Une Mission internationale dans la Lune/03

Éditions Jules Tallandier (p. 25-32).

iii

DANS LES FLANCS DU « SELENIT »

Les visiteurs descendirent par une échelle d’aluminium et se trouvèrent dans une vaste salle rectangulaire, mal éclairée par des hublots étroits et peu nombreux.

— Cette salle, dit Scherrebek, mesure sept mètres de long sur sept de large et autant de haut. Elle affecte donc la forme d’un cube. Elle est sombre en ce moment, parce que les hublots percés sur les deux faces latérales et dans le plancher sont plongés dans la mer. Notre nef est munie de lampes électriques alimentées par des batteries de piles sèches ; mais je ne les allume pas, car nous ne devons pas gaspiller la lumière… Le Selenit est actuellement couché dans le sens de la longueur. C’est la position qu’il devra occuper normalement à la surface de la lune. Mais, au moment du lancement, quand il sera complètement immergé dans l’océan, et pendant le trajet de la terre à la lune, il se placera suivant la verticale dans le prolongement d’un rayon terrestre. Il s’ensuit que la cloison arrière de la salle, que vous avez en face de vous et qui mesure sept mètres sur sept, deviendra pour un temps le plancher.

— Diable ! fit Brifaut, cela va bouleverser tout votre matériel.

— Non, car nos précautions sont prises. Tout est soigneusement arrimé. Le trajet, selon les calculs d’Esnault Pelterie, ne durera guère plus de quarante-huit heures. Nous serons contraints de les passer sur la cloison arrière, qui offre du reste la même surface que le plancher normal.

Le Danois fit jouer un ressort sur une des faces latérales et abaissa un pan du panneau.

— Voici une couchette pliante, qui peut, comme vous le voyez, se relever contre la paroi et se fermer à la manière d’une trappe quand on n’en fait pas usage. Il y en a dix semblables disposées en deux groupes de trois et deux groupes de deux superposées. Des échelles d’aluminium permettent d’atteindre les couchettes supérieures. Ce dortoir occupe environ quatre mètres cinquante de la longueur. Dans l’espace restant, les parois de la salle sont occupées par des placards pour les vêtements, la vaisselle, les instruments de toute sorte, des sièges pliants. Sous les groupes de deux couchettes, qui laissent un espace libre au niveau du plancher contre la cloison avant, on a placé deux coffres qui peuvent servir de banquettes et qui contiennent diverses réserves, en particulier des médicaments.

« En regardant par un des hublots, vous pouvez remarquer qu’il affecte la forme d’un tube. La longueur de ce tube est d’un mètre cinquante, car telle est l’épaisseur de la paroi qu’il traverse. Comme d’autre part le diamètre de sa section n’est que de cinquante centimètres, vous concevez qu’il n’offre qu’un champ de vision assez limité. On doit toutefois se contenter de ces fenêtres très étroites si l’on veut éviter des accidents. Il faut en effet réaliser un isolement parfait. Nous avons dans ce but construit une coque triple. Une première cloison, qui enveloppe cette salle et les autres locaux du Selenit, est composée d’un aggloméré de liège, armé avec un réseau de poutrelles et de fils d’aluminium : elle a vingt-cinq centimètres d’épaisseur. Autour de cette première cloison, sont disposés des cylindres d’air comprimé à cent cinquante kilos et, sous le plancher, une abondante provision de tubes d’oxygène destinés à alimenter les scaphandres. Une trappe en aggloméré de liège, ménagée au milieu du plancher, permet de prendre ces tubes au fur et à mesure des besoins. Une autre cloison construite comme la première, de même épaisseur et séparée d’elle par un espace de soixante centimètres, forme une deuxième enveloppe rigoureusement étanche. Elle est recouverte d’une mince tôle d’aluminium. Enfin, la paroi extérieure du Selenit est constituée par un blindage, également doublé de liège aggloméré. Elle est séparée de la cloison intermédiaire par un intervalle de quinze centimètres, dans lequel on a réalisé le vide absolu. Dans ces conditions, les échanges de température avec l’extérieur sont extrêmement difficiles et pratiquement nuls, ce qui est indispensable pour traverser le vide interplanétaire et subir sans inconvénient les écarts formidables de température qui se produisent à la surface de la lune. Des liaisons sont naturellement assurées de place en place par un réseau de poutrelles d’aluminium. Les hublots sont munis de trois vitres correspondant chacune à une cloison. Celles qui sont encastrées au niveau des deux coques extérieures sont hermétiques et le vide règne entre elles ; la troisième, la vitre intérieure, est mobile, on peut la dévisser afin de glisser dans le tube un obturateur en liège aggloméré, au cas où l’ardeur du soleil rendrait cette précaution nécessaire. Chaque vitre est composée d’un assemblage de vingt-deux disques de cristal d’un centimètre d’épaisseur, séparés les uns des autres par des lames de mica d’un millimètre. On a obtenu ainsi des blocs transparents, parfaitement à l’épreuve des variations de température et des chocs. Enfin un dispositif, qu’on peut manœuvrer de l’intérieur, permet de faire glisser extérieurement sur les vitres des volets en tôle enduits de vernis antithermique. Pour remédier à l’insuffisance du champ de vision des hublots, nous possédons plusieurs périscopes manœuvrant à glissière dans des tubes à travers la coque.

Scherrebek ouvrit une petite porte à l’avant, et les visiteurs purent remarquer que, de ce côté aussi, la cloison avait une épaisseur impressionnante. Elle était comme les autres en liège aggloméré, bien qu’elle servît simplement de séparation entre le logement de l’équipage et la cabine du pilote.

Celle-ci se terminait en pointe à l’avant par le rapprochement symétrique des parois, du plafond et du plancher. Elle était pourvue de quatre hublots et de deux périscopes.

— Comme toutes les chambres du Selenit, dit Scherrebek, celle-ci est prévue pour pouvoir être utilisée dans deux positions : l’une verticale, l’autre horizontale. Vous voyez ici des cornets acoustiques par lesquels le pilote se tient constamment en communication avec le mécanicien de la chambre du moteur et peut se faire entendre aussi dans le logement de l’équipage. Il a sous les yeux des instruments d’optique qui lui permettent de mesurer le diamètre apparent de la lune ou de la terre et d’en déduire la vitesse propre du Selenit. Une lunette astronomique, montée dans l’un des hublots et rigoureusement parallèle à l’axe de la nef, sert à viser le ciel et à déterminer la direction d’après la position des étoiles.

Scherrebek repassa avec ses invités dans le logement de l’équipage et le traversa pour ouvrir une autre porte à l’arrière. Il pénétra dans une salle de trois mètres de long seulement et sensiblement plus basse de plafond que la salle principale. L’espace libre était rétréci par des placards alignés sur les parois.

Montrant le plafond, Scherrebek déclara :

— Il y a ici un réservoir cloisonné contenant cinq mètres cubes d’eau, c’est-à-dire une quantité amplement suffisante pour dix hommes pendant trente jours, et permettant même des usages domestiques.

Il ouvrit un des placards.

— Ces armoires renferment dix scaphandres d’un type spécial capables de résister à une pression intérieure d’une atmosphère dans le vide absolu. Les diverses pièces de l’appareil possèdent des articulations d’une grande souplesse quoique d’une étanchéité parfaite. Toutes les parties sont à double paroi et revêtues de matières isolantes. Un récipient, percé de nombreux trous, reçoit une dose de soude caustique destinée à absorber le gaz carbonique et la vapeur d’eau que dégage la respiration. Des tubes d’oxygène comprimé régénèrent l’air contenu dans le scaphandre. L’homme n’est pas étroitement emprisonné ; ses jambes seules s’emboîtent dans les bottes du scaphandre. Son corps et sa tête gardent un certain jeu et il peut en particulier retirer ses bras des manches métalliques, s’il a quelque manœuvre à effectuer à l’intérieur de l’appareil. Il peut emporter des vivres, de la boisson dans le corps du scaphandre. Une soupape spéciale à double paroi lui permet de rejeter au dehors les déchets de l’organisme. La tête métallique est percée d’une fenêtre antérieure et de deux fenêtres latérales munies de vitres en double épaisseur séparées par un vide selon le principe adopté pour les hublots du Selenit. On peut glisser derrière ces hublots des écrans de verre fumé ou plombé, précaution indispensable sur la lune, où nulle atmosphère n’atténue les radiations ultra-violettes du soleil.

Les passagers du Montgomery visitèrent encore à côté de la salle des scaphandres, la réserve des vivres ou cambuse qui contenait en particulier une grande quantité de pemmican, cet aggloméré de viande, de légumes et de graisse, bien connu des explorateurs polaires ; le calorifère, chauffé au moyen d’une poudre à combustion lente, dont les gaz pourraient être répartis par un système de tuyaux et de radiateurs dans tous les compartiments du Selenit : ce dispositif permettrait de lutter au besoin contre les froids extrêmes de la longue nuit lunaire. Pour se défendre de la chaleur, si le soleil devenait trop brûlant, on pourrait utiliser la détente de l’air comprimé, qui détermine un fort abaissement de température.

Sur le flanc du Selenit, contre la chambre des scaphandres, se trouvait le tambour de sortie. Celui-ci communiquait avec la chambre par une porte à fermeture hermétique ; il était juste assez grand pour contenir un scaphandre. Un système de double porte donnait issue vers l’extérieur à travers la coque du Selenit.

— Ce passage est actuellement plongé dans l’eau, expliqua Scherrebek, nous ne pouvons donc l’ouvrir. Mais c’est par là que normalement nous entrerons et nous sortirons, quand nous serons sur la lune, au lieu de passer par le capot. On ne pourrait en effet dévisser ce dernier sans perdre l’air contenu dans le Selenit et causer instantanément l’asphyxie des passagers. Le tambour de sortie fonctionne en trois temps. Quand un scaphandrier veut sortir, on ouvre la porte de communication entre le tambour et la chambre, le scaphandrier passe dans le tambour, on referme la porte. Alors, de l’intérieur de la chambre, on manœuvre un robinet qui laisse échapper au dehors l’air du tambour. Le vide une fois réalisé, il ne reste plus qu’à ouvrir les portes extérieures pour sortir sur la lune. Quand le scaphandrier veut rentrer, la manœuvre s’effectue naturellement en ordre inverse. Ainsi l’on perd chaque fois aussi peu d’air que possible.

Il ne restait plus à visiter que la chambre des machines. Avant d’y pénétrer, le capitaine Scherrebek expliqua que les batteries de piles électriques qui assureraient l’éclairage des salles et le chauffage des petits appareils culinaires, étaient installées sous le plancher.

La chambre des machines ressemblait à une tourelle d’artillerie à bord d’un cuirassé. Comme les autres locaux du Selenit elle était construite pour servir dans deux positions différentes : la verticale ou l’horizontale. Des cylindres semblables à des culasses de canon étaient encastrés dans la paroi et la similitude était encore augmentée par la présence de chaînes montées sur des rouleaux et destinées à amener les gargousses d’explosif jusque dans l’âme des cylindres. Les culasses étaient munies de doubles fermetures qui évitaient la déperdition de l’air. Outre les quatre grands canons destinés à la propulsion du Selenit, il y en avait plusieurs petits qu’on ne voyait pas extérieurement parce qu’ils se terminaient juste au ras de la paroi ; ils étaient disposés perpendiculairement à l’axe du Selenit, les uns normalement aux parois, les autres obliquement. Ces petits tubes serviraient à corriger les erreurs de direction ou à empêcher les effets de rotation qui pourraient se produire au cours du voyage et incommoder gravement les passagers.

— Le fonctionnement de ces appareils, conclut Scherrebek en achevant ses explications, est toujours basé sur le principe de la réaction. Si vous tirez à droite, le recul dévie le Selenit à gauche ; si vous tirez tangentiellement dans une direction, vous faites tourner la machine sur elle-même en sens inverse.

La visite était terminée, on repassa à bord du Montgomery. Brifaut était enthousiasmé ; Madeleine, frappée d’admiration.

— Mais quand vous tomberez sur la lune, observa Brifaut, le Selenit sera forcé de rester où il aura atterri, et il peut se trouver dans une très mauvaise position !

— Notre machine sera capable de se mouvoir, car il faut que nous puissions voyager sur la lune et prendre notre élan pour le retour sur la terre. Aussi avons-nous disposé sous la coque des roues à chenilles, que vous ne pouvez pas voir parce qu’elles sont plongées dans la mer. Elles seront actionnées par un moteur à explosion, alimenté naturellement avec de la poudre. L’arrière de la nef sera soutenu par des patins. Dans ces conditions, nous pourrons faire parcourir au Selenit plusieurs centaines de kilomètres.

— J’ai beaucoup admiré vos scaphandres, dit Madeleine, mais ils doivent être terriblement lourds.

— Ils pèsent environ deux cents kilos, tout équipés.

— Comment ferez-vous pour marcher quand vous aurez un pareil poids sur le dos ?

— Vous oubliez, madame, que la pesanteur est six fois plus faible sur la lune que sur la terre, et que, par conséquent, le scaphandre ne pèsera plus là-haut que trente-trois à trente-quatre kilos. Vous me direz que c’est encore beaucoup quand il s’agit de se promener sur un terrain fort accidenté. Mais l’homme ne pèsera plus lui-même qu’une douzaine de kilos au lieu de soixante-dix par exemple. Il n’aura donc en tout à porter que douze plus trente-quatre, soit quarante-six kilos. Vous voyez que, malgré la charge du scaphandre, il se sentira encore beaucoup plus léger que sur la terre.

— C’est vrai. Vous avez tout prévu.

Les membres de la mission employèrent l’après-midi à faire visiter à tour de rôle le Selenit à tous les passagers du Montgomery. Le soir, on referma le capot, qu’on ne devait plus ouvrir avant l’embarquement des explorateurs.

Pendant le dîner, tout le monde s’accordait à dire qu’une expédition préparée avec tant de soin ne pouvait décidément pas échouer. Il n’y avait plus d’incrédules. La nuit venue, les passagers s’assirent par groupes sur la passerelle pour rêver sous le beau ciel étoilé.

— C’est dommage, dit Madeleine, que la lune ne se montre pas quand on pense tellement à elle.

— Elle est déjà couchée, observa Dessoye, car elle est à son dernier quartier. Nous voulons partir un peu après la nouvelle lune pour arriver sur notre satellite au lever du soleil.