fatigue physique sera moindre et plus le temps du travail sera abrégé.

Un point sur lequel les adversaires et aussi les personnes de bonne foi font de graves objections : c’est celui de l’émulation.

On dit : Que ferez-vous des grandes œuvres dans votre société égalitaire ? Comment pourront se produire les artistes ? Les millionnaires et les milliardaires ayant disparu, les grands génies ne pourront plus s’exercer, architectes pour les palais, constructeurs pour les bateaux de plaisance ou pour les longs voyages en mer, sculpteurs et grands peintres pour orner les palais, meubles de luxe, etc.

Ces réflexions pour les gens de bonne foi ressemblent à ces pauvres qui ne voudraient pas voir supprimer la propriété individuelle pour la raison qu’ils ont mis vingt sous à une loterie et qu’ils peuvent gagner un million.

Que peut vous faire à vous, collectiviste, de voir construire quelques palais de milliardaires ? On dit que le règne des grandes œuvres est passé. Combien de gens, parmi le peuple, donneraient aujourd’hui leur vote pour voir construire un autre palais de Versailles qui a coûté un milliard et vu périr cinquante mille ouvriers dans les terrains marécageux ; que vous importe à vous, travailleurs, que l’on construise avec votre argent des carrosses comme ceux qui sont exposés à Trianon, et dont l’un a coûté plus d’un million ; vous avez des manufactures nationales de porcelaine et de tapis : Sèvres et les Gobelins ; les artistes font de belles pièces qui sont toujours offertes à vos frais aux souverains étrangers ou à leurs valets, ou encore les tapisseries qui vont orner les musées et les palais nationaux ; vous êtes fiers quand un gardien de musée vous dit en se rengorgeant cette tapisserie ou ce tapis vaut cent mille francs !

N’ayez crainte, dans l’État collectiviste, plus que dans notre État individualiste, l’émulation sera centuplée ; il y aura du travail pour tous les artistes, ingénieurs, architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, tisseurs, et enfin toutes les branches de l’industrie auront du travail à édifier, meubler les palais nationaux et communaux. Toutes proportions gardées, chaque commune aura son petit palais et son musée avec sa décoration, ses salles de réunion, de spectacle et de bal ; le niveau intellectuel grandira la prospérité sociale ; les artisans de tous métiers auront beaucoup de travail à faire pour doter chaque famille des objets indispensables mobilier, articles de cuisine, vêtements, etc.

Mieux éclairés, qu’importera aux hommes de savoir qu’après leur mort la maison qu’ils ont habitée, le jardin qu’ils ont cultivé, ne seront pas transmis à leurs descendants, puisque leurs enfants seront instruits et entretenus aux frais de la commune ou de la nation jusqu’à ce qu’ils puissent travailler ; les souvenirs de famille pourront être transmissibles, comme par exemple : un objet d’art, un bijou, une montre ; et puis cette émulation, ce courage dépourvu du souci du lendemain, feront les individus comme les familles, plus heureux et aussi plus moraux ; au lieu de penser à économiser pour ses enfants, l’homme, sans souci des infirmités qui peuvent l’atteindre, pourra jouir en toute confiance du produit intégral de son travail ; il pourra, à son gré, ou voyager, ou acheter des objets d’art : bijoux, peintures, etc. ; en un mot, le champ de l’activité sera changé il y aura à faire pour tous, artisans ou artistes.

Et quelle fraternité il règnera dans une société où l’égalité sera une réalité ; pour figurer un exemple, prenons deux frères appelés à faire les mêmes études : l’un devient un savant architecte ; l’autre, qui n’a aucun goût pour l’étude, fera un maçon ou un terrassier ; il ne sera pas jaloux que son frère soit envoyé faire des voyages d’études, et quand il devra construire un palais sur ses plans, l’architecte ne sera pas jaloux de voir son frère collaborer à son œuvre en creusant les fondations de son édifice et avoir la même situation sociale que lui ; donc plus de privilégiés à l’étude et à la fortune, tous égaux en devoirs et en droits, ne portant plus de jalousie, plus de haine, le bien-être rendra les hommes bons et justes.

Tu m’as demandé pourquoi, militant dans un milieu où j’étais aimé et encouragé, je n’avais pas cherché à me lancer résolument dans la politique ; eh bien, c’est que je n’avais pas l’étoffe d’un politicien, puis mes enfants grandissaient et le contentement de pouvoir veiller chaque jour à leur éducation et à leur instruction, me retenait à la maison ; le bonheur rend égoïste ; avant de me retirer de l’action militante, je fis partie du Congrès du Centre qui, par la motion suivante, se rendit au Père-Lachaise pour la première fois.

J’y prononçai le discours suivant :


« Citoyennes, Citoyens,


« Aujourd’hui dimanche 29 mai 1881, le Congrès régional réuni au théâtre Oberkampf, à Paris, déclare lever la séance en signe de deuil des vaincus de la semaine sanglante de mai 1871.

« Au gouvernement de la République bourgeoise française et au Parlement, levant sa séance en signe de deuil du despote Alexandre II de Russie, les socialistes révolutionnaires, en réponse à cet hommage rendu aux ennemis des peuples, interrompent leurs travaux d’éducation sociale pour aller saluer la terre où reposent des milliers de prolétaires massacrés sans pitié pour avoir voulu conquérir le droit à la vie par le travail et pour avoir crié à la face de la Terre : Guerre aux rois ! Paix aux peuples !

« Le Congrès salue la mémoire de ces martyrs de la cause du droit et de la justice sociale et, au nom des principes internationalistes qui l’animent, adressent également un respectueux hommage à la mémoire des socialistes révolutionnaires des deux mondes qui sont morts pour la cause du peuple.

« À nous, socialistes révolutionnaires, appartient l’honneur de glorifier nos morts, sachons pour cela nous rappeler et mettre en œuvre les sublimes paroles de la Marseillaise :

Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre.

« Gloire à la Commune et vive la Révolution sociale ! »


Aujourd’hui, c’est plus de vingt mille socialistes qui, chaque année, vont en pèlerinage au Mur des Fédérés.

Cette même année, mon organisation me donna mission de prononcer un discours sur la tombe de Blanqui ; je le fis devant dix mille personnes ; cet homme méritait bien l’hommage des républicains socialistes irréductibles, car il avait payé de quarante années de prison son amour à ses principes : « Ni Dieu, ni maître. »

XX


En 1883, je quittai le travail manuel pour être représentant de fabriques. Ne connaissant rien au commerce, les débuts furent très durs, d’autant plus que je n’avais que des maisons de troisième ordre. Enfin, quelques années après, je travaillai pour des fabriques de premier ordre (soieries et lainages) de Lyon, de Suisse, d’Allemagne. J’étais content, l’aisance était venue.

Il faut avoir passé une partie de sa vie dans les ateliers, où à chaque instant on craint d’être renvoyé, soit pour manque de travail, soit pour une demande d’augmentation de salaire (souvent le travail est toujours le même, c’est-à-dire monotone) pour sentir toute la satisfaction qu’il y a à discuter de gré à gré avec les acheteurs, dont les uns sont des personnages importants par leur situation commerciale.

Je ne faisais des affaires qu’avec le Sud-Amérique, et cette même satisfaction se retrouvait dans la correspondance échangée avec les fabricants, les félicitations d’avoir fait de bonnes ventes ou fait fabriquer des articles nouveaux qui recevaient bon accueil des acheteurs ; enfin le bonheur régnait dans mon intérieur : une femme partageant mes goûts, s’occupant de l’éducation des enfants, qui étaient comme leur mère, bons et justes.

Je ne veux pas dire pourtant que le métier de représentant soit une sinécure, loin de là : les relations sont souvent difficiles et longues à établir, les acheteurs sont tellement sollicités et même flagornés qu’ils se croient des dieux, tout comme les romanciers, il faut être à leur disposition, eux ne sont jamais à la vôtre ; mais, avec le temps et la patience, en se tenant à sa place, à force de tact et sans bassesses, on finit par être bien vu et considéré ; en affaires, il faut surtout agir en toute confiance.

Les représentants font peu ou rien avec l’Amérique du Nord et l’Angleterre, dont toutes les grosses maisons ont des comptoirs d’achats à Paris ; de plus, les grandes fabriques d’Europe ont des représentants dans ces pays, leurs acheteurs sont capables, connaisseurs et prompts en affaires ; il n’en est pas de même de ceux qui viennent du Sud ; ils sont d’une lenteur désespérante, les Français surtout, je dis les Français, parce que la majorité des maisons de la République Argentine, de la Colombie, du Mexique, sont françaises, on pourrait même dire que tout le commerce du Mexique est tenu par des Français.

C’est après la guerre imbécile de Napoléon III que les commerçants s’y installèrent ; le premier commença avec quelques milliers de francs de marchandises, principalement des tissus mérinos, des châles, qu’il transportait dans l’intérieur à plusieurs journées de cheval, le résultat fut tellement merveilleux (car il vendait jusqu’à deux cents pour cent de bénéfice) qu’il y fonda un comptoir et fit venir de ses compatriotes et parents ; en vingt-cinq ans, il avait gagné quinze millions. Cet homme a été, jusqu’à sa mort, nominativement à la tête de sa maison de Paris ; les relations avec lui étaient toujours courtoises et agréables.

Il n’en était pas de même partout. Deux, surtout, que la fortune avait sans doute grisés, n’étaient heureux que lorsqu’ils criaient, injuriaient fournisseurs, fabricants, enfin tout le monde ; le mot de Cambronne était le suprême argument de l’un de ces deux hommes distingués.

Les acheteurs d’Amérique viennent en France une ou deux fois par an ; la traversée se fait en 20 ou 30 jours, soit que l’on vienne de Buenos-Aires, de Rio ou du Pérou. À leur arrivée à Paris, ils procèdent ainsi d’abord, ils placent les ordres en répétition, ce qui demande environ huit jours ; ensuite, ils vont faire leurs achats anglais à Manchester, où ils restent huit à quinze jours ; c’est là le gros morceau, les grosses affaires en cotonnades de toutes sortes : unies, imprimées, façonnées, depuis dix centimes le yard (le mètre anglais de 91 centimètres), les rideaux, la bonneterie bon marché, des bas depuis 1 fr. 50 (trente sous) la douzaine de paires.

De retour d’Angleterre à Paris, ces acheteurs y voient les échantillons de tout ce qui se fait en Europe ; ensuite, une partie d’entre eux vont visiter les fabriques d’Allemagne et de Suisse, mais le plus souvent, c’est pour y passer une revue générale ; une fois rentrés à Paris, ils comparent les diverses collections et achètent ainsi en connaissance de cause ; ils vident la moitié de leur portefeuille sur la production allemande, principalement en tissus et draperie mi-coton, bonneterie, articles de ménage, coutellerie, etc.

La Belgique fournit principalement des tissus pour matelas, des tapis, des draps, des armes, des chaussures.

La Suisse, des rubans, de la broderie de Saint-Gall, des soieries, des mouchoirs et tissus coton bon marché ; la maison que je représentais fabriquait par jour 15 kilomètres de tissu de soie.

L’Italie fait des cotonnades, des tissus de soie très beaux, à Como.

L’Espagne fabrique des tissus de coton, des espadrilles, des éventails.

En Autriche se font les articles de fumeur, ambre et imitation, des draps fins, des tissus pour cravates, des éventails, la maroquinerie fantaisie et petits bronzes riches, les meubles en bois courbé, etc…

La Bohème fait la bijouterie fausse, d’un bon marché extraordinaire, les perles en pierre, en verre et en verre soufflé.

Pour les perles en imitation, faites avec de la cire et des écailles d’ablettes, aucun pays ne peut rivaliser avec la France ; elles sont si bien imitées qu’il est difficile de distinguer une perle fausse valant un franc, d’avec une véritable qui en vaut mille.

Les affaires sont faites par les représentants, qui passent les ordres aux fabricants, les livraisons sont faites directement aux ports continentaux : Liverpool pour l’Angleterre, Hambourg et Anvers pour la Belgique, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche ; les règlements se font à 30 ou 90 jours ; le comptant se règle par chèque, avec déduction de six pour cent l’an, les références des livraisons sont remises aux maisons d’achats à Paris.

Les articles de Chine et du Japon sont vendus par les maisons de Paris pour leur compte ; les marchandises destinées à être consommées en France paient les droits d’entrée ; celles destinées à être réexportées le sont directement aux ports français pour y être embarquées à destination d’un autre pays.

Il est souvent curieux de lire à la première page des journaux des articles furibonds contre les objets fabriqués à l’étranger, alors qu’en quatrième page, ils font de la réclame payée pour ces mêmes objets.

Est-ce qu’à l’étranger on peut se passer des soieries de Lyon, des rubans de Saint-Étienne ou des vins français ; de même qu’en France on ne peut se passer des tussors, des pungées fabriqués au Japon, des tapis d’Orient, ainsi que des meubles en bois courbé de Vienne ; est-ce que les maisons en vue, pour répondre aux besoins de la clientèle cosmopolite ne doivent pas avoir les articles qui leur sont demandés ; il faut aller avec son époque.

Ainsi, il est des articles d’Allemagne, consommés en France, qui sont démarqués aussitôt dédouanés, tels des manteaux et paletots riches pour dames qui coûtent jusqu’à cinq cents francs pièce et, aussitôt reçus, sont emportés dans un dépôt, étiquetés et mis en vente comme articles français ; il est curieux de lire alors sur les bons journaux patriotiques à peu près ceci : « On reconnaît à ces articles le cachet, le goût bien français. »

Quand donc n’y aura-t-il plus de frontières pour que les peuples luttent seulement pour le progrès.

Aujourd’hui que la vie économique se développe si rapidement l’homme ne peut plus vivre isolé, que ce soit dans l’industrie ou le commerce ; patrons, ouvriers ou employés se groupent en syndicats.

