Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 89-94).

XVIII


Celui qui est allé souvent au bois de Vincennes, le dimanche surtout, a pu voir à l’heure du dîner des groupes nombreux, des familles entières et même plusieurs réunies, assis en rond sur la pelouse et, avec une franche gaité, mangeant à belles dents, après avoir passé l’après-midi à différents jeux. D’autres familles de commerçants, qui viennent en tapissière, apportant dedans de quoi faire un confortable repas : ce sont là des tableaux admirables, qui font aimer la famille et inspirent aux enfants, filles et garçons, une mutuelle et respectueuse sympathie.

Pourvu du nécessaire pour le dîner, nous étions de bonne heure sur le plateau, vers le lac, derrière le fort de Gravelle ; jusqu’à 7 heures, tout le monde, les petits surtout, s’en donna à cœur joie ; je ne pouvais m’empêcher de regarder Marguerite présider aux jeux des enfants, elle voyait tout, devinait même les petites bouderies des petits, qui ont bientôt fait de dire : « Je ne joue plus » ; enfin, grâce à elle la journée fut charmante ; d’autres enfants, présentés par leurs parents, étaient venus prendre part aux jeux et les promeneurs faisaient cercle autour d’eux ; quelques-uns disaient on voit que cette jeune fille aime les enfants ; c’est sans doute une maîtresse d’école. Je me mis à penser qu’elle ferait une bonne épouse et que son mari ne serait pas malheureux.

L’heure du dîner arriva ; en fait de table, on étala la nappe sur l’herbe ; on mit à jour saucisson, jambonneau, rôti, haricots et le pâté en croûte ; le voisin et Collot allèrent chercher du pain, du vin et de l’eau ; j’allai en compagnie des jeunes filles à la ferme de la Faisanderie chercher du lait et une douzaine d’œufs, soit un par personne ; on les goba faute de feu pour les faire cuire.

Le clou fut le gros bouquet de roses que la fermière voulut bien nous cueillir dans son jardin, en la payant bien entendu ; ce bouquet eut les honneurs de la société ; les dames se le partagèrent à la fin du dîner ; le contentement avait mis la bonne humeur sur tous les visages ; le repas fut jugé délicieux et la femme du voisin lança ces paroles malicieuses : « Maintenant, nous dinerons encore comme ça quand Mlle Marguerite se mariera avec M. Cadoret », ce qui la fit rougir, et moi faire un sourire gêné.

Nous vînmes par le bois prendre l’omnibus Charenton-Place de la République ; pour la première fois, je donnai le bras à Marguerite et, en l’entendant causer, je trouvais tant de charme dans sa voix, que je ne voyais plus qu’elle avait le dos difforme ; j’arrivai ainsi à la rue Charlot dans cet état d’esprit et, comme il avait été décidé que l’on ne se reverrait que dans quinze jours, le premier dimanche de juillet, pour voir les grandes eaux à Versailles, je pensai tout à coup : quinze jours, c’est trop long sans voir mes amis ! Je remis ma montre à Collot, en lui disant de voir ce qu’il y avait, qu’elle s’arrêtait. Je l’allai chercher le samedi suivant ; on causa un instant du dîner de Vincennes et du travail ; il fut entendu que, dans huit jours, je viendrais les prendre à 1 h. 1/2.

Je n’y manquai pas ; un contre-temps m’attendait, Mme Collot avait attrapé froid la veille en lavant sa cuisine ; elle était couchée, sans faire de phrases, Collot me dit : Nous nous étions fait une fête d’aller à Versailles ; ma femme est au lit, je reste auprès d’elle ; mais je ne veux pas priver Marguerite de ce plaisir ; allez avec elle en bon frère et revenez dîner ici vers 7 heures.

Une heure après, nous partions par la gare Saint-Lazare ; en visitant le musée, j’étais surpris d’entendre parler Marguerite sur toutes choses : du coût de ce palais, des architectes, peintres, sculpteurs, etc… J’étais à l’école.

Après avoir vu les grandes eaux, nous fimes une grande promenade sous les magnifiques arbres du parc ; ensuite, visite au grand et au petit Trianon ; là, dans les hautes herbes, nous fîmes un gros bouquet de marguerites ; on parla mariage. Je lui dis que j’avais d’abord pensé qu’elle se marierait avec M. Jean et que sa mère m’avait dit qu’il n’en était plus question.

Elle me parla alors ainsi : « M. Pierre, je suis une fille sérieuse, qui pense ; pour les amis, je suis difforme, j’ai le dos rond, mais, pour tout le monde, je suis bossue ; dans ces conditions, je ne peux espérer qu’un homme bien de sa personne et intelligent puisse jeter les yeux sur moi ; la pensée, le désir vont vers le beau, donc un bel homme doit rechercher la beauté dans sa femme, qui peut être bonne en même temps que belle ; dans la condition où je me trouve, je devrais me contenter de l’homme qui voudrait bien de moi. Je n’ai pas le droit d’être difficile, dit le monde, et justement je le suis. Si j’avais été une femme bien de ma persone, j’aurais été heureuse de me marier à un homme qui m’eût aimée et que j’aurais aimé ; il me semble que j’aurais été bonne épouse et bonne mère, devant l’impossible j’ai fait mon deuil du mariage et, comme j’aime bien les enfants, si mes parents mouraient demain, j’entrerais dans un hôpital ou un sanatorium pour soigner les malades, principalement les enfants que j’aime beaucoup.

De l’entendre parler ainsi, j’étais ému ; en reprenant notre promenade dans ce pré fleuri je dis tout à coup : Mademoiselle Marguerite, je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux d’avoir connu vos parents, heureux aussi de voir que vous les aimez tant : voulez-vous m’aimer aussi ? me voudriez-vous pour votre mari ? Après avoir marché quelques pas en silence, elle répondit : M. Pierre, je suis confuse et bouleversée de ce que vous me dites-là ; je vous sais un homme de cœur, cependant, je doute encore de vos paroles ; avez-vous bien réfléchi que je suis difforme ; ne cédez pas à un premier mouvement de générosité, vous en auriez regret, dit-elle, avec le geste d’un soupir étouffé.

Lui prenant la main, je répondis : Marguerite, j’ai bien réfléchi à ce que je dis : je ne vous vois pas difforme, ce que je vois, c’est votre douceur, votre délicatesse en tout ; vos yeux sont si beaux qu’ils témoignent de votre bonté, je serais heureux et fier si vous m’acceptiez pour époux.

Je vous aime Marguerite !

Vos paroles me rendent trop heureuse, répondit-elle, moi aussi je vous aime depuis que vous avez ramené mon père blessé. Un baiser de fiançailles scella ce mutuel serment.

Un romancier écrirait de nombreuses pages pour analyser ce que contient ce sentiment sacré ; ce n’est pas mon rôle, je cite les faits en ajoutant que cette femme a fait ma joie et a contribué à mon bonheur pendant près de trente ans.

Nous devions nous arrêter à flâner un peu avant de rentrer ; mais, ayant une pareille nouvelle à annoncer, nous primes le premier train, de sorte que nous étions rue Charlot avant l’heure convenue ; ce fut M. Collot qui nous ouvrit, sa femme était assise dans le fauteuil ; il dit à sa fille qui l’embrassait : « Voyons, tu vas m’étouffer ! » À son tour la mère lui dit : « Mais qu’est-ce que tu as ? » « Demande à M. Cadoret, nous avons une grande nouvelle à vous apprendre. » Alors, m’avançant, je dis simplement : « Il y a que j’ai dit à mademoiselle Marguerite que je l’aimais, et j’ai l’honneur de vous la demander en mariage. » Là dessus, le père me serre la main sans mot dire ; la mère embrasse sa fille en pleurant et suffoquant ; m’embrasse aussi ; Marguerite riait et chantait tout à la fois. M. Collot m’emmena dehors faire un tour pour donner le temps aux deux femmes de se remettre de leurs émotions.

À partir de ce jour, je vins régulièrement comme fiancé ; l’été se passa dans un rêve ; il ne fut pas question de contrat ; j’avais mes économies de garçon ; Marguerite avait d’avantage, soit 1.500 francs à la caisse d’épargne.

Je louai un logement rue Fontaine-au-Roi, lequel fut aménagé avec goût par la mère et la fille ; le souvenir de la famille, les six assiettes anciennes de Sarreguemines avaient été accrochées aux murs par M. Collot.

Notre mariage eut lieu en décembre ; ma mère, la famille Collot et les témoins furent les seuls au dîner de famille.

Quand les beaux jours furent revenus, le beau-père (je les ai toujours appelés maman et père) m’offrit quelques cents francs pour faire un voyage d’agrément en Suisse. Au lieu d’y aller, nous convinmes de faire des excursions. et d’en faire profiter les beaux-parents, qui n’étaient jamais allés plus loin que Versailles ; aussi, ce fut pour nous tous un grand bonheur de voir Fontainebleau, Chantilly, Compiègne, Pierrefonds, Coucy, Rouen, Le Havre, Boulogne, Le Portel. Ce n’est que plus tard que nous avons visité la Suisse ; c’est si joli les montagnes, par le beau temps surtout ; jusqu’à 1.500 mètres on voit des arbres et de la verdure ; ce qui m’a fait la plus profonde impression, c’est de voir, du Mont Salève, à Genève, le coucher du soleil sur le Mont Blanc ; cette blancheur rosée est impossible à décrire ; pour tout dire, c’est ravissant.