La corporation des agents représentants, dont je faisais partie, avait échappé à cette loi de progrès ; le plus grand nombre d’esprit individualiste, du chacun pour soi dans toute la force du terme ne prêtait qu’une oreille distraite aux mots de groupement, solidarité ; enfin, vers 1895, grâce à l’énergie de quelques-uns, et surtout à la grande valeur de l’un d’eux, (dont la société fit plus tard, son président), une chambre syndicale fut fondée, d’essence patronale, puisqu’il fallait être patenté pour en faire partie ; elle fit sentir de suite son influence : le niveau moral de la corporation s’éleva, les mots d’entente amicale, de solidarité ne furent plus prononcés en vain, les rapports entre agents et négociants s’adoucirent peu à peu.

Certainement que ces messieurs ne sont pas encore prêts à traiter sur le pied d’égalité avec les représentants, qui dans les relations d’affaires ont coutume de dire : « Je suis à votre entière disposition », les acheteurs, eux, ne disent jamais aux représentants qu’ils sont à la leur ; c’est ce qui faisait dire un jour, en plaisantant, à un ami du président : « Obtenir que les acheteurs traitent les représentants sur le pied d’égalité est chimérique, mais si notre président pouvait espérer que ses efforts soient récompensés par le ruban de la Légion d’honneur, il le tenterait, cet homme de mérite serait capable de réaliser des choses très difficiles pour l’obtention d’un bout de ruban. Je crois même qu’il arriverait à trouver la quadrature du cercle s’il voyait au bout être fait grand-croix. »

Les remarques que j’ai pu faire dans les différents cercles ou syndicats que j’ai fréquentés, c’est que chez les ouvriers les initiatives se font jour plus souvent que dans les syndicats patronaux, mais, en général, dans les deux camps, on est trop timide, trop moutons de Panurge, un bon nombre se contentent de payer les cotisations et n’assistent jamais aux réunions.

Un fait aussi digne de remarque, c’est la différence qu’il y a de juger, de solutionner une affaire dans un syndicat ouvrier et un syndicat patronal.

Un exemple : Un représentant avait soustrait une somme d’argent à l’un de ses collègues (qui, lui, le traitait en ami) ; de plus, il avait écrit des calomnies à l’un de ses fabricants et sollicité sa représentation ; ses faits étaient prouvés par sa correspondance. Cela fut mis sous les yeux de la Commission des conflits, l’affaire resta en délibéré pendant un an ; au bout de ce temps, le Président écrivit au plaignant une lettre dans laquelle il disait que le coupable avait fait des excuses, que la Commission, au nom de la Chambre syndicale, l’avait fortement blâmé, en le menaçant de le rayer s’il recommençait.

Si pareil fait se produisait dans un syndicat ouvrier, le coupable, après avoir été entendu serait, en quelques jours, jugé, expulsé de la Société comme malhonnête, indigne, et la sanction portée à la connaissance de la corporation tout entière.

Il est indéniable que les syndicats corporatifs ouvriers ont, depuis trente ans, marqué un grand pas dans l’esprit de solidarité, de respect de soi-même et d’autrui.

C’est grâce à eux qu’un plus grand bien-être a pénétré dans les masses en même temps qu’un désir plus grand de liberté et d’indépendance ; aussi la presse, si dévouée aux intérêts patronaux a mené une furibonde campagne contre la « tyranie syndicale ».

Grâce à eux encore on ne voit plus parmi les ouvriers de ces isolés qui, ne sachant à qui se recommander en cas de grève roulaient dans leurs têtes des projets de vengeance, parlant de tout casser.

Si le gouvernement a mis la force armée à la disposition des employeurs, c’est qu’il a pu motiver son action, disant qu’une partie de la corporation était opposée aux réformes demandées « et cette partie, poussée par le patronat, n’est ni la plus pacifiste ni la plus intelligente ».

Il faut donc que les syndicats redoublent d’énergie pour arriver à grouper tous les membres d’une même corporation. Alors les conflits disparaîtront, les revendications seront résolues à l’amiable entre employeurs et employés ; plus d’harmonie règnera dans les deux camps ; en attendant que leur rêve d’une Société ayant pour base la propriété collective soit une réalité, ce qui paraît être encore bien loin, hélas !

XXI


L’année 1899 fut pour moi une année de deuil. Je perdis ma mère, ma femme et mon fils ; ce dernier était au Brésil, intéressé dans le commerce du caoutchouc et devait revenir l’année suivante ; il fit une chute de cheval et fut tué sur le coup. C’est le travail, le grand consolateur, qui m’a permis de résister à ces terribles coups du sort.

Je vis maintenant comme désemparé ; je me compare à un roseau au milieu de la rivière, n’ayant plus de soutien et sans cesse agité par le courant, qui lui ne recule pas. Aussi, quand j’ai le rare bonheur de passer quelques moments avec un ami tel que toi, j’en suis bien heureux.

Mon pauvre camarade, dis-je à mon tour, je compatis à tes peines profondes ; je prends part à tes malheurs ; tu as eu des peines de cœur dans ton enfance ; tu as lutté pour la vie ; tu t’es élevé par ton travail intellectuel à des conceptions sociales qui te font honneur ; cela doit, dans une certaine mesure, consoler les chagrins qui viennent attrister la fin de ta vie ; cependant, descend en toi-même et tu te diras que tu as été bien partagé, puisque tu as eu trente ans de bonheur.

Maintenant, le soleil décline, la sapinière commence à s’assombrir, les sommets des pins, par leur ombre, dessinent sur le pré des festons de montagnes : je propose de marcher un peu du côté où il y a du soleil.

En passant devant le château, je lui demandai de me racconter l’histoire du père de sa gouvernante. La voici en quelques mots : on pourrait l’appeler une mauvaise farce.

Un garçon de ferme était venu un dimanche (ceci vers 1830) voir son père, jardinier au château ; plusieurs petites tortues étaient dans le jardin ; on lui expliqua que ces bêtes faisaient la chasse aux bestioles et se nourissaient aussi de quelques feuilles de salade. Le jeune homme mit une de ces tortues dans sa poche pour faire une niche à la jeune fille de son patron, qui disait n’avoir jamais peur de rien ; justement, le soir même, des voisins étaient venus causer un peu et, naturellement on parla, les femmes surtout, des sorciers et du diable.

La jeune fille, qui savait lire et qui était intelligente, disait que c’était des bêtises, qu’il n’y avait ni sorciers ni diable et que seuls les ignorants pouvaient se faire peur avec ces choses.

Ne pensant pas à mal, mais seulement faire une bonne farce, le garçon de ferme, commandé d’aller tirer une cruche de cidre, mit sa tortue sous l’oreiller de la jeune fille en passant devant son lit pour aller à la feuillette. Peu après, elle partit se coucher, pendant que le fermier, resté seul avec son domestique, faisait une partie de cartes ; tout à coup, la jeune fille sortait en chemise de sa chambre, les cheveux en désordre, les yeux hagards, en poussant des cris effroyables : « Le diable ! le diable ! »

Le jeune homme comprenant qu’il venait d’être cause d’un malheur sans le vouloir, car il avait pensé que cette petite bête ne serait découverte que le matin, au moment du lever, heure où d’ordinaire il était là, alors que cette tortue ayant remué, la jeune fille ayant passé la main sous son oreiller, en avait reçu une telle commotion à la vue de cette bête inconnue qu’elle était devenue subitement folle ; elle ne voulait pas rester seule à la maison dans la journée, et la nuit elle couchait avec sa mère.

Le curé de l’endroit avait voulu s’emparer de cette affaire et faire venir de ses confrères à la ferme pour exorciser la jeune fille ; la mère voulait bien, mais le père s’y opposait, étant en cela d’accord avec le médecin, qui disait que c’était une peur qu’elle avait eue, qu’il fallait de la tranquillité et de la gaieté autour d’elle pour qu’elle guérisse et que si l’on pouvait savoir ce qui lui avait fait peur, il se chargeait de sa prompte guérison.

Le jeune homme, cause de tout le mal, avait emporté et enterré la bête dans le haut du jardin et, ne voulant pas l’avouer, avait parlé de quitter la ferme pour ne plus être témoin des actes de la folle ; celle-ci, dans ses moments lucides avaient compris cela. Alors, elle n’avait plus de retenue ; elle criait, hurlait, se mettait dans des états épouvantables quand elle ne voyait plus le jeune homme, tandis qu’elle le caressait quand il était présent, comme elle faisait autrefois à sa poupée.

Le docteur prit les parents à part et leur dit qu’il était facile de voir qu’elle aimait le jeune homme, et cela sans doute dès avant son accident et que, s’il s’en allait, c’était la folie incurable ; il dit la même chose au domestique, l’engageant à rester.

Ce garçon confia alors au médecin que c’était lui qui avait fait le mal et qu’il donnerait sa vie pour le réparer ; le médecin lui demanda de ne dire la chose à personne ; alors il fit un voyage à Paris et rapporta des tortues.

On fit une mise en scène :

Une camarade de la folle avait pour mission d’en tenir une ou deux dans ses mains quand elle viendrait dans le jardin, où plusieurs tortues avaient été déposées sur une toile, avec des feuilles de laitue ; toute la famille avait été réunie, riant, chantant, quand la folle, qu’amenait le médecin par le bras, parut.

Ce fut d’abord sa camarade qu’elle remarqua tenant les petites bêtes dans ses mains ; elle se pencha, puis se rejetant en arrière criait : « Le diable ! le diable ! » et tomba dans les bras du jeune homme ; la syncope fut courte ; quand elle se vit à son bras et à celui du docteur, qui ce dernier aussi avait à la main une tortue, elle s’avança vers le groupe qui semblait s’amuser à regarder ces bestioles ; elle en prit une, la jeta en l’air après l’avoir regardée et se mit à pleurer à sanglots et rire tout à la fois : elle fut guérie.

Après la guérison, le garçon raconta comment les choses s’étaient passées ; il obtint son pardon des parents et de la fille qui devint sa femme.

Elle ne se ressentit jamais de la commotion qui l’avait frappée si terriblement ; son mari racheta sa faute inconsciente en se montrant juste et bon.

XXII


Avant de repartir pour Paris, M. Mage nous offrit à dîner ; il avait en même temps invité le maire du village, M. Billon et sa dame, un des plus riches propriétaires de la commune et qui n’avait pas sa langue dans sa poche ; on parla un peu de toutes choses, à commencer par le dépeuplement des campagnes.

Le maire disait qu’il fallait fédérer les communes d’un même canton pour organiser souvent des fêtes ; que l’État vote les sommes nécessaires pour faire construire des mairies convenables, avec salles de conférences, spectacles, bals, etc. ; fonder des sociétés de tourisme pour aller à frais réduits visiter Paris et autres villes si possible ; en même temps instituer des sociétés de jeux, propager l’idée de la Caisse des Ecoles, vacances scolaires, pupilles des communes s’occuper aussi des vieillards et infirmes, et pour cela faire, il faut commencer par réunir les maires en congrès dans chaque département et y créer un journal hebdomadaire qui s’occuperait de tout ce qui intéresse les communes.

Nous lisons bien aussi les grands journaux de Paris, il y a beaucoup de papier pour un sou, mais ils ne sont pas intéressants pour nous ; des romans à dormir debout, tant ils sont ineptes ; des tartines à n’en plus finir sur les apaches, des flagorneries envers ceux haut placés et de la réclame ; mais quand on analyse tout cela, il n’en reste plus rien.

Je dis donc qu’il faut intéresser par tous les moyens possibles, les jeunes garçons à rester au village, alors les jeunes filles n’iront pas à Paris.

Quand nous aurons des mairies attrayantes, l’un de nous, instituteur ou tout autre fera, avant d’ouvrir la petite fête ou bal de société, une petite causerie où il montrera qu’à côté de situations enviables, il y a à Paris des milliers de familles qui passent leur vie dans la plus noire misère, cela malgré un travail incessant, misère dont on ne se fait pas même une idée à la campagne.

Ainsi, on relève, d’après une statistique de 1909 :

     196 familles de 7 personnes qui n’ont qu’une chambre.
  1.182                6                               
  3.471                5                               
10.460                4                               
28.526                3                               

Sur 60.000 naissances, qu’il y a chaque année à Paris, 35.000 accouchements sont aux soins de l’Assistance publique, soit environ 60 pour 100 classés comme indigents.

Ces choses divulguées feraient réfléchir ceux qui n’ont que leur bras à aller offrir à Paris.

Ce n’est pas tout encore, les petites localités en se dépeuplant, mettent le petit commerce dans la misère.

Il est donc facile de constater que la vie active meurt avec le commerce. De plus, il y a une autre cause, c’est la concurrence des grands magasins ou des fabriques qui vendent directement même à crédit jusque dans les hameaux.

Le cordonnier et le tailleur du village n’ont plus de travail ; ils ne faisaient que le travail rustique pour les hommes qui peinent. Eh bien, aujourd’hui, ils reçoivent directement des articles mieux faits, aussi solides, si ce n’est plus ; un grand choix et meilleur marché.

Au début, les gens de la campagne étaient méfiants ; ils disaient que ce n’était pas solide, mais maintenant qu’ils en ont assayé, ils se fournissent tous à ces fabriques ; ce qui fait que les marchands de drap, bonneterie, vaiselle, ainsi que les quincaillers, ne peuvent tenir contre les grands bazars.

Il y a encore des gens pour demander que le gouvernement protège le petit commerce : comment ferait-il ? quand on mettrait la patente des grands magasins 20 pour cent plus élevée, cela n’avantagerait guère le petit commerçant ; que peut-il espérer avec sa petite boutique, où il n’y a que quelques articles plus ou moins frais, qu’il a payé chers parce qu’il en a acheté peu, contre ces grands magasins resplendissants de lumière, de clarté, où l’acheteur peut voir et toucher les objets avant d’acheter et où tout est marqué en chiffres connus, et les catalogues illustrés qui vous arrivent à domicile ; on peut vous livrer ce que vous demandez sans vous déranger et une fois la marchandise reçue vous pouvez la retourner si elle ne vous plaît pas. Non, le petit commerçant est appelé à disparaître.

Un exemple, qui va montrer que la réussite est à ceux qui ont de l’argent et savent faire du commerce :

Un homme, qui était venu se retirer au canton après fortune faite à Paris dans les articles de ménage et jardin, était surpris de voir que, dans la petite ville, il y eut dix petits commerçants qui tenaient ces objets, l’un ne vendait que des faulx, des serpes et serpettes, un autre vendait de l’article de chauffage et toujours le plus grand nombre des acheteurs se fournissaient à Paris.

Qu’a fait cet ex-commerçant qui s’ennuyait déjà à ne rien faire ? et aussi sollicité par des neveux, il acheta au cœur de la ville deux vieilles maisons avec cours et jardins très vastes, et pendant que ses neveux allaient à Paris pour apprendre le commerce, il faisait édifier un vaste bâtiment agencé comme les grands bazars, le garnissait de marchandises, chauffage, articles de caves, de ménage, quincaillerie, cuisine, bancs, clôtures en fil de fer, etc. Quant au bout de deux ans il ouvrit ce magasin aux visiteurs, ce fut une révolution ; tous les hameaux et villages du canton vinrent voir cette exposition où on trouvait tout ce dont on avait besoin.

Du coup, tous les autres petits, qui vendaient quelques articles par ci par là, furent obligés de fermer boutique. Deux sont entrés dans ce nouveau magasin comme employés et sont contents de leur sort.

Ceci nous montre qu’aujourd’hui il ne reste qu’un moyen, c’est que les petites bourses s’associent pour monter des maisons de commerce et faire grand, car les petits sans argent sont voués à végéter dans la misère ; ces idées furent approuvées par chacun et M. Billon félicité comme il convenait.

On parla aussi de créer dans chaque mairie une petite bibliothèque ; des lectures à la portée de l’esprit des campagnards ; de bons livres, afin de réagir contre cette littérature abrutissante qui pénètre partout, jusqu’au fond des hameaux, ces mauvais livres qui ne parlent que de police, de bandits, d’apaches et qui montrent ce monde comme des héros ; cela fausse l’esprit des jeunes gens, c’est un poison qu’il faut combattre comme l’alcool.

M. Mage ajouta quelques paroles, disant : « On peut dire sans crainte de se tromper que les idées que vient d’émettre notre ami sont, en général, l’expression de l’esprit des campagnes.

Pour ce qui est de l’exode des habitants vers Paris, je ne crois pas que l’on peut l’arrêter, mais on doit faire tout ce que l’on peut pour le restreindre. Puis, s’adressant à moi, il dit : « Vous, monsieur Savinien, veuillez donc nous exprimer vos idées sur ce qui vient d’être dit. »

Je répondis :

— Il me semble qu’il faudrait avoir l’esprit mal fait pour ne pas approuver les idées qui viennent d’être exposées. Quand bien même on émettrait des choses irréalisables, on doit les discuter, les examiner et ceux qui pensent au bien de tous ont droit d’être écoutés ; vos projets de fonder une bibliothèque sont sans doute généreux, mais n’agiront pas beaucoup, quelques esprits éclairés en feront usage, mais la masse ne comprendra pas ; cela n’empêche pas de tenter la chose.

Vous avez parlé des mauvais livres qui inondent nos campagnes ; le seul moyen de les faire disparaître serait de créer une littérature spéciale à l’usage des écoles pour la jeunesse de 10 à 14 ans, de confier ce travail aux membres de l’enseignement ; d’après un concours, on nommerait à la rédaction les plus capables, par exemple chaque canton pourrait nommer un délégué et tous ces délégués réunis en un Congrès nommeraient une commission nationale chargée de la rédaction des livres scolaires d’esprit laïque.

Pour ce qui est de l’histoire, tous les faits seraient exposés avec clarté et selon la vérité, les parents s’y intéresseraient comme les enfants, alors que souvent les faits politiques ou religieux y sont faux ou dénaturés. Pour la lecture courante, il faudrait des manuels avec gravures, des récits vraisemblables afin que l’enfant puisse, en quelque serte, mettre des noms comme sur les personnages, montrer ce que doit être un enfant dans sa famille, hors de sa famille, et dans la Société ; enfin montrer où se trouvent la bonté, la beauté, le dévouement, l’héroïsme.

Puisque vous avez l’idée généreuse de faire des congrès départementaux de maires, ce sera là l’occasion d’en parler sans oublier la création de vos journaux qui éclaireront sur tous ces points, car il ne faut pas compter sur la grande presse qui ne prône que les intérêts des financiers.

Pour ce qui est des livres à bon marché, certainement ils font du mal, mais ce ne sont pas les seuls : bon nombre d’auteurs connus dont les éditions s’enlèvent, sont tout aussi pernicieux ; lire à chaque page que l’homme doit vivre sa vie, c’est-à-dire comme il l’entend, de tourner en ridicule tout ce qui n’est pas artiste, commerçants ou commerçantes sont présentés comme des nigauds, sots, ridicules, sans aucun goût pour rien.

On ne parle plus du foyer familial : toutes les femmes sont montrées coquettes et frivoles, trompant leur mari comme la chose la plus prévue du monde, les jeunes gens ne pensant au mariage qu’après avoir gaspillé leur patrimoine et après avoir usé leur santé dans une vie de débauche ; c’est cette génération de dégradés, de déséquilibrés que l’on nous donne en exemple.

On voit, chaque jour, dans cette société en décomposition, des scandales qui font hausser les épaules à la classe des travailleurs : grandes dames qui s’enfuient avec leurs domestiques. Nobles titrés qui vivent aux dépens des femmes ou qui font des faux, des vols, et c’est dans ce monde où il y a tant de rastas, que les auteurs à la mode, nous conseillent de prendre comme modèle.

Ces littérateurs se croient des grands hommes parce qu’ils ont écrit de belles pages, certainement souvent remplies d’esprit, de mots ciselés, mais dont le fond est vide à l’analyse. C’est là une littérature morbide, ces hommes se qualifient de dieux ; ce ne sont que des pédants littéraires.

Un fait certain, c’est que depuis une trentaine d’années, l’esprit des jeunes générations a changé ; les uns disent que c’est parce que la religion s’en va, que les enfants sont élevés trop librement ; je ne sais pas si ce sont là les causes ; je pencherais à croire qu’aux écoles primaires on met entre les mains enfantines des manuels d’études auxquels rien ne les a préparées ; aussi, c’est avec un sentiment d’orgueil que l’enfant voit qu’à douze ans il sait des choses que ses parents ignorent ; et ces enfants précoces analysent les faits, ce que nous ne pensions pas à faire à quarante ans.

Je dis franchement que lorsque la nature de l’enfant est mauvaise ou seulement tournée vers son moi exclusivement, il y a peu de chose à y faire quand bien même les parents seraient des modèles de bonté, de douceur, de droiture ; une chose qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est l’atavisme, l’hérédité.

Je m’en vais vous citer un exemple qui me touche de près : la victime est mon frère.

Marié à une honnête ouvrière, il eut deux enfants, fille et garçon ; la mère, dont la santé avait sombré dans le travail des longues veillées et les privations, les a laissés à leur père ; elle mourut à 36 ans, après six ans de mariage. Croyant avoir à se plaindre de sa mère qui n’aurait pas fait son devoir envers elle, elle ne consentit jamais à la voir, malgré les prières de son mari ; tu es heureuse, disait-il, tu as un mari qui t’aime, oublions le passé et allons l’embrasser ; rien n’y fit, elle ne voulut pas la revoir.

Les deux enfants furent élevés par le père et une gouvernante de cinquante ans, femme admirable à tous égards ; le père ne vivait que pour eux. Eh bien, lorsque la fille eut 16 ans, elle ne voulut plus recevoir de conseils ; pendant deux ans, ce foyer fut un enfer ; quand le père implorait sa fille, lui disant qu’elle le tuait, elle répondait qu’il fallait qu’elle vive sa vie selon son libre arbitre ; parce que tu insistes pour que je sois douce, aimante pour toi, tu me déplais, je te déteste ; ce n’est pas ma faute ! Voilà pour la fille.

Le fils, également intelligent, n’a pas voulu non plus être gouverné. Après qu’on l’eut mis à la porte de l’école commerciale, son père crut devoir bien faire en l’envoyant en Allemagne pour apprendre le commerce en même temps que l’allemand. En quinze mois, il changea trois fois de pensions et de professeurs. Ne voulant rien faire, il fut renvoyé de la maison de commerce. Rentré à Paris, son père, obligé de quitter les affaires pour cause de maladie, ne put lui faire entendre raison ; il ne voulait pas travailler, disant que le travail était une déchéance. Enfin, après une année de désœuvrement, voyant que le père ne lui donnerait plus d’argent s’il ne faisait rien, il se mit à travailler un peu. Mais toutes les paroles qu’il a pu lui dire, le prendre n’importe comment, sa réponse est celle-ci : « Je n’ai pas demandé à naître, donc je ne te dois rien ; toi, au contraire, Tu dois me donner ce qu’il me faut jusqu’à 21 ans ; les grandes phrases d’honneur, de probité, le bien, le mal, tout cela n’est que des mots ; l’homme intelligent est fait pour vivre au détriment des imbéciles ; la vie est courte ; il doit faire tout le possible pour en jouir. »

Il dit aussi : « Le père qui se prive pour ses enfants agit selon ses sentiments ; il fait son devoir et après avoir mis de côté pour eux, s’il disposait de ces sommes pour lui-même, il serait un voleur, car le fils ne devant rien à son père est libre de disposer de son bien comme il lui semble. »

À son père qui lui dit que de pareilles idées sont monstrueuses, il les lui renouvelle par écrit, afin, lui dit-il, que tu sois convaincu que je sais ce que je dis. Je vais avec mon époque, foyer familial, amour filial, tout cela c’est de la blague.

Voilà le caractère de deux enfants élevés avec le plus grand soin et qui ont eu les meilleurs exemples sous les yeux. Et ils sont légion les enfants qui raisonnent ainsi.

La croyance ou la non croyance en Dieu n’a rien à voir là ; du reste ils pouvaient pratiquer la religion si ça leur convenait ; ils ont hérité de leur mère du manque de sentiment familial ; ils n’aiment pas leur père, ne faisant pas de différence entre lui et le dernier des étrangers ; ils ont entendu parler ou ils ont lu ce qu’ils n’ont pas compris ; ils en ont tiré des déductions en rapport avec leurs jeunes cerveaux ; ce sont des déséquilibrés, qui font le désespoir des parents et se préparent des remords pour l’avenir ; s’il en était autrement, ce seraient des monstres.

Ils vont même plus loin ; ils disent : quel est le fils qui pourrait dire et affirmer : cet homme est mon père ! Le jeune homme avait seize ans quand mourut la femme qui les avait élevés avec l’amour d’une mère ; la veille de sa mort, elle lui demanda de lui jouer sur son violon « la noce bretonne » ; son père l’en pria, disant que l’on ne pouvait refuser cela à une mourante ; il n’a pas voulu. Trois ans plus tard, son père, lui rappelant ce fait, lui disait : mon pauvre enfant, tu dois avoir regret de cela aujourd’hui. Il répondit : Mais pas du tout ! (Je crois qu’il y a une part d’atavisme dans le cas de ces deux enfants.)

Si ce sont les romans de notre époque qui engendrent de pareilles idées, cette littérature est bonne à mettre au fumier et la remplacer par la littérature saine, dont vous parlez pour les écoles primaires et secondaires.

Pour ce qui est du dépeuplement des campagnes, on ne pourra pas l’arrêter tout à fait, mais je crois que l’idée qu’a émise monsieur le Maire tout à l’heure est capable de l’enrayer fortement ; oui, si chaque année on organisait des voyages de plaisir pour hommes et femmes sous la conduite d’un guide connaissant bien Paris, ils pourraient, en quelques jours, voir, s’instruire ; le guide montrerait que la grande ville n’est le plus souvent que mirage et, plus instruit de la vie de Paris, on aimerait à y venir en touriste pour s’y promener et non pour y rester.

Pour toutes les autres questions, je suis également de votre avis pour l’école laïque exclusivement ; pour la paix contre la guerre, pour la liberté de conscience, tout en étant athée, et pour le beau rêve humain, la fraternité parmi les hommes, par le communisme et non par le partage, ainsi que des intéressés ou des ignorants le disent encore.

Madame Billon dit : Voulez-vous me permettre de dire quelques mots ? Je ne suis pas tout à fait ignorante de ces questions ; avant de me marier j’étais institutrice en exercice ; de plus, il arrive souvent qu’après les séances officielles, ces messieurs du Conseil s’en donnent à cœur-joie et, de mon coin, je les écoute en reprisant mes bas ; ils sont tous plus ou moins républicains, à coup sûr de bonne foi.

Pour l’instruction primaire, je la veux enseignée par l’État ; cela supprimera les haines entre enfants et familles ; je veux les éducateurs mieux payés ; je veux aussi que les maires soient rétribués selon le travail qu’ils font ; je ne vais pas avec ceux qui prêchent la grève des conscrits, quand mon fils sera en âge, je serai contente de le voir partir faire ses deux ans, mais comme je suis pour la paix, si je voyais la guerre venir, j’aimerais mieux voir mon fils partir à l’étranger que de partir à la boucherie : qu’est-ce que l’on vient parler de lâcheté si l’on se dérobe ? Comment ! une mère aura mis ses soins, son amour à élever son fils, fait de son mieux pour lui préparer un nid et le voir à son tour à la tête d’un foyer, quand un jour des gouvernants, rois, empereurs ou présidents de républiques, qui pour sauvegarder des intérêts capitalistes auront déclaré la guerre, il faudra que des milliers d’hommes aillent se faire tuer ! La bravoure, qu’est-ce que cela aujourd’hui ? C’était bien barbare lorsque l’on se battait corps à corps ; mais, maintenant que sans seulement se voir, à des milliers de mètres, il suffit du geste souvent d’une brute, qui agit comme un automate sans voir, pour que des hommes soient massacrés par milliers. Y a-t-il là de la bravoure à se faire tuer comme des moutons ?

Je dis et je redis qu’en cas de guerre je préférerais voir mon fils quitter la France que de le voir partir à la mort ! Les socialistes, dit-on, de tous les pays, s’opposeront à la guerre. C’est bien. Mais ils ne seront pas assez nombreux, alors que si seulement il se trouvait 50.000 mères pour agir comme je dis, vous verriez que ce serait plus efficace. Pour ce qui est de l’athéisme, je n’en suis pas ; vous donnez certainement une raison peu réfutable quand vous dites : s’il y avait un Dieu, ce qui dit tout puissant, il serait le père des hommes. Comment alors n’a-t-il pas fait des êtres parfaits, capables de s’entendre, de vivre en paix et heureux le temps qu’ils passent sur la terre ; au lieu de cela, on ne voit que souffrance, que haine, que lutte pour l’existence ; un pareil père qui pouvait faire le bien et qui a fait le mal ne serait qu’un monstre ; certainement on ne peut réfuter la raison.

Pourtant, quand je contemple le ciel resplendissant d’étoiles, je dis sans plus de réflexion : « Mon Dieu, que c’est grand, que c’est beau ! » Il doit y avoir quelque chose au-dessus de nous, mais ma pauvre tête ne vas pas plus loin.

En politique, comme en droits civils, je voudrais les femmes égales aux hommes ; aussi, je me fais du mauvais sang quand je les entends faire le procès d’une institution pendant des mois et des années sans faire l’effort nécessaire pour la renverser. Voilà plusieurs années qu’un de nos amis a mis sur le tapis la suppression du Sénat ; maintenant tous ces messieurs du Conseil sont d’accord pour dire qu’il n’est bon qu’à mettre des bâtons dans les roues et empêcher ainsi le bon fonctionnement du gouvernement républicain, et ils votent pour des délégués sénatoriaux.

Il me semble que, si la Chambre le voulait, avant quinze jours le Sénat serait aboli. Tous les députés qui veulent cette suppression n’auraient qu’à déposer une loi dans ce sens, en déclarant ne pas siéger tant qu’elle ne sera pas votée et chaque jour, sitôt entrés dans la salle du Parlement, en sortir immédiatement ; de cette façon, ils auraient gain de cause de suite ; mais non, au lieu de cela, des discours et la peur de perdre sa place. Tout est là.

Pour ce qui est de l’émigration des campagnes vers Paris, le moyen à mon avis pour l’enrayer est de rendre le foyer plus attrayant ; il faudrait pour cela que, dans chaque commune, on fasse un cours pratique de ménagères ; d’abord l’enseigner aux enfants des écoles, puis pendant l’hiver faire chaque mois une réunion pour les grandes filles, qui tout en s’occupant de différentes façons feraient la cuisine et serviraient le repas bien ordonné à toutes les sociétaires ; il en coûterait peu à la commune pour ces petites agapes mensuelles.

Aujourd’hui encore, la façon dont sont servis les repas à la campagne est déplorable, que ce soit le chef de maison, le fils ou le domestique, quand ils rentrent déjeuner, il n’y a généralement rien de prêt ; ils vont tirer le cidre, chercher au jardin la salade ou les radis qu’il leur faut laver ; on leur apporte le manger sur une table souvent malpropre ; on retourne son assiette pour manger le fromage ; cela ne plaît pas du tout.

Quand les jeunes gens verront une table proprement servie, avec nappe et serviettes, la servante-cuisinière mieux soignée de sa personne, quelques chromos aux murs pour provoquer la causerie, ils ne mangeront plus le nez dans leurs assiettes ; ils seront plus gais et la pensée qu’ils pourront trouver dans leur entourage une bonne ménagère, propre et ordonnée sans qu’il en coûte davantage, au contraire, leur ôtera le désir d’aller à Paris, où neuf fois sur dix la misère les attend.

Enfin, si les femmes étaient électrices et députées, elles feraient au moins aussi bien que les hommes. J’ai même la pensée que ces grands fléaux, la guerre, l’alcoolisme, la prostitution, ne disparaîtront que lorsque les femmes auront les mêmes droits que les hommes.

Chacun félicita Mme Billon de ses réflexions aussi justes que spirituelles.

M. Savinien ajouta que pour son compte il partageait ses idées au sujet de la guerre ; pour sa croyance en Dieu, il dit que non plus on ne peut la réfuter, pas plus que la non-croyance ; le cerveau humain s’arrête devant la pensée de l’infini, seule la raison doit être écoutée avec impartialité pour ce qui est de Dieu, créateur de l’homme, il n’a fait que le mal et un bon père ne ferait que le bien ; les dieux véritables ce sont les femmes, puisque ce sont elles qui font les hommes ; il leur reste cependant encore beaucoup à faire pour les faire meilleurs.

On se sépara ensuite tous heureux d’avoir passé une aussi bonne et instructive soirée.

XXIII


Le lendemain de cette bonne causerie, je repris le chemin de Paris. En nous rendant à la gare, je me fis raconter par Cadoret l’histoire de ce paysan des Ruches qui avait tant fait parler de lui en son temps ; il me la conta ainsi.

Tu veux parler de Brigalot. En effet, ce qui lui est arrivé n’est pas banal ; si l’on ne connaissait pas les faits, on croirait plutôt à un conte, ce récit peut servir à montrer l’état d’esprit des gens des campagnes à cette époque.

En 1830, il avait trente ans. Avec sa jeune femme il exploitait son propre bien d’environ douze hectares de bonnes terres, propres à la culture du blé et des foins, sans oublier les nombreux pommiers, poiriers et noyers qui, dans les années d’abondance, était en cidre et en huile de noix une petite fortune pour son propriétaire. Il était de ceux qui, peu nombreux à cette époque, savaient lire et écrire, c’est à cela et aussi à ses manières affables et douces qu’il devait d’être appelé monsieur, autrement il eût été appelé comme tous les paysans de la contrée, par son nom tout court, c’est-à-dire Brigalot dans sa jeunesse et, plus tard, quand il aurait eu des enfants, c’aurait été le père Brigalot.

Sa maison, isolée comme sa propriété, s’appelait les Ruches-en-Loiret, canton de Châteaurenard ; il l’habitait avec sa jeune épouse, qui dirigeait bien son intérieur ; elle aimait son mari autant qu’elle en était aimée.

Deux domestiques, l’homme et la femme, faisaient le travail de la ferme ; on cuisait le pain tous les huit jours. Une remarque à faire à ce sujet et qui faisait parler en bien de ce paysan une lieue à la ronde, ce qui était beaucoup à cette époque pour un hameau isolé et éloigné du village, c’est qu’il était le seul dans la contrée faisant son pain avec de la farine de pur froment, tandis que les autres y mélangeaient une bonne partie de farine de seigle ou d’orge, et ne cuisaient que tous les dix ou quinze jours, de sorte que ce pain était moisi et aussi mauvais au goût qu’indigeste, alors que le sien était bon.

Quand décembre venait avec ses longues veillées, on teillait le chanvre, car à cette époque chaque propriétaire de ce pays cultivait le chanvre. C’était beau au moment où il venait à graines, de voir les nuées de petits chardonnerets venir en gazouillant s’abattre sur les tiges en graines ; depuis la disparition des chenevières ces charmants oiseaux ont à peu près disparu. Pendant ces veillées, on cassait aussi les noix, à cette occasion les voisins les plus proches étaient invités à venir casser et trier, cela donnait aux jeunes filles et garçons l’occasion de se voir ; la maîtresse, à ces soirées, offrait le pain grillé avec du cidre sucré chaud ou des galettes faites avec l’écume de beurre fondu.

Aucune de ces réunions ne se passait sans qu’il y soit parlé du diable ou des revenants ; les hommes riaient, disant que le diable c’était de ne pas avoir d’argent, que ceux qui n’avaient pas peur ne le voyaient jamais, etc. ; mais les femmes en parlaient en tremblant et souvent en se signant, et rapportaient que partout où il y avait eu des seigneurs, soit dans la cour de leurs châteaux, aujourd’hui démolis, ou dans les bois environnant, il se trouvait des trésors cachés, que le diable seul pouvait faire découvrir ; mais pour cela il fallait, la nuit, faire un pacte avec lui ; cela n’était pas sans impressionner vivement les gens simples, sans aucune culture intellectuelle.

À une de ces soirées, un casseur de noix, un sabotier qui était embauché depuis six mois dans le village voisin, ayant dit qu’il n’était pas besoin de faire un pacte avec le diable pour découvrir un trésor, mais en raison que ces trésors étaient un bien mal acquis, puisque les seigneurs avaient volé cela aux pauvres paysans, c’était le diable qui en avait la garde, et que l’imprudent qui le découvrait était tué sur le coup ou mourait dans l’année. À cela, M. Brigalot, qui n’était ni croyant ni peureux, répondit que s’il savait où se trouve un trésor, ce ne seraient ni Dieu ni diable qui l’empêcheraient de le prendre.

Alors comme aujourd’hui il y avait des chevaliers d’industrie ; ce cheminot avait l’étoffe d’un de ces voleurs que l’on nomme maintenant voleur à l’américaine ; il venait souvent à la ferme, où il était presque toujours retenu à dîner ; comme il savait lire et écrire, le patron était heureux de l’avoir en sa société pour causer ; il avait fait son tour de France et avait vu beaucoup plus de choses que le fermier, qui, pour être intelligent, avait autant de naïveté que de bonté.

Ce sabotier sut si bien jouer son rôle, disant que s’il était venu dans le village ce n’était pas pour gagner les douze francs par mois que son patron lui donnait plus la nourriture, mais que c’était pour rechercher, d’après des papiers qui lui venaient de sa famille, l’endroit où devait se trouver un trésor caché par les anciens seigneurs de Couffraut ; il fit si bien qu’après des fouilles faites en commun dans le coin du bois où il avait eu soin d’enfouir quelques sous de cuivre à l’effigie de Louis XVI, qu’il se fit donner trente écus par Brigalot, moyennant cela, il pourrait faire les recherches seul et lui donner la somme qu’il voudrait quand le trésor serait découvert.

La nuit où il se mit à fouiller au pied d’un énorme fouteau[2] centenaire, il fut assommé par le garnement de sabotier, qui s’était caché derrière un massif, et que le pauvre naïf n’avait pu voir, tant il était actionné à piocher la terre. Il va sans dire qu’il ne trouva pas de trésor, mais il rentra chez lui en se traînant et fut longtemps entre la vie et la mort ; de plus, il avait failli perdre la raison, car, si brave qu’il fut, il avait eu le sang retourné en voyant que celui qui le frappait avait deux cornes ; on a su plus tard que le misérable s’était affublé de la peau d’un bouc pour ne pas être reconnu et aussi faire croire que c’était le diable ; enfin, grâce aux soins dévoués de sa femme, la victime de cet attentat était sur pied deux mois après.

L’auteur de ce guet-apens ne cessait pas de rendre visite à sa victime et de lui prodiguer des marques d’amitié ; il faut dire tout de suite que le mobile qui l’avait fait commettre ce lâche attentat, c’est qu’il convoitait la femme de Brigalot ; il espérait que, celui-ci mort, il pourrait épouser sa veuve.

XXIV


Dix ans après ces événements, la ferme a prospéré, les enfants sont venus resserrer encore ce ménage uni ; le laboureur s’est marié avec la servante et le patron les a de suite intéressés dans les bénéfices ; tant par sac de blé, tant par botte de foin, par livre de beurre, etc. ; c’était là un bel exemple, et unique, que donnait le propriétaire.

Dans l’intervalle de ces dix ans, le sabotier s’était marié et établi au village ; il gagnait sa vie en travaillant ; il ne faisait parler de lui ni en bien ni en mal ; seulement, comme le plus grand nombre des hommes du village, il aimait licher un coup, surtout l’eau-de-vie de marc ; un jour qu’il avait son compte, il conta dans un rire à n’en plus finir qu’il en connaissait avoir failli mourir des coups que le diable leur avait donné au moment où ils creusaient le sol pour y trouver un trésor.

Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Brigalot, qui avait cessé de recevoir les visites du sabotier depuis que celui-ci s’était marié ; de plus, il avait expliqué son agression d’une toute autre façon qu’elle avait eue lieu ; tout à coup, le soupçon s’encra en lui ; il se rappela bien des petits détails qui l’éclairaient, entre autres celui-ci, où sa femme lui avait dit que ce cheminot n’était pas franc ; maintenant elle lui révélait qu’avant son accident, il lui avait dit plusieurs fois en plaisantant : Si Brigalot mourait, me prendriezvous pour mari ? Elle lui avait répondu qu’elle ne savait pas ce qu’elle ferait si elle venait à perdre son mari, qu’elle aimait, et qu’enfin, se rappelant ses façons de faire, elle le considérait comme un homme faux, capable de faire un mauvais coup.

Brigalot, comme tous les gens simples et de cœur, avait au fond le sentiment inné de la justice et des responsabilités ; il résolut de tirer vengeance sur cet homme s’il pouvait avoir la certitude que c’était lui qui avait voulu le tuer ; d’abord, sous un prétexte quelconque, il l’emmena avec d’autres personnes à l’endroit où il avait été frappé ; déjà il crut voir en lui une certaine impression de malaise ; enfin, une autre fois, il lui commanda des sabots pour toute sa famille, lui fit boire force marcs, feignit lui-même l’ivresse, si bien que l’autre, en présence de témoins livra son secret à moitié, et devant le défi que lui lançait Brigalot de dire tout ce qui en était ; par bravade, le sabotier, dans son état complet d’ivresse, se vanta que c’était bien lui qui s’était déguisé, disant : Dagora ayant dépouillé son bouc la veille, je me suis capuchonné de la peau pour te faire peur ; mais il nia avoir donné les coups, les mettant sur le compte du diable. À ce moment, Brigalot lui dit : Vous êtes un faux ami et un assassin ; défendez-vous, car je vais vous tuer, et il le jeta avec tant de force sur les rondins de bouleaux déposés là pour faire des sabots, qu’il fut écrasé en tombant ; le misérable mourut deux mois plus tard des suites de ses coups ; alors on emprisonna Brigalot.

Au jour du jugement, presque tous les gens du village et des hameaux de la commune vinrent témoigner en sa faveur ; seuls quelques gros bonnets étaient témoins à charge ; tels M. le comte de X…, M. le curé, parce qu’ils disaient qu’un homme qui ne croit ni à Dieu ni au diable doit être capable de tout. Ce pauvre Brigalot fut condamné à dix ans de prison avec amende.

XXV


Brigalot avait donc cinquante ans quand il rentra à sa ferme, laquelle n’avait pas souffert de son absence, grâce à la bonne direction de sa femme et au travail intelligent et intéressé de ses deux domestiques. Il serait superflu de dépeindre longuement les transports de joie et de bonheur qui furent prodigués au prisonnier libéré ; les trois enfants, qui étaient en bas-âge à son départ, avaient grandi, les deux garçons avaient 18 et 20 ans et la fille 15 ans.

Cet homme était subjugué d’émotion, riant et pleurant tour à tour, ne pouvant en croire ses yeux de voir ses enfants si grands, qui, eux aussi, pleuraient de joie à s’en faire mal.

Il était un autre ami de la maison auquel on n’avait pas pris garde, c’était le chien âgé maintenant de 14 ans ; quand il vit son ancien maître descendre de la carriole, il ne le reconnut pas, il se mit même à japper de mauvaise humeur, et quand il vit tout le monde se jeter dans les bras l’un de l’autre, il alla en grognant sourdement se coucher dans le coin de la cheminée, sa place habituelle ; puis, tout doucement, il se mit à tourner autour du groupe, se frôlant parfois contre la jambe du revenant comme pour chercher à le reconnaître.

Au moment où cessaient ces effusions, le maître s’asseyait à côté de sa femme, pendant que la jeune fille accourait chargée d’un énorme géranium qu’elle avait entretenu avec soin pour faire présent à son père dès son retour ; le chien, tout d’un coup, se jeta sur son maître, lui enserrant le cou de ses deux pattes de devant comme l’aurait fait un enfant ; puis, poussant une longue plainte, il tomba raide mort avant que le maître ait eu le temps de lui rendre ses caresses ; la joie certainement avait tué cette bonne bête ; peut-être aussi que l’âge y avait été pour beaucoup.

Le lendemain, Brigalot voulut enterrer son chien lui-même et contrairement à la plupart des paysans, qui tout simplement les jetaient dans les ronces d’une marnière comblée en partie ou enterraient à fleur de terre les cadavres des chiens ou d’autres animaux, il l’enterra à un mètre de profondeur, le recouvrant d’un lit de chaux, afin que les autres chiens affamés ne le déterrent pas : il planta même des boutures de saules à cet endroit, qui se trouvait sur le bord d’une mare où les femmes venaient laver leur linge.

J’ai vu ces saules vingt ans plus tard ; ils formaient un ombrage contre le soleil, garantissant les laveuses qui, pour distinguer cette mare des autres proches, l’avaient surnommée : la mare au chien.

Maintenant, je vais te parler d’un autre chien.

XXVI


Le hameaeu le plus proche de la ferme des Ruches se composait de sept maisons, toutes occupées par leurs propriétaires, petits cultivateurs.

La plus pauvre de ces maisons appartenait au père Darche ; le devant, couvert de tuiles, était construit avec des pierres de silex ramassées dans les champs d’alentour ; le derrière était en torchi et couvert en paille ; pas de carrelage, seulement la terre battue rabotteuse, formant des trous et des bosses comme des taupières dans un pré ; à l’entrée, en forme de cuvette très évasée, un grand trou où l’eau venait s’amasser par les jours de pluie ; tel était cet intérieur dépourvu de charme et très misérable.

La famille se composait de quatre personnes, le père, la mère et deux enfants de 8 à 10 ans ; ces gens auraient pu être un peu aisés ; ils avaient un bon petit bien, récoltant de tout blé, cidre, vin et fruits de toutes sortes ; de plus, une grande partie de l’année, le mari travaillait au château comme jardinier ; malheureusement, la femme, d’un esprit des plus bornés, ne savait rien faire que soigner sa vache, ses poules et ses lapins, mais était incapable de faire seulement une soupe fricassée.

Tout le long de l’année on ne mangeait dans cette maison que du pain bis, du fromage maigre, des pommes de terre à la croque au sel ; l’été, quelques légumes du jardin, radis, haricots, petits pois, le plus souvent cuits à l’eau et sans beurre ; l’hiver, le mets quotidien était souvent les harengs salés, que l’on accrochait par un rond d’osier à la poutre de la maison. Il faut dire que ces gens-là avaient le cœur sous la main, comme l’on disait autour d’eux ; d’autres disaient que c’était des imbéciles. Dans les moments d’abondance, ils ne pouvaient rien garder ; il suffisait que les gars des environs viennent un dimanche dire à Darche, avoir appris qu’il avait le meilleur vin ou la meilleure eau-de-vie de marc de la commune pour que, flatté, il fasse goûter les choses, et alors c’était une ribote complète ; les invités ne s’en allaient que lorsqu’ils ne tenaient plus debout, et quelque fois même après avoir fait sur la paille un somme réparateur ; en un mot cette famille était très malheureuse, par la faute de la femme principalement.

Dans les campagnes surtout, quand la femme est intelligente, son travail contribue plus que le travail de l’homme au bien-être général ; mais si par malheur, comme c’est ici le cas, la femme ne s’entend à rien, c’est à coup sûr la ruine de la maison avec tout son cortège de disputes, de malpropreté et d’abrutissements.

Ces gens-là se nourrissaient donc le plus mal possible, mais ils n’étaient pas les seuls à en souffrir ; ils avaient un jeune chien, qui passait pour le plus beau du pays ; Darche l’avait rapporté du château vers 1859 ; ses deux gamins le baptisèrent du nom de Risto, par abréviation d’Aristo, sans doute parce qu’il venait du château.

Dès que cette bête fut chez Darche, ce fut un pauvre martyr ; matin et soir, on lui jetait un petit morceau de pain noir, et c’était tout ; de plus, il était maltraité par les deux enfants sans aucune raison, mais par plaisir de s’amuser ; quelquefois il leur servait de cible pour s’exercer à lancer des pierres ou ils lui mettaient un charbon sur le dos pour le voir se rouler à terre. Un jour, ils avaient essayé de le noyer dans la rivière. Mais leur plus grande joie c’était de lui faire avaler de force de l’eau-de-vie de marc ; alors cette pauvre bête hurlait aux loups, disaient-ils, se roulait, courait et gémissait tout à la fois ; eux étaient contents, ils allaient chercher les autres enfants du hameau en leur disant : venez vite voir, notre chien est saoul ; de temps en temps, ils recevaient bien une claque d’un voisin ou d’une voisine, qui voyaient mal ces choses-là ; mais la mère ne leur disait rien, elle n’avait aucune notion du bien ou du mal, elle se contentait de dire que voulez-vous que j’y fasse, c’est le père qui le leur a apporté, c’est à eux, et puis c’est un chien ! je n’ai pas besoin de lui pour garder ma vache ; il est sale, plein de mal, il ne veut plus seulement manger son pain, il aime mieux manger les ordures de toutes sortes ; plutôt il sera crevé, plutôt il nous débarrassera ; à cela les voisins, et les voisines surtout, lui répondaient si vous le nourrissiez mieux et que vous ne lui fassiez pas tant de mal, il ne serait pas si dégoûtant ; mais vous n’êtes pas seulement capable de faire une soupe pour votre homme, vous ne savez pas faire bouillir un peu de pain pour cette pauvre bête ; tuez-la pour que nous ne la voyons plus souffrir, car c’est révoltant à la fin ; de sorte qu’à cause de ce pauvre chien les disputes se renouvelaient à chaque instant parmi les femmes du hameau.

XXVII


Enfin, par un dimanche de janvier, où la neige commençait à se salir sous l’action d’une sorte de brume triste et où le faîte des mottes de terre commençait à se découvrir, un des gamins vint crier à la porte des maisons voisines, cette grande nouvelle : venez voir ! papa va tuer nout (sic) chien avec son fusil ; alors petits et grands sortirent pour voir tirer un coup de fusil sur cette bête ; les plus sages firent la remarque à Darche qu’il devrait d’abord l’attacher et lui tirer le coup dans la tête, car avec du plomb numéro 4 il ne le tuerait pas ainsi immédiatement. À quoi bon faire souffrir cet animal, disaient-ils ; mais cet homme, point méchant cependant, qui aurait préféré manger son pain sec que de saigner lui-même un lapin, n’entendait pas de cette oreille, il voulait montrer à ses voisins son adresse à tirer sur un gibier dans sa course.

Son gamin aîné lui amena la victime dans le champ, que l’on éloigna à coups de pierres, et quand elle fut à environ trente ou quarante pas, l’homme tira ; le chien reçut le gros de la charge dans la cuisse gauche avec d’autres grains de plomb écartés depuis l’échine jusqu’à l’épaule, la pauvre bête tomba et se releva plusieurs fois en poussant des cris déchirants ; puis Darche s’approchant, ainsi que les spectateurs, pour se rendre compte du coup de feu, ce fut pitié de voir ce pauvre animal qui voulait se sauver, faisant deux ou trois pas en se traînant, puis tombait, pour recommencer, et tout cela avec des plaintes à arracher des larmes ; le voyant dans cet état, Darche demanda à un voisin un coup de gros plomb pour l’achever, car il n’avait que de la cendrée pour tirer sur les moineaux.

La plus proche voisine, la mère Létang, qui avait vu cette scène lamentable, vint l’invectiver brutalement, lui disant entre autres choses : vous n’êtes point méchant pourtant, mais il faut que vous soyez aussi bête que votre femme, et tout ça pour montrer que vous savez tirer un coup de fusil, une vieille patraque qui, un jour, vous pétera dans les mains ; vous êtes si bête avec votre fusil que, pour montrer votre adresse, vous tireriez sur votre semblable ; allez chercher une corde pour pendre votre chien, car si vous revenez dans mon champ avec votre fusil, je vous casse ce bâton-là sur les reins, aussi vrai qu’il y a un Dieu là-haut.

À ce moment, Brigalot venait d’arriver avec le père Morissot, lequel avait été le prier de venir lui lire une lettre de son fils qui était au service et ensuite devait le reconduire chez lui pour qu’il lui écrive la réponse.

Brigalot, depuis sa sortie de prison, évitait le monde, ne parlant que peu ou pas, ne put s’empêcher de dire à demi-voix est-il possible de faire souffrir une bête pareillement ; Darche lui répondit sur un ton rude : c’est à moi après tout : je peux le tuer, on ne me mettra pas en prison pour cela. Alors Morissot reprit : ce que tu dis là, Darche, c’est mal ; personne de ceux qui connaissent Brigalot ne lui tournent le dos parce qu’il a fait de la prison ; il s’est vengé d’un bandit qui avait voulu le tuer ; il a frappé trop fort, voilà tout ; tout le monde en aurait fait autant et toi-même aussi, tu me l’as dit ; alors pourquoi lui dire des choses semblables ; pourquoi aussi tes gamins sont les seuls du hameau qui ne le saluent pas et lui jettent des pierres ; tu n’as pas d’excuses ; il est vrai que tu as fait dernièrement devant témoins une réflexion drôle, tu as dit qu’il n’était pas prouvé que ce soit le sabotier qui l’ait frappé dans le bois, qu’après tout ça pouvait bien être le malin esprit, comme on l’a dit ; mais, mon pauvre camarade, tous ces mauvais esprits sont de mauvais bougres qui, comme toi et moi, ont de la barbe au menton, il n’y a pas si longtemps encore que les vieilles gens de nos campagnes ont conté avoir vu des loups-garous. Eh bien, c’étaient des mauvais gars qui couraient la nuit pour faire peur au paysans superstitieux, les battre et les voler. Tu as entendu raconter qu’il n’y a guère plus de cinquante ans, le marguiller de Chêne-Aroult avait tellement terrorisés les pauvres gens que, dans une seule année, le curé avait dit plus de cent messes pour le repos des âmes des vieux parents décédés dans la commune ; puis il partageait l’argent avec le marguiller, car celui-ci jouait le rôle de loup-garou et avait fait mourir plusieurs paysans de peur et de coups ; ne soyons donc plus si méchants entre nous, nous ne sommes pas déjà si heureux ; aimons donc ceux qui nous aiment.

Pendant que ces paroles étaient échangées, Brigalot s’était approché du chien qui, couché dans un sillon recouvert de neige, tremblait de tous ses membres ; il demanda si on voulait le lui donner, ce qui fut accepté, comme on le pense bien. Cette bête fut couchée sur de la paille, dans une brouette, et tout de suite on l’emmena aux Ruches.

Là, pendant longtemps, ce chien fut soigné comme une personne qu’on aime, tous les grains de plomb qui purent être retirés le furent avec patience, les plaies étaient lavées à l’eau de guimauve et de lavande, on lui fit des soupes au lait et autres pâtées appropriées à son état ; son nouveau maître lui faisait de temps en temps avaler un peu de vin sucré ; enfin, après deux mois de bons soins, l’animal commença à marcher et, au bout de six mois, complètement guéri, il devint le compagnon et l’ami le plus fidèle de celui qui lui avait sauvé la vie ; son poil était devenu brillant et souple, car on sait que les chiens, comme les chats, ayant une bonne nourriture, ont la salive abondante et se font souvent la toilette avec leur langue. Quand vous voyez un chat sale avec le poil rude, vous pouvez dire hardiment qu’il est mal soigné.

L’attachement que les chiens bien traités portent à leurs maîtres n’est plus à démontrer, mais l’intelligence de certains de ces animaux est surprenante et admirable.

Quand le rescapé passait dans le hameau où il avait été si maltraité, il marchait près de son maître, du côté opposé à la maison où il avait été élevé ; s’il faisait la rencontre de son ancien propriétaire, il ne grognait pas, mais il fourrait sa tête sous la blouse de son sauveur en le poussant avec des petits cris plaintifs, qui semblaient dire : emmène-moi vite.

XXVIII


Depuis son retour, Brigalot ne s’occupait plus du gros travail de la ferme, il tenait le livre de comptes, recettes et dépenses, et cultivait le jardin ; le chien ne s’occupait ni des vaches, ni des moutons, il y en avait deux autres à la ferme pour cela ; tous les trois faisaient bon ménage, parce qu’ils étaient bien traités.

Le réchappé ne quittait pas son maître, le suivant partout et surtout ne manquait jamais de l’accompagner sur la route, au lieu dit la Pierre, où il venait souvent attendre la diligence qui apportait les commission de Montargis. Dans les belles saisons de printemps ou de septembre, c’était curieux de voir ce beau vieillard blanchi avant l’âge, venir s’asseoir avec son chien sur les racines de la dernière grosse trogne de charme, située dans le joli chemin vert du plateau, et y regarder les splendides couchers du soleil, dans le fond de la prairie où serpente la charmante petite rivière de l’Ouanne ; au fur et à mesure que le soleil s’abaissait derrière le coteau du Mesnil, la vapeur montait dans la prairie, semblable au duvet neigeux qui tombe des peupliers de Hollande ; Risto, la tête appuyée sur les genoux de son maître, semblait comprendre tout ce qu’il disait et lui répondait par de petits cris. Bien des fois l’écrivain de ces pages, qui était tout enfant, a entendu le maître causer à son chien comme on cause à un ami, disant des paroles comme celles-ci Risto, c’est-y beau ça, regarde ! c’est le soleil, c’est notre ami à tous ; il ne fait de mal à personne et on ne peut le mettre en prison lui ; il se couche, allons-nous-en pour en faire autant ; le chien lui sautait au cou avec des cris de joie ; on aurait vraiment cru qu’il comprenait ce que lui disait son maître.

Brigalot avait aussi dressé son chien à garder son petit-fils, et quand on mettait le berceau en plein air dans la cour, le vieillard n’avait qu’à lui dire en prenant l’enfant. dans ses bras : tu le vois, garde-le bien. Alors il n’y avait que la mère et les grands parents qui pouvaient approcher ; les oies, dindons, moutons devaient passer au large.

Cette bête a vécu ainsi neuf ans.

Mme Brigalot étant morte, entourée de ses enfants et petits enfants, qui lui avaient toujours montré l’affection la plus tendre, on rappela longtemps les quelques paroles qu’avait dites Brigalot quand il vit sa femme morte : J’ai perdu le plus grand bien de tous les biens en perdant ma femme, qui était un vrai trésor.

Il vécut ainsi avec ses deux enfants, sans jamais quitter la ferme ; son autre enfant, établi à Paris, ne put jamais le décider à venir y passer quelques jours, car il craignait toujours de rencontrer les gendarmes ; il faut dire qu’à l’époque de sa condamnation, le fait d’avoir été emmené, les menottes aux mains, était un stigmate qui ne s’effaçait pas facilement de l’esprit des gens de campagne.

XXIX


En 1870, par une matinée de décembre, un fort contingent de l’armée prussienne arrivait à Douchy pour y faire halte jusqu’à la nuit suivante ; aussitôt plusieurs pelotons de ulhans étaient envoyés sur plusieurs points, car la tactique des chefs c’était d’en faire déployer en reconnaissance à environ un ou deux kilomètres de la route suivie par le gros de la troupe, c’est ainsi qu’au petit jour, une dizaine de ces cavaliers, commandés par un officier, firent irruption en trombe dans la cour de la ferme des Ruches.

Après avoir mis pied à terre, en un instant ces hommes ouvrirent toutes les portes et la maison fut visitée de la cave au grenier, sans oublier écuries et granges ; ensuite deux factionnaires furent placés sous le hangar, tandis que les autres cavaliers pansaient les chevaux ou faisaient le café, que l’on but de suite.

Comme les domestiques venaient de quitter leur lit, quelques prussiens s’y couchèrent tout habillés, tandis que les autres se couchèrent sur de la paille prise dans la grange ; quand les deux factionnaires furent remplacés, ils entrèrent dans la chambre de Brigalot, qui n’était pas encore levé, et lui demandèrent de leur céder sa place aussitôt ; il ne répondit rien et ne bougea pas ; il n’ouvrit la bouche que pour dire à son chien, qui grognait, de rester tranquille auprès de lui.

Comme ces deux cavaliers insistaient, il leur dit : Moi ! laisser coucher des Prussiens dans mon lit, jamais de la vie ! Alors, sans brutalité cependant, ils le prirent l’un par les épaules, l’autre par les pieds et le firent glisser du lit ; le chien, voyant cela, planta ses crocs dans la cuisse de celui qui tenait le vieillard par les épaules, puis sauta au cou de l’autre, qu’il mordit cruellement ; alors, celui qui avait été mordu le premier se retourna et, d’un seul coup de son sabre, fendit la tête de la bête.

Cette scène s’était passée en quelques secondes, qui cependant avait suffi à Brigalot pour mettre la main sur la lourde pelle en fer forgé qui était dans la cheminée et d’en frapper celui qui avait abattu son chien ; cet homme tomba comme une masse, à moitié assommé. Entendant tout ce bruit, d’autres Prussiens intervinrent et le vieillard fut jeté sur son lit avec forces bourrades, il y fut attaché et y resta jusqu’à l’arrivée de l’officier venu pour enquêter ; à ses questions, posées en français, Brigalot répondit : ils m’ont sorti du lit par force, ils ont tué mon chien, j’ai frappé des ennemis, je n’en ai pas regret. L’officier lui dit : vous ont-ils frappé avant que vous, vous les frappiez ; il répondit : Non.

Les deux soldats, interrogés, répondirent que c’était vrai et qu’ils avaient sorti de force le vieillard de son lit. Le chef fit délier Brigalot aussitôt et tous les cavaliers furent réunis en cercle dans la cour, puis les deux coupables reçurent de lui une correction de coups de cravache pour s’être conduits de la sorte envers un vieillard.

Ce même matin, une autre scène se passait à Douchy ; un bûcheron, franc-tireur, qui était au café du Cheval-Blanc, en train de déjeuner d’un morceau de pain et de fromage, arrosés d’un verre de vin blanc, quand les Prussiens y entrèrent et le reconnurent pour un franc-tireur ; de suite il fut pris, traîné sur la place et attaché aux mancherons d’une charrue, en attendant qu’un officier vienne vers 10 heures avec son peloton d’exécution pour le fusiller (car jamais il n’était fait grâce aux prisonniers franc-tireurs.) Quand le peloton arriva, le malheureux était mort des coups qu’il avait reçus.

XXX


La scène des Allemands et aussi la mort de son chien avait fortement impressionné Brigalot ; il tomba malade et s’alita vers la fin de l’été suivant. Sentant sa mort proche, il dit à ses enfants : Je suis sur le point de partir, je ne demande pas que le notaire vienne, car j’ai confiance que vous vous arrangerez entre vous comme des bons frères et amis ; ce que je vous demande et que vous me promettiez de suite, c’est de me porter vous-mêmes au cimetière ; je suis certain que vous serez accompagnés par les nombreux amis qui m’ont conservé leur estime ; je ne veux pas aller à l’église. Ses enfants lui promirent de respecter ses volontés.

Le curé vint le voir ; c’était un homme qui mettait la religion au-dessus de toute considération ; pour lui la formule « hors de l’Église point de salut », était un code sacré ; il lui demanda de se confesser pour mourir en chrétien, sinon Dieu le repousserait parmi les damnés.

Monsieur le Curé, répondit Brigalot, un homme méchant a failli me tuer, je me suis vengé ; dans un moment de colère je l’ai tué sans le vouloir, j’en ai toujours eu regret ; enfin j’ai payé ma faute par la prison ; à mon retour tous les gens de par ici m’ont tendu la main, excepté vous, Monsieur le Curé, qui détourniez la tête pour ne pas répondre à mon salut ; vous, l’homme qui représentez l’Église ; rien que cela me ferait m’en éloigner.

Je n’ai pas été à votre église, ce n’est pas pour y aller quand je serai mort ; vous avez crié en chaire contre moi, tandis que moi je n’ai jamais dit de mal de ceux qui vont à la messe ; ma femme a désiré être enterrée à l’église, j’ai respecté sa volonté ; vous me dites que Dieu me condamnera à souffrir éternellement ; je n’y crois pas. Si c’était vrai, il serait plus méchant que les hommes. Allez, Monsieur le Curé, je vous remercie de vos prières ; je vous souhaite longue vie et bonne santé ; je souhaite aussi que vous ne disiez pas, quand vous prêchez, des choses qui mettent la désunion dans les ménages. Adieu, Monsieur le Curé.

Après le départ du curé, le malade dit à son fils qu’il voulait, avant de s’en aller, faire une bonne action en donnant une somme d’argent au Parisien, s’il avait son approbation. Le fils répondit que d’abord il était le seul maître et qu’en tous cas ce qu’il ferait serait bien fait. Quelle somme avons-nous à la maison en ce moment, dit le mourant. Environ 1.500 francs, répondit son fils, et aucune dépense à faire avant la vendange. Bien répondit Brigalot, c’est plus qu’il n’en faut pour ce que je veux faire ; envoie chercher le Parisien.

Le Parisien était un homme de 27 ans. Enfant trouvé, il avait été élevé par les soins de l’Assistance publique, qui l’avait placé, à l’âge de 14 ans, chez le maître-maçon du village pour quatre années, il devait lui apprendre à travailler, le nourrir et l’entretenir sans aucun salaire. À 18 ans, il était devenu un bon ouvrier maçon ; le patron le payait alors 30 francs par mois ; il resta à ce prix jusqu’à son départ pour le service militaire.

C’était un ouvrier remarquable, capable de monter un mur, de faire le travail fin de l’intérieur, planchers, moulures, etc., mais encore de toiser le travail fait et d’évaluer la quantité de matériaux à employer pour faire un travail déterminé ; il avait été apprécié de tous ceux chez qui il avait été employé pour le compte de son patron ; avec cela franc, loyal, sobre et travailleur.

Avant son départ pour l’armée, il avait fait connaissance d’une jeune fille, Raymonde, orpheline, employée chez un mercier à tout travail, vente, couture, neuf, réparations ; ils s’étaient aimés et jurés de se marier sitôt le service militaire fini. Deux fois il était venu en congé et le serment avait été renouvelé.

En mai 1871, il revint de l’armée. Ce n’était plus le beau jeune homme à la figure rose ; il avait été blessé d’un coup de lance qui lui avait labouré le visage depuis le menton jusqu’à la tempe sans avoir touché les os. Cette blessure avait ridé la peau et l’avait vieilli. En jeune homme de caractère, il offrit à sa fiancée de reprendre sa parole, sa blessure le rendant laid ; la jeune fille, qui avait comme lui le cœur haut placé, lui répondit qu’elle l’aimait toujours autant qu’avant et qu’elle voulait être sa femme ; alors le mariage eut lieu, les petites économies de la jeune fille passèrent à acheter le nécessaire pour se mettre en ménage. Le Parisien reprit son travail chez son ancien patron, toujours au même salaire, 30 francs nourri ou 80 francs par mois non nourri, disant ne pouvoir payer davantage ; que du reste ses enfants avaient grandi, qu’ils étaient maintenant ses ouvriers et qu’il l’embauchait pour lui faire plaisir.

Ce jeune homme aimait le village, où il n’avait que des sympathies ; il avait dit à plusieurs personnes qu’il serait obligé d’aller Paris, ne pouvant pas vivre lui et sa femme avec moins de 3 francs par jour ; plusieurs lui avaient répondu, il y a beaucoup de travail dans le pays ; pourquoi ne vous établissez-vous pas à votre compte. Il avait répondu qu’avec un salaire si petit il ne pourrait jamais amasser le billet de mille francs qu’il lui faudrait pour cela faire ; récemment, il avait travaillé pour M. Brigalot et les mêmes choses avaient été dites.

Quand cet ouvrier entra dans la chambre du malade avec son fils, le vieillard lui dit : Mon ami, comme on dit ici, parlons peu, mais parlons bien ; vous êtes un brave garçon et votre femme une digne épouse ; vous êtes aimés dans le pays, je veux vous aider à vous établir. Combien vous faut il ? Il répondit : dame, il me faudrait mille francs, que je m’engagerais à rendre dans deux ans en payant les intérêts de 5 0/0. Bien, mon ami, répondit Brigalot, et à son fils il dit : Prends 1.000 francs dans l’armoire et remets-les aux mains de ce brave jeune homme, puis il ajouta : Monsieur le Parisien, je ne vous prête pas, je vous donne cet argent, d’accord avec mon fils ; donc pas de reçu. J’ai la joie de penser que vous en ferez bon usage, que vous penserez quelquefois au père Brigalot et que vous direz : c’était un bon homme. Ne protestez pas, je ne peux parler beaucoup, ni entendre parler ; emportez l’argent et allez retrouver votre femme, il y aura ce soir deux heureux dans votre maison et ici également, mon fils et moi.

Le Parisien, surpris, ne pouvant croire ce qui lui arrivait, embrassa les deux hommes et quitta la maison en causant tout seul comme s’il eut été un peu fou.

Tel fut le dernier acte sublime, on pourrait dire, de cet honnête et brave homme, qui mourut le lendemain de cette bonne action.

Prononcée par deux assistants, son oraison funèbre fut courte autant que sincère.

Le premier qui parla dit : Celui que nous accompagnons ici était le meilleur des hommes ; c’est un vrai ami que nous perdons.

Le deuxième qui parla dit : Oui, c’est vrai, c’était un bon homme, juste, aimant les gens et les bêtes ; on disait en parlant de lui : c’est le bon pain.

Cet homme méritait ces éloges posthumes. Etant enfant, quand je le rencontrais par les chemins, il me disait de bonnes paroles, comme : apprends bien à lire et écrire, mon petit, aime bien tes parents, sois honnête comme eux, ne sois pas méchant ; il disait à son chien quand je le caressais c’est un ami, donne lui la patte.

Nous étions à la gare ; l’arrivée du train mit fin à nos réflexions sur les bonnes journées que nous venions de passer ; on se quitta en se promettant de se revoir ou, en tous cas, de s’écrire souvent.

Deux années ont passé, pendant lesquelles de courtes lettres d’amitié furent échangées ; en voici une plus longue de Cadoret à son ami Savinien.

XXXI


Nice, décembre 1910.


Mon cher ami,


J’ai bien reçu ta dernière bonne lettre qui m’a causé tant de plaisir. J’ai quitté Cannes le mois dernier, non pas que je ne m’y plaisais plus, au contraire ; c’est à mon sens la plus jolie ville du littoral méditerrannéen ; c’est le séjour des gens riches et tranquilles.

Si je suis allé à Nice, quoique cela me plaît moins à cause qu’il y pleut souvent et que le vent y fait rage également, c’est pour avoir un peu plus de distraction, voir plus de monde ; à Nice aussi, ce ne sont pas les théâtres ou casinos qui font défaut.

J’ai besoin d’un peu de mouvement, de changement, pour guérir ma maudite maladie d’emphysème, qui me tient depuis si longtemps. Pour ne pas tomber dans des idées noires, enfin la maladie à la mode, la neurasthénie ; j’occupe un modeste pavillon bien au soleil, près de la gare du sud, boulevard Garnier 77 bis. S’il te fait plaisir de venir ici, il y a une chambre à ta disposition.

Ces jours derniers, j’ai été en excursion à Levens (25 kilomètres). C’est un petit pays perché sur un rocher, dont le sommet ressemble à un pain de sucre ayant le bout coupé ; aujourd’hui, dans le bas, il se construit sur la route, des maisons plus gaies, plus logeables, car les anciennes du vieux village sont de véritables toits à lapins. Comme culture, on ne voit aux alentours que quelques souches de vignes, des figuiers, de maigres oliviers ; on se demande comment peuvent vivre les habitants de ce pays, et cependant autrefois, là où se trouvait une agglomération, si petite soit-elle, il y avait un seigneur. Comme tu le vois, partout on aperçoit un coin de la question sociale.

À Levens il y avait, au XVIIe siècle, un seigneur dont on voit encore les ruines de sa demeure. À cette époque, les habitants mécontents, lui dirent de choisir : S’en aller ou être pendu. Il préféra partir bien entendu. Pour marquer leur victoire, les habitants plantèrent une borne sur la place, et depuis cette époque, le jour de la fête du pays, filles et garçons, en dansant la farandole, mettent le pied sur cette pierre, cela en souvenir de leurs ancêtres, qui ont foulé aux pieds l’esclavage.

En ce moment, le soleil chauffe, c’est bon pour tout le monde, y compris les malades. Je suis allé aussi à Menton, serrer la main d’un ami, malade aussi, mais lui est jeune.

C’est dans ce pays que, d’après la légende, Eve et Adam vinrent se réfugier après avoir été mis à la porte du paradis pour avoir mangé le fruit défendu. Eve, qui avait apporté du paradis des pépins de citron, les planta ; ils vinrent tellement bien, qu’aujourd’hui, Menton récolte 40 millions de ces fruits.

Avant de quitter le littoral, j’ai voulu aussi aller, dans la même journée, jusqu’à Vintimille, ville frontière d’Italie ; c’est une petite ville sans charme ; par exemple, il y fait grand vent, à ce point qu’il m’a été impossible de monter à la vieille ville, située sur un rocher pointu ; la plupart des maisons ne sont plus habitées. Enfin, après avoir déjeuné près de la gare, dans un des meilleurs restaurants où les fourchettes étaient en fer battu, les couteaux avec des manches grossiers en bois, semblables aux couteaux de cuisine, je suis revenu à Menton me chauffer au soleil.

Malgré qu’il n’y a qu’une distance de quelques lieues, entre ces deux villes, c’est le jour et la nuit pour la température.

De retour d’Italie à pied, une chose qui frappe en entrant à Menton, c’est de voir sur le pont du torrent qui marque la limite des deux pays, du côté de Menton, c’est-à-dire en France, de nombreux orangers, citronniers et des fleurs jusque sur le bord du torrent, tandis que du côté italien, il n’y a rien, ni arbres, ni fleurs, c’est nu complètement.

Après avoir vu Menton, j’ai visité à nouveau Monte-Carlo, le jardin public est beau ; deux arbres sont curieux, ce sont deux caoutchoues, qui ont cinq pieds de tour, alors qu’à Paris on les élève dans des pots pour les mettre dans l’antichambre.

Monaco est toujours sur son rocher, avec ses boulets ronds et ses vieux canons braqués sur la mer. Le prince régnant n’a que 700 sujets, cependant il trouve moyen d’avoir un palais et soldats, autos, bateaux de plaisance ; ce qui fait le plus gros de ses revenus, c’est le palais de jeu de Monte-Carlo.

J’y suis retourné une autre fois, c’est toujours très intéressant ; du reste on ne va là que pour jouer et voir jouer, le palais de marbre est admirable et si bien décoré.

Ah certes ! quand on voit la foule qui se presse aux douze tables de jeux, mettre sur le tapis jusqu’à des milliers de francs, qui, sur un coup de carte ou de roulette vont être perdus en deux minutes, cela fait penser qu’il faut à un travailleur toute une journée de peine pour gagner son pain quotidien.

Partout où les riches s’amusent, le travail et les ouvriers ne comptent pas.

Dans les hôtels, c’est la même chose ; plus ils sont luxueux, moins on a d’égards pour le personnel ; il m’a été donné de voir une dame de 50 ans, parlant l’anglais et l’allemand, attachée comme interprète à l’un des plus importants établissements, elle devait rester dans un petit couloir, une sorte de bureau où il n’y avait jamais de feu ; elle passait toute la journée dans cette espèce de boîte et n’en sortait qu’appelée par la sonnerie électrique d’un tableau, placé au-dessus de sa tête. S’étant plaint, une fois qu’elle avait froid, il lui fut répondu qu’elle était trop âgée pour occuper la place ; qu’il y avait dix demandes pour une ; elle quitta cette maison pour s’aliter.

À côté de cette indifférence envers les petits, on voit la barbarie dans son horreur, n’est-il pas criant de voir devant ce palais de jeu, des centaines, des milliers même de jolis pigeons gracieux qui viennent manger jusque dans votre main, et tout à l’heure, ils tomberont morts ou pantelants, les ailes saignantes et fracassées sous le plomb de l’amateur qui, s’il en a abattu le plus grand nombre, recevra un prix.

Oh ! société pourrie et barbare qui n’a que des instincts morbides, quand donc un monde nouveau, imbu de justice et de bonté te précipitera dans l’oubli.

Aujourd’hui à Nice, la mer est d’une beauté de rêve, tandis qu’hier elle était très vilaine, le temps était couvert de nuages d’un gris sale ; naturellement, la mer les reflétaient aussi, elle était comme du lait caillé.

Après midi, un petit bateau de pêche a amené deux requins, qui ont été déposés sur le sable ; cachés par un bout de toile, on donnait quelques sous pour les voir ; l’un des deux pesait 550 kilogs, ils avaient été pêchés en vue des côtes de Corse.

Si ma santé le permet, j’irai la semaine prochaine en excursions à la gorge aux Loups, je te dirai mes impressions.

En attendant de tes bonnes nouvelles, je te serre la main de parfaite amitié.

Pierre Cadoret.

XXXII


Malgré le climat plus sec de Nice, le mal n’avait pas lâché prise, Cadoret était des semaines entières, toussant et respirant à peine, sans une minute de sommeil. Cette terrible maladie se complique naturellement par des affections nerveuses de l’estomac et du cœur, des douleurs, de la faim même, de sorte que la vie n’est plus qu’une angoisse impossible à décrire ; aussi sentant sa fin proche, il voulut revenir aux Simons.

Voici la lettre qu’il écrivit à son ami après son retour.


Les Simons, 15 octobre 1911


Mon cher Savinien,


Comme tu le vois, je t’écris des Simons, où je suis depuis huit jours ; j’étais tellement fatigué du voyage que je n’ai pu aller te voir en passant à Paris, où après m’être reposé deux jours, je suis venu ici ; j’étais attendu par les braves gens et amis que sont Mage et sa femme.

Autrefois, je ne pensais pas pouvoir passer un hiver dans ce coin, charmant l’été, mais triste au possible l’hiver entre la petite rivière et la forêt, sans horizons ; mais les crises que j’ai eues depuis quelques mois, mon affaiblissement général, car je ne suis plus qu’une loque, il n’y a d’intacte que la pensée. Le désir m’a pris de venir finir mes jours dans ce petit pavillon que tu connais.

Il fait beau en ce moment ; je vais le long du ruisseau ; je m’amuse à regarder tomber les feuilles, je remarque que celles des vergnes s’enfonçent presque tout de suite, tandis que les feuilles de saules et d’accacias s’en vont très loin au fil de l’eau avant de tomber, ou s’ammoncellent dans une échancrure de la rive parmi les branches mortes, ce qui fait, me dit un connaisseur, un refuge où les poissons frileux se mettent à l’abri, peut-être aussi pour se garer du vorace brochet.

Le maire du village a déjà réalisé une partie de son programme : une caisse des écoles a été fondée ; elle rend déjà des services tout comme dans les grandes villes ; à midi, on sert aux enfants une bonne soupe chaude et des légumes ; des jeux de boules ont été installés ; ils sont très fréquentés ; villageois et paysans ont besoin d’activité ; aussi, le dimanche, les joueurs sont nombreux, jeunes et vieux ; il en vient même des hameaux très reculés. En jouant, on boit du vin et on délaisse l’eau-de-vie de mare, qui cependant était la goutte favorite des campagnards ; enfin, à ce qu’il paraît, on ne s’y ennuie pas ; au contraire, le temps passe trop vite.

Le curé a demandé à faire partie d’une équipe ; seul, il s’ennuie à mourir, car il ne va plus personne à l’église.

Hier, j’ai eu la visite du père Grumet, tu sais le vieux brave homme qui nous avait invités à manger des cornichons pour déjeuner ; il m’a chargé de te donner le bonjour ; c’est surprenant comme il raisonne juste pour un homme qui ne sait pas lire, vit comme un loup seul dans sa petite maison isolée. Il me disait :

« Monsieur Cadoret, croyez-vous qu’on aura la guerre avec l’Allemagne, comme on en parle ? C’est que, voyez-vous, la guerre serait la ruine pour tout le monde ; on enverrait des jeunes gens et aussi des hommes mariés à la boucherie ; on réquisitionnerait tout : bêtes et gens ; il ne resterait plus que les femmes, les enfants et les vieux comme moi, bons à rien. Qui est-ce qui cultiverait alors ?

« Il y a encore autre chose. Ainsi les deux moulins du pays, qui tournaient depuis plus de cent ans, ont cessé de moudre faute de blé ; il est passé des commissionnaires qui en ont tant acheté qu’il n’en reste pas cinquante sacs dans la commune ; ce blé vendu s’en va on ne sait où, dans les grands moulins ; notez qu’aujourd’hui, que presque plus personne ne fait son pain soi-même, on laisse tomber en ruines les fours qui faisaient partie intégrante de toutes les vieilles maisons, et l’on n’en fait plus dans les neuves ; tout le monde se fournit chez le boulanger, qui va porter le pain tous les deux ou trois jours au fond des hameaux.

« Alors voyez ce qui arriverait avec la guerre : chemins de fer et voitures, tout serait réquisitionné pour l’armée ; on ne conduirait plus comme maintenant de la farine chaque semaine au boulanger ; les campagnards n’ayant plus de blé, et même ceux qui en auraient, ne pourraient plus avoir leur fournée, puisque les moulins ont cessé de moudre ; mais alors ce serait la famine. Et Paris, comment ferait-on pour l’approvisionner ? car là c’est plusieurs milliers de voitures qu’il faut chaque jour. Voilà ce que l’on ne dit pas dans les journaux ; ça mérite pourtant que l’on y fasse attention. S’il n’y avait pas tant d’avocats et hommes d’affaires à la Chambre, ils feraient entendre raison au gouvernement, lui faisant comprendre qu’il faut éviter la guerre.

« La belle affaire que les colonies, qui coûtent de l’argent et ne rapportent rien ; ceux que l’on ne tue pas reviennent au pays et, comme mon pauvre garçon, meurent des fièvres qu’ils y ont attrapées.

« On parle aussi d’argent difficile à retirer, ça ne me touche pas, je n’ai rien ; mais il y a des petits qui en ont un peu tout de même. J’en connais un que je ne veux pas nommer, qui a 3.000 francs à la Caisse d’épargne ; ça lui rapporte dans les 80 à 90 francs par an ; c’est une somme pour un pauvre vieux, et on dit qu’il ne pourrait pas ravoir ses quatre sous, mis de côté en se privant de tout, parce que le gouvernement en aurait besoin pour faire la guerre.

« Les Allemands sont des hommes comme nous, qui ont aussi des fusils et des canons ; de plus, la population est presque le double de nous. Nous serions peut-être encore battus ; il vaudrait mieux vivre en bon accord et en paix ; on ne peut pas rester toujours ennemi. C’est Napoléon qui a déclaré la guerre en 1870, et pas la France.

En 55, on a fait la guerre aux Russes (je m’en souviens, j’étais à Sébastopol). On en disait à ce moment sur eux, on faisait des chansons, on les traitait de sauvages, de mangeurs de chandelles, que leur empereur était un despote cruel qui faisait fouetter et pendre par milliers ceux qui lui déplaisaient ; et cependant aujourd’hui il vient chercher des milliards chez nous, qu’il ne rendra jamais, et pourtant il n’a rien donné à la France, lui. »

Voilà ce que disait ce vieux brave homme ; si un diplomate tenait le même langage, on le publierait dans le monde entier.


Les Simons, 30 octobre 1911.


Aujourd’hui, me sentant plus alerte, j’ai voulu profiter du beau soleil pour faire la même promenade que nous avons faite ensemble voilà trois ans : tu sais, la Garenne. Je partis avec ma bonne gouvernante. Ce ne sont pas les paroles qui m’ont fatigué, car c’est à peine si l’on a échangé quelques remarques ; nous avons revu le beau hêtre que tu avais tant admiré. Il n’était plus le même ; sa belle chevelure était à terre ; quelques feuilles rousses seulement adhéraient encore à une basse branche. Son vis-à-vis, le chêne, où se trouvait le nid d’écureuil, est aussi dépouillé de ses feuilles. Le nid a disparu ; seul le lit de mousse verte qui entourait le tronc s’est élargi comme un tapis moelleux très beau. Les charmes aussi sont dépouillés. C’est curieux de voir l’épaisseur des feuilles à terre ; aucun bruit ne se fait entendre ; on ne voit plus d’oiseaux, seules quelques pies qui hochent de la queue au faite d’un chêne en montrant leurs ventres blancs.

Quand on pose le pied sur ces feuilles, un bruit comme une plainte se produit ; on se retourne pour voir si quelqu’un n’est pas derrière vous. Ce bruit est comme le crissement des grosses sauterelles sur les prés, mais il n’y a aucun insecte caché ; c’est peut-être que ces feuilles ont une âme, qu’elles se révoltent d’être foulées au pied, alors qu’hier encore elles étaient si majestueuses ; elles pensent à leur vie faite toute de charme et ne veulent pas mourir.

Hélas ! la nature en a décidé autrement ; il faut que toutes ces palmes tombées s’anéantissent dans la mort, dans la pourriture, et, détrempées par les pluies, descendront dans sol vivifier les racines, leur apporteront le carbone nécessaire à faire fonctionner le cœur des arbres, pour qu’au printemps le sang de la séve aille jusqu’à leurs extrémités les parer d’une verdure nouvelle, offrir leur ombrage à l’admiration des hommes, tandis que les oiseaux viendront faire leurs nids sur les branches en chantant l’éternel amour, et de dessous les feuilles mortes aujourd’hui, sortiront des fleurs et des insectes par myriades, image de la vie des forêts.

En cette saison le soleil décline vite, la sapinière était toute noire d’ombre, les aiguilles des pins ressemblaient à des pointes d’acier imparfaitement bleuies. Les beaux platanes que nous avions tant admirés ensemble ont résisté plus longtemps à perdre leur parure ; une partie seulement est déjà à terre ; elles tombent à plat lourdement ; de loin on dirait un épervier tombant du ciel sur un oiseau ; quelques-unes, séchées sur les branches, sont recroquevillées et font l’effet, en tombant, de cocottes en papier comme en font les enfants à l’école.

Tout cela c’est bien l’image de la mort ; mais le printemps fera renaître la vie.

La promenade est terminée ; à peine rentré, le vent s’élève et fraîchit ; une petite brume tombe ; le soleil est à peine couché que déjà c’est la nuit. Me voici rentré dans ce petit pavillon où je t’écris ces lignes à la lueur de la lampe, avec devant moi un bon feu de souches dans la cheminée. Et quoique portes et fenêtres soient bien closes, on entend le mugissement du vent dans les hauts peupliers d’Italie. Là encore c’est un contraste ; au printemps, c’est une harmonie qui chante dans les branches feuillues ; maintenant, c’est une plainte triste et sans fin.

Ma journée m’a rappelé mes souvenirs d’enfance. Chassé de ma famille par l’ignorance et la jalousie d’un frère pourtant point méchant, justement dans cette même saison de deuil qui est la Toussaint ; parti sans un mot d’encouragement de personne, avec le remords de ne pas avoir serré dans mes bras ma vieille grand’mère qui m’aimait tant. Ces pensées ont attristé ma vie ; mais les souffrances que j’ai reçues au cœur m’ont fait apprécier plus tard tout le prix du bonheur.

Je termine par ces paroles qui sont de toi : « Pour être véritablement heureux, il faut avoir souffert par le cœur. » Je ne sais pas, mon cher ami, si je t’écrirai encore bien des fois ou si je te reverrai ; j’en doute. Je souhaiterais revoir le printemps, revenir encore une fois ; c’est si beau le printemps.

J’attends ta lettre, ta longue lettre ; je te lis avec tant de plaisir.

Bien à toi de tout mon cœur.

Ton sincère ami,
Pierre Cadoret.
Paris, 15 novembre 1911.
Mon cher Cadoret,


J’ai attendu d’être de retour à Paris pour répondre à ta belle lettre du mois dernier. Si la souffrance, mon cher camarade, abat ton énergie physique, elle ne déprime pas ta lucidité d’esprit. Celui qui lirait ta lettre et qui ne te connaitrait pas aurait peine à croire que c’est l’ex-écolier du village à 30 sous par mois, le jeune ouvrier bourrelier parti sur son tour de France avec 10 francs en poche pour toute fortune, qui écrit ces lignes admirables, si pleines de poétiques réflexions et d’images vraies.

Celui qui est capable d’écrire ainsi n’est pas près de fausser compagnie à ses amis. Certainement que tu souffres cruellement ; mais permets-moi, mon pauvre ami, de te dire que tu exagères un peu, et cela se comprend, te voir réduit à l’inactivité après avoir été d’une activité intense, où les causeries avec les amis avaient pour toi un grand charme ; tu descends trop en toi-même pour tout analyser, même jusqu’aux bobos que les années nous apportent. Bon Dieu ! il faut réagir contre ce laisser-aller. De l’énergie ; je te dis, moi, que tu as encore de longs jours à vivre ; il faut prendre, que diable, la vie par le côté philosophique et tourner sa pensée vers les choses gaies, les images riantes ; la solitude, surtout quand on est malade et privé d’amis, engendre les maladies nerveuses ; mais tu n’es pas dans ce cas, tu es entouré d’amis, et ceux qui sont au loin te témoignent leurs encouragements et leurs espérances à te voir recouvrer la santé.

Pour mon compte, si, au printemps, tu ne viens pas à Paris, j’irai, moi, te voir ; nous irons ensemble dans la forêt, que tu affectionnes tant au moment où la vie s’y manifeste, cueillir les anémones et les coucous à la place où tu as vu, cet automne, les feuilles mortes couvrir la terre.

Courage, mon cher camarade ; M. Gudo, que j’ai rencontré hier, t’envoie une franche poignée de main.

Bien à toi.

Ton ami,
Savinien.

XXXIII

Les bons soins, les bonnes paroles, les bonnes lettres sont choses douces pour les malades, mais ne peuvent arrêter la mort quand elle a fixé son heure. Cadoret mourut en décembre, entouré de ses amis, emportant leur estime.

Comme ce n’était pas un sectaire, il n’avait pas d’ennemis, il fut conduit au champ de repos presque par tout le monde de la commune, où ces simples paroles furent prononcées sur sa tombe par le maire :


« Tu fus un homme bon et juste, repose en paix. »


M. Mage remit à la mairie, au nom de M. Cadoret, une somme pour une fête enfantine, la création d’un cours de chant pour les enfants des deux sexes et une autre somme pour une jeune fille, qui n’avait que ses travaux d’aiguille pour faire vivre sa mère presque aveugle.

N’ayant pas reçu à temps l’avis du décès de mon ami, j’ai tenu à aller saluer sa tombe, c’est en compagnie de M. Mage que je me rendis la semaine suivante au cimetière de la commune ; c’était le dimanche. Un bouquet de chrysanthèmes avait été déposé le matin même au pied de la petite stèle blanche où était gravé sa devise.


« La raison est ma religion.
« L’Humanité ma loi. »


Avant de repartir, M. Mage me remit une lettre inachevée que Cadoret avait écrite quelques jours avant de mourir. La voici :


Merci de ton envoi ; tout le monde a eu sa part de friandises. La vieille mère Clément, qui était venue annoncer qu’elle avait quatre-vingts ans, a eu deux oranges ; elle s’est montrée très contente.

Ces dernières nuits, il a fait un beau clair de lune ; le hibou a ululé dans le bois et la chouette est venue chanter sur le noyer en face la maison, ce qui a fait dire à la vieille quel c’était signe de mort. Mage a essayé de lui démontrer que ces oiseaux de nuit venaient près des bâtiments pour faire la chasse aux rats, mulots, souris, même aux belettes ; elle n’a rien voulu entendre. Elle a dit aussi que depuis quelques jours les corbeaux rasaient le sol en croassant, ce qui veut dire, dans leur langage :


Serre du bois, serre du bois,
Si t’en n’a pas tu gèleras.


La chouette dit : « Méfies-toi. »

Toi, ami, tu n’as rien à craindre, ces oiseaux n’iront pas au faubourg Poissonnière te jeter leurs cris lugubres.

J’ai lu Tartarin de Tarascon, qui m’a fait bien plaisir. C’est simple et spirituel ; j’aime lire cela.

La lecture ne me manque pas ; les revues que je lis suffisent à me renseigner sur toutes choses. Je constate que ce sont les livres de psychologie et le théâtre qui prennent à peu près toute la place.

Ainsi, dernièrement, quelques lignes seulement étaient consacrées à un chimiste qui avait trouvé un engrais chimique capable d’augmenter de 10 0/0 la production du blé ; tu vois que cela mérite que l’on en parle : 10 millions de plus d’hectolitres par an, et l’on n’aurait plus besoin d’acheter à l’étranger ; soit environ 250 à 300 millions de francs qui resteraient en France. Tandis que ce sont des tartines à n’en plus finir quand il s’agit de parler d’un roman ou d’une pièce de théâtre, et, le plus souvent, c’est tellement surfait, que l’on pense qu’il faut pour lire ces ceuvres ne pas savoir comment tuer le temps. Ainsi, dans ces ouvrages tous les personnages sont très riches, les femmes sont toutes belles et distinguées, les maris beaucoup moins, et plus âgés que leurs femmes. Une femme fait-elle la moue, le marie lui achète des brillants ; si elle boude, il lui achète des perles. Jeunes filles, elles sont sages ; sitôt mariées, elles ont des amants. L’une de ces héroïnes, fille de marquis ruiné, a épousé un banquier. Elle lui est fidèle, lui reconnaît toutes les qualités, bon généreux ; elle se dit qu’il faudrait être folle pour ne pas aimer un tel homme. Lui, aime tellement sa femme qu’il voit avec plaisir qu’un vrai marquis, beau et très riche, cherche à les fréquenter. Au moins elle pourra causer avec un homme distingué pendant les absences qu’il fait à Paris pour ses affaires ; elle ne s’ennuiera pas au moins. Cette vertueuse épouse n’a done rien à redouter du tête-à-tête. Mais voilà qu’un jour le beau marquis lui dit que la seule preuve véritable que l’on peut donner d’un véritable amour est de tout sacrifier à l’objet aimé ; ainsi que lui, il donnerait ses millions jusqu’au dernier sou à la femme qu’il aimerait et dont il serait aimé. Cette honnête femme ne résiste pas à une pareille déclaration ; elle oublie aussitôt le mari modèle pour le beau marquis.

Et cet autre couple, qui s’aiment toujours à la folie, qui se quittent presque aussitôt mariés parce qu’ils sont jaloux tous deux. Ils se retrouvent dans une ville d’eau un an après ; ils ont un entretien. La femme veut se faire reprendre ; l’homme lui fait de graves reproches, lui dit qu’il l’aime encore, mais que tout lien est brisé entre eux, il va la quitter pour jamais ; alors elle lui dit qu’elle va devenir la maîtresse du baron X… Ce mari vertueux met aussitôt aux pieds de sa femme sa personne et ses millions.

À lire ces auteurs qui parlent de tout comme des gens instruits par l’expérience, on croirait que ce sont des vieux chez qui l’enthousiasme est mort ; on sent en eux un besoin d’obéissance à tout ce qui est puissant par la richesse. Une seule chose dont ils ne parlent pas, c’est de la classe ouvrière ; on dirait que cette jeunesse intellectuelle a été élevée sur les genoux de l’Église, qu’elle cherche à tuer tout élan généreux vers un idéal humain par ses idées pondérées, par un égoïsme qui n’a d’autre objectif que d’arriver au succès d’argent.

C’est là l’esprit étroit d’une caste privilégiée, bien fait pour creuser encore le fossé qui sépare la bourgeoisie du peuple. Une bonne nouvelle à t’annoncer : depuis quinze jours, Madame Mage a une petite fille. Tout le monde nage dans la joie. Madame Bertin ne serait pas plus empressée auprès du bébé que si c’était elle la mère ; aussi il a été décidé d’un commun accord qu’elle ferait partie de la famille, comme une sœur, quand je n’y serais plus. Cela m’a causé un grand contentement.

On a déjà fait une sorte de baptême civil ; les voisins sont venus ; le père a chanté ma chanson préférée d’autrefois : Le Carillon de notre village. Tout le monde a pris du plaisir, jusqu’au chien Miron, qui jappait, ne pouvant s’exprimer autrement.

Tu le vois, voilà l’image réelle de la vie. Moi, j’ai fait mon temps, je vais partir. C’est déjà le passé ; l’enfant vient, c’est l’espérance, l’avenir.

Même l’eau de la rivière, qui en été chante comme un gazouillis d’oiseaux, en roulant ses petits flots de cristal, s’en va maintenant jaunie, poussant les feuilles mortes avec un murmure attristé, comme si elle avait conscience qu’elle aussi s’en va fatalement mourir dans la vaste mer, néant des rivières.


1912.
FIN

Droit de reproduction réservé.



Imprimerie Estampe & Duquesnoy, Editeurs,
8, rue des Apennins, Paris.

TABLE DES MATIÈRES


  I
        I Les deux Amis 
 5
 14
      III Visite au hameau des Chats 
 18
      IV Pêche d’amateur 
 21
       V La garenne 
 23
      VI Cadoret raconte sa vie 
 26
 32
 42
       X Bordeaux, le Compagnonnage 
 44
 51
 90
 107
    XXI Une mauvaise farce 
 113
  XXIII Brigalot 
 126
  XXIV Dix ans après 
 130
 131
 133
XXVIII Le réchappé 
 138
 141
 145
 148
  1. Pour « méridienne ».
  2. Hêtre